Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Benoît de Cornulier, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé. Editions du Seuil, Paris, 1982; 320 p. (Coll. Travaux linguistiques).

Marc Plénat

Side 311

De la mesure avant toute chose. Des trois éléments constitutifs de la versification française: le nombre, la rime et le rythme, c'est, malgré la doctrine aujourd'hui dominante qui dilue la mesure dans le rythme, le premier qui fonde le vers, du moins dans la poésie métrique. Pour défendre cette thèse, Cornulier propose au lecteur un livre en deux parties qui dégagent, la première ("Notions de métrique"), les fondements du vers français, et la seconde ("Méthode en métrique"), un modèle d'analyse des vers, immédiatement appliqué aux dodécasyllabes de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé.

C. nous montre d'abord que notre capacité métrique n'excède pas huit syllabes. Essayez
de reconnaître des séquences de syllabes de longueur quelconque au milieu de séquences isosyllabiquesrimées
ou non, ou, au contraire, de reconnaître des vers dans de la prose, ou bien

Side 312

encore essayez de construire des séquences de syllabes égales à des séquences données, et vous constaterez, dans le meilleur des cas, que le niveau de vos performances baissera dramatiquementdès que le nombre des syllabes dépassera huit. Les tests auxquels C. a soumis ses informateurs, et auxquels il invite ses lecteurs à se soumettre eux-mêmes, suffisent amplementà prouver l'intangibilité de cette limite. Mais cette loi des huit syllabes permet en outre de rendre compte et du répertoire traditionnel des mètres (au delà de huit syllabes, le vers est césure), et du répertoire de chaque poète (on a beau avoir produit des octosyllabes dès ses débuts, on meurt sans avoir pu écrire des vers simples de neuf syllabes). Cette capacité métriquelimitée est une donnée naturelle et stable.

La loi des huit syllabes ne relève ni de la mémoire immédiate, ni de l'arithmétique, et elle ne régit pas le vers pair plus impérieusement que l'impair, aussi peu soluble dans l'air que l'autre. Si la seule argumentation de C. ne vous en convainc pas, soumettez-vous aux tests qu'il nous propose. Ils vous montreront que vous ne vous rappelez pas le nombre des syllabes d'un énoncé isolé, que vous ne percevez pas le rapport unissant des séquences proportionnelles, pas plus que vous ne repérez des séquences impaires mêlées à des séquences paires. La capacité métrique consiste plutôt en la faculté de percevoir l'égalité de séquences de syllabes égales, en deçà d'un certain nombre. Ce qui conduit à donner du vers une définition non pas endométrique (le vers n'est une suite de groupes rythmiques que secondairement), mais exométrique: un énoncé n'est vers que par égalité avec d'autres énoncés.

Si la loi des huit syllabes est exacte, les "grands vers", ceux qui comprennent un nombre de syllabes plus élevé, requièrent une explication. On admettra sans peine avec C. que la notion de coupe mobile doit être exclue de la métrique et rendue à la rythmique, si du moins celle-ci peut tirer profit d'une notion aussi rudimentaire. Inutiles à la perception de l'égalité des petits vers, les "coupes mobiles" sont impuissantes à rendre compte de l'égalité de ceux de plus de huit syllabes. Exemple: situé bien au delà de notre capacité métrique, le nombre total des syllabes d'un alexandrin ne peut pas être pertinent directement, et ce ne sont pas les quatre pieds, par nature variables, qu'y découvrent fatalement les tétramétromanes qui peuvent aider en quoi que ce soit à percevoir d'une manière indirecte l'égalité des alexandrins entre eux.

Ni repos dans un dénombrement qui n'a pas lieu, ni étape d'une addition qui n'est pas faite, la césure métrique doit être conçue simplement comme le revers négatif des groupes métriques qui la déterminent. Ce sont ces groupes, égaux entre eux (1 alexandrin = 6 syllabes + 6 syllabes) ou revenant régulièrement de vers en vers (cas des décasyllabes césures en 4 f 6), qui permettent de rendre compte, d'une manière indirecte, de l'égalité des grands vers entre eux.

