Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Contes pour l'art La métaphorique picturale et théâtrale chez Gautier

par

Hans Peter Lund

Les arts plastiques et le théâtre dominent chez Gautier, peintre lui-même dans sa jeunesse et critique théâtral une bonne partie de sa vie. Dès la Préface des Jeunes- France (1833), trois ans après son intervention à la première représentation diHernani, Gautier cite son auteur dramatique favori, Shakespeare, et on le voit prendre ses distances par rapport à un autre théâtre, à "ce théâtre qu'on appelle le monde"l. Dans le même texte, il avoue sa passion pour la peinture: "Je n'ai pas fait un seul voyage, je n'ai vu la mer que dans les marines de Vernet; (...) je préfère le tableau à l'objet qu'il représente" (28).

Il ressort d'un répertoire établi récemment par Marc Eigeldinger2 que le théâtre et l'art dramatique se trouvent un peu partout dans les œuvres en prose de Gautier, que ce soit sous la forme de citations directes ou indirectes, d'un dialogue inséré dans le récit, de l'insertion d'une pièce de théâtre dans le texte, ou encore de considérations esthétiques sur l'essence du théâtre. Cependant, on peut se demander quelle est la fonction métaphorique de cette présence du théâtre, tout en y ajoutant celle de l'art pictural (et sculptural) inscrit peut-être plus souvent encore que le théâtre dans les textes en prose. Ces deux ensembles métaphoriques ont-ils un sens précis dans la thématique des contes? Et leur présence à l'intérieur de la fiction littéraire est-elle significative d'une poétique de Gautier?

Dans une des multiples définitions qu'il donne de "l'art pour l'art", Gautier
semble distinguer la poésie de l'art sculptural:

L'art doit exister par lui-même en dehors de la philosophie, de la poésie et de l'histoire,
et c'est pour cela qu'un torse grec, sans tête ni bras, ni jambes, fragment anonyme d'une
statue détruite, peut jeter dans une pure extase tout âme sensible à la beauté plastique.3

Cet art pur semble être le but d'un art littéraire qui se veut également indépendantde
l'histoire. Cela étant, il ne faut pas s'étonner de trouver inscrites dans la



1: Les Jeunes-France, éd. Flammarion, 1974, p. 32. - Les références aux textes de Gautier seront précisées une fois pour toutes dans les notes; par la suite, les pages citées seront indiquées entre parenthèses dans le texte.

2: "L'inscription du théâtre dans l'œuvre narrative de Gautier", Romantisme n° 38, 1982, p. 141-150.

3: L'Art moderne, éd. Michel Lévy frères, Paris, 1856, p. 237-38

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littérature de Gautier des œuvres d'art comme signes de perfection et de beauté, de cette forme supérieure et idéale qui serait le propre de l'art. Dans les contes, la beauté parfaite de la sculpture et de la peinture devient un thème constant, au point d'assimiler — par métaphores et comparaisons les personnages àun portraitou à une statue, et de faire parfois du discours littéraire une description d'art. La littérature tend ainsi vers cet art pur qui n'a plus besoin de postuler une référence au réel, parce qu'il se réfère plutôt à une idée de la beauté.

Cette distinction entre le réel et l'art préfigure clairement l'option de Mallarmé, chez qui un contre-monde artistique se substitue à la réalité. La production littéraire de Gautier occupe une place importante, à ce qu'il semble, dans une poétique de l'œuvre artistique qu'on retrouve chez Baudelaire et Mallarmé, et qui a des résonances même chez Balzac (voir Massimilla Doni et Le Chef-d'œuvre inconnu). Les notes suivantes s'inscrivent dans une réflexion plus générale sur l'art et le réel au XIXe siècle.

Conscience du théâtre et de l'art chez Gautier

La fréquence de la métaphorique en question témoigne d'une conscience et d'une prise en considération de ce qui caractérise le produit artistique. En effet, Gautier sait que la littérature, par rapport au réel pose un contre-monde, qu'elle ne saurait copier quoi que ce soit, mais qu'elle crée autre chose. Ses écrits sur l'art et sur le ballet le démontrent clairement:

Le but de l'art (...) n'est pas dans la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu'elle nous livre, d'un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sensations et les idées que nous inspire l'aspect du monde.4

La littérature est parente de la peinture; à la (re)création d'images sur la toile équivaut, sur la page blanche, la création d'un contre-monde, fiction, qui de son côté peut emprunter des éléments à la scène théâtrale. L'art du théâtre - où ce qui se réalise sur la scène n'a lieu nulle part en réalité sinon là, devant vous et l'art pictural qui donne toujours des images différentes des images réelles apparaissent dans les métaphores à l'intérieur de la fiction en prose, des que celle-ci se veut a-réelle, fictionnelle, bref: création. Dans ces mises en abyme du statut de l'art, l'ironie romantique joue à plein: elle désigne par cette métaphorique l'aspect artistique, non le réalisme mimétique, de la fiction littéraire. Dès lors, se constitue un art pour la cause de l'art, en faveur de l'art.

Cependant, gardons-nous bien de voir dans cet emploi de la métaphorique artistiquele
signe d'une idéologie selon laquelle la vraie réalité est ailleurs et, nous
autres mortels, des fantoches, dans la grande mise en scène du monde. Il n'y a pas



4: Histoire du romantisme, suivie de Notices romantiques et d'une étude sur la poésie française, éd. Charpentier Paris. 1874, p. 216 (à propos de Delacroix).

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là de "consolation par l'art" ou d'"influence platonicienne"s, comme on le prétendtraditionnellement à propos de Gautier. On cherchera, par la suite, à démontrerque l'art n'est pas, chez Gautier, transcendance, mais présence et vie, et que la métaphorique artistique est le signe d'une vérité des choses que le réel ne dit pas lui-même.

D'emblée, on voit cette fonction dans les textes où le héros s'attache, non à la femme réelle en tant que telle, mais à son pendant pictural ou théâtral. On connaît la signification de "Comme il vous plaira" dans Mademoiselle de Maupin: c'est une pièce révélatrice de vérités6. De même, dans Le Capitaine Fracasse, la vie de théâtre devient la vie véritable des héros et des héroïnes. Dans les contes, non seulement des épisodes théâtraux (Octavien visitant les théâtres de Pompéi, dans Arria Marcella; la jeune Lavinia au théâtre, dans Spirite) marquent l'approche de la vérité au niveau thématique, mais les métaphores et comparaisons théâtrales au niveau du discours annoncent également la constitution d'une image vraie du monde, devant laquelle s'évanouissent le mensonge et la banalité du theatrwn mundi.

On a déjà attiré l'attention sur cette vieille métaphore du theatrum mundi chez Balzac7. On la trouve aussi chez Gautier; elle est même fondamentale chez l'auteur de Spirite, comme elle l'était déjà chez le Jeune-France cité ci-dessus. Pour Lavinia, au moment où elle sort du couvent et apparaît à Paris, le monde est une pièce de théâtre qui attire sa curiositéß. Paul d'Aspremont, devenu aveugle,perd "le spectacle monotone des saisons et des jours, la vue des décorations plus ou moins pittoresques où se déroulent les cent actes divers de la triste comédiehumaine "9. Et Octave de Saville, avant son aventure d'Avatar, ne fait qu'accomplir"la pantomime habituelle (...) de la vie"lo. Pour tous ces personnages, la réalité n'a pas véritablement lieu, ce n'est qu'un pauvre et banal montage théâtral,image assez connue pour être un topos dans la littérature européennell. Mais qu'en est-il lorsque Gautier parle, non de la comédie de notre monde, mais de celle de Balzac? "L'œuvre de Balzac est le vrai théâtre sur lequel s'est représentéela comédie de ce siècle". Ses personnages "sont doués d'une vie si forte"



5: Cf. Marcel Voisin: Le Soleil et la nuit. L'imaginaire dans l'œuvre de Théophile Gautier, BruxeUes, 1981, p. 239,305.

6: Cf. Eigeldinger, art. cit., p. 146, et Joseph Savalle: Travestis, métamorphoses, dédoublements. Essai sur l'œuvre romanesque de Théophile Gautier, Paris, 1981, p. 46.

7: Voir l'excellent article de Lucienne Frappier-Mazur: "La métaphorique théâtrale dans "La Comédie humaine"", RHLF, 1970, p. 64-89.

8: Spirite, éd. Nizet, 1970, p. 122.

9: lettatura, in: La Morte amoureuse. Avatar et autres récits fantastiques, éd. Gallimard, Folio, 1981,p.434.

10: Avatar, ibid., p. 218.

11: E. R. Curtius; Europáische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, 1948, p. 148-154.

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qu'ils semblent passés "à l'état de personnes réelles"l2. La réalité véritable passe par la forme littéraire, et la mise en scène artistique l'emporte sur le théâtre du monde. A l'ordinaire comédie de tous les jours, Gautier voit se substituer un théâtre artistique, projet qui n'est pas loin de devenir sa propre poétique. Dans les contes, les métaphores de peinture et de théâtre servent à étayer cette scène artistique. Le projet est préconisé dans Mademoiselle de Maupin en ces termes:

Mais il est un théâtre; que j'aime, c'est le théâtre fantastique, extravagant, impossible (...) Ce pêle-mêle et ce désordre apparents se trouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réelle sous ses allures fantastiques que le drame de mœurs le plus minutieusement étudié. - Tout homme renferme en soi l'humanité entière, et en écrivant ce qui lui vient à la tête il réussit mieux qu'en copiant à la loupe les objets placés en dehors de 1ui.13

Parmi les formes de théâtralité du texte se multiplient alors les scènes, dialogues, représentations théâtrales et comparaisons avec le théâtre à l'intérieur du texte narratif (acteurs dans Deux acteurs pour un rôle, Arria Marcella, Celle-ci et celle-là; metteur en scène dans La Toison d'or; spectateur dans Jettatura; représentations dramatiques dans les deux grands romans). Le texte littéraire transforme le theatrum mundi, en l'élevant à un niveau explicitement artistique indiqué par les formes métaphoriques employées.

