Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Alfred de Vigny: Les Destinées. Poèmes philosophiques. Texte présenté et commenté par Paul Viallaneix. Imprimerie nationale, Paris, 1983. 359 p.

Hans Peter Lund

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En attendant la nouvelle édition des œuvres de Vigny dans la Bibliothèque de la Pléiade (trois volumes, à partir de 1983), voici l'œuvre principale du poète dans la belle collection des "Lettres Françaises" dirigée par Pierre-Georges Castex. Avec les belles illustrations de Lyne Limouse et le texte des poèmes composé à la main et sans l'encombrement de chiffres et de notes (qui sont rejetés à la fin du volume), la présente édition est d'une perfection sans égale. Bien plus, en offrant au commentateur spécialiste, comme les éditions dites de référence, la possibilité de composer de véritables essais sur l'œuvre en question et ses différentes parties, elle n'est pas seulement conçue à l'intention des bibliophiles, mais surtout peut-être à l'intention des amateurs du dix-neuvième siècle littéraire français qui trouveront ici des indications bibliographiques, les variantes les plus importantes, des notes succinctes, un chapitre, "L'Atelier du poète", qui donne des notes, ébauches ou fragments relatifs aux

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poèmes, et enfin une petite iconographie. Paul Viallaneix, qui s'est acquitté magistralement de la tâche de commentateur, en profite pour nous introduire, à partir de l'histoire et du message des Destinées, à l'œuvre entière de Vigny qu'il a éditée dans la collection de "l'lntégrale" (éd. du Seuil, 1965) après avoir publié le Vigny par lui-même (ibid., 1964). Depuis, la recherche a fait des progrès considérables. On possède maintenant, grâce aux recherches d'André Jarry, tous les manuscrits des Destinées que Vigny préparait lui-même avant sa mort en vue d'une édition posthume; ces manuscrits définitifs constituent ici le texte de base, alors que les éditions précédentes utilisaient le texte des poèmes détachés donnés par Vigny à la Revue des Deux Mondes (1843, 1844 et 1854) et celui des poèmes publiés pour la première fois dans l'édition originale établie par Louis Ratisbonne (1864). De plus, des études importantes (Bénichou, Castex, Jarry) ont paru récemment qui considèrent la composition et l'architecture des Destinées; Viallaneix s'y réfère et en retient les données principales. L'actualité des poèmes philosophiques de Vigny est attestée par un colloque organisé dernièrement par la Société des Etudes romantiques (décembre 1979) dont les actes ont été publiés dans Relire "Les Destinées"d'Alfred de Vigny (SEDES/CDU, 1980, 157 p.).

(Euvre conçue et élaborée presque à la même époque que les Fleurs du Mal, mais marquant la respiration ultime du Romantisme, alors que celle de Baudelaire prépare l'avenir, Les Destinées sont données par Vigny comme des "poèmes philosophiques". La "pensée philosophique", motrice de la poésie, entrait dans la conscience de Vigny, telle que nous la présente Viallaneix, dès les Poèmes antiques et modernes; elle est, en effet, de la plus grande importance chez l'auteur qui préfère son "moi philosophique" à son "moi dramatique", plus tourné vers l'extérieur et l'action. Mais ce Penseur romantique, cette "âme contemplative" ne dédaigne pas l'enthousiasme poétique; n'adresse-t-il pas à la Poésie cette question révélatrice: "Comment se garderaient les profondes pensées / Sans rassembler leurs feux dans ton diamant pur / Qui conserve si bien leurs splendeurs condensées?" ("La Maison du berger"). Et Viallaneix rappelle que, dans le dernier poème, "L'Esprit pur", ECRIT rime avec ESPRIT... La marque de noblesse du poète, fût-il noble comme Vigny, n'est pas l'action - c'est le même poème qui le dit - mais "l'exercice intérieur des idées et leur jeu entre elles" (cit. p. 280). Son "procès personnel" est donc intimement lié au procès de la poésie... et à celui de la religion, comme on le voit clairement dans Les Destinées.

