Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Finir, Pourrir Samuel Beckett: Fin de partie

par

Jean-Louis Cornille

BECQUET: n. m. (de bec; XHIe s.) Terme d'imprimerie. Languette, petit morceau de papier écrit qu'on ajoute à une épreuve, à une copie. (S'écrit aussi "Béquet").

Comme ceci.

BECQUEE: n. f. (de bec; XlVe s. ). Ce qu'un
oiseau prend dans son bec pour se nourrir ou
nourrir ses petits.

BECOTER: v. tr. (debec,becquetter;XlXe
s.). Fam. Donner des bécots. Embrasser.

BEGUE: adj. et n. (de l'anc. fr. béguer;
XlVe s.). Qui bégaie de naissance.

BEGUETER: v. intr. (XVIe s. de l'anc. fr.
béguer). Pousser un cri, en parlant de la chèvre.

A quoi, sans doute, l'on pourrait ajouter BEQUILLE, plus éloigné de la bouche. Il existe encore un sens proprement théâtral de BECQUET, qui signifie alors raccord, ajout: "Les auteurs du Voyage dans la lune n'ont pas échappé à la loi générale, et, depuis deux semaines environ, il ne s'est guère passé de jour sans qu'ils arrivassent à la répétition chargés de raccords, de petits bouts de papier, de béquets, comme on dit en argot de coulisses." Le Figaro, 27 oct. 1875. Cité par Littré.

Langue mise en pièces

Lorsqu'on demande à Carmelo Bene, auteur contemporain de théâtre, son point de vue sur la scène actuelle, il s'en prend tout de suite à la tradition: les théâtres anglais ne sont jamais sortis de "la monarchie" du "il était une fois"; quant aux théâtres français, ce "sont des musées du quotidien, une répétition déconcertante et ennuyeuse, parce que, au nom d'une langue parlée et écrite, on va le soir voir et entendre ce que le jour on a entendu et vu" (C. BENE - G. DELEUZE, Superpositions,p. 99). Dans la circularité de ce principe, les auteurs s'affairent à multiplierversions et mises en scène, à adapter, à ajouter une pièce à d'autres, à

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accumuler les restes d'anciennes représentations. On imagine pourtant un travail en sens contraire, où l'on soustrairait au lieu d'additionner. Cette proposition simpleserait le principe d'une écriture aussi marginale que celle à laquelle s'use un auteur comme Samuel Beckett. Une œuvre de plus devient aussitôt une pièce en moins. A la question: "Comment échapper au sens?", notre modernité n'a pu fournir qu'une réponse par la négation: abandon du récit par voie de destruction. Avec Beckett se dessine une sortie, qui sauvegarde la lisibilité, maintient la compréhension.A la négation folle, exacerbée, se substitue la figure du peu: au péremptoire"non", l'atténuation "ne...que" comme expression du moindre. Etant donné un personnage dans une situation, comment en dire moins, — de plus en plus — , l'amoindrir, en raréfier la peu sensible présence? Comment faire que les choses ne bougent pas, ni ne changent, mais restent enfin telles qu'elles sont? Le théâtre a si peu à voir avec les révolutions: on n'a pas manqué cependant d'en faire le reproche à Beckett: non-engagé, anhistorique. On s'est étonné de son mutismeface à la situation politique de son pays. (Faut-il puiser dans les poubelles de l'Histoire pour se rappeler que le refus d'une langue imposée passe par l'anorexie,le rejet des aliments, après la conservation des déchets: à chaque fois qu'un détenu de TIRA meurt par la faim, la nouvelle se répercute à travers la ville au moyen de couvercles de poubelle qui retentissent sur les pavés). On s'est essayé aussi à faire de lui un écrivain majeur, auteur "nobélisé", labélisé par "l'Absurde", alors que chez lui tout est non-sens, fuite, et que son œuvre ultérieure contredit entièrement ces vieilles et par trop "humaines" catégories.