Cette idée se heurte bien au problème des vers d'accompagnement qui, comme le décasyllabe césure en 6 + 4 ou l'alexandrin coupé en 4 + 4 + 4, n'apparaissent que mélangés à d'autres vers de même nombre syllabique total et qui peuvent même n'apparaître qu'une fois dans un poème sans que l'isométrie de celui-ci soit entamée. Mais C. résout cette question en distinguant de l'équivalence naturelle (A = A ou AB - AB), des équivalences acquises dont on peut situer l'apparition dans l'histoire de la poésie et dans celle de chaque poète. Comme d'ailleurs le montre l'exemple du trimètre hugolien, il est probable qu'un poète, et ses lecteurs, s'accoutument d'abord à percevoir le rythme nouveau dans des vers d'où le rythme ancien n'est pas absent (l'idée que les trimètres sont césures "pour l'œil" après la sixième syllabe est une hypothèse paresseuse), et que ce n'est que peu à peu que le vers d'accompagnement est saisi comme un harmonique du vers fondamental. Toutefois, les coupes ternaires du trimètre, qui peuvent être enjambées par un e muet, se distinguent des coupes binaires, qui ne le peuvent pas. Les premières se soumettent à la prosodie naturelle de la langue, qui répugne à ce qu'un groupe rythmique s'achève par un e muet, tandis que les secondes trouvent une explication dans l'idée que les hémistiches de l'alexandrin sont traités comme deux vers composant un vers plus grand: on a affaire à une mesure synthétique, alors que dans le premier cas, la mesure est analytique.

Side 313

Dans la seconde partie du livre, C. commence par définir une méthode d'analyse métrique, qu'il baptise plaisamment méthode métricomêtrique, consistant en une double démarche. Il s'agit d'abord, étant donné un corpus écrit qui permet de déterminer la structure phonologique des vers étudiés, d'y observer la distribution de deux sortes de propriétés: la distribution des syllabes féminines (en gros, celles qui comprennent un e muet à la fin d'un morphème, d'un mot ou d'un syntagme polysyllabiques) et la distribution des frontières syllabiques qui ont le moins de chances de coïncider avec une articulation métrique (i.e. les frontières internes à la partie masculine d'un mot, celles qui suivent un enclitique ou une préposition monosyllabique et celles qui précèdent un proclitique). Quand cette première procédure fournit des observations remarquables, l'analyse métrique proprement dite devient possible: on explique la distribution remarquable en l'extrapolant (si, par exemple, aucun des alexandrins d'un poème ou d'un recueil ne comporte de syllabe féminine ni en gieme^ nj en 7ieme position, on peut faire l'hypothèse que tous les alexandrins du poème ou du recueil sont analysables en deux hémistiches égaux). Cette démarche généralisante doit bien sûr s'entourer de toutes sortes de précautions. Mais elle a pour elle qu'elle reproduit celle du lecteur de vers, qui soumis à la pression métrique du contexte, projette instinctivement sur chaque vers la mesure suggérée par celui-ci.

Appliquée à un échantillon d'alexandrins de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé, la méthode métricomêtrique montre que les trois auteurs se plient massivement aux règles classiques: chez eux aussi, la fin de l'hémistiche tend à coïncider avec celle d'un groupe rythmique et répugne à être débordée par un e muet. Il restait donc à analyser les vers qui, dans l'ensemble du corpus, échappent à cette caractérisation. La même méthode permet à C. de définir dans ces vers deux types de coupes métriques: des coupes sixièmes synthétiques (sauf, à l'occasion, dans le dernier Verlaine) et fortement enjambables (elles peuvent suivre un enclitique ou une préposition monosyllabique), et, en 4ieme et/ou Bieme position, des coupes analytiques (et donc enjambables par un e muet), mais faiblement enjambables autrement (elles ne peuvent suivre ni un enclitique ni une préposition monosyllabique).

bn observant ia répartition de ces vers dans l'œuvre des trois poètes, on remarque que chacun de ceux-ci a évolué dans la même direction, respectant d'abord la césure médiane, quitte à l'enjamber fortement (système 1), et passant ensuite par des systèmes de contraintes plus lâches lui offrant de plus en plus de liberté. Ainsi le système 2 admet-il des trimètres à côté des alexandrins à césure médiane. Mallarmé n'est jamais allé au delà, Rimbaud s'en est tenu là jusque vers sa rencontre avec Verlaine, et celui-ci jusqu'à Sagesse. Enfin, le système 3 autorise, à côté des mesures du précédent, des vers semi-ternaires coupés après la gieme syllabe. Sauf dans ses derniers vers, Rimbaud s'en est tenu à ce système, que, de son côté, Verlaine a respecté jusqu'à Jadis et naguère.