Mais le texte artistique peut aussi être constitué par une référence et une métaphorique picturales. C'est le cas de La Toison d'or, où le héros, amoureux d'un portrait de femme, ne croit pouvoir aimer sa fiancée qu'après l'avoir mise en scène, dans un "tableau vivant", exactement comme la femme du portrait. Il veut éliminer ainsi la distance entre sa conception du beau et le réel, dans une forme qui unit le théâtral au pictural; l'art est ici ce qu'il est pour Gautier, "le moyen de surmonter les obstacles que la nature oppose à la cristallisation de la pensée"l4. Dans de telles mises enabyme de l'artistique — peintures ou statues à l'intérieur du discours littéraire — ce discours exhibe son propre statut d'art, et il le fait à l'aide des moyens proprement littéraires que sont les métaphores et les comparaisons. D'ailleurs, il arrive à Gautier de faire l'expérience in vivo de ce double jeu artistique, lorsque, arrivant tard dans la nuit à Venise, il note les effets déformants de l'obscurité, les apparences "mystérieuses" et "hors de proportions", des objets:

Nous croyions circuler dans un roman de Maturin, de Lewis ou d'Ann Radcliff, illustré par Goya, Piranèse et Rembrandt. (...) nous allons même plus loin, c'est le vrai sens de Venise qui se dégage, la nuit, des transformations modernes; Venise, cette ville qu'on dirait plantée par un décorateur de théâtre et dont un auteur de drame semble avoir arrangé les mœurs pour le plus grand intérêt des intrigues et des dénouements.'s



12: Préface aux Œuvres complètes de Balzac, cit. Jean Richer: Etudes et recherches sur Théophile Gautier prosateur, Nizet, 1981, p. 191-194.

13: Mademoiselle deMaupin, éd. Garnier, 1966, p. 232-233, 237.

14: "Fusains et eaux-fortes", cit. Voisin, op. cit., p. 28.

15: Italia, éd. Hachette, Paris, 1860, p. 76-77.

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Le monde n'est plus seulement apparence vide; dans la vision du voyageur - et ce n'est pas le seul cas chez Gautier - il est devenu ce microcosme, où tout peut figurer, déjà figé dans le cadre de la peinture ou dans les pages d'un roman. Dans cette vision de Venise, les trois spectacles essentiels de l'homme, celui du voyageur, de l'amateur de peinture et du spectateur de théâtre, se correspondent, se superposent et se complètent. Tout spectacle tourne vite à l'œuvre d'art, à un univers autonomel6, vécu par celui qui regarde. De ce procédé qui, dans ses récits de voyage, correspond aux procédés du peintre et de l'écrivain, Gautier donne lui-même une excellente explication dans son essai crucial, "Du Beau dans l'art":

De tout ceci, il ne faut pas conclure que l'artiste soit purement subjectif; il est aussi objectif: il donne et reçoit. Si le type de la beauté existe dans son esprit à l'état d'idéal, il prend à la nature des signes dont il a besoin pour les exprimer. Ces signes, il les transforme: il y ajoute et il en ôte, selon le genre de sa pensée, de telle sorte qu'un objet qui, dans la réalité, n'exciterait aucune attention, prend de l'importance et du charme étant représenté; car les sacrifices et les mensonges du peintre lui ont donné du sentiment, de la passion, du style et de la beauté. (L 'Art moderne, 135)

Tout paysage, pourrait-on dire, est à la merci du voyageur-spectateur, dont le regard veut tout réduire à un beau décor et sauver seulement ce qui correspond à une idéel7. Tout en glissant vers le domaine de l'art, et ne voulant ni copier, ni raconter un réel, comme le ferait telle fiction romanesque en narrant des événements supposés se passer, Gautier a soin de raccourcir, d'abréger et finalement de glisser dans le texte une figuration théâtrale ou picturale, rappelant ainsi au lecteur que ceci relève avant tout de l'art.

A un niveau supérieur au theatrum mundi, l'art du théâtre et de la peinture se proclament, comme le dira Mallarmé, un "ciel métaphorique", puisque aussi bien l'art ne peut être que cela: métaphorique d'une réalité. La métaphorique artistique chez Gautier revêt donc bien la fonction poétique de la métaphore définie par Ricoeur comme une "stratégie du discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée"lB. La découverte par les métaphores picturales et théâtrales est même un thème important des contes de Gautier, qui rêve sans doute aussi à récompenser, par ce biais, "les efforts immenses du poète à qui manque la plastique des formes, du peintre à qui manque la succession des idées, du sculpteur à qui manque le mouvement („.)"19.



16: Cf. Russell S. King: "Sculptures et objets-paysages", Europe, mai 1979, p. 88.

17: Cf. M. Crouzet: "Gautier et le problème de créer", RHLF, 1972, p. 664.

18: La Métaphore vive, Paris, 1975, p. 311.

19: Histoire de l'art dramatique en France, 111, éd. Hetzel, 1858, p. 303, cit. Richer, op. cit., p. 48-49.

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Le cycle de l'art

On peut grouper dans un premier cycle les contes et nouvelles qui réservent une place importante àia peinture et àia sculpture. Ces textes non seulement ont l'art pour sujet et partie intégrante de leur thématique, mais se confirment en tant que discours littéraire par les métaphores et comparaisons qui introduisent ce sujet. L'art pour l'art entendu comme l'art indépendant de la politique et de la morale (voir la Préface de Mademoiselle de Maupin (1835)) n'est, ainsi, qu'une définition indirecte, pour autant qu'on puisse définir directement l'art littéraire comme un art de l'art, c'est-à-dire qui se réfère aux autres arts et les absorbe en lui.

Il s'agit principalement des contes suivants: La Chaîne d'or ou l'amant partagé (1837), La Toison d'or (1839), Le Roi Candaule (1844); s'y ajoutent Omphale (1834), Fortunio (1837), Une Nuit de Cléopâtre (1838), Le Pied de momie (1840), Le Roman de la momie (1857), et Arria Marcella (1852) qui assure la liaison avec le cycle suivant (celui de l'art théâtral, regroupant Avatar, Jettatura et Spirite). Le premier cycle, ou au moins son inspiration, date des années 30 et 40.

L'ennui de l'art

La Toison d'or raconte l'histoire d'un jeune peintre français, Tiburce, qui va à la recherche de la belle blonde, comme autrefois Jason, désireux d'emporter la fameuse toison du bélier de Colchis. Histoire mythique, donc, mais aussi histoire d'amour et d'art, triple fond thématique de presque tous les contes de Gautier. Au départ, Tiburce est tellement épris d'art que "la réalité lui répugn[e]" et qu'il est "arrivé à ne plus trouver ia nature vraie":

ses études sur la statuaire antique, les écoles d'ltalie, la familiarité des chefs-d'œuvre de l'art, la lecture des poètes, l'avaient rendu d'une exquise délicatesse en matière de forme, et il lui eût été impossible d'aimer la plus belle âme du monde, à moins qu'elle n'eût les épaules de la Vénus de Mi10.20

Autrement dit, Tiburce n'est plus capable de voir la réalité, comme elle est; aussi,
"les grises araignées de l'ennui" s'étendent-elles autour de lui (141).

L'art peut se refermer sur le personnage qui n'est amoureux que des œuvres d'art et mener droit à l'ennui. C'est ce qui arrive à Cléopâtre, entourée de la lourde statuaire égyptienne: "Je m'ennuie horriblement (...); cette Egypte m'anéantitet m'écrase; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste que la nuit profonde de l'Erèbe"2l. S'il est vrai que l'ennui du jeune Mallarmé et sa conceptionde l'azur (auquel il ne faut pas donner le seul sens de beauté idéale que lui attribue M. Voisin22) sont du pur Gautier, il est non moins certain que cet ennui



20: La Toison d'or, in: Fortunio et autres nouvelles, éd. L'âge d'homme, Lausanne, 1977, p. 140.

21: Une Nuit de Cléopâtre, in: Le Roman de la momie, précédé de trois contes antiques, éd. Garnier, 1963, p. 10.

22: Op. cit., p. 69.

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vient de l'art, équivalent de la mort. L'image du Sphinx, monument mortuaire qu'on peut rapprocher du "Spleen" LXXVI de Baudelaire, l'atteste: "tristesse de sphinx ennuyé de regarder perpétuellement le désert, et qui ne peut se détacher du socle de granit où il aiguise ses griffes depuis vingt siècles" (Cléopâtre, 5). Tiburce, de son côté, a "supprimé la nature, le monde et la vie" (166), et pour Cléopâtre, le ciel est "un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies qu'il recouvre" (10; cf. Baudelaire "Spleen" LXXVIII). Pour la reine aussi, la nature a disparu: "Pour toute végétationdes stèles bariolées de caractères bizarres; pour allées d'arbres, des avenues d'obélisques de granit; pour sol, d'immenses pavés de granit" (11). En ce milieu, l'art se pervertit également: "L'imagination n'y produit que des chimères monstrueuseset des monuments démesurés; cette architecture et cet art me font peur" (10).

L'ennui tient un rôle plus modeste, et plus détaché de l'art, dans Le Roman de la momie (et dans Le Pied de momie: "J'étais entré par désœuvrement chez un de ces marchands de curiosités..."23), où le Pharaon rentrant de guerre n'est assurément pas de bonne humeur: "son masque était resté immobile comme le masque d'or d'une momie"24. Même devant la fête organisée en sa faveur, "sa Majesté ne sourcilla pas" (237). Il s'explique plus tard clairement là-dessus, devant la jeune Tahoser elle-même:

Un immense ennui, pareil à celui qu'éprouvent sans doute les momies qui (...) attendent dans leurs cercueils (...) que leur âme ait accompli le cercle des migrations, s'était emparé de moi sur mon trône, où souvent je restais les mains sur mes genoux comme un colosse de granit, songeant à l'impossible, à l'infini, à l'éternel. (311)

Or, l'ennui du Pharaon semble tenir au fait qu'il a vécu entouré de femmes comme des ombres et qui ne l'impressionnent pas plus "que les figures peintes des fresques" (310). Ennui, sentiment de mort intérieure2s, caractérisent la situation initiale des personnages figés dans une contemplation stérile de l'art. Pour briser ce cercle vicieux, il faut recourir à une résurrection des figures mortes représentées par l'art (exemple-type: Arria Marcella26) ou àun ressourcement dans la nature (La Toison d'or).

