Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Enquête sur les origines et la spécificité de la littérature pour enfants

par

Ole Wehner Rasmussen

Les origines de la littérature enfantine

De quel côté trouver l'origine de la littérature enfantine? Le lecteur qui s'intéresse
à cette question rencontre inévitablement une série de réponses apparemment
incompatibles dont quatre au moins méritent d'être retenues.

Certains historiens désignent le milieu du XIXe siècle et soulignent le rôle de l'éditeur P. J. Hetzel, créateur du livre pour enfants en tant que produit de consommation au sens moderne. D'autres voient l'origine des livres pour enfants dans la littérature de colportage. Elle avait été lancée au XVIe siècle, mais fleurissait surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles sous le nom de Bibliothèque bleue. D'autres encore reportent l'origine de la littérature enfantine plus loin dans l'histoire. Ils ne s'en réfèrent pas au populaire, mais au contraire à une tradition savante, scolastique au moyen âge, humaniste à la renaissance. Il s'agit d'une littérature à intentions religieuses ou éducatives étroitement liée à l'institution scolaire. Enfin, il y a ceux qui prétendent que la littérature enfantine existe depuis qu'existe la littérature pour adultes. S'appuyant par exemple sur les contes transmis oralement ils remontent ainsi jusqu'aux époques préhistoriques.

Les quatres réponses sont divergentes parce qu'elles présupposent des définitions différentes du concept 'littérature enfantine'. Essayons brièvement d'analyser les critères sous-jacents en distinguant provisoirement entre livres pour enfants, lecture enfantine et littérature enfantinel.



1: La confusion terminologique est grande: 'littérature d'enfance et de jeunesse'(Denise Fscarpit), 'littérature de jeunesse' (Odile Limousin), littérature enfantine'(M. Algarra, André Bay, François Caradec, Jacqueline Danset-Léger, Paul Faucher, Isabelle Jan, M. T. Latzarus, Simone Lamblin, Isabelle Nières, Jean de Trigon), 'littérature enfantine et juvénile' (P. Massari), 'littérature pour enfants' (Ch. Leteinturier), littérature pour la jeunesse' (Raoul Dubois, Pierre Gamarra, Marc Soriano, Marg. M. Ch. Vérot), littérature pour les adolescents' (Paul Lidsky), 'littérature pour les jeunes' (Bernard Epin), livres de l'enfance' (Paul Gavault), livres pour enfants' (Fulvia Rosenberg), 'livres pour les enfants'(Jacques Charpentreau), etc. Certaines de ces dénominations sont opératoires, mais la plupart du temps les distinctions rigoureuses sont impossibles. Daniel Blampain (1979) fait la part entre littérature de jeunesse' et littérature pour la jeunesse', la première notion étant plus générale et la seconde plus spécifique (cf. P. 14).

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Les 'livres pour enfants' sont des textes écrits ou plutôt édités à l'intention d'un public d'enfants. C'est le media en tant que tel qui est le constituant du concept. Mais s'agit-il d'un produit industriel ou bien d'un volume soigneusement composé et relié du XVIIe siècle? La différence peut être significative. De toute façon, il y a une implication historique: l'apparition du livre pour enfants a lieu dans une société relativement bien développée d'un point de vue socio-économique. Une partie notable des enfants sont scolarisés. En parlant de 'livres pour enfants' on ne fait pas de distinction entre les contenus et les genres divers; le concept en soi englobe indifféremment les œuvres de fiction et les documentaires.

En ce qui concerne 'la lecture enfantine', les implications historiques sont les mêmes, mais l'approche sociologique est différente. On s'intéresse à ce que lisent réellement les enfants. Ils ne lisent pas tous les livres parus pour eux, ni nécessairement tous les genres réputés enfantins. Ils lisent peut-être surtout des livres écrits à l'intention des adultes. Ceux qui voient l'origine des livres pour enfants dans le colportage doivent se souvenir que la Bibliothèque bleue n'avait pas été éditée à l'intention d'un public d'enfants. Mais les enfants consommaient cette littérature populaire en compagnie des adultes lors des veillées du village. De cette façon, nous sommes amenés à parler de la dernière des trois notions, qui est aussi la plus générale.

On peut dire que la 'littérature enfantine' comprend tous les textes auxquels les enfants ont réellement accès, qu'ils soient transmis oralement, par la voie de l'imprimé ou par l'audiovisuel. La tradition des contes, légendes, mythes et fables importe ici2. Tout comme le 'livre pour enfants' et la 'lecture enfantine', la 'littérature enfantine' n'est limitée à aucun genre précis; mais si l'on s'intéresse plus particulièrement à la tradition orale, on découvre que les textes sont presque tous de fiction.

