Revue Romane, Bind 18 (1983) 2La construction passive en ancien françaispar Michael Herslund 1. Dans un article de 1975, "Passives and
their Meaning" (Language 51.789-830), 1. une phrase
passive est une phrase sans sujet spécifié, le
complément d'agent 2. une phrase
passive est une construction d'enchâssement comportant
le Ils proposent la
structure profonde suivante (l)a. Comme on le sait, il est difficile de dire exactement en quoi consiste le sens du passif. Mais par cette structure, les auteurs essaient de faire ressortir directementqu'une phrase passive "... does not so much describe an action, but rather states the existence of a relationship between an action and the patient of that action" (op. cit. p. 810). Le sens du passif serait donc quelque chose comme la constatation de l'existence d'un processus ou d'un état, mis en rapportavec un argument (un "patient"); d'où le prédicat existentiel superordonné.L'absence régulière d'un agent confère à la construction un caractère marqué d'impersonnalité. Leur analyse est basée sur l'évidence offerte par différenteslangues amérindiennes, mais les constructions avec le participe passé qu'on trouve en ancien français correspondent d'une manière frappante avec leur analyse. Dans ce qui suit j'essaierai donc de montrer, d'une façon tout à fait provisoire et non-formalisée, dans quelle mesure l'analyse proposée sera à même d'expliquer le passif de l'ancien français (et dans une grande mesure du Side 176
français
moderne aussi). Je présenterai d'abord différentes
constructions qui 2. Suivant l'analyse proposée par Langacker et Munro, je présumerai que le noyau de toute construction passive comportant le participe passé, est la structure suivante (pour simplifier, j'omettrai le sujet non-spécifié; je ne suis même pas sûr que sa présence soit obligatoire): (l)b. où -é, la désinence du participe, est un morphème intransitif (ou intransitivant) et qui indique l'enchâssement (ou la nominalisation) du verbe en question (comme les autres formes infinies du verbe). Cette structure serait alors enchâssée sous différents verbes, parmi lesquels estre, ce qui donnera une construction "passive normale". Examinons donc ces possibilités d'enchâssement. 3.1 II est, tout d'abord, facile d'identifier la structure (1) b. à la construction absolue bien connue, que, par conséquent, je ne regarderai pas comme dérivée d'une structure plus complexe ("passive" avec un estre, effacé au cours de la dérivation), mais comme représentant directement la structure de base, enchâssée en fonction adverbiale: (2) Ses
péchiez iluec pardonez, ireit od les beneiirez (Brut
14789) Et lors trespassa del
siècle, ses meins croisiees seur son piz (Mort 172.41)
G. chevalche la
baniere levée (Raoul 3275) 3.2 Enchâssée
sous estre (cf. (1) a.), en fonction de sujet, cette
structure est à (3) Por ce que
cil pardons fu issi granz, si s'en esmurent mult li cuer
des gens (Vi11.2) La construction avec estre + part, passé est pourtant de loin la plus fréquente. Elle traduit, comme en français moderne, un état ou un processus, mais je ne vois aucune raison de supposer deux constructions différentes (par exemple construction predicative vs. passif, comme dans certains manuels de grammaire (4) Pren la
corone, si seras coronez (Couronnement 69) Side 177
Dans la plupart
des cas, il n'y a pas d'agent exprimé; parfois il est
même difficileou (5) Jesqu'al tens
que la prophecie que Merlin dist seit acumplie (Brut
14793) Ce qui est pourtant plus intéressant pour mon propos, c'est l'existence de phrases à la fois impersonnelles et passives qu'il ne sera pas facile de dériver par une transformation "passive" qui permute le sujet et l'objet d'une phrase active; en effet, il n'y a apparemment ni sujet ni objet: (6) Puis que jel
vei, ja n'iert plus atendu (Cour. 629) or nus secor, si
t'iert turné a grant enor (Brut 6393) Au lieu d'une
