Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Michael Herslund: Problèmes de syntaxe de l'ancien français. Compléments datifs et génitifs. Etudes Romanes de l'Université de Copenhague. Revue Romane numéro spécial 21, 1980.1 kommission hos Akademisk Forlag. (186 p.)

Helge Nordahl

Le travail fort instructif de Michael Herslund (ci-après M.H.) est une contribution magistrale à l'étude des problèmes épineux de la syntaxe casuelle en ancien français. Dans une préface très courte et extrêmement claire, l'auteur présente son point de départ méthodologique. Ne s'intégrant dans aucune des écoles linguistiques contemporaines, son travail se veut avant tout descriptif, mais, la base descriptive une fois fournie, M.H. désire soumettre "les données à un procédé expérimental, qui s'inspire de la grammaire transformationnelle". Voilà qui revient à dire que M.H., dans cette étude très importante, cherche à compléter et à approfondir la description des réalités linguistiques explicitées par une analyse et une réflexion linguistiques plus théoriques. C'est là un point de départ auquel on ne saurait qu'applaudir, — et des deux mains.

Un des aspect les plus intéressants du complément datif (CD) en ancien français est qu'il se construit tantôt avec la préposition a {A chascune ai son dru et promis et doné), tantôt sans préposition (Chascun de vos donrai ou cité ou donjon). Un des premiers problèmes qui s'impose au grammairien est donc de décrire les mécanismes qui semblent décider de la distribution des CD prépositionnels et des CD sans préposition. Certains points de vue ont déjà été proposés par les grammairiens. Prenant comme point de départ la nature sémantique du complément datif, certains d'entre eux ont avancé l'hypothèse que les CD non-prépositionnels dénoteraient tous des êtres humains. L'hypothèse, bien qu'intéressante, est pourtant invalidée par le fait qu'on trouve des CD dénotant des animaux ou des inanimés:

et donerent lor chevals a mengier

Li nums Joiuse l'espee fut dunét.

L'ordre des mots est un autre principe d'explication proposé par d'autres spécialistes. Normalement,
certes, le CD précède le complément direct, mais on trouve aussi de nombreux
exemples de la séquence inverse:

et tendi ses letres le marchis Boniface.

L'analyse d'éventuelles différences de sens entre les deux structures séquentielles est extrêmement
difficile, sinon impossible, pour une langue comme l'ancien français.

Le point de départ choisi par M.H. est le sémantisme des verbes qui sont accompagnés d'un CD. Distinguant d'abord formellement entre datifs syntaxiques et datifs éthiques, M.H. pratique, à l'intérieur des datifs syntaxiques une division entre datifs lexicaux et datifs étendus,et il déclare que ce sont les datifs lexicaux qui fournissent la clef du problème du CD en

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ancien français. C'est que le CD dépend d'un verbe qui est — selon la terminologie de Lucien Tesnière - accompagné de trois actants, c'est-à-dire, d'un verbe trivalenciel. C'est donc la valencedu verbe dont dépend le CD qui est conçue comme le facteur décisif. Mais, la valence d'un verbe étant à considérer comme capacité actantielle plutôt que comme réalisation nécessairementsaturée de la capacité actantielle, il se peut fort bien qu'un CD apparaisse dans une phrase à réalisation bi-actantielle.

Sans entrer dans trop de détails, nous résumerons ici tout simplement les cinq types de
datifs lexicaux, donc dépendant d'un facteur décisif du lexème verbal, analysés par M. H.

1) Verbes à trois actants.

Types: li rois l'avait donné Hector
ne porrés men père faire honte
ceste novele sera ja mon seignor molt bêle.

M.H. voit une cohésion très forte, un rapport nexal entre la structure verbe + objet et le CD:


DIVL5810

Ce rapport nexal n'existe pas pour les datifs étendus.

2) Datif lexical dérivé.

Types: et cort por aidier son seignc
Alexandre molt abeli.

Les verbes du type aidier sont analysés par M.H. comme des lexicalisations de séquences
verbe + objet,

ainsi: agraer = faire gré, aidier = faire aide, enoiier = faire ennui, forfaire, mesfaire =
faire mal, nuisir = faire domage ;

et les verbes du type abelir sont analysés comme des séquences du verbe estre + adjectif,

ainsi: abelir - estre bel, greyer = estre grief, targier = estre tart.

3) Verbes à sujet vide:

Types: Iluec plest le roi qu'il se siée
des bons vers Gautier de Sagnies resovint un bon bacheler
covint Yempereour Henri et sa gent qu'il laissast la voie.

4) Verbes complexes (constructions factitives)

Types: L'avant garde fist fere Guibelin
et cel chevalier covenoit estre le mellor del monde.

5) Noms relationnels (parties du corps, équipement personnel).

Type: qui avoit son frère traiz les ialz

Soulignons pourtant qu'un tel résumé, nécessairement très court, est loin de rendre justice à
l'analyse de M.H., analyse qui, justement par sa cohérence logique, est très difficilement résumable.
C'est un très grand plaisir de suivre le raisonnement linguistique de M.H. et

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d'apprécier, en même temps, l'impressionnante richesse de documentation sur laquelle s'appuie
ce raisonnement. Comme disaient les anciens: Toile, lege!