En revenant maintenant aux quatre assertions concernant l'origine de la littérature
enfantine, nous allons voir qu'elles ne sont pas nécessairement incompatibles.



1: La confusion terminologique est grande: 'littérature d'enfance et de jeunesse'(Denise Fscarpit), 'littérature de jeunesse' (Odile Limousin), littérature enfantine'(M. Algarra, André Bay, François Caradec, Jacqueline Danset-Léger, Paul Faucher, Isabelle Jan, M. T. Latzarus, Simone Lamblin, Isabelle Nières, Jean de Trigon), 'littérature enfantine et juvénile' (P. Massari), 'littérature pour enfants' (Ch. Leteinturier), littérature pour la jeunesse' (Raoul Dubois, Pierre Gamarra, Marc Soriano, Marg. M. Ch. Vérot), littérature pour les adolescents' (Paul Lidsky), 'littérature pour les jeunes' (Bernard Epin), livres de l'enfance' (Paul Gavault), livres pour enfants' (Fulvia Rosenberg), 'livres pour les enfants'(Jacques Charpentreau), etc. Certaines de ces dénominations sont opératoires, mais la plupart du temps les distinctions rigoureuses sont impossibles. Daniel Blampain (1979) fait la part entre littérature de jeunesse' et littérature pour la jeunesse', la première notion étant plus générale et la seconde plus spécifique (cf. P. 14).

2: Notre définition diffère par conséquent de celle que Daniel Blampain donne de la littérature de jeunesse' quand il écrit: "Le domaine de la littérature de jeunesse apparaît vaste non seulement en raison des multiples formes que revêt une abondante production destinée à être lue par les jeunes, mais aussi parce qu'on accroît à tort ses dimensions historiques en y incluant toute la littérature orale et populaire quine faisait qu'échoir à des enfants non culturellement distingués au sein d'un public récepteur" (1979, p. 525).

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Ceux qui prétendent que la littérature enfantine française date des années 1850 mettent surtout l'accent sur un genre bien déterminé, le roman. Ils parlent donc de textes de fiction à fins de divertissement, destinés à être lus par des enfants pendant leur temps libre. Divertissement, lecture, loisirs - tout cela est nouveau dans la vie quotidienne des enfants, si nous ne parlons pas uniquement des enfants des couches supérieures de la population. Vers le milieu du XIXe siècle, le nombre d'enfants sachant lire, ayant du temps libre et dont les parents disposent d'argent liquide est si grand que le livre est lucratif en tant que produit industriel. L'avènement du roman divertissant pour enfants est étroitement lié à la montée de la bourgeoisie après la Révolution et à l'industrialisation grandissante du pays.

Il est aussi lié au succès général du roman pour adultes. Pendant ces mêmes années, le roman devient le genre littéraire préféré dans toutes les couches sociales. Son ancienne mauvaise réputation n'est pourtant pas oubliée de sitôt quand il s'agit de textes pour enfants. Pendant longtemps encore, on évite soigneusement d'employer le terme 'roman'; on le dissimule surtout sous les dénominations de 'récits' ou d"aventures'.

Cet essor du livre pour enfants est dû surtout au jeune Pierre-Jules Hetzel (1814-1886). Sa politique d'édition est remarquable dès le début, parce qu'il commence par embaucher ses auteurs parmi des écrivains pour adultes de renom. Cette initiative a suscité à son tour toute une génération d'auteurs professionnels pour enfants, comptant par exemple la Comtesse de Ségur (1799-1874) Jules Verne (1828-1905). A ce dernier, quelque chose de particulier est arrivé. Une œuvre destinée en premier lieu à la jeunesse a été adoptée également par le public adulte de sorte que Jules Verne est un des auteurs les plus lus du monde entier.

Dans ce que nous pouvons considérer comme le programme d'Hetzel, la
préface des Aventures de Tom Pouce (1844), nous lisons:

(...) au lieu de ces jolis contes qu'on vous contait si bien, ne vous fait-on plus guère que de vilaines histoires qu'on vous conte assez mal et qui vous ennuient très fort (...) Vous êtes si petits, que je n'entreprendrai point de vous parler comme si vous étiez grands. Mon lot est de vous amuser en exerçant votre imagination au profit de votre cœur. Il sera toujours bien assez temps de s'adresser à votre raison quand vous serez en âge d'en avoir.

On voit qu'Hetzel réagit contre une certaine littérature enfantine, appelée
parfois 'littérature de gouvernante'. Donc, il n'est pas vrai que les enfants devaient
se contenter du colportage avant son arrivée sur scène.