telle transformation, je proposerai donc une opération
de montée Dans le cas des
phrases impersonnelles, et à sujet apparent, ou bien il
n'y a (8) a. sachiez
que il fu fait grant justise (Vi11.255) L'existence de
ces constructions et l'absence régulière d'un complément
d'agent Side 178
Dans ce même
chapitre sur estre, on doit mentionner aussi le cas de
l'enchâssement (9) Es vus
esmeiie la guerre e a eissil mise la terre (Brut 14119)
E vos toz quatre
les guerriers asamblez (Raoul 4369) 3.3 On observe un parallélisme exact avec les faits relevés sous estre quand notre construction se trouve enchâssée sous avoir. La transformation proposée ci-dessus, (7), aura seulement l'effet de faire monter l'argument N de la phrase enchâssée en position d'objet (on voit dans les deux cas que l'argument monté, ou "promu", prend la place et la fonction de la phrase enchâssée, désormais réduite au seul participe, le S étant élagué par la règle bien connue): Si avoir a un
sujet personnel, on obtient la construction bien connue,
objet + (11) je ne vuel
pas mon cors aie gari (Aspremont 3959) La barbe aveit e les
gernuns suilliez de char quite es charbuns (Brut 11485)
Et h" marchis
Bonifaces de Monferrat ot la teste colpee (Vi11.499)
Et si avoir n'a
pas de sujet, on a une construction impersonnelle avec
il i a, parallèle (12) Sachiez que
la ot mainte lerme ploree de pitié (Vili.3l) Unches n'i out
conte conté (Brut 2237) Mar i avrà ordre
tenu ne corn suné (ib.8485) II est, de plus, intéressant de constater l'existence de verbes intransitifs dans cette construction, ce qui confirme encore ce que j'ai avancé dans l'introduction, à savoir que la construction passive est essentiellement une construction impersonnelle et intransitive (et qui ne présuppose pas de permutation d'un sujet et d'un objet): (13) D'ilec
irons, n'i avrà sejorné (Aymeri 3054, cf. (6)) Assez i ot parlé
avant et ariere (Vi11.429) La ot parlé en
maint endroit (ib.95) Ce sont en effet
les constructions avec avoir qui présentent un des
arguments Side 179
(14) 3.4 On trouve
notre construction aussi avec d'autres verbes que les
deux Il s'agit de
trover: (15) Tu troveras
lu ciel overt (Brut 13767) Si troverent la
terre revellee encontre els (Vili. 345) Overte ont trové
la fenestre (Guillaume 402) de veoir:
(16) Ki vit le
pople baptizied e aturné al Deu Servise (Brut 5258)
Tut en verrez le
brant ensanglentét (Roland Io67) de laissier:
(17) es
vermeilles tentes l'empereor Morchufle, qu'il avoit
laissies tendues (Vi11.245) (18) Turpins de
Reins, quant se sent abatut (Roland 2083) Claime toi
recreiis (Raoul 4471) et sans doute
d'autres encore. Je proposerai donc de décrire ces constructions par un enchâssement direct de la structure (1) b. sous ces verbes, suivi d'une transformation de montée, (10), mais sans qu'on fasse le détour par des structures plus élaborées avec un verbe estre. sous-jacent plus tard effacé. 3.5 Les
constructions mentionnées se laissent donc grouper selon
le schéma (19) [sN +
V-¿]est: Adverbial (2)
Sujet {estre
(4), il est (6)) Objet {avoir
{lì),ilia{\2)) Objet {trover
(15), veoir (16) ...) Si le passif est vraiment une construction d'enchâssement, comme semblent l'indiquer les faits mentionnés, et le participe passé une forme intransitive, nominalisée, on a avec ce schéma une généralisation importante sur la syntaxe de cette forme verbale, et on pourra peut-être arriver à jeter un peu plus de lumière sur le concept "passif. 3.6 Dans ce qui
précède, j'ai essayé de montrer que la périphrase
"passive" Side 180
qu'il y a des arguments syntaxiques plus directs qui appuient l'hypothèse du statut enchâssé du participe en structure profonde? Si le participe et son argumentfonctionnent comme un syntagme enchâssé, c'est-à-dire nominalisé, on doit s'attendre à le trouver dans les mêmes contextes que d'autres syntagmes nominaux ou des adjectifs attributs qui, à certains égards, se comportent comme* des syntagmes nominaux (par exemple pronominalisation par le), ou ouvertement coordonné à des syntagmes nominaux ou prépositionnels: (20) qui mult fu