L'art - la nature

Ce dernier thème est exprimé dans Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, nouvelle
écrite en 1836-1837 et inspirée en partie par des articles de Gautier27. Devant son



23: Le Pied de momie, in: La Morte amoureuse..., éd. Folio, p. 133.

24: Le Roman delà momie..., éd. Garnier, p. 225.

25: Cf. notre "Note sur Toast funèbre de Mallarmé et La Comédie de la mort de Gautier", Revue Romane 18, 1, 1983, p. 73-81.

26: Arria Marcella, in: La Morte amoureuse..., éd. Folio, p. 181.

27: Voir le commentaire de René Guise, in: Balzac: La Comédie humaine, Bibl. de la Pléiade, t. X, 1979, p. 1405-07.

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Œuvre, le portrait de la Belle-Noiseuse, Frenhofer a encore des doutes. S'inspirantde la peinture pour faire son tableau ("j'ai étudié à fond les grands maîtres du coloris, j'ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien"), si bien qu'il est devenu, "par une transfiguration subite, l'Art lui-même", il lui manque fatalement

de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont tous les contours soient d'une beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle vivante (...), cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses?

Il est urgent de recourir à la création de la nature pour compléter le portrait, de revenir à la vie pour faire revivre par l'art le type idéal. C'est en effet un jeu de vie et de mort, que Frenhofer illustre par le mythe d'Orphée: "Comme Orphée, je descendrais dans l'enfer de l'art pour en ramener la vie".

Tiburce, lui, veut transformer son idéal de beauté (trouvé chez Rubens) en réalité, autrement dit aimer une Flamande réelle. Le voici à Anvers, cherchant vainement le type flamand, lorsque, dans une église, il se trouve subitement devant "La Descente de la croix" de Rubens. La Madeleine du tableau représente exactement son idéal blond: "ses cheveux s'effilaient sur ses épaules en franges lumineuses" (149). Etant ainsi "condamné à aimer un tableau" (150) et délaissant encore la nature pour l'art, Tiburce est réduit à la situation de Prométhée qui veut donner la vie à son marbre2B. Mais il n'est pas (encore) créateur, et comme cela arrive à Frenhofer, le pendant vivant de son idéal vient à lui... de la nature, non de la peinture admirée: "un délicieux visage encadré d'opulentes touffes de cheveux blonds (...) elle ressemblait d'une manière frappante — à la Madeleine" (151). Notons le mot "encadré" qui connote encore un point de rencontre de cette nature avec l'art.

Immédiatement, pour Tiburce comme pour Frenhofer auquel on présente Gillettecomme modèle, la situation initiale - le personnage épris de l'art seul mais souffrant de l'ennui — apparaît comme superflue. Du moins, elle est vite dépassée:le sort de Frenhofer est plus cruel que celui de Tiburce, parce qu'il se heurte à l'impossibilité de contrôler la différence entre la nature et l'art. Tiburce accueilleavidement la nature qui se présente à lui; si la beauté peinte ne veut plus descendre de la toile ("il osa porter une main téméraire sur l'épaule de la Madeleine.Il fut très-surpris (...) de ne trouver qu'une surface âpre et rude" (151)), comme dans Omphale ("Omphale avait ses blanches épaules à moitié couvertes (...) se détacha du mur et sauta légèrement sur le parquet"29), la nature ellemêmese propose pour prendre place dans un cadre, ou apparaître, selon la descriptionqu'en fait le narrateur à l'aide de métaphores et de comparaisons,



28: Cf. à ce sujet Ross Chambers: "Gautier et le complexe de Pygmalion", RHLF, 1972, p. 641-658.

29: Omphale, in: La Morte amoureuse..., éd. Folio, p. 63, 67.

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comme étant déjà une œuvre d'art. Le conte de La Toison d'or devient ainsi l'histoire de l'installation de l'art dans la fiction, ou une fiction littéraire qui se constitue comme art selon les moyens qui lui sont propres. "La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer", proclame Frenhofer. Aussi la petite Flamande n'est-elle pas (seulement) une figure réelle ou naturelle, mais d'emblée (comme) une œuvre d'art: l'art littéraire exprime artistiquement la naturepar le recours à d'autres arts. On verra comment, par la suite, Tiburce réussit à devenir peintre, là où Frenhofer échoue.

Comment maintenir cette œuvre d'art? En fait, le dilemme est grave, devant lequel l'artiste risque d'être ramené au point de départ, à l'art exclusif, "mortuaire", disjoint de la nature vivante. La belle Flamande demeure une fille très réelle en dépit de la comparaison avec la Madeleine; elle "vaut d'être aimée pour elle-même" (164), alors que Tiburce continue d'implorer la Madeleine de Rubens: "spectre de beauté, queje te tienne une minute entre mes bras, et queje meure!" (168). A ce dilemme, la fin du conte propose deux solutions; la première est fausse: Gretchen se prête à un jeu de Tiburce, où l'artiste la transforme en Madeleine, en un "tableau-vivant", parfait amalgame de la peinture et du théâtre: "On choisit les plus belles actrices du théâtre, on les habille et on les pose de manière à reproduire une peinture connue: — Tiburce venait de faire le chef-d'œuvre du genre, - vous eussiez dit un morceau découpé de la toile de Rubens " (171-172). Gretchen ne fait que donner à la Madeleine la vie qui lui manque (172), mais pour réaliser la bonne solution, l'artiste doit aller plus loin que cette espèce de "doublure", de "contre-épreuve" de la passion, et se faire peintre lui-même, emprunter la voie qui mène du modèle vivant à la toile. Cette voie est annoncée dans les métaphores et comparaisons qui accompagnent le changement de Gretchen en modèle et dont voici quelques-unes:

la chaste fille fit tomber ses vêtements avec une impudeur sublime, et, relevant ses cheveux
comme Aphrodite sortant de la mer, elle se tint debout sous le rayon lumineux.
Ne suis-je pas aussi belle que votre Vénus de Milo? dit-elle (173)

Le tableau fait, "Tiburce ne se souvenait déjà plus de la Madeleine d'Anvers":

Cette sveltc figure blanche et blonde (...) avait un reflet de poésie antique et faisait penser
aux belles époques de la sculpture grecque, (ibid.)

La conjonction nature-art est donc amenée vers la fin du récit et se confirme au niveau du discours. Les thèmes ont évolué depuis le début du conte, puisque l'amour est réalisé et devient mariage, la fascination de l'art se transforme en création, et les images mythiques deviennent vivantes, concentrées désormais autour de l'image de l'Aphrodite sortant des eaux. La solution par l'art utilisera désormais ces thèmes et cette image.

/. 'art - Vénus

A Sainte-Beuve, Une Nuit de Cléopâtre et Le Roi Candaule faisaient l'effet

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"d'être du pur Gérome en littérature"3o. Il est vrai que les descriptions y sont convaincantes par l'exactitude et la couleur locale. Cependant, l'effet de peinture tient aussi à la représentation des personnages comme figures d'art, indépendammentde leur milieu. Ajoutons-y, et commençons par là, le conte de La Chaîne d'or qui reprend certains éléments de La Toison d'or. Plangon la Milésienne, hétaïrerenommée d'Athènes, est d'une beauté "semblable à celle d'Hélène aimée de Paris", et Vénus aurait été jalouse d'elle. Il faudrait "le ciseau de Cléomène ou le Pinceau d'Apelles [pour] donner une idée de l'exquise perfection des formes de Plangon". Toute sculpture, toute peinture, elle ressemble un peu à Gretchen: "A quoi comparer les ondes crespelées de ses cheveux, si ce n'est à l'or"31. Comparéeà Thétis et à Hébé, cette beauté féminine, aimée du jeune Ctésias, relève à la fois de l'art et de la mythologie. Plangon forme avec son amant - figure androgyneressemblant à Hyacinthe, l'ami d'Apollon, et à Diane - "un groupe d'une grâce adorable, et qui appelle le ciseau du sculpteur" (239). Ce tableau vivant,mais vivant ici par le discours, fait penser à ce que raconte R. Jasinski de Gautier lui-même, portraitiste d'Alice Ozy en Bacchis Samia: "II se plaisait à voir les femmes qu'il aimait dans des poses et des travestis qui lui rappelaient des œuvres littéraires ou artistiques et dont s'enchantait son imagination"32.

Chez Gautier prosateur, la femme est Vénus, beauté idéale, par métaphore ou comparaison; elle est représentée comme une actrice représente telle figure héroïque ou mythique. Du coup, la femme n'est pas une femme réelle, mais transformée en objet d'art et sujet de littérature. Ces figures se présentent en tant que telles au cours du texte {La Toison d'or) ou dès le début du texte (La Chaîne d'or). Jalouse de sa beauté - ou de celle de son amant - Vénus-Plangon-Gretchen ne veut plus la partager avec d'autres personnes. Ellechoisit donc d'épouser son admirateur ou l'objet de son admiration (Nyssia dans Le Roi Candaule33 ; Gretchen) ou d'organiser des fêtes théâtrales en l'honneur de la beauté (Une Nuit de Cléopâtre). Ces artifices, on les retrouve souvent comme le signe du dépassement de la réalité hasardeuse et ennuyeuse et comme la preuve de l'art créateur.

Dans chaque cas, le texte semble réaliser ce que Gautier dit du peintre Meissonnier:"Tout prend une valeur sous son pinceau et s'anime de cette mystérieusevie de l'art"34. Dans La Chaîne d'or, cette "vie" apparemment unique perd son auréole, lorsque Plangon découvre que Ctésias a appartenu à une autre hétaïre, Bacchide de Samos. Pour restaurer la vie de l'art dans sa perfection, il faut que l'autre meure (c'est ce qui arrive au roi Candaule dont la femme Nyssia a été vue par Gygès) ou qu'elle rejoigne le groupe idéal. Ctésias entreprend donc une expédition sur la nef "Argo", au nom significatif, pour aller chercher la



30: Nouveaux Lundis, éd. Michel Lévy frères, Paris, 1866, t. VI, p. 331.

31: La Chaîne d'or, in: Fortunio et autres nouvelles, p. 235.

32: A travers le XIXe siècle, Minard, 1975, p. 169.

33: Le Roi Candaule, in: Le Roman de la momie..., éd. Garnier.

34: Cit. Sainte-Beuve, op. cit., p. 323.