Cette évolution des trois poètes, et ses limites, trouvent une explication naturelle dans le cadre établi dans la première partie du livre. Tous trois sont partis de la mesure fondamentale 6 + 6. Ils se sont ensuite accoutumés peu à peu à la mesure ternaire, sans doute d'abord dans des vers où la césure médiane est partiellement masquée par un enjambement fort (beaucoup de ces vers se laissent en effet analyser aussi comme des trimètres 4 + 4 + 4). Et, enfin, ils ont admis une, puis, pour Rimbaud et Verlaine, deux mesures d'accompagnement, mais sans jamais outrepasser la loi des huit syllabes. L'explication classique, qui rendrait compte des régularités observées en supposant chez les trois poètes une timidité qui les aurait conduits à respecter pour l'œil seulement certaines conventions est intenable: d'une part, en effet, une partie des observations se fondent sur une définition des syllabes féminines inconnue à leur époque, et pourquoi, d'autre part, auraient-ils feint de respecter des conventions qui, comme l'obligation d'une coupe huitième en l'absence de césure médiane, n'étaient imposées par auxune Académie? Les alexandrins de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé ne sont donc pas affranchis des contraintes métriques.

Mais les derniers vers de Rimbaud et le dernier Verlaine? C. oppose les deux cas d'une

Side 314

façon tranchée. Contrairement atout ce qui a pu être écrit, il y a toutes chances que Verlaine soit resté en quelque sorte régulier. On constate en effet que même à partir d'Amour, même dans ses 5000 derniers alexandrins, Verlaine reste massivement fidèle au système 3 et que la majorité des vers rebelles à ce système se conforment à un système 4 défini par la présence de semi-ternaires à coupe quatrième. Certains vers sont bien irréguliers, mais cette irrégularité n'équivaut jamais à un pur et simple abandon de la mesure: C. montre que Verlaine a pu parfoisfaire boiter ses alexandrins volontairement, d'une manière expressive, et que, souvent, ses vers ne supportent pas une lecture neutre, mais restituent les inflexions d'une voix qui, insistant sur telle syllabe porteuse de sens, scandant tel mot ou instaurant tel suspens rend à l'alexandrin irrégulier sa régularité sous la pression métrique du contexte. Les derniers dodécasyllabesde Rimbaud sont très différents. Dans un cadre apparemment régulier (la "mesure"de 12 syllabes est respectée) et se conformant à la plupart des conventions traditionnelles,Rimbaud introduit des alexandrins faux, échappant à toute métrique et sonnant aussi faux que les vers hétéromètres de ses poèmes en vers courts. Ces irrégularités jumelles constituentbel et bien un abandon du mètre, préludant chez Rimbaud à d'autres abandons.

Dans ses conclusions enfin, C. reprend les lignes de forces de son argumentation, en insistant
sur le fait qu'à son avis, le vers français n'est pas accentuel, mais purement syllabique.

Comme tout ouvrage neuf et riche, Théorie du vers ne manquera pas de soulever controverses
et polémiques. Pour ma part, certains points de détail me semblent appeler une discussion.
Voici quelques uns de ces points.