granz et riche et redotez (Vili. 150) Mult ot illuec
grani pitié del pueple de la terre et des pèlerins et
mainte lerme qui Pierre de
Froeville avoit nom, qui ere prisiez et de grant nom
(ib.379) D'autre part, on
peut observer que la construction passive alterne
ouvertement (21) De darz i
out grant lanceïz e de pieres grant geteïz e de lances
grant boteïz e On pourrait se
risquer à reconstituer une phrase comme Mult i ot darz
lanciez..., Il ne faut pas
non plus oublier que le morphème du participe passé
fonctionne Mais le meilleur
argument, c'est peut-être le fait que l'objet dérivé
d'une construction (22) a. Pierre a
fait venir le médecin. b.*Le médecin a
été fait venir (par Pierre) Cela s'explique aisément si le passif est une construction d'enchâssement qui alterne avec la construction d'enchâssement qu'est le causatif: il n'est donc pas possible d'avoir les deux à la fois, il faut choisir entre ces deux constructions d'enchâssement, causatif et passif. Sinon, des mesures ad hoc devront être invoquées pour empêcher une transformation passive; conçue selon les lignes traditionnelles d'une permutation du sujet et de l'objet d'une phrase active, d'être appliquée à l'objet des phrases causatives. Evidemment, cet argument est difficilement vérifiable pour l'ancien français. 4. Je consacrerai, en guise de conclusion, quelques remarques au complément d'agent. Comme je l'ai déjà dit, ce complément est loin d'être une caractéristiquefixe de la construction passive. Et je le considérerai comme extérieur et accidentel. On peut donner plusieurs arguments à l'appui de ce point de vue. Side 181
D'abord, ce
complément n'a pas d'expression unique ou propre à
exprimer (23) Une esteille
est dune aparue kia plusurs genz fu veiie (Brut 8287)
(24) uilfu mult
honorez, et par le roi de France (Vi11.42) ne ja ...
recovree ne sera, se par ceste gent non (ib.63) Puis, on trouve
des compléments d'agent aussi dans des phrases actives:
(25) Cassibellan
par mei venqui, par mei la terre te toli (Brut 4455)
La bataille ad
par els dous prise (ib. 10011) ge la (joie)
recouverrai par Dieu et par vos (Mort 76.8) par covenant que
tu Bretainne aies par mei e jo seie rescus par tei (Brut
4524, et dans des
phrases pronominales: (26) Car on dit
q'oisiax debonaire par lui tot seul s'afaite et duit
(Escoufle 5534) ... que par lui
se desconfirent la gent le roi Artu (Mort 115.74)
Le complément
d'agent sera donc extérieur au noyau de la construction
passive (27) proposition qui
est peut-être appuyée par l'exemple suivant (et final)
où on (28) Par nos i
ert et li colps et li capíes (Roland 1109) Michael
Herslund Copenhague
RésuméLe présent article est une version très légèrement retouchée d'une communication faite au 7e Congrès des Romanistes Scandinaves à Bergen en 1978. La description proposée part de l'hypothèse que la construction passive est, en structure profonde, une construction intransitive à caractère impersonnel (sans agent explicite). Enchâssée en différentes positions, complément adverbial, sujet avec estre, objet avec avoir, cette construction apparaît en surface sous différentes formes: construction absolue, passif "ordinaire", etc. Textes citésAsprernont:
Aspremont, éd. L. Brandin. CFMA 19, 25, Champion, Paris
1924. Couronnement: Le
couronnement de Louis, éd. E. Langlois. CFMA 22,
Champion, Paris Escoufle: Jean
Renaît, L'Escoufle, éd. F. Sweetser. TLF, Droz,
Paris-Genève 1974. Guillaume:
Chrétien de Troyes, Guillaume d'Angleterre, éd. M.
Wilmotte. CFMA 55, Mort: La mort le
roiArtu,éá. J. Frappier. TLF, Droz, Paris-Genève 1964.
Vili.:
Villehardouin, La conquête de Constantinople, éd. E.
Farai. Belles-Lettres, Paris |