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chaîne d'or, c'est-à-dire la fortune, de la rivale. Si le mât du navire provient du mont Ida où a eu lieu le concours de beauté entre Héré, Athéné et Aphrodite, c'est sans doute parce que la beauté de Bacchide, complémentaire de celle de Plangon, est tout aussi parfaite. La brune va donc rejoindre la blonde et partager l'amant, et la perfection artistique est restaurée: "La statue d'Aphrodite fut replacéedans la chapelle du jardin, peinte et redorée à neuf (249).

Cette divinité réapparaît dans Le Roi Candaule. Dans la foule qui s'assemble pour voir passer le cortège royal et Candaule ramenant sa femme Nyssia, on discute de la beauté de l'épouse (48). Des tapisseries ornent la route du cortège; elles représentent toutes de belles héroïnes: Diane, Hélène, et le "combat qui eut lieu sur le mont Ida". La beauté de Nyssia qui, dans ces images, tourne déjà à l'artistique, devient "comme une espèce de mythe", et même elle transcende l'art connu, étant, selon le roi, "une forme que jamais peintre ni sculpteur n'ont pu traduire sur la toile ou dans le marbre" (72). Elle est la conjonction parfaite de la nature et de l'art, un produit artistique de la nature, fait par jalousie à l'égard des "merveilles futures des sculpteurs grecs". Suprême idéal, donc, chez un Gautier soucieux d'élever la nature au rang de l'art.

Cléopâtre est de la même trempe: "Cléomène, s'il eût été son contemporain et s'il eût pu la voir, aurait brisé sa Vénus de dépit" (32). Et Tahoser, même momifiée: "Sa pose (...) était celle de la Vénus de Mèdici (...). Jamais statue grecque ou romaine n'offrit un galbe plus élégant" {Roman de la momie, 186). Et Hermonthis, dans Le Pied de momie, dont le "pied charmant [est] pris d'abord pour un fragment de Vénus antique" (136). Et Arria Marcella, surprise "dans une pose voluptueuse et sereine qui rappelait la femme couchée de Phidias sur le fronton du Parthénon" (197; elle est aussi comparée à Cléopâtre).

Par ailleurs, tout l'univers à\x Roi Candaule est imprégné de peinture et d'art, le palais en est plein, mais Nyssia vient tout évincer et supprime l'amateur d'art, son mari. La fin de l'histoire, où la belle reine se reconstitue dans son intégrité artistique, ressemble à celle d'Une Nuit de Cléopâtre, où Meïamoun, le jeune amant de la reine, ne doit pas survivre à l'amour. Vénus ne saurait jamais être "Vénus Pandemos" (celle de tous, La Chaîne d'or, 238), car la beauté est indivisible, une fois fixée comme œuvre d'art. On objectera que l'amour n'est pas toujours à ce point exclusif; Tahoser, dans Le Roman de la momie, est aimée du Pharaon après avoir ellemême aimé le Juif Poëri. La jeune Juive Rachel propose même à Tahoser qu'elles vivent toutes deux avec Poëri, un peu comme Plangon et Bacchide avec Ctésias. On s'étonne aussi que Tahoser reste seule à la fin. Mais ne finit-elle pas avec Lord Evandale, le véritable amateur d'art de ce récit à tiroirs qu'est Le Roman de la momiel C'est lui qui gardera Tahoser, c'est à lui qu'appartient cette Vénus surgie du fond des âges. Bien sûr, elle avait déjà de son vivant "une délicatesse idéale", et le narrateur note que "les sculpteurs avaient dû penser à elle en taillant lesimages d'lsiset d'Hâthor" (qui est la Vénus égyptienne, 196). Mais Tahoser-Vénus peut appartenir à Lord Evandale seul, parce qu'elle sait ressusciter et vaincre le temps.

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L'art - la résurrection

"A l'aspect de la belle morte, le jeune lord éprouva ce désir rétrospectif qu'inspire souvent la vue d'un marbre ou d'un tableau représentant une femme du temps passé" (188). Ce phénomène n'exprime pas une certaine nécrophilie chez Gautier, comme on l'a souvent allégué. Gautier est bien plus le poète de la vie que de la mort; il suffit de penser au mouvement esquissé dans les contes, de l'ennui à la "vie élyséenne" de Ctésias, Bacchide et Plangon, et d'y ajouter le "Laisse-moi vivre encore" de La Comédie de la mort, et la restauration effectuée dans le dernier chapitre du Capitaine Fracasse, où Isabelle s'ingénie, par tous les arts, à rendre la vie au château du héros. Et celui-ci ne ressuscite-t-il pas sur la scène du théâtre? La résurrection dans l'art et par l'art équivaut à une transposition du réel en art. Par cette transposition, la littérature se confirme comme ce qu'elle est: du non-réel. Tahoser morte et ressuscitée n'est pas une momie, mais une oeuvre d'art, dont le lecteur/Evandale va apprendre l'histoire vivante dans le "roman".

Rien ne s'oppose apparemment à ce que la fiction du roman de la momie fasse revivre Tahoser, "morte il y a trois mille cinq cents ans" (342), comme rien ne s'oppose au rapprochement de Gretchen avec Vénus. Deux mille, trois mille ans... ces chiffres se trouvent un peu partout dans les contes. Le pied de Hermonthis frissonne encore sous "les baisers amoureux de vingt siècles" (136), et Tiburce, s'adressant à la Madeleine, précise encore la distance à surmonter: "Viens, Madeleine, quoique tu sois morte il y a deux mille ans, j'ai assez de jeunesse et d'ardeur pour ranimer ta poussière" (168). Souvent, c'est une "idée d'artiste" que de vouloir ranimer ainsi les mortes {Pied de momie, 137), ce qui est particulièrement clair dans le cas d'Octavien dans Arria Marcella:

Comme Faust, il avait aimé Hélène, et il aurait voulu que les ondulations des siècles apportassent jusqu'à lui une de ces sublimes personnifications des désirs et des rêves humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires, subsiste toujours dans l'espace et le temps. Il s'était composé un sérail idéal avec Sémiramis, Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d'Aragon. (181)

II s'extasie en regardant, au musée de Naples, le fragment du sein pétrifié d'Arria qui a "traversé les siècles" (168), sa promenade dans Pompéi est un "brusque saut de dix-neuf siècles en arrière" (170) et lui permet de "transposer son âme au siècle de Titus" (182).

Apparentées à ces résurrections à travers les siècles, d'autres, d'une espèce plus symbolique, peuvent avoir lieu. On a vu comment le Pharaon souffre de l'ennui dans Le Roman de la momie. Dans le cortège d'où il voit pour la premièrefois Tahoser, il a l'air d'une statue inanimée, et c'est Tahoser qui provoque,sinon sa ressuscitation, au moins sa naissance à la vie. Il le lui confirme plus tard: "ô Tahoser! tu as fait de moi un homme!" (311). - Pourquoi alors la fin désastreuse de Fortunio et d''Arria Marcella? Musidora, peinture parfaite ("on la prendrait pour une vignette animée des Amours des Anges, par Thomas Moore,

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tant elle est limpide et diaphane"3s) pourrait, vu sa condition de femme du demi-monde, ressembler à Plangon. La figure de Musidora semble même vouée à l'art; Fortunio ne s'écrie-t-il pas, au sortir de Musidora du bain: "Pourquoi n'y at-ilpas un Phidias sur le rivage? le monde moderne aurait sa Vénus Anadyomène"(112). Mais la dualité de Musidora36 subsiste, et Fortunio ne peut oublier le passé peu chaste de la courtisane. D'ailleurs, dans le texte, la perfection artistiqueest comme généralisée, mise à la portée de tout le monde, courtisanes inclues(Phébée (29), Cinthie (30), Fortunio (36)), et Musidora demeure équivoque,"logeant sous sa frêle enveloppe une malice hyperdiabolique" (38, cf. 75-76).Prolongeant ambiguïté, le couple a accès à la scène théâtrale, autre forme artistique, mais à quelle scène...: "Fortunio (...), comme Othello lorsqu'il reconduit Desdemona, fit entrer sa tremblante beauté dans un petit salon" (97). La scène n'est pas ici un lieu sûr comme la toile dans son cadre, mais un lieu artificielau sens de factice, comme l'est l'installation pseudo-fantastique, secrète comme si le rideau n'ose pas se lever, de Fortunio à Paris. La vie de Musidora demeuredonc double, "l'une toute extérieure", mais l'autre, avec Fortunio, "mystérieuse,séparée" (104), cachée, un rêve sournois comme Fortunio lui-même (80).

Le théâtre et le rêve déterminent le sort d'Arria et d'Octavien. Quand, nuitamment, Octavien entre dans Pompéi, il "march(e) dans un rêve" (185), et il passe par tous les théâtres, comme il avait fait avec ses deux amis le matin même. La ville détruite se restaure comme dans une mise en scène, et le héros assiste à une représentation théâtrale, théâtre dans le théâtre, où "les décorations, quoique très bien peintes, [sont] plutôt représentatives de l'idée d'un lieu que du lieu lui-même, comme les coulisses vagues du théâtre classique" (193). Quoiqu'il semble ainsi accéder à un univers parfaitement artistique, où "Paris continue d'enlever Hélène" (199), cet univers d'Octavien est précaire. Arria, image de la beauté éternelle stimulée par l'ambiance et la métaphorique théâtrales, n'est pas une figure aussi bien établie que celle de Nyssia et de Ctésias, fondée sur la métaphorique

L'art - la peinture

Dans son livre sur Gautier, M. Voisin note que "l'essentiel de son œuvre fantastiques'emploie à remonter le temps, à ressusciter le passé", et que "l'art, l'imagination,transfigure le réel et même transcende l'histoire"37. Cette conclusion s'explique bien par le sujet de certains contes et de certains feuilletons de Gautier,comme par l'idée d'un art qui dure (cf. Emaux et camées) et de la pérennitédes formes idéales. Cependant, le mobile de la résurrection du passé et de



35: Fortunio et autres nouvelles, p. 28.

36: Cf. Savalle, op. cit., p. 64-65.

37: Op. cit., p. 55, cf. p. 57.