Bégayer

La marginalité d'une écriture, sa "minorité" s'évalue avant tout dans les termes de sa pratique linguistique: Beckett, qui n'est ni anglais ni français, écrit d'une langue à l'autre, va et vient, bilingue certes, mais hors sa propre langue: étranger donc de celles qu'il parle et contamine, du seul fait de les parler, toutes bouches confondues. Que signifie en effet être à cheval sur deux langues, sinon un déséquilibre?Qui ne parle pas soi, en remet, s'outre, en rajoute par là même où les mots lui font défaut. Le manque appelle l'excès. Ce qu'une langue, à cet exercice, perd en extensions (raréfaction du lexique, appauvrissement syntaxique, telles paraissentbien être les constantes de cette langue, théâtrale et sobre en même temps), elle le gagne en intensité: s'exagère, se crie, se chuchote ou se bégaie, autour de la bouche. Cette alternance que Beckett opère dans le choix de la langue, se prolongeet vient en recouper une autre, qui concerne le canal assigné à l'expression: tantôt pièce, tantôt roman. L'auteur est deux fois bilingue: non seulement, il saute d'une langue à l'autre et se traduit sans cesse, mais il varie ses ouvertures. La langue est son spectacle, la bouche sa scène. Ainsi, aux premiers romans (MURPHY. WATT) écrits directement en anglais et récités à la troisième personne, succèdent, à intervalle, les premières pièces ( EN ATTENDANT GODOT, FIN DE PARTIE), en français d'abord et à bouches multiples. Viennent ensuite des

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romans à la première personne (MOLLOY, L'INNOMMABLE), en français le plus souvent, et des pièces plus courtes, anglaises — suivant une variation continuelle qui implique la traduction simultanée de ce couple de langues. Plus qu'une relation,une délation: auteur — traître, fuyant sa langue dite maternelle, ou la faisant fuir hors d'elle; et se reposant de cela dans l'autre, pour aussitôt lui échapper à nouveau. D'une scène à l'autre. Si on avait à esquisser rapidement les lignes de ce mouvement, on y verrait certes un traitement différencié: alors que les romans procèdent encore d'une obscurité, d'un désordre dans lesquels se tient un personnagemonologique, livré à des errances entrecoupées d'arrêts, les pièces semblent organiser un espace plus sédentaire, limité à la scène proprement dite, qu'on ne saurait quitter. Mais, plus récemment, voici qu'au recoupement de ces deux axes majeurs, roman et pièce, se dessine une tangente, une troisième ligne, qui fait rupture,créée par le mouvement même des deux canaux précédents: c'est la nouvelle ou la foirade, auxquelles Beckett se livre de plus souvent, comme à une écriture du peu, du moindre mal (POUR FINIR ENCORE, MAL VU MAL DIT). N'at-onpas, dans ces trois moments sucessifs, comme une analogie avec ce que G. DELEUZE et F. GUATTARI dans leur Mille-Plateaux, ont défini comme Ritournelle: "Tantôt, le chaos est un immense trou noir, et l'on s'efforce d'y fixer un point fragile comme centre. Tantôt l'on organise autour du point une "allure" (plutôt qu'une forme) calme et stable: le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôton greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir" (p. 383). Roman, pièce, nouvelle.

Mais déjà ce mouvement à trois temps semble habiter le théâtre de Beckett, s'y profiler faiblement: univers ambigu, certes, "chaosmos", mais où l'on oscille sans cesse entre le trou noir et la tangente, la résignation et la fuite, sur place. D'ailleurs les sujets qui peuplent ses pièces paraissent soumis à une même variation, à une même amputation que celles infligées à la langue: sujets difformes dont la disgrâce relève moins d'un parti-pris métaphysique (comme le suggérait Anouilh au sujet d'EN ATTENDANT GODOT: "Ce sont les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini"), que d'une opération de soustraction sur ce que nous pensons qu'est le théâtre.

Amoindrir

C'est que le théâtre, du moins majeur et sédentaire, se présente d'emblée comme une scène liée au pouvoir, à son exercice, et vouée à sa représentation: ancienne salle des cours. Comme l'exprime G. Deleuze: "l'acteur traditionnel aune antique complicité avec les princes et les rois, le théâtre avec le pouvoir: ainsi Napoléon et Taima" {Superpositions, p. 93). La cour est ce qu'on montre, en son sein propre: lieu et objet d'une même désignation. Racine ni Molière (un beau livre nous le montre à suffisance — Versailles, Opéra, de Ph. Beaussant —) ne se conçoiventhors Versailles comme ère de représentation. Et le nom de Shakespeare s'associe irrémédiablement à une longue liste de noms royaux. Théâtralement,