Ainsi que C. le reconnaît lui-même, le choix et la définition des propriétés sur la distribution desquelles se fonde l'analyse métricométrique ne vont pas sans un certain arbitraire. Pourquoi, par exemple, retenir comme frontières syllabiques peu susceptibles de coïncider avec une articulation métrique celles qui suivent un enclitique ou une préposition monosyllabique sans retenir aussi celles qui suivent les autres monosyllabes dont la tradition interdit la présence à la césure? Une conjonction (cf. les pyrophores et/ la liqueur des cailloux, Queneau, Petite cosmogonie portative 111, 187) ou un pronom relatif (cf. et cette invention qui/ n'a pas de parallèle, P. c. p. IV, 216) me semblent amener un enjambement aussi violent qu'un article ou qu'une préposition monosyllabique (cf. et se plisse comme un/ cul de sèche momie, P. c. p. I, 17, et entre deux vagues de/ comètes paraboles, P. c. p. I, 20).

Je ne suis pas certain non plus que la distinction entre un e muet féminin et un e muet masculin telle qu'elle est faite par C. concorde parfaitement avec les faits. Le muet féminin est défini par lui à l'aide de deux propriétés: il fournirait à la rime des finales féminines, contrairement à Ve muet masculin que l'on trouve par exemple dans ces octosyllabes de Verlaine: Je l'aurai quand même tu me/ La refuserais puisque je/ L'ai là, dans mon cœur, nom de Dieu!; et, pour faire bref, il viendrait à la fin d'un élément syntaxique (i.e. d'un morphème, d'un mot ou d'un syntagme) polysyllabique. Les deux propriétés ne m'ont pas l'air de toujours concorder. Ainsi, je crois possible de transformer le premier des vers de Verlaine ci-dessus en un heptasyllabe à rime féminine en lui donnant un contexte approprié, cf.: Je l'aurai quand même tu me/ Recouvrirais de Wtume. Et Ve muet masculin (en tant qu'intérieur à un morphème) de hameçon fournit une rime féminine assez satisfaisante dans: C'est Lucilia Caesar qu 'a pondu cet infâme/ aussi bien c 'est pour ça qu 'on le suspend à l'hame-/ çon. Tout poisson qui happe est un poisson mangé, P. c. p. IV, 95-98. (En fait ce problème n'a pas échappé à C: on trouvera la solution qu'il propose dans "Eléments de versification française",in A. Kibédi-Varga, éd., Théorie de la littérature, Paris: Picard, 1981, p. 116-117.)

Cet arbitraire ne peut probablement pas être évité. On en sait encore trop peu sur le comportementphonologique des différents monosyllabes grammaticaux et des différents e muets pour les répartir en classes bien nettes. Et ces remarques ne remettent pas crucialementen cause les conclusions de C. C'est déjà une grande conquête que de pouvoir montrer que les e muets des monosyllabes ou des syllabes initiales n'entraînent pas par leur présence

Side 315

à la césure les mêmes conséquences que les e muets des syllabes finales. Et il y a fort à parier que si une césure médiane est possible après un article, elle doit l'être aussi après un relatif ou une conjonction. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il est sans doute possible d'affiner encore les critères retenus par C.

Deuxième réserve - si la première en est une -Je ne suis pas sûr qu'il faille écarter l'accent de la définition des vers français. C. soutient (p. 286-287) qu'il est plus simple de fonder la mesure du vers français sur 'l'égalité numérique entre groupes rythmiques" que, comme Roubaud, sur l'égalité du nombre syllabique de séquences se terminant par une syllabe accentuée. Les deux types de définitions faisant intervenir chacune deux notions: l'égalité numérique et soit, pour l'une, celle de groupe rythmique (défini syntaxiquement), soit, pour l'autre, celle d'accent, je ne vois pas que la première soit a priori plus simple que la seconde.

Existe-t-il des arguments qui permettent de trancher? J'ai l'impression que l'accent permet de mieux traiter les problèmes que pose, dans une versification syllabique, l'existence de syllabes surnuméraires. Dans le quatrain suivant: Apenas dej(e) el sol/ un beso delicado/ sobre las cosas, abran/ suavemente los párpados (G. Zaid, Cuestionario, p. 61), seule l'égalité numérique jusqu'au dernier accent permet de définir les vers comme des vers métriques: les groupes rythmiques sont inégaux, sauf bien sûr si on en exclut les syllabes post-accenruelles, mais on ne peut le faire qu'en se référant à l'accent. La question, dira-t-on, se pose différemment en français, où les seules syllabes surnuméraires possibles sont les appendices féminins en e muet. Mais prenez [silvo], si le récitant est un méridional, qu'est-ce qui vous prévient que le [o] final est un [0] "muet" qui ne compte pas (ci. H partira, Sylve!) ou un [o] "parlant" qui compte (ci. Il partira, s'il veut!), sinon la place de l'accent? Et qu'est-ce qui fait de pierre ponce ponceu piiate p/tôtreu/ de rosiers... (P. c. p. 11, 142) un alexandrin à césure médiane sinon le déplacement artificiel de l'accent sur Ve muet sixième et sur Ve muet final, lequel devient ainsi numéraire?