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l'établissement d'une durée nous semble se trouver dans la poétique même de Gautier. Si celui-ci "refuse l'irréversibilité de la durée en s'efforçant de ressusciterou d'actualiser le passé"3B, c'est que cette thématique est subordonnée à une poétique de l'art littéraire. Tout vient de là. Le projet de Gautier n'est pas tant dans les thèmes que dans la forme. Non seulement les textes qu'on a parcourus jusqu'ici renferment - dans une mise en abyme du fait artistique - une thématiquequi supprime l'imperfection et cultive exclusivement la beauté idéale, mais le discours lance et relance une métaphorique qui met tout dans une perspective artistique. Sauver de la dominance du réel les figures représentées, les élever de ce niveau de la contingence à un niveau mythologique fait d'images immuables, est un projet qui s'accomplit par un discours métaphorique rappelant que le réel est aussi autre chose. En même temps, la littérature se désigne constamment ellemêmepar l'usage qu'elle fait de cette expression artistique privilégiée.

Quand il parle des arts, ou quand il rapporte des choses vues au cours d'un voyage, Gautier n'a aucune difficulté à surmonter le problème du temps soulevé par M. Voisin. Citons quelques exemples. On a crié à l'anachronisme, dit Gautier, devant les tableaux représentant la Madone en même temps que les patrons du donataire. Or, on n'a pas compris "que pour une foi vive il n'existe ni temps ni lieu", et que le rapprochement était réel et bien fondé, "car la Madone était alors un être vivant, contemporain, actuel; elle prenait part à l'existence de chacun" {Italia, 242). C'est bien l'art qui opère cette contemporanéité, cela ne fait pas de doute pour Gautier:

Nous arrivions de Pompéi lorsque nous avons vu Vin teneur grec de M. Gérome pour la première fois. Nous venions d'errer des heures entières dans cette ville morte dont on a soulevé le coin du linceul et qui revoit le soleil après avoir dormi deux mille ans. Notre impression était donc toute fraîche. Ces chambres dévastées (...), ces colonnes tronquées (...) nous les avons retrouvées dans le tableau de M. Gérome, mais à l'état vivant (...). Jamais restauration ne fut plus complète.39

Comme on sait, Gautier a lui-même délaissé la peinture pour la littérature {Histoire du romantisme, 3). Cependant, il ressort de ses écrits sur l'art que la différence entre peinture et écriture littéraire n'était pas grande à ses yeux. De Delacroix, il dit que "s'il exécutait en peintre, il pensait en poète, et le fond de son talent est fait de littérature". Delacroix sait s'assimiler les types qu'il emprunteà la littérature (au Faust de Goethe, par exemple) et les recréer "tout en leur gardant leur physionomie" (ibid. 205-206). Le peintre ne copie pas, son art n'est pas un art d'imitation, au contraire, il "porte son tableau en lui-même", et les signes qu'il prend à la nature, il les "transforme" {L'Art moderne, 135-136).L'idée la transformation vient sans doute du "faire", obligatoire lorsqu'ontravaille avec des formes et des couleurs: "Ce n'est pas assez de penser, il faut faire. L'intention la plus belle a besoin d'être traduite pai un pinceau



38: Ibid., p. 44.

39: Cit. Richer, op. cit., p. 26.

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habile"4o. C'est dans le "faire" que le peintre réalise également son côté "poète": "II fait flotter son rêve sur la réalité (...). Il ne se contente pas de représenter bien exactement (...); il (...) donne une âme, (...) fait vivre, (...) enveloppe d'un charme"4l. Quoi donc de plus naturel, pour Gautier prosateur et poète, que d'emprunter la voie parallèle et de faire paraître les figures qu'il crée comme des œuvres d'art animées, des sculptures et des portraits vivants? S'il emprunte à l'art la conception de l'idéal, c'est pour réserver au domaine littéraire une place parmi les formes artistiques qui représentent une réalité, en même temps qu'elles transposent tout réel à un autre niveau.

Plus tard, chez Mallarmé, dont la poétique et la pratique, sur ce point, prolongent très exactement celles de Gautier, cette conception de l'art risquera d'amener la dissolution de la littérature, art représentatif. Déjà, Gautier disait de la peinture qu'elle "agit souvent avec d'autant plus de force qu'elle s'éloigne de la nature" (L'Art moderne, 146). Mallarmé proposera, comme on sait, de "transposer un fait de nature en sa presque disparition"42. Or, parler dans un texte littéraire de Cléopâtre, personnage historique (dont, il est vrai, on ne sait pas grandchose...), raconter le voyage de Tiburce, la vie de Gretchen, personnages dans une réalité supposée par la fiction, cela ne va pas, selon cette poétique, sans supprimer cette historicité et cette réalité. Gautier voyageur se contente d'en garder les traits convaincants, comme le ferait un peintre: "nous pensions à la belle juive, dont nous burinions la physionomie dans notre mémoire, comme un dessinateur qui repasse son trait, de peur qu'il ne s'efface " (Voyage en Russie, 11, 190). Mais le poète va plus loin; il n'hésite pas à transformer ces images et ces traits et à les noter comme relevant explicitement de cet art qu'est la littérature. Le fait artistique chez Gautier réside dans les comparaisons et images métaphoriques, formes qui dégagent la littérature du réel. Le travail thématique (donner une âme à la forme morte, à Hermonthis, à Tahoser, à Arria), qui culmine dans les œuvres d'art rétablies à l'intérieur même de l'univers imaginaire, s'ajoute comme preuve finale à cet effort d'artiste.

Le cycle du théâtre

Sainte-Beuve a fort bien parlé de la "peinture écrite" chez Gautier43. C'est une belle expression à laquelle on pourrait s'arrêter, si la métaphorique théâtrale, apparuedans Arria Marcella, n'était pas un élément essentiel dans les trois derniers contes,/!vatar (1856), Jettatura (1856) et Spirite (1865), auxquels correspond le roman Le Capitaine Fracasse (1861-1863). Dans le cycle formé par ces textes, le théâtre et la métaphorique qui y renvoie participent à la recherche d'une vérité,



40: Voyage en Russie, éd. Charpentier, 1867, t. I, p. 12. Cf. Mallarmé rappelant à Degas que la poésie se fait avec des mots, non avec des idées.

41: Cit. Voisin, op. cit., p. 334-335.

42: Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, 1945, p. 368.

43: Op. cit., p. 330.

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idéale, dirait-on, mais qui n'est, au fond, que la transposition d'une réalité sur une scène. Au niveau du discours, toujours imprégné de la métaphorique picturale,apparaît de façon plus nette le caractère 'théâtral' des personnages et, parfois,des lieux. Au niveau des thèmes comme au niveau du discours, le réel tend à disparaître à la faveur d'une idéalisation des figures et d'une poétisation explicite de la littérature qui se fait ici.

La peinture - le théâtre

Considérons d'abord le rapport organique, parfois dialectique, entre la métaphore picturale et la métaphore théâtrale. On se rappelle qu'Octavien à*Arria Marcella est un peu artiste et qu'il demande "un beau clair de lune, pour encadrer un rendez-vous" (181). Lors de sa descente nocturne dans la ville morte, la lune illumine, "comme une touche de sentiment dans l'esquisse d'un tableau, (...) tout un ensemble écroulé" (182). Ce tableau se transforme, dans la phrase qui suit, en théâtre: "Les génies taciturnes de la nuit semblaient avoir réparé la cité fossile pour quelque représentation d'une vie fantastique". L'illusion théâtrale est finalement détruite, comme dans cet autre passage de lettatura, où le personnage principal se souvient d'un accident auquel il a assisté à Londres:

la grâce d'une jeune danseuse anglaise l'avait particulièrement frappé. Sans en être plus épris qu'on ne l'est d'une gracieuse figure de tableau ou de gravure, il la suivait du regard (...). Un soir, la danseuse (...) rasa de plus près cette étincelante ligne de feu qui sépare au théâtre le monde idéal du monde réel. (386)

Ses vêtements ayant pris feu, elle meurt, Hérâcle féminin vêtu d'une peau de
Nessus brûlante, pour avoir semblé transgresser cette limite entre l'art et le régi 44.

Cependant, le mouvement entre 'peinture' et 'théâtre' peut être inverse, ce dernier pouvant servir d'introduction à la première qui devient par ce fait une sorte de théâtre figé. Le théâtre est alors l'art en devenir, et la peinture, elle, fixe, par ses moyens artistiques spécifiques, l'image du monde. Citons comme exemple un passage relevé encore dans lettatura, à l'endroit où Paul d'Aspremont pénètre dans le jardin qui entoure la villa d'Alicia, sa fiancée. Le jardin inculte constitue un rideau qui se lève et donne accès à la scène dont le décor frôle déjà la peinture: "c'est à peine si, à travers les interstices de ces frondaisons luxuriantes, l'œil pouvait démêler la façade de la maison brillant par plaques blanches derrière ce rideau touffu" (340); "Cette terrasse (...) était en effet fort pittoresque, et mérite une description particulière (...), il faut peindre le décor des scènes que l'on raconte" (341).

Dans Avatar, le jardin de l'hôtel du comte Labinski, qui abrite le couple le



44: La danseuse, expression d'art pur (qu'on retrouve chez Mallarmé, op. cit., p. 303-307) est décrite dans les termes suivants par Gautier: "Fanny Elsler est une danseuse tout à fait païenne; elle rappelle la muse Terpsichore (...), on croit voir une de ces belles figures d'Herculanum ou de Pompéi (...)." Histoire de l'art dramatique en France, I, p. 38-39,11 sept. 1837.

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plus idéal qui soit sur terre, est une scène de théâtre, vite associée à la peinture: "un mur de grosses roches (...) qui, se relevant de chaque côté en manière de coulisses, encadraient (...) le frais et vert paysage resserré entre elles", et "un peintre n'eût pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir"(232-233).

Un passage-clé, tiré de Spirite, montre également le glissement du 'théâtre' à la 'peinture'. Guy de Malivert, ayant été prévenu par son ami, le baron de Féroë, qu'une communication avec un esprit mystérieux l'attend, veut tenter l'expérience. Le miroir vers lequel il dirige son regard devient à la fois peinture et théâtre:

La glace à biseau était encadrée d'ornements de cristal taillé, et surmontée d'un fouillis de rinceaux et de fleurs de la même matière qui, sur la teinte unie du fond, tantôt prenaient l'apparence de l'argent mat, tantôt lançaient par leurs facettes des éclairs prismatiques.