Le complément génitif (CG) a ceci de commun avec le complément datif (CD) qu'il
admet deux constructions: une construction prépositionnelle et une autre sans préposition:

Un des filz al rei Pria m

l'un des treis fiz lu rei

Une construction avec la préposition de étant possible, on peut constater, en guise de préambule, que le CG connaît trois structures de réalisation possibles: N, N2 ,N,a N2, N, de N2. Jusqu'ici les spécialistes semblent avoir considéré le caractère humainlnon-humain de N2 comme le facteur décisif. Refusant pourtant de marcher sur les pas de ses devanciers, M.H. soutient que la construction non-prépositionnelle des CD et des CG représente la même construction sous-jacente, et que le non-emploi de la préposition peut être expliqué par le même facteur. L'analyse du CD sans préposition ayant montré que cette construction particulière dépend du statut de datif lexical, M.H. est amené à étudier, dans la deuxième partie de son livre, le statut de génitif lexical du N,. Un datif lexical ayant été défini comme impliqué par la valence du verbe régissant, un génitif lexical est défini, corollairement, comme un complément adnominal impliqué par la "valence" du nom régissant. L'étude de la notion de génitif lexical commence donc, dans la perspective valencielle, tout naturellement, avec l'étude du type N, N2 après les noms déverbaux, le grand principe étant que le nom déverbal répète la valence de son verbe.

Le génitif sans préposition est richement documenté après les Nj déverbaux: Au los et
au conseil lor pere, Par la vulenté son seignor, la mort Bertram, la venyance Nostre Seignor,
les respons Lancelot.

Plutôt donc que de partir du critère "humain" ou même "aristocratique et sentimental" du N2, M.H. prend comme point de départ le caractère déverbal du N,. Selon lui, le syntagme N, N2 constitue un syntagme très fort où le N, "appelle en quelque sorte le complément N2 par sa spécification lexicale même" (p. 93). Cette construction directe du CG indique, selon M.H.,l'existence d'une relation entre les deux termes, sans que cette relation soit spécifiée, ou, si l'on veut, elle marque une relation entre un nom déverbal, une racine verbale, et un des actants spécifiés par la valence de cette racine.

Dans une deuxième section, M.H. étudie un autre type de rapport: celui entre un nom relationnel et un nom humain. Dans ce type de syntagme, le N, n'est plus un nom déverbal, mais un nom relationnel ou transitif, c'est-à-dire un nom qui demande à être complété, précisé. Le nom de filz est un nom relationnel typique. Selon la formule de Benveniste, filz équivaut a filz-de. Ici intervient la notion de la "possession inaliénable", notion qui, depuis plusieurs années, est fondamentale dans la réflexion linguistique de M.H. Parmi les relations qui entrent dans la définition de la personne, la relation de parenté est la plus importante. La construction N, N2 est donc préférée quand le N, appartient au paradigme des "relations de parenté":

L.xemples: li parentés Ogier, li lingnage Mahon, la geste Aimeri, li pères Rollant, la mère
Kneas, les enfanz Hebron, la fille son oste, li frères la roïne, la spuse danz
Alexis.

Aux termes de parenté s'ajoute le paradigme des termes d'amour et d'amitié - (dru(e), ami(c), compaign), celui des termes féodaux (hom, gent), celui des termes militaires (ost, chevalier), et celui des parties du corps: (dcl sane Abel, Vame vostre pere, la face son seignor, la main la pucele, as piez le roi etc.).

On trouve très peu d'exemples de la construction N,N2, dont l'élément N, n'entre pas immédiatement
dans un des groupes de noms relationnels cités ci-dessus. La construction

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N,Nj représente ainsi une cohésion lexicale particulière: la combinaison d'un terme relationnel
avec un terme dénotant une personne.

Dans les trois dernières sections du chapitre consacré à l'analyse du complément génitif, M.H. analyse systématiquement l'interaction de la construction Nj(a)N2 avec d'autres constructions syntaxiques. Cette construction constitue un syntagme à cohésion très forte, un syntagme "fondamental", qui, dans certaines conditions, peut "éclater" pour permettre aux deux composants du syntagme de trouver d'autres fonctions dans la phrase. Cet éclatement est fréquent quand le N2 passe d'une fonction adnominale à une fonction adverbale:

se lait choier au pié le roi

Vamiranî chiet au pié

Et cil // est cou au pié

Au pied li chiet a l'oreison (p. 138)

Les dernières sections sont consacrées à l'étude de la cohésion lexicale des composants
N,(a)N2 et àla structure syntaxique interne du syntagme.

La conclusion la plus importante à tirer de l'étude de M.H. est que les compléments datifs et les compléments génitifs construits sans préposition représentent la même fonction sémantique dont ils constituent respectivement les côtés adverbal et adnominal. "Tous deux dépendent étroitement du contenu lexical du terme auquel ils sont subordonnés" (p. 167). Ainsi, la pénétrante étude de M.H. souligne avec force et autorité l'étroite interdépendance entre lexique et syntaxe.

Le cadre nécessairement limité d'un compte rendu ne permet pas de rendre justice à la grande richesse d'informations et à la pénétrante réflexion théorique de M.H. Nous n'avons pu effleurer qu'une partie limitée des nombreuses sections intéressantes de son travail. Nous terminerons tout simplement en félicitant Michael Herslund de cette fort importante contribution à l'étude de la syntaxe casuelle de l'ancien français et en exprimant le vœu qu'il ait tous les lecteurs qu'il mérite.

Oslo