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donc, toute opération de soustraction, d'amputation, s'effectuera d'abord à cet endroit, pierre de touche de l'édifice scénique: la structure de pouvoir. Voyez l'énoncé "My kingdom for a horse", et ce qu'en fait Beckett dans FIN DE PARTIE("Mon royaume pour un boueux"), sans qu'il y ait jamais de départ possible; ou Carmelo Bene, dans son RICHARD 111, qui vocifère "Un cheval! Un cheval! Mon royaume pour un cheval." Si nous citons ainsi, côte à côte, Beckett et Bene, c'est qu'il existe en effet deux façons de s'en prendre à cette structure de pouvoir, deux voies possibles de soustraction: soit, spectaculairement, éliminer tout ce qui fait office de pouvoir par et dans le théâtre (le Maître, le Roi, mais aussi le dialogue,le texte), et amplifier les personnages secondaires, en grossissant les détails, en outrant les gestes — façon Bene; soit ne garder d'une pièce que ce qui concerne les rapports de pouvoir et chercher la sobriété, l'appauvrissement, quitte à réintroduirel'excès par un autre biais, imprévu. Partir par exemple du modèle occidentalde la personne, de l'homme blanc moyen, qu'on représente alors en moins, amputé : un corps auquel manquent de plus en plus d'organes, auquel il ne reste bientôt plus que la bouche, ultime organe qui dès lors s'emporte, hypertrophiquement— façon Beckett; on aura reconnu la manière qu'il a d'opérer sur scène, et aussi dans le texte — comme on le verra par la suite.

Bouche montée sur scène

Dans FIN DE PARTIE, qui n'est pas la pièce où Beckett va le plus loin dans le sens de rassobrissement, mais où se nouent le plus fortement les différentes figuresque nous venons de passer en revue, l'action se limite le plus souvent à l'exercice de la bouche: les personnages semblent accrochés à leurs propres lèvres, parlent en abondance. Simultanément, le contenu d'expression qui revient avec le plus de constance est la nourriture : une partie de faim? On peut multiplier les citations: "Donne-lui sa bouillie" (p. 23); "Tu veux un bout?" (p. 32); "Bouffer, bouffer, ils ne pensent qu'à ça" (p. 23); "Voilà ta gaffe. Avale-la" (p. 61); "II me voulait du pain" (p. 73); "II suce son biscuit" (p. 89); "Ma dragée" (p. 75); "Tu veux une pâte de guimauve?" (p. 95); "Je t'en foutrai des tomates" (p. 103); "II ne connaît que la faim" (p. 111). La parole semble tantôt empêchée, tantôt activéeau contraire par des aliments promis qui n'arrivent pas, paraît travaillée par cet autre effort de la bouche qu'est la manducation. Et cela, négativement le plus souvent: les nourritures (mana, biscuits classiques, bonbons, dragées, ragat-loukoum)se raréfient, à mesure d'ailleurs que s'essoufflent les dialogues; elles supposentd'ailleurs moins l'exclusion des mots (selon le vieil adage: ne pas parler la bouche pleine), qu'elles n'en constituent le principal motif. La nourriture non seulement est cela dont on confère, mais encore ce pourquoi on récite, ce en récompensede quoi on écoute: "Tu me donneras une dragée?" - "Aprèsl'écoute." Fin et faim finissent par coïncider: "II n'y a plus de dragées" (p. 76); "Plus de calmant" (p. 94): la parole elle-même ne peut plus alors que s'achever à son tour.

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Est-ce un hasard encore si la pièce ouvre sur la déambulation du cuisinier, maître
des aliments, opposé au romancier, maître des mots?

Nommer

Muette d'abord, la pièce commence par le noir de la scène, bouche, que parcourt d'un point à l'autre Clov, le serviteur et cuisinier. Plus exactement un point se forme, se précise — une fenêtre, qu'il fait naître du seul fait de s'en approcher, une poubelle, un siège — à chaque fois que, hésitant, il interrompt une ligne: arrêts qu'il scande d'un "rire bref. Comme un début d'ordre s'installe, une apparence de chez-soi, puisqu'à chaque station correspond un découpage de l'espace en figures reparables, rassurantes, reconnues: tirer les rideaux, regarder par les fenêtres, tirer les draps, lever le couvercle des poubelles, découvrir une personne: autant de centres qu'une démarche vacillante arrache au dehors nocturne, "gris": n'est-il pas dit qu' "hors d'ici, c'est la mort" (p. 23)? Ensuite seulement se créent un voisinage, une voix, un visage. En même temps que se forment les premiers mots, se compose la figure de Hamm, le despote: de sous les draps, un mouchoir retiré fait apparaître une face aux lunettes noires.