Qu'on songe à cette "étincelante ligne de feu", la rampe, figurant dans Jettatura,
et on conçoit que dans ce cadre et sur cette scène peuvent apparaître une figure
ou un portrait. Au départ, la scène est vide:

Au milieu de ce scintillement, la glace, de petite dimension comme tous les miroirs de
Venise, paraissait d'un noir bleuâtre, indéfiniment profond, et ressemblait à une ouverture
pratiquée sur un vide rempli d'idéales ténèbres, (ibid.)

Ne reflétant rien, ce n'est déjà plus un miroir commun, mais un miroir terni de
théâtre :

Chose bizarre, aucun des objets opposés ne s'y réfléchissait: on eût dit une de ces glaces
de théâtre que le décorateur couvre de teintes vagues et neutres pour empêcher la salle de
s'y refléter, (ibid.)

Miroir fermé du côté des spectateurs, mais qui s'ouvre peut-être sur autre chose, cette scène absorbe le regard de Guy qui y voit déjà plus clair: une ombre se détache vaguement du fond noir à mesure que Guy, de son côté, "franchi[t] le seuil redoutable" de la rampe et se met "hors du cercle que la nature a tracé autour de l'homme". Par opposition à cette "nature", n'est-ce pas un phénomène artistique qui va surgir? Quelque chose commence à se dessiner plus distinctement, mais les couleurs sont encore "immatérielles pour ainsi dire", et la figure qui apparaît ne perd pas son caractère irréel et fantastique:

C'était plutôt l'idée d'une couleur que la couleur elle-même (...). L'image se condensait de plus en plus sans atteindre pourtant la précision grossière de la réalité, et Guy de Malivert put enfin voir, délimitée par la bordure de la glace comme un portrait par son cadre, une tête de jeune femme, ou plutôt de jeune fille, d'une beauté dont la beauté mortelle n'est que l'ombre. (84)

Tout en s'approchant du réel, la figure paraît plus vraie dans son cadre qu'aucune
figure réelle. Aussi Guy se demande-t-il si l'image existe en réalité, mais la
réponse indique plutôt qu'elle est du domaine de l'art:

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ce qu'il voyait, quoique semblable, ne ressemblait en rien à ce qui passe, en cette vie,
pour une tête de belle femme. C'était bien les mêmes traits, mais épurés, transfigurés,
idéalisés (...)• (85)

Voilà une belle définition de l'art: semblable, oui, mais jamais entièrement ressemblant,
jamais une copie; une figure, oui, mais transposée à un niveau idéal.

Les exemples ont montré que la voie de l'artiste ou de l'amateur d'art vers la peinture et le théâtre peut être une voie de destruction ou, inversement, de création. Par ailleurs, le fait que Le Capitaine Fracasse soit contemporain de Spirite, conte positif, présente un argument en faveur de la fin positive de ce roman (on sait qu'il en existait une autre, négative): Isabelle ne met-elle pas en scène le vieux château de la misère comme château du bonheur, à l'aide d'architectes, qui sont de véritables scénaristes? et cette scène n'est-elle pas décorée par "des peintres habiles"?4s Peinture et théâtre en même temps donc.

Le théâtre — la destruction

Dans Arria Marcella et Jettatura, Naples constitue le décor — si l'on peut dire — de la transposition artistique. Alors que l'action de ces deux contes se déroule presque entièrement dans la ville italienne (sauf, respectivement, la fin et le début de l'histoire), un petit passage seulement d'Avatar renvoie à cette scène. Octave de Saville, qui s'ennuie à Paris, essaye de guérir à Naples:

On l'avait envoyé aux eaux; mais les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un
voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce beau soleil si vanté lui avait
semblé noir comme celui de la gravure d'Albrecht Durer (...). (209-210)

Le renvoi implicite à Nerval, dans ces lignes, est significatif, dans la mesure où l'effort entier de l'artiste Gautier ressemble assez bien à celui de Gérard "orphique" cherchant la cohérence et la durée (cf. surtout Octavie, Sylvie, "El Desdichado" et "Myrtho"). Dans la perspective d'Octave de Saville, c'est une question de vie et de mort: "Lavie en était absente (de sa chambre), et en y entrant on recevait àla figure cette bouffée d'air froid qui sort des tombeaux quand on les ouvre" (211).

Inutile de dire combien ce jeu de la vie et de la mort est important dans^lraa
Marcella, du début à la fin, et que la menace de la destruction, et, inversement, le
recours à l'art, y occupent une place prépondérante:

les tombeaux, au lieu d'un cadavre horrible, ne contenaient qu'une pincée de cendres,
idée abstraite de la mort. L'art embellissait ces dernières demeures, et, comme dit
Goethe, le païen décorait des images de la vie les sarcophages et les urnes. (174)

C'est exactement cette fonction, ce devoir de l'art qui est le sujet de ce conte. En effet, tout se joue à l'intérieur de la ville morte, où Octavien se rend volontairement pour être plongé dans le rêve d'une image idéale de la femme, image artistique, car, dès le début, c'est de l'art qu'il tombe amoureux, comme le montre le passage suivant qui répond à celui de Goethe:



45: Le Capitaìne Fracasse, éd. Garnier, 1961, p. 491

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Ce qu'il examinait avec tant d'attention, c'était un morceau de cendre noire coagulée portant une empreinte creuse: on eût dit un fragment de moule de statue, brisé par la fonte; l'œil exercé d'un artiste y eût aisément reconnu la coupe d'un sein admirable et d'un flanc aussi pur de style que celui d'une statue grecque. (167)

Dès lors, la recherche dArda Marcella prend l'apparence d'une initiation au domaine
réservé de l'art et d'une descente d'Orphée vouée, autant que celle-ci, à
l'échec.

Si le thème d'Orphée manque dans Avatar, le domaine de l'art, et principalement du théâtre, y est également le but de la recherche du héros. Au départ, Octave de Saville est confiné au theatrum mundi\ il y accomplit "la pantomime habituelle" de la vie (218)46, et se contente de se planter, le soir, "sur l'escalier de l'Opéra pour voir s'écouler la cascade des toilettes" (213). Or, quelques années auparavant, il se trouvait à Florence, ville d'art, où il courait les musées. C'est alors que le theatrum mundi s'était subitement transformé, par suite de l'apparition d'une jeune femme aux "Caséines", qui sont à Florence "ce que le bois de Boulogne est à Paris" (221), à savoir une fausse scène de théâtre comme nous l'apprendra Spirite (97). "Chef-d'œuvre humain" (223), Prascovie y fait "son début", ressemblant aux "belles productions de l'école vénérienne" (224); lui se transforme en "Roméo oubliant] Rosalinde à l'aspect de Juliette". Cependant, l'Héroïne est déjà trop "ange", sa voix trop "céleste", les "splendeurs du paradis" de Dante l'imprègnent déjà trop pour que lui puisse espérer la conquérir. Elle est tout art... et se réserve à son mari, comme Nyssia. Prascovie et Olaf Labinski, c'est "l'androgyne de Platon"47, la "dualité dans l'unité", la perfection artistique close sur elle-même. Ce n'est qu'à la fin de Spirite qu'un héros de Gautier accède à cette unité spirituelle.

La beauté d'Alicia Ward, dans Jettatura, fait-elle le même effet? Sans doute encore dans la première "scène", évoquée ci-dessus, où elle témoigne "en faveur de ces romanesques figures de femmes de Maclise" (343). Cependant, ce ne peut être là qu'un effet artistique précaire, puisque, dans l'histoire des amours d'Alicia et de Paul, la dégradation de la beauté commence déjà en Angleterre, où une métaphore théâtrale est comme un mauvais présage du sort de la jeune femme: elle portait une "branche de jasmin qui roulait dans la cascade de ses cheveux comme une fleur de la couronne d'Ophélie" (348). Transportée à la scène de Naples, elle ne peut vivre qu'une vie artificielle, constamment menacée par le regard du jettatore' d'Aspremont.



46: Transportée à la scène, la pantomime acquiert une valeur autrement importante: "La pantomime est la vraie comédie humaine, et, bien qu'elle n'emploie pas deux mille personnages, comme celle de M. de Balzac, elle n'en est pas moins complète. (...) un microcosme complet et qui suffit à toutes les évolutions de la pensée." Cit. Jasinski, op. cit., p. 165.

47: Cf. Une Nuit de Cléopâtre, p. 17, et La Chaîne d'or, p. 238. Voir Voisin, op. cit., p. 156. Pour la comparaison Ctésias-Hyacinthe, voir J. Molino, "Le mythe de l'androgyne", in: Aimer en France, Clermont-Ferrand, 1981, t. 11, p. 404: sur Mademoiselle de Maupin, ibid., p. 409.

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La métaphore théâtrale dans ces trois contes, si elle assure la présence de l'art, introduit une incertitude par rapport à la fonction sécurisante de la métaphorique artistique du cycle précédent. Dans Arria Marcella, le théâtre est illusion; dans Avatar, la mise en scène n'est qu'un faux théâtre, une extériorité trompeuse; dans Jettatura, le théâtre est un art impossible, qui se détruit lui-même comme le montre l'image de la danseuse, et détruisant tout,jusqu'au regard qui voudrait s'y arrêter et s'y complaire.