La difficulté de départager les thèses de Roubaud et de C. provient avant tout du fait que l'on ne considère qu'une seuie catégorie d'accents, les accents de fin de syntagme, et que ces accents étant fixes en français, le groupe rythmique admet aussi bien une définition syntaxique qu'une définition accentuelle. Mais on sait que si certaines syllabes ont un degré accentuel nul (c'est ordinairement le cas de celles qui précèdent immédiatement une syllabe accentuée, cf. chez dans chez 'toi), un syntagme peut recevoir à l'occasion un ou plusieurs accents secondaires à côté de son accent principal (on peut avoir par exemple "dans Pa'ris avec un accent secondaire sur dans); et le sens, les hésitations, l'affectivité suscitent encore d'autres accents là où l'on n'en attend pas. Ne pourrait-on pas dès lors essayer de construire une argumentation visant à montrer que les deux thèses permettent de faire des prédictions différentes? Dire qu'une mesure s'achève nécessairement par un accent, ce n'est pas dire qu'elle doit s'achever par un accent principal, et Ton peut supposer qu'une époque libérale comme la fin du XIXe siècle tolère en fin de mesure des accents secondaires ou autres, sans pour autant admettre dans cette position une syllabe à degré accentuel nul. Si tel est bien le cas, une préposition monosyllabique, pour ne prendre qu'un exemple, devrait — toutes choses égales d'ailleurs —, apparaître beaucoup plus souvent à la césure si son régime est polysyllabique (e.g. "dans/ Pa'ris) que s'il est monosyllabique et que, par conséquent, il la désaccentue (e.g. chez/'toi). Au contaire, la définition syntaxique du groupe rythmique ne permet de faire aucune prédiction de ce genre. Il resterait bien sûr à vérifier si ce genre de prédictions correspondent à une réalité quelconque!

Troisième doute. C. indique lui-même à juste titre (p. 109) que si l'on possède la faculté d'apprendre des équivalences comme 6 +6 = 4 + 4 + 4=B + 4 = 4 + 8, on devrait pouvoir apprendre aussi 6 + 6 = 7 + 5 = 5 + 7 et que, l'immense majorité des dodécasyllabes comportantune coupure syntaxique entre la 4Îeme et la B'eme syllabe, l'alexandrin devrait être presque aussi libre qu'on le croit souvent. Mais, en réalité, les mélanges de mesures 7 + 5 ou

Side 316

5 + 7 avec la mesure 6 + 6 et ses substituts ternaires ou semi-ternaires ne seraient toujours
pas reconnaissables selon C. comme des suites isométriques. Est-ce si sûr?

Ayant appliqué, trop rapidement il est vrai, la méthode métricométrique à la Petite cosmogonie portative de Queneau, j'observe que parmi la cinquantaine de dodécasyllabes où la partie masculine d'un mot chevauche ce qui devrait être la césure médiane, plus des 3/4 ne sauraient avoir de coupe huitième et près des 3/4 ne sauraient avoir de coupe quatrième, si du moins les coupes ternaires sont bien des coupes analytiques non fortement enjambables. lin revanche, environ les 3/4 d'entre eux me paraissent, suivant les mêmes critères, pouvoir être césures analytiquement après la 7ieme syllabe. C'est ce que l'on a, par exemple, dans le vers suivant, qui est très typique: 111 219 précédés de l'ascidien/ de Minasragra. Il semble donc bien que le vers d'accompagnement préféré de Queneau, du moins dans ce poème, était un alexandrin binaire 7 + 5, étant entendu que la mesure complémentaire 5 + 7 est parfois au moins aussi vraisemblable (cf. 111, 117 Comme de son nid s'envole/ un petit zoizeau, ou, plutôt, Comme de son nid/ s'envole un petit zoizeau) ou s'impose (cf. 11, 152 la croupe sphérique/ approximativement).