Avec le réveil de Hamm, un chez-soi prend forme. Maintenant, on ne trace plus un cercle, ou le carré d'une scène, mais on marche autour, bientôt même on fait des rondes: "Fais-moi faire un petit tour", commande Hamm, "fais-moi faire le tour du monde! Rase les murs. Puis ramène-moi au centre" (p. 41). On approche un instant du seuil qui nous sépare de l'au-delà, "autre enfer", de ce "vieux mur" sonore aux "briques creuses", pour aussitôt rechercher anxieusement le milieu, "bien au centre" (p. 41). Espace limité, fragile, qu'il s'agit dès lors d'organiser. Un souci de symétrie s'énonce ici qui affecte non seulement l'occupation de la scène, les objets, mais encore le personnel qui s'y tient. Ils sont quatre, dont deux que leurs poubelles soustraient le plus souvent au regard des autres, qui ne développent rien, n'ont pas ou peu de récit, n'ont rien à dire, mais se racontent ce rien, se le disent, comme poussés par leur langue. Leurs noms, superposables, également coupés, faits du même nombre de lettres, les distribuent en deux couples: Nagg et Nell - Hamm et Clov, suivant la place qui leur est assignée, le siège auquel ils sont accouplés: escabeau, fauteuil ou poubelles. Si les chaises et leurs variantes de spectateur, de metteur en scène, d'auteur, (ou à roulettes) sont à ce point présentes sur le plateau, c'est bien que le trône est l'objet scénique par excellence (Molière choisit d'y mourir).

Les dialogues entre eux — où abondent les divisions, les moitiés, et qui supportentmal le tiers, la citation — maintiennent cet équilibre précaire, cette incertainesymétrie qui semble culminer dans le redoublement, à la fin, de la scène initiale: rien en apparence n'aura changé. Cette structure fortement visible, et divisibleà l'infini - par où fin et commencement se superposent - renvoie, ce nous

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semble, à ces existences en couple, aux dialogues et attitudes que ces couples développent,à leurs habitudes et petites manies, aux histoires ressassées dont ils s'entretiennent. Il existe en effet un certain parallélisme entre les deux couples mis sur scène — l'un, plus ancien, préfigurant en quelque sorte ce qu'il adviendra de l'autre, suivant une ligne généalogique père-fils — mais des différences ne tardent pas à se manifester, qui l'emportent.

Là où un pouvoir constitue encore l'enjeu des débats entre Hamm et Clov ("Pourquoi je t'obéis toujours?" s'interroge ce dernier), une fatigue extrême enveloppe les parents, qui n'arrêtent pas de s'évanouir, de retomber en enfance au fond de leurs vieilles boîtes à souvenirs, de mourir enfin. Lui n'a qu'elle, elle n'a que lui: Nagg et Nell. Tout, dans l'unique scène où ils figurent ensemble, indique la coupure des corps à l'intérieur du couple: la bagatelle remise, le baiser auquel on n'arrive pas, la dent tombée; la vue, l'ouïe qui baissent ou non, les moignons, les guibolles, le froid, la sciure, la nourriture refusée, les pleurs et les rires, toutes choses concernant la déperdition physique. Les souvenirs eux-mêmes n'y échappent pas, ils sont racontés en terme d'accidents, de bateau ou de bicyclette.

A cela s'oppose la virtuosité défaite des deux principales bouches, Hamm et Clov, qui excellent dans la diatribe comme dans l'aparté. C'est sur eux, bien sûr, que repose la pièce (comme fatiguée), sur Hamm plus précisément, qui trône, roitelet déchu, occupe le milieu de la scène, immobile, tout entier assis dans son visage, face absente, autour de sa bouche, qui parle seul, colmate, réplique ou s'adresse méchamment, et que personne, sinon lui-même, ne nomme, n'interpelle. Nommable, mais innommé. God'Hamm. Voyez ses premières paroles: "A — (bâillements) — à moi" (p. 16). Comme une désignation de soi, dans l'appel au secours, dans l'injonction à jouer (son rôle), qui n'arrive pas: Hamm-moi. A: lettre initiale, lettre de l'origine, et de la douleur, sur laquelle Hamm ne manque jamais de s'interrompre: "Peut-il y a - (bâillements) - y avoir misère plus" (p. 17); "Non tout est a — (bâillements) — bsolu" (p. 17); "J'hésite encore à — (bâillements) — à finir" (p. 17); "C'est une feuille? Une fleur? Une toma-(il bâille)-te? (p. 103). A: lettre enlevée aussi: Ad-Hamm: dernier homme. Ne dirait-on pas qu'ils montent sur scène, de toutes pièces: Hamm-Clov: coupures de noms, qu'on prononce (Clow, clown) incomplètement, interrompus; mais qui en fait renvoient à une série de doubles: entre "Abrahamm-le-père" et "Hammlet-le-fils", Klamm, le fonctionnaire du Château, opposé à K... Il se pourrait bien que Clov-Hamm désigne des sosies, plutôt que deux individus.