Arria Marcella présente dans un éclair la résurrection de la beauté idéale dans la littérature, une mise en scène écrite de la vie d'autrefois, "les formes d'une existence évanouie (...) conservées intactes" (170). Faire revivre cette existence et cette beauté, c'est créer du théâtre, et Octavien s'y initie en visitant avec ses amis les ruines du théâtre tragique et de l'amphithéâtre. Le héros est déjà luimême assimilé à un personnage de théâtre, à Faust (181), amoureux d'une autre beauté antique qu'on évoque à son intention. La nuit, le "froid cadavre" de Pompéi se transforme en "une Pompéi vivante, jeune, intacte" (185), dans laquelle Octavien assiste à la représentation d'une pièce de Plaute. En entrant dans la maison d'Arria, Octavien n'est pas sans remarquer, et le narrateur sans souligner, en quoi tout fait un effet de théâtre, étant donné que la nature est représentée dans divers types de décorations:

une guirlande d'aristoloche suspendait ses larges feuilles vertes en forme de cœur aux saillies de l'architecture comme une arabesque naturelle (...). Des panneaux de fresque représentant des architectures capricieuses ou des paysages de fantaisie décoraient les murailles. (...) une frise composée de cerfs, de lièvres et d'oiseaux se jouant parmi les feuillages régnait au-dessus d'un revêtement de marbre cipolin (...). (196-197)

Dans ce décor, la présence d'Arria prouve que "rien ne meurt", que "tout existe toujours" (199). Mais selon la métaphorique du texte et les exemples évoqués par le narrateur, qui sont tous des œuvres littéraires, d'Homère, de Goethe, de Gautier lui-même, c'est l'art qui est infini:

Paris continue d'enlever Hélène dans une région inconnue de l'espace. La galère de Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l'azur d'un Cydnus idéal. Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés en apparance, et faire revivre des personnages morts pour tous. Faust a eu pour maîtresse la fille de Tyndare, et l'a conduite à son château gothique, du fond des abîmes mystérieux de l'Hadès. (199)

Cette intertextualité est complétée par la comparaison d'Arria avec Empouse et Phorkyas, monstres du Second Faust de Goethe (encore des personnages théâtraux);c'est décidément la souveraineté de l'art, et de l'art littéraire, qui est visée.Dans la perspective qui est la nôtre, il est donc impossible de voir dans cette région théâtrale autre chose qu'une région littéraire: l'auteur n'évoque pas I'"extra-monde "4B. D'ailleurs, l'enchantement artistique est précaire, c'est encore un "rêve" (185).Par cette précarité, le conte se rapproche de Fortunio, où Musidora



48: Cf. Marie-Claude Schapira: "Une relecture des nouvelles de Gautier", Bulletin de la Société Théophile Gautier, no. 3, 1981, p. 23.

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perd la vie pour avoir partagé celle du héros, sans avoir pu s'y installer d'une façondurable.

La scène idéale désirée, l'Eldorado de Fortunio ou la maison d'Arda, un autre personnage avide d'amour tente de la conquérir dans Avatar en essayant les remèdes du théâtre même: le déguisement et le masque. Pour entrer sur la scène déjà complète, il est nécessaire de faire disparaître l'un des protagonistes-anges qui l'occupent, Olaf Labinski. Le docteur Cherbonneau, magicien, fait que les deux hommes changent de corps: selon les apparences, Octave sera désormais Olaf, et le pauvre comte Labinski se voit fermer les portes de son paradis. Voici donc Octave passé à, l'état de Roméo, et Prascovie — c'est au moins ce que suppose Cherbonneau - à celui de la fille des Capulet (255). Mais le déguisement d'Octave ne fait que prolonger la pantomime de la vie, sans la transposer au niveau de l'art, car "l'esprit est tout, la matière n'existe qu'en apparence" (250-251), ce qui manque dans Octave-Labinski, c'est exactement l'âme d'Olaf. Le jeu est perdu, et la scène parfaite n'est dérangée que passagèrement. Aussi étaitelle bien défendue, par l'art: quand Octave-Labinski s'aventure dans le palais du comte, son regard tombe sur "un des plus célèbres groupes de Canova, Y Amour embrassant Psyché" (264), groupe idéal que Fortunio aurait dû mettre en scène selon les intentions de l'auteur (24), mais qui n'est finalement créé que sur la scène de Spirite (199). De son côté, Prascovie égale les œuvres de tous les peintres fameux et ne se soucie guère de l'intrusion du faux comte Labinski: "Mêlez l'ambre du Titien et l'argent de Paul Veronése avec le vernis d'or de Rembrandt (...), et vous n'obtiendrez pas encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure" (289). Devant cette "Béatrice de Dante", Octave n'est en somme qu'un "diable" (282, 293) ou un vampire (274), condamné à disparaître.

La scène théâtrale se dissipe comme l'illusion qu'elle est dans Arria Marcella; elle est perturbée, mais rétablie dans Avatar. Dans Jettatura, la perfection artistique est détruite sans retour. Quoique parfaite, la scène semble incomplète, puisque Alicia y figure seule, mais la beauté de l'Anglaise, pareille à celles de Nyssia et de Ctésias, doit être préservée de l'intrusion d'autrui, en particulier de son fiancé qui, non content d'être amateur du théâtre (il fréquente le théâtre de Pulcinella, avec les mêmes effets désastreux qu'au théâtre où la danseuse se brûlait aux feux de la rampe), veut participer à la pièce qui s'y joue. Comme dans les deux autres contes, il y a des théâtres qui échappent au spectateur. La distance entre Alicia et Paul, en effet, se creuse; alors que "la beauté si parfaite d'Alicia se spritualis[e] par la souffrance" (431), Paul, qui veut s'aveugler lui-même, attend que "le rideau" tombe entre ses yeux et "le décor de l'univers" (430). En attendant, il prévoit une ultime solution et note chaque trait d'Alicia pour faire un portrait de mémoire (432), visant ainsi l'imaginaire, comme celui constitué dans la littérature".

Maintenant, dit Paul, noble et charmante créature, je pourrais devenir ton mari sans être
un assassin. Tu ne dépériras plus héroïquement sous mon regard funeste (...) ton image

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céleste rayonnera d'un éclat immortel dans mon souvenir; je te verrai avec l'œil de l'âme

(...). Par ta parole, tu [me] rendras l'univers évanoui. (434)

Au lieu du theatrum mundi, Paul, par le truchement u"Alicia devenue narratrice, voudrait jouir d'un univers imaginaire et contempler une image artistique de sa fiancée. Dans l'impossibilité de préserver le réel dans un théâtre idéal, le personnage conçoit l'idée d'un certain art littéraire. C'est à la création d'une poétique que nous assistons, non à un culte de la beauté ou à une croyance mystique.

Le théâtre - la littérature

Spirite constitue, dans cette perspective, le volet positif du second cycle des contes de Gautier. On a présenté ci-dessus le passage-clé, où Spirite, qui est l'ombre de la jeune fille morte, Lavinia, apparaît devant le héros dans le miroir: apparence théâtrale et picturale en opposition avec ce qui précède dans le récit. En effet, la situation de Guy de Malivert est insoutenable, le theatrum mundi l'entoure de toutes parts, en particulier en la personne de Madame d'Ymbercourt qui n'a ni âme ni personnalité, alors que Guy est "artiste de nature" (51). Ce théâtre vide, Guy voudrait le fuir par l'intermédiaire du baron de Féroë, voyant et swedenborgien.

Tout change avec l'expérience du miroir: "A partir de ce moment, toutes les femmes qu'il avait connues s'effacèrent de sa mémoire. A l'apparition de Spirite, il avait oublié l'amour terrestre comme Roméo oublie Rosalinde quand il voit Juliette" (87). Sa passion pour Spirite est une "nostalgie (...) d'idéal" (89), "d'un devenir perpétuel" (90) qui n'est pas accordé au théâtre du monde. Que la figure de Spirite réponde à ce désir est confirmé par la scène du lac. En plein hiver, Malivert (la rime n'est pas fortuite) est allé dans son traîneau au bois de Boulogne et s'arrête près du lac; û regarde "cette scène divertissante et pittoresque dont les principaux créateurs lui [sont] connus" (98), ce "fourmillement perpétuel de costumes (...), cette espèce de bal masqué sur la glace " (97). Il est difficile de voir en ce bal une "existence mondaine" changée en "œuvre d'art", comme le veut Ross Chambers49. Il est bien plutôt question d'un art de pacotille, et la vie masquée (cf. Avatar) n'est précisément pas le vrai théâtre, mais une imitation. La foule est composée de gens qui font penser, non à des œuvres d'art, mais "à ces dessus de porte des vieux châteaux représentant les quatre Saisons où l'Hiver est figuré par de galants seigneurs poussant (...) des marquises masquées de loups de velours" (97). Ils se distinguent de Spirite qui y apparaît en princesse russe, visible pour Guy seul, "dans cette pose appelée profil perdu par les artistes" (100), et un sourire "sur les lèvres, dont les sinuosités formaient l'arc tracé par la bouche de Mona Lisa" (101). Ce n'est qu'à l'apparition de Spirite que la "scène" se transforme en scène artistique.

La transformation en art continue lorsque, le soir, Guy voit se dessiner, à côté



49: Spirile de Théophile Gautier, Archives des lettres modernes, Minard, 1974, p. 27.

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de sa propre main, une autre, "d'une perfection que l'art n'a pas égalée et que la nature essayerait en vain d'atteindre" (107). Mais ce n'est déjà plus le théâtre qui est évoqué à cette occasion, c'est la littérature. En effet, la "dictée de Spirite" est une œuvre d'art écrite, une histoire couvrant une cinquantaine de pages: l'histoirede Lavinia qui était passée autrefois près de Guy sans avoir été remarquée par lui. Mais cette révélation, est-elle due à l'existence d'un arrière-monde, d'un monde spirituel qui s'ouvre par l'initiation?so Dans la scène du miroir et dans celle de la dictée de Spirite, est-ce "l'autre monde qui pénètre dans le nôtre"?sl D'après la métaphorique de ces passages, il y a tout lieu de proposer une autre interprétation:l'apparition de Spirite, dont la métaphorique picturale et théâtrale affirme le caractère artistique, symbolise l'art littéraire dont les personnages sont, comme Spirite elle-même, "semblables" à la réalité, mais jamais ressemblants.Dans la scène du miroir, le problème pour Guy est précisément de distinguerle réel de la fiction:

Guy essaya vainement de rattacher cette figure à quelque souvenir terrestre; elle était
pour lui entièrement nouvelle, et cependant il lui semblait la reconnaître; mais où l'avaitil
vue? Ce n'était pas dans ce monde sublunaire et terraqué. (85-86)

Le regard de Guy n'est pas celui d'un voyant initié à un ailleurs; c'est celui d'un artiste qui se souvient vaguement du réel et transpose ses souvenirs vagues dans des images plus claires. Le conte de Gautier prend l'apparence d'un conte pour l'art littéraire.