La "régénération spirituelle" du poète (p. 28), avec les premiers poèmes du futur recueil (1837-1838), se donne deux cours parallèles: d'un côté "la fantaisie romantique" dans "La Maison du berger", poème dynamique qu'"aucune symétrie n'obnubile" (p. 80), de l'autre les poèmes, où "l'idée" dicte le. sujet, tels "La Mort du loup", "La Colère de Samson" et enfin "Le Mont des Oliviers", poème de la croyance romantique. Une poétique de l'idée s'élabore, engendrant cette "fable" qui, clairement dans "Wanda", "le plus romanesque des Poèmes philosophiques" (p. 257), sert de démonstration à l'idée et confère aux histoires récitées un caractère mythique, "parce qu'elles racontent avec autorité... le conflit de l'Homme et de la Destinée" (p. 34). (Sur l'aspect mythique, voir aussi Marc Eigeldinger, "Architecture et structures dans "La Maison du berger"", in Relire... Sur la poétique de l'idée, voir aussi Roger Brabant, "Alfred de Vignys Reflexion ù'ber Literatur", Orbis Litterarum 37, 1982, p. 202-226. Sur la "fable", voir aussi André Jarry, "De la fable au symbole", in Relire...) C'est sans doute ce thème commun du conflit qui a poussé Vigny à ordonner ses poèmes dans un livre et à exprimer ce qu'il appelait "l'idée de l'inflexibilité du Destin" dans des images de la vie sociale et intime de l'homme jusqu'à la conclusion sublime: "Ton règne est arrivé, PUR ESPRIT... c'est I'ECRIT, / L'ECRIT UNIVERSEL, parfois impérissable, / Que tu graves au marbre ou traîne sur le sable..."

Dans ses commentaires aux différents poèmes, où il revient aux sources personnelles et
littéraires des textes et déchiffre leur message essentiel, Viallaneix considère sérieusement le
problème accentué dans ce dernier poème et qu'il formule dans les termes suivants: "L'enjeu

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de la partie est métaphysique ou religieux" (p. 279) (il discute le même problème et l'influence de Malebranche sur Vigny dans "Destinée de l'Esprit pur", in Relire...). Cet ECRIT, c'est l'Ecrit créateur qui "engendrera des générations de lecteurs" (p. 278); et cet ESPRIT, c'est, d'après un manuscrit de Vigny, "l'Esprit de l'homme". Pour Castex, "l'Ecrit est le produit d'une révélation céleste" chez Vigny ("Les Destinées"d'Alfred de Vigny, commentées par Pierre-Georges Castex, SEDES, 1968, p. 284); dans la lecture de Viallaneix, I'ECRIT est toujours du domaine de l'homme et dépend de "l'acte spirituel et libre de l'écrivain" (p. 289). Mais I'ESPRIT s'apparente peut-être à l'Esprit-Saint qui, seul, n'a pas été mis en doute dans ce "dérèglement de la figure trinitaire" (p. 213) qu'est "Le Mont des Oliviers". A mon sens, le Silence qui attire et menace en même temps Vigny face à la Destinée et à Dieu, à ce Dieu romantique qui demeure irrévélé et insaisissable (p. 205), est contredit par "L'Esprit pur" ainsi que par "La Bouteille à la mer", ce poème qui annonce étrangement Un Coup de dés de Mallarmé, lui aussi poète du silence. La strophe du "Silence" a été ajoutée au "Mont des Oliviers" à la même époque que la composition de "L'Esprit pur"... Y a-til contradiction, ou le silence de Vigny ne vise-t-il que Dieu et cesse-t-il lorsque l'écrivain se tourne vers les hommes? Viallaneix penche vers la seconde explication en s'en tenant au "pouvoir de l'écrit" postulé par "La Bouteille à la mer" (p. 235).

Que ce pouvoir s'exerce sur les lecteurs postérieurs à Vigny, plutôt que sur ses auditeurs contemporains (p. 278), c'est ce que prouvent les commentaires engagés en même temps que lucides de Paul Viallaneix qui augmenteront sans aucun doute le pouvoir de cet "écrit" essentiel du Romantisme français.

Copenhague