Echanger

On constate que des multiples rapports pouvant se tisser à l'intérieur d'un couple, Beckett ne retient que le squelette: son théâtre est démuni, peuplé d'êtres égalementsréduits; ainsi la figure du Maître, ramenée à sa plus simple expression, caricaturale:un ensemble personne-fauteuil-gaffe; ou celle du serviteur réduite à ne

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faire qu'un avec l'échelle et la longue-vue. La soustraction, sur laquelle on a beaucoupglosé, n'est cependant qu'une partie de l'opération, car déjà autre chose se développe, qu'on a peine à nommer. C'est qu'en même temps que se trouve amputéela figure majeure du Maître, on assiste à un véritable développement du serviteur,en fonction précisément des impuissances du Maître: Clov voit un peu, marche un peu, ce que Hamm ne saurait faire. On ne dira pas que Clov représente le renversement du Maître (nulle révolution, à peine une révolte), il se constitue plutôt "pièce par pièce" à partir de la neutralisation, l'infirmité croissante de Hamm - sans pour autant acquérir une véritable autonomie (il soigne un malade): "Tu te crois un morceau, hein?" demande Hamm, à qui Clov réplique: "Mille" (p. 26). Mille et mi désignent ainsi cette division, ce morcellement de l'un par l'autre, où se trouvent encore: "mille soins" (p. 72), "mille-feuilles" (p. 91) et "grains de mil" (p. 93). Il y a moins conflit de personnes, tensions (comme habituellementau théâtre) que battement, oscillation entre les fonctions de Maître et de Serviteur, qui sans cesse échangent leurs rôles, et ne les maîtrisent pas. Le dialogueest moins là pour que s'échangent des informations, que pour que se distribuentdes ordres. Comme l'expriment G. Deleuze et F. Guattari, "Le langage n'est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir" (Mille Plateaux, p. 96). Il est dans son essence mot d'ordre, commandement: "Ramène-moi à ma place"; "Regarde-la à la lunette"; "Attends"; "Va me chercher la gaffe". Hamm ne cesse de jouer à l'intérieur de ce registre; et lorsque Clov lui-même y va de ses petits ordres, Hamm les répète, comme impérativement: "CLOV. - De l'ordre. HAMM. - De l'ordre!" (p. 78).

Mais sous les mots d'ordre couvent d'autres énoncés, plus erratiques, qui ne relèventpas d'une relation hiérachique. A la figure traditionnelle du couple à laquellechacun, à sa manière, essaie d'échapper, se substitue peu à peu la figure du double, qui elle-même précède, prépare la si pénible rupture dont il est sans cesse question. Aux grosses divisions quotidiennes (parler/manger, aimer/haïr, jour/nuit, vie/mort), succèdent de petits fêlures, d'imperceptibles cassures. Qu'estcequi s'est passé? Qu'est-ce qui se passe? qu'est-ce qui s'est cassé? ne cesse de se demander Hamm (pp. 28, 49, 98). Interrogé, Clov ne peut fournir de réponse. C'est que quelque chose a changé mais de façon insoupçonnée, à une échelle microscopique, infinitésimale, dans cet univers de limbes. Et nous voilà dans un autre monde, un autre genre: ce n'est plus le conte pour enfants, c'est la nouvelle. Là où le conte s'organise autour d'une question plus candide ("Qu'est-ce qui va se passer?"), et de sa solution, la nouvelle, au contraire, ou ce qui peut passer pour elle, met en scène, selon G. Deleuze et F. Guattari, des sujets variables selon des postures très différentes: le couple et ses coupures routinières, le double hésitantet ses errances, enfin le clandestin et sa fuite ou rupture: "La nouvelle est une dernière nouvelle, tandis que le conte est un premier conte" (Mille Plateaux, p. 236). Fin de partie: apparemment, "c'est une journée comme les autres", "la