Cette idée devrait certes être creusée et nuancée. Il faudrait par exemple tenir compte du fait, à analyser en détail, que ces alexandrins "anormaux" se présentent souvent en groupes plus ou moins compacts. Cf. e.g. VI, 99-100 soutien du poignard du kriss et du casse-tête/ soutien du couteau du soc et de l'herminette, et 111, 103-105 alors pourquoi pas de la pechblende pourquoi?/ on parle du front des yeux du nez de la bouche/ alors pourquoi? pas de chromosomes pourquoi?, qui me semblent de bons candidats au rythme 7 + 5 ou 5 + 7, bien que l'on puisse considérer aussi que ce sont des 6 + 6 où la césure médiane est fortement enjambée. Ces vers sont vers en ce que leurs composants sont égaux entre eux, mais ne le sont-ils pas aussi par équivalence avec les centaines de 6 + 6 où ils sont immergés? Ils auraient alors un statut mixte de vers fondamentaux et de vers d'accompagnement. Il est vrai qu'il faudrait tenir compte aussi du fait que Queneau faisait du langage un usage très particulier.

J'aimerais qu'on ne se méprenne pas sur le sens des trois remarques ci-dessus. C'est le propre d'un bon livre que de soulever des problèmes, et c'est le rôle d'un auteur de compte rendu que de tenter de les cerner. Le livre de C. est remarquable à bien des égards. Il laisse transparaître une connaissance précise et profonde de la phonologie du français, domaine que C. n'a pas peu contribué à faire progresser ces dernières années, en même temps qu'une sensibilité très fine aux textes poétiques, et notamment à la poésie de Verlaine, souvent superbement commentée. Il allie la rigueur du raisonnement à une ironie mordante, si bien qu'on ne sait pas très bien si c'est un arrière-neuveu du Boileau de VArt poétique ou du Boileau des Satires qui démontre et moque l'inanité des considérations pythagoriques sur l'alexandrin ou la vanité des prétentions de la phonétique expérimentale. Il est servi enfin par un style simple (pas de mots grecs ou latins) et parsemé de formules heureuses.

Ces qualités pourtant ne constitutent pas l'essentiel de l'ouvrage. C'est le lot de beaucoup de professeurs ayant à enseigner la versification que d'hésiter à aller au delà de la description de la doctrine classique, de peur de se perdre et de perdre les élèves dans des considérations incontrôlables. A ceux-là, l'ouvrage apporte deux méthodes d'analyse convergentes et aisémentapplicables, qui leur permettront de convaincre et, d'abord, de se convaincre. Les tests psychométriques de la première partie, auxquels chacun peut se soumettre, rappelleront en outre à beaucoup des expériences curieuses. Ainsi suis-je pour ma part maintenant à peu près persuadé que, faute d'avoir su sentir leur composition interne, j'avais mémorisé sous la forme d'octosyllabes les vers de Verlaine: De la musique avant toute chose,/ Et pour cela préféré l'lmpair,/ Plus vague et plus solubU dans l'air,/ Sans rien en lui qui pèse ou 4M pose. Je suis un peu confus de cette soumission involontaire à la loi des huit syllabes. La méthode métricométrique, quant à elle, confirme tout à fait le résultat des tests, puisque son applicationà

Side 317

tionàRimbaud, Verlaine et Mallarmé montre que ces poètes, pourtant réputés affranchis, divisent constamment leurs alexandrins en mesures inférieures à huit syllabes. L'appliquer à d'autres corpus de vers métriques ne devrait soulever aucune difficulté de principe. Le classicisme rajeuni et argumenté de Théorie du vers ne permet pas de résoudre tous les problèmes,mais il convient de lire ce livre très attentivement, avant de le ranger à côté de ceux de Mazaleyrat, de Morier, de Grammont et de Martinon.

Université de Toulouse-le Mirail