D'après la critique gautierienne, il serait encore possible de voir, en Spinte, le témoignage de la croyance de Gautier en la migration des âmes, croyance qui lui serait venue du Second Faust de Goethe: "Gautier sera de plus en plus imbu de la conception selon laquelle tout ce qui a été ou sera se meut dans une région mystérieuse de l'Univers (...) d'où le poète peut faire sortir les ombres", dit R. Jasinskis2. Nous appuyons sur le mot "poète" et insistons sur le travail de l'écrivain, comme le fait Gautier lui-même dans ces lignes sur Goethe:

Goethe, dans son second Faust, suppose que les choses qui se sont passées autrefois se passent encore dans quelque coin de l'univers. (...) Ainsi, dans son étrange poème, la guerre de Troie étend ses rayonnements jusqu'à l'époque chevaleresque (L'Art moderne, 70)

II parle encore d'une "continuation des types à travers diverses formes", ce qui renvoie de même à une des fonctions du discours littéraires3. Au lieu d'un penchant mystique chez Gautier, nous parlerions plutôt, d'après ce qui précède, d'un penchant consciemment littéraire.

La dictée de Spirite est donc de la littérature. C'est le récit, raconté à la



50: Cf. Voisin, op. cit., p. 236-237.

51: Chambers, op. cit., p. 33.

52: Op. cit., p. 185.

53: Article sur Nerval, 2 nov. 1867, cit. G. Poulet: "Théophile Gautier et le Second Faust", Revue de littérature comparée, XXII, 1948, p. 80.

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première personne, de la vie de Lavinia, une vie imaginaire pour Guy qui ne l'a jamais vue, une vie romanesque donc. Mais aussi une vie imaginée, car, presque sans s'en douter, Guy en est en quelque sorte l'auteur ("Dois-je servir moi-même de secrétaire à l'esprit, être mon propre médium?" (108)), composant l'histoire de la femme qu'il aurait aimée. "C'est peut-être un poème", répond Guy, lorsque le baron de Féroë lui demande ce que c'est que "les feuillets d'écriture épars sur la table" (165). Mais le caractère théâtral et pictural de l'expérience n'est pas oubliépour autant. D'abord toute la vie de Lavinia est remplie d'art, et quand "l'idéalrêvé" (163) se manifeste de nouveau à Malivert visitant la tombe de la jeune fille, c'est encore comme sur une scène de théâtre: "dans l'épais rideau des nuages grisâtres une éclaircie s'était formée", et une "forme svelte et blanche" s'élève de la tombe, "enveloppée des plis flottants d'un suaire de gaze, semblable à la robe dont les peintres revêtent les anges" (168-169). Signe d'art, figure de théâtre, élément pictural, Spirite rassemble toutes les formes artistiques évoquées par Gautier, en ajoutant enfin celle autour de laquelle tout tournait: le discours et l'écriture littéraire. Et même elle transcende le domaine de la littérature à l'aide de la musique qui

rendait l'au-delà des mots, le non-sorti du verbe humain, ce qui reste d'inédit dans la phrase la mieux faite (...), l'indicible et l'inexprimable, le desideratum de la pensée au bout de ses efforts, et tout le flottant, le flou, le suave qui déborde du contour trop sec de la parole. (176)

Thématiquement, cette figure représente l'image idéale de la femme qu'on a vue si souvent dans les contes, par exemple dans la scène finale, où elle ressemble à "une vierge des Panathées descendue de sa frise" (204). Mais Spirite n'est pas seulement un conte pour l'art; c'est aussi un texte littéraire sur la constitution de la littérature, un conte dans lequel la littérature se crée comme le contre-monde qu'elle est pour le narrateur, transposant, sous la dictée de Spirite, un réel en idéal au moyen du discours artistique. C'est, en même temps, désigner et définir une fonction de la littérature: celle de créer. Finalement, la thématique artistique, la métaphorique picturale et théâtrale, et le discours littéraire, dans la mise en abyme que nous en trouvons dans Spirite, se rejoignent pour désigner un art allant au-delà du réel. C'est ainsi que le dernier conte de Gautier peut être considéré comme l'illustration de la poétique qu'il renferme.

Conclusion

Ce contre-monde a suscité des explications. On les a cherchées dans la vie de l'auteur (Savalle), dans son penchant au mysticisme (Richer), ou encore dans un effort de sublimation (Voisin). Et on l'a réduit à un désir chez Gautier de surmonterla menace de la mort, ou de se libérer de la vies4. Spirita, encore mieux que les autres contes, s'y prête, dans la mesure où il met en scène une femme



54: G. Poulet: Etudes sur le temps humain, I, 1956, p. 317; Savalle, op. cit., p. 218.

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ressuscitée à laquelle le héros peut s'unir dans l'au-delà d'un bonheur éternel. A la place de l'existence vide, Gautier mettrait ainsi une existence idéale. Cette "direction platonicienne" de sa penséess supposerait la croyance en un dualisme de l'homme et en une possibilité, fondée en dernière instance sur la croyance chrétienne, de faire éclater ce dualismes6. A cette interprétation s'ajoute facilementune lecture biographique de l'œuvre de Gautier, selon laquelle les différentesdéceptions de sa vie amoureuse seraient compensées par le spiritualisme qui "se pare des prestiges de l'art: s'alliant au rêve de beauté grecque, il rejoint une conception platonicienne de l'amour"s7. Admettons que cette thématique soit présente dans ce conte et les autres — Gautier est bien de son temps — mais ne restons pas confinés dans le champ idéologique, et dans l'idée, inclue dans celui-ci,de l'œuvre compensatrice qui résoudrait les problèmes de l'auteur, son "traumatisme" ou même sa "psychose", ou encore dans celle d'une poésie sublimeet éternelle, expression de l'idéal platonique et antithèse des conditions terrestres. Gautier n'est pas un voyant au sens du baron de Féroë qui déchiffre les mystères du ciel. Selon les précisions de M. Eigeldingers9, l'originalité de Gautierest d'avoir proclamé (par exemple dans ses notes sur Baudelaire) que "le phénomènede la voyance et l'acte de la création poétique peuvent être consubstantiels".Ceci nous ramène à notre sujet.

En effet, dans Spirite, l'accès à l'autre monde est bien un acte de création poétique. Cette création poétique compte parmi ses thèmes le spiritisme, parallèlement avec les thèmes de la résurrection de la morte, de la préservation de la beauté, de la transformation en œuvre d'art parfaite et du dépassement de l'ennui. Le thème artistique exprime le projet d'un art qui non seulement dégage les qualités ou la beauté éternelles des personnages selon un ordre artistique où se retrouvent les types éternels (Cléopâtre, Hélène, Vénus...), mais aussi confirme l'être dans sa matérialité, donc dans sa réalité. L'invocation thématique à l'art équivaut à une transposition des corps à un niveau où ils peuvent continuer à vivre. L'art de Gautier témoigne donc d'une fascination de la vie, et on a eu raison de dire que l'œuvre est "un moyen d'accéder à la réalité, à laquelle elle donne consistance et signification"6o. L'art n'échappe pas àla réalité — lisez Gautier lui-même:

Du long examen de la Vénus, il résulte pour nous que ce n'est pas, comme nous le pensions
d'abord, le type idéal de la femme, mais une femme, un modèle sublime copié



55: Voisin, op. cit., p. 248.

56: Arne Schnack conclut à l'existence d'un univers imaginaire chez Gautier "fortement influencé par le dualisme chrétien": "Surface et profondeur dans Mademoiselle de Maupin", Orbis litterarum 36, 1981, p. 28-36.

57: Richer, op. cit., p. 50.

58: Savalle, op. cit., p. 232; Voisin, op. cit., p. 259.

59: "La Voyance avant Rimbaud", in: Arthur Rimbaud: Lettres du Voyant, Droz-Minard, 1975, p. 56-58.

60: Anne Bouchard: "Le masque et le miroir", RHLF, 1972, p. 586.

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avec un profond sentiment de vie, et que le beau n'est ici que la splendeur du vrai.6l

L'art littéraire - cela ne devrait pas étonner chez le théoricien de l'art pour l'art - est pour Gautier, dans une très large mesure, une affaire poétique, et bien moins une solution existentielle, encore que, pour l'auteur, Spirite fût la "fiction" du "vrai, [du] seul amour de [son] cœur", l'amour pour Carlotta Grisi, tel qu'il le lui avoua dans une lettre du 17 novembre 1865. Mais la "fiction" ne désigne-t-elle pas le projet poétique? Et mieux encore peut-être que la métaphorique étudiée dans ce qui précède, les références littéraires chez Gautier témoignent-elles de ce qui est son véritable domaine. Ainsi, dans son Voyage en Russie, Gautier compare un personnage réel, une religieuse, à des figures littéraires:

En la voyant, l'imagination la plus prosaïque n'eût pu s'empêcher de se forger un roman. Quelle douleur, quelle désespérance, quelle catastrophe d'amour pouvait l'avoir amenée là? Elle nous faisait penser à la duchesse de Langeais, dans YHistoire des Treize de Balzac, retrouvée par Montriveau sous l'habit de carmélite, au fond d'un couvent d'Andalousie. (...) un faible sourire (...) nous montra (...) des dents étincelantes à laisser un souvenir impérissable comme les dents de Bérénice dans la nouvelle d'Edgar Poe. (t. 11, 102-103)

Peut-on accorder plus d'importance à l'art littéraire? C'est cet art-là que Gautier
célèbre dans ses contes.

Hans Peter Lund

Copenhague

Résumé

Partant de la métaphorique artistique et théâtrale dans les contes de Gautier, l'article propose une lecture de ces textes comme illustrations d'une poétique. Gautier emploie les métaphores et comparaisons dans le discours littéraire pour transposer le réel en idéal et établir un contre-monde artistique à opposer au banal theatrum mundi. Les autres arts fonctionnent ici comme des mises en abyme de l'art littéraire. Dans un premier cycle de contes (années 30 et 40), l'art plastique constitue le contre-monde d'une façon moins précaire que le théâtre dans le second cycle (d'Arria Marcella à Spirite). C'est seulement dans le dernier conte que la métaphorique peut enfin introduire l'art littéraire lui-même, sous la dictée de Spirite. Les textes montrent combien Gautier tourne autour de son propre domaine artistique, plutôt sans doute que de se laisser diriger par des inspirations platoniciennes ou mystiques.



61: Cit. Voisin, op. cit., p. 305.