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routine", et pourtant quelque chose arrive, vient de se passer: "Quelque chose suit son cours", dira Clov pour toute réponse. Pour Hamm, c'est "comme une goutte d'eau dans la tête", qui "s'écrase toujours au même endroit. C'est peut-être une petite veine. Une petite artère." (p. 70) Une veine qui craque, une artère qui saute: "C'est cassé. Ça va casser" (p. 70). Un imperceptible s'est produit, à peine événementiel, un petit rien, dans la tête, a cédé. On était assis, voici qu'on se retrouvecouché, par exemple, sans la possibilité de s'en remettre: "qu'importe la posture!" (p.54). Mais aucune mémoire ne vient éclairer le secret de ce changement,qui échappe aux catégories un peu lourdes qui divisent la vie de tous les jours, aucun passé ne préexiste, seule existe une temporalité indissociable: "Fini, c'est fini, ça va finir" (p. 15). C'est en ce sens que Clov se met à ressembler de plus en plus à Hamm, indépendamment des variations Maître-Serviteur. Sans doute, d'une certaine façon, les deux êtres se complètent-ils, et forment un couple : l'un ne peut se redresser, là où l'autre ne peut s'asseoir. Mais déjà la vue de Clov baisse, et la fatigue bientôt le rendra immobile, tout autant que Hamm, lui assignantune posture nouvelle, assis ou bien couché. Et Hamm à son tour devient plus dépendant de qui l'écoute à mesure que la pièce avance. Le couple est hanté par la figure du double fantomatique, qui transforme le dialogue en soliloque. On vérifie en effet qu'en rapport avec la petite cassure se creuse, à l'intérieur des conversations, des ordres donnés, une espèce de sous-conversation faite de silences,d'allusions et de bribes: bouts d'enfance rimes, réminiscences, poussées de vieux souvenirs pieux, vides suspensifs, blancs. Voyez les rares récits qui circulent sur scène, les histoires parfois drôles qu'on se raconte pour passer le temps, le tuer: l'histoire drôle que raconte Nagg, et l'attitude de Nell à cet égard, qui loin d'écouter,d'enchaîner sur le contenu, dérive à partir de la situation narrative, se replonge dans le moment où cette histoire fut dite une première fois, qui lui revient par bribes: quand l'histoire fut racontée (le lac de Còme), de quel rire ils furent secoués,et la noyade qui en advint. Au même moment, Hamm également divague, insoucieux de l'histoire de Nagg, emporté par la petite veine, la goutte d'eau qui s'écrase: "Parlez plus bas. (Un temps) Si je dormais je ferais peut-être l'amour. J'irais dans les bois. Je verrais...le ciel, la terre. Je courrais. On me poursuivrait. Je m'enfuirais. (Un temps) Nature! (Un temps) II y a une goutte d'eau dans ma tête. (Un temps) Un cœur, un cœur dans ma tête"(p. 33).

Et lorsqu'ultérieurement, après s'être assuré les services d'un auditeur, Hamm entameson propre bout d'histoire, c'est par la reprise de ce même segment égaré, bloc erratique de phrases, qu'il débute: "Où en étais-je? (Un temps. Morne.) C'est cassé, nous sommes cassé. (Un temps) Ça va casser. (Un temps) II n'y aura plus de voix. (Un temps) Une goutte d'eau dans la tête, depuis les fontanelles (...) Elle s'écrase toujours au même endroit (Un temps). C'est une petite veine (Un temps). Une petite artère. (Un temps. Plus animé) Allons c'est l'heure, où en étais-je? (Un temps. Ton de narrateur) L'homme s'approcha lentement, en se traînant sur

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le ventre"(p. "70). Récit quotidien (c'en est l'heure), en forme de feuilleton, qu'il corrige sans cesse, qu'il reprend (Hamm est à la fois celui qui parle, et celui qui écoute, tantôt admiratif, tantôt critique). Histoire embrouillée (il en perd le fil à chaque fois), narrant l'histoire d'un "quelconque" arrivant, à qui le maître offre une place de jardinier, et que l'autre accepte à condition de pouvoir amener son "petit". Histoire sous laquelle on n'aura aucune peine à reconnaître, adaptée, à peine déguisée, l'arrivée de Clov et son engagement en tant que serviteur et fils adoptif de Hamm. Puis, de manière anticipée, on voit déjà se profiler dans la figuredu petit, l'enfant clandestin qui, tout en fin de partie, apparaît au dehors, et que Clov s'en va peut-être rejoindre. La petite histoire sous ses déguisements répètela grande: le récit qu'on se fait double et préfigure le récit qui nous arrive, et qui prend fin au moment où tous deux se rejoignent, au moment donc où les deux fins coïncident. Cumulant tous les postes, Hamm, tout au long de son soliloque, passe par une série de postures, d'états, tour à tour enfant, serviteur, protagoniste, narrateur, auditeur. On commence par finir, et voilà que finir dure, et provoque une suite de métamorphoses à l'intérieur d'une histoire qu'on ne peut mener à bien. Il n'y a pas d'arrivée en vue; il n'y avait pas non plus de point de départ. L'histoire, soustraite à l'Histoire, est prise en son milieu: c'est quand le chemin s'arrête que le voyage peut commencer. Le roman, le récit qu'on se fait: seule façond'échapper au sentiment de la fin. En d'autres mots, ce qui conjurait la fin n'était autre que son anticipation, par voie de récit. La faculté narrative, l'exercice journalier de la langue, du roman quant à soi, éloignait de la mort, échangeait cellecicontre le sentiment de la fin. Mais qui parle se menace d'extinction, en même temps qu'il persiste. Le récit, par son action même, est de plus en plus vécu comme seuil, comme ce après quoi il n'y aura plus rien à dire. Tout se passe comme s'il n'y avait d'autre fin que celle qu'on postpose indéfiniment: le titre ici à la fois lève le voile et fait tomber le rideau. Pièce, partie: le théâtre n'est pas affaire de totalités, ni de clôtures, mais de fragmentante. La fin est ouverture, et finir désigneune action répétée, infinitive, plutôt qu'un état. Fin de partie, pénultième scène: "Je n'en ai plus pour longtemps avec cette histoire", se lamente Hamm, "à moins d'introduire d'autres personnages (...) Mais où les trouver?" (p. 75).

Finir

Qu'est-ce qu'une dernière fois? semble se demander Beckett. Le titre de la pièce n'indiquait-il pas suffisamment ce programme: finir, en finir, partir: réussir cela, opérer la rupture, la consommer une fois pour toutes? La situation de départ était celle du couple et de ses coupures, des rapports de pouvoir qui s'établissent entre les deux membres de ce couple; viennent ensuite les renversements de ces rapports,les scènes qu'on se fait, de ménage à proprement parler: c'est à qui aura le dernier mot. Comment dès lors se quitter, comment se séparer, de quel départ? Clov n'arrête pas de faire miroiter la possibilité d'un tel départ, qu'il n'envisage pas au grand jour, mais clandestinement: "Si tu me quittes comment le saurai-je?"

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demande Hamm. "Et bien tu me siffles et si je n'accours pas c'est queje t'aurai quitté" (p. 64). Ou encore: "Tu me siffles. Je ne viens pas. Le réveil sonne. Je suis loin. Il ne sonne pas. Je suis mort" (p. 66). Et toujours le départ est associé à une chanson, ou à un son (sifflement ou sonnerie): "Ne chante pas!", dit Hamm, à qui Clov réplique: "Alors comment veux-tü que ça finisse?" (p. 95). Clov n'arrêtepas d'aller et de venir, c'est dans le va-et-vient qu'il se constitue à partir de Hamm; mais ii n'arrive pas à le quitter, pas encore, il demeure son double, figure ambigue encore, entre le couple et la rupture.

Il semblerait qu'enfin on soit parvenu à un autre ordre de rapports: subitement une rupture se profile, une sortie s'avère possible. Après le trou noir, après son organisation en un espace approprié, maîtrisé, un troisième temps: le cercle s'ouvre sur le dehors. On peut appeler quelqu'un de l'extérieur, le faire venir, ou bien se glisser soi-même au dehors, pour le rejoindre ou le faire entrer. Clov observe les extérieurs, surveille, scrute l'horizon au moyen d'une lunette (qu'il ne cesse, par ailleurs, d'égarer). Et Hamm, inquiet, lui demande des comptes, exige qu'il indique ce qu'il voit. A l'intérieur de ce système d'observation, on peut distinguer trois niveaux de perception: il y aurait d'abord les grands ensembles chaotiques, du type "mer", "océan", totalités indifférenciées ("c'est pareil"): annulées par leur environnement: "Noir clair. Dans tout l'univers" (p. 48); converties en "zéro", changées en "plomb". La salle elle-même n'échappe pas à ce mouvement, mais fait partie du dehors chaotique: "Je vois... une foule en délire" (p. 25). Ensuite surviennent des objets aux contours mal définis, plus flous, figures catastrophiques ou a-gé orné tique s: "voile", "nageoire", "fumée", qui constituent une menace, et qu'il faut aplanir. L'idéal se profère, d'un "monde où tout serait silencieux et immobile et chaque chose à sa place dernière, sous sa dernière poussière" (p. 78). La menace peut également venir du dedans: ce sont alors les puces ou les rats qu'il faut éliminer.

Enfin, lorsque Clov s'apprête à regarder "une dernière fois", non pas du côté de la mer, comme on pourrait s'y attendre — parce que la terre n'est que désert et cendre, le salut ne se conçoit que par la mer: c'est elle que Hamm veut entendre, c'est par là qu'il veut s'enfuir, c'est par là encore qu'il veut se défaire de ses parents ("fous-les à la mer") - mais du côté de la terre, voici que dans son champ de vision apparaît un enfant. Hamm envisage d'abord de le faire exterminer également, puis se ravise, tandis que Clov, indécis, se tient sur le seuil, sans qu'il soit clair s'il reste ou s'il part, et si, partant, il s'en va rejoindre l'enfant, pour l'amener, l'exterminer ou pour le suivre. Comme cloué sur place, près de la porte, il reste "immobile jusqu'à la fin", pendant que Hamm à nouveau pérore, reprend son mot de la fin, et qu'un enfant "co-existe" avec eux.

Déjà tout au long de la pièce, Clov utilisait de façon très libre le thème de l'adieu, de la dernière fois: "alors je te quitte" ne cessait-il de répéter à la moindrecontrariété: comme en une espèce de chantage, ou en vue d'avoir le dernier mot. Comme l'ont bien signalé G. Deleuze et F. Guattari, à propos de la scène de

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ménage, "chacun des partenaires évalue dès le début le volume ou la densité du dernier mot qui lui donnerait l'avantage, et clorait la discussion, marquant la fin d'un exercice ou d'un cycle d'agencement, pour que tout puisse recommencer" (Mille Plateaux, p. 547). Hamm cependant ne peut concevoir ce départ qu'en fonctiond'un mot d'adieu, qui vienne du cœur, et non pas d'un dernier mot, comme terme d'une dispute: "Avant de partir, dis quelque chose (...) Quelques mots que je puisse repasser... dans mon cœur" (p. 106). Cessant déjà de s'adresser, n'espérantplus recevoir de réponse, Hamm s'est retourné vers son roman, sa fiction méliorative ("II ne m'a jamais parlé. Puis, à la fin, avant de partir, sans queje lui demande rien, il m'a parlé. Il m'a dit..." (p. 107)) - lorsque Clov se met en guise d'adieu à lui chanter une ritournelle de départ: "Joli oiseau, quitte ta cage" (p. 107). Après quoi, il demeure silencieux, sourd aux imprécations de Hamm, qui demande encore une chose: "Une dernière grâce" (p. 110), puis replonge dans son roman, s'y enfuit, avant de se recouvrir le visage, enfoui dans un mouchoir: "Parler vite, des mots, comme l'enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble dans la nuit" (p. 92). Telle serait peut-être la phrase, le mot de la fin: non pas rejoindre l'enfant par une fuite, un voyage hors de la scène (- Clov reste cloué sur place), mais le devenir, cet enfant, du seul fait de parler. D'autres fuites avaient déjà été envisagées, que Hamm formuleau pluriel d'abord ("Allons-nous-en tous les deux, vers le Sud, sur la mer"), pour ensuite les transformer en voyage solitaire: "Seul, je m'embarquerai seul!" (p. 52). Mais ces fuites loin de tout ramènent au même (aux mères, aux "Mammifères"):ce sont des excursions piégées dans les mers du Sud, non pas une vraie rupture, une véritable fuite: "Parler, vite, des mots, comme l'entant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble dans la nuit!"

Il se pourrait que les pièces de Beckett n'aient jamais rien énoncé d'autre, que cette parole diffractée, mise au pluriel, et singulière pourtant, tendue dans un effort du moindre — moindre mot et moindre mal — mais obligée pour se raréfier, d'en rajouter sans cesse, d'en remettre: comme si le peu ne s'obtenait qu'au detour de la fin. Une évaluation s'y fait jour, de ce qui se peut en littérature - de ce peu-là. C'est s'amenuisant qu'une telle écriture s'achemine: simple appareil de la langue, tendu dans cet effort vers le moindre, elle se fait moins récit de choses, que récit d'une voix: ce qui lui arrive au moment de parler, toutes bouches ouvertes. Il se peut que la littérature pratiquée hors d'elle, à ses confins propres, au voisinage d'autres pratiques, d'autres langues, aboutisse à l'avènement d'une voix qui serait comme la traduction partielle d'une langue morte à venir.

Jean-Louis Cornille

Anvers

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Résumé

Qu'est-ce qu'une scène, qu'un plateau: de combien de plateaux une scène se constitue-t-elle, et à quelles fins y veut-on tenir? On dirait bien que le théâtre de Beckett s'emploie à retourner inlassablement ce petit lot de questions. Et Fin de Partie nous paraît, à ce titre, fonctionner à l'intérieur de l'œuvre plus ample, à la manière d'une ritournelle, aves ses trois temps qui pour se succéder n'en demeurent pas moins imbriqués les uns dans les autres, comme autant de plateaux: d'abord nommer, tenter d'ordonner l'obscurité diffuse d'un dehors hostile; ensuite, à défaut d'avoir pu dresser l'espace, échanger les rôles assignés à la scène: enfin, finir, en finir - ce qui, paradoxalement, ne se peut qu'en rajoutant des mots, des phrases; comme si raréfier le langage ne se pouvait que dans l'effort contraire: prolixe écriture du Moindre.

Bibliographie

Beckett, Samuel, Fin de Partie, Ed. de Minuit, Paris, 1957.