Quand nous remontons au delà du XIXe siècle, il faut distinguer deux traditionsparallèles. La littérature de gouvernante, ou littérature didactique, constitueune de ces traditions. Depuis le moyen âge on fabriquait des textes pour enfants dans l'intention de faire passer un contenu religieux ou moral ou d'apprendreaux petits lecteurs à se comporter dans le monde: des exempla, des

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civilités, etc. Les gouvernantes du XVIIIe siècle avaient amené un changementde ton en voulant instruire en amusant, mais Hetzel trouvait que toute cette littérature manquait d'imagination et ne correspondait pas à la réalité vécue par les enfants. Il condamnait ainsi tous les apports pédagogiques du siècle des lumières.

Avec un certain recoupage pourtant, la tradition parallèle à la littérature de gouvernante est celle du colportage. La Bibliothèque bleue comprend en vérité deux grandes collections. La plus âgée fut fondée par l'imprimeur Jean Oudot à Troyes aux environs de 1665; la plus jeune, éditée à Rouen, date du XVIIIe siècle. Par l'entremise des colporteurs, elles atteignaient les villages les plus isolés pourvu qu'il s'y trouvât seulement une personne capable de lire.

On parle parfois ici de 'littérature populaire', mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de ce terme. Les textes colportés n'étaient ni écrits à l'intention du peuple à l'origine, ni par des auteurs d'extraction populaire. La plupart des volumes sont des romans de chevalerie du moyen âge qui avaient connu une popularité grandissante au cours du XVIe et du XVIIe siècles. La vision du monde de la haute noblesse féodale avait quelque peu pâti en cours de route, et le colportage gardait essentiellement la narration des aventures et prouesses du chevalier errant. A part les romans de chevalerie, la Bibliothèque bleue comprenait des almanachs, des livres de piété et quelques œuvres à caractère

Mettre en avant le colportage pour démontrer l'origine populaire de la littérature enfantine n'est donc pas possible immédiatement. Mais si nous nous tournons vers des genres populaires d'origine tel que le conte et la fable, nous verrons qu'ils figurent aussi dans la Bibliothèque bleue. Pourtant, il ne s'agit pas là non plus d'une tradition populaire ininterrompue. Il faut de nouveau chercher du côté des couches supérieures de la population, et plus spécialement des salons littéraires qui avaient joué un rôle considérable dans le renouvellement de la culture française après la brutalisation des mœurs consécutive aux guerres de religion du XVIe siècle.

Vers 1690 la mode des salons en était venue aux contes de fées — on ne sait trop comment. Les animatrices des salons se plaisaient à écrire ellesmêmes des contes merveilleux et commençaient à prêter attention aux nourrices de leurs enfants quand celles-ci racontaient ce qu'on appellait déjà des 'contes de ma mère l'Oye'. On instaurait des collectes plus systématiques, et l'auteur que les historiens regardent aujourd'hui comme le père du conte écrit/ transcrit pour enfants est Charles Perrault (1628-1703).

Depuis longtemps la fable était liée à une tradition savante. Elle avait été utilisée dans les écoles de la Rome antique, et en France elle avait servi à l'enseignementdu latin dans les écoles episcopales et monacales du moyen âge et dans les collèges de la Renaissance. Mais vers le milieu du XVIIe siècle, la fable fut adoptée par les salons, elle aussi. Il est bien connu que Jean de La Fontaine

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(1621-1695) dédia en 1668 des tables en français au jeune Duc de Bourgogne,
l'héritier du trône. Les fables étaient censées faire partie de l'enseignement du
prince, mais avaient en même temps un objectif politique oppositionnel.

Le sort du conte de fées et de la fable est comparable à celui du roman de chevalerie. Ayant obtenu un succès notable dans un milieu restreint, ils furent repris par la Bibliothèque bleue et connurent ensuite une diffusion énorme. De cette façon, on peut dire que le conte de fées et la fable retournèrent à leur milieu d'origine où ils agirent sur la tradition orale encore vivante. En même temps, ils contribuèrent à supprimer cette tradition, de concert avec les autres (mass) media survenus depuis.

La spécificité littéraire et le concept d'adaptation

En discutant l'origine de la littérature enfantine, nous avons constaté qu'elle dérive de la littérature pour adultes, quelle que soit la façon dont la question est posée. Est-ce à dire que la littérature enfantine est une littérature pour adultes dégradée, de mauvaise qualité; une sous-littérature qui ne mérite pas d'être qualifiée de 'littérature'?

Précisons tout d'abord qu'une distinction qualitative selon ce modèle nous semble inadéquate si le but est de comprendre la spécificité de la littérature enfantine. Il est évident qu'il y a des textes qui se prêtent facilement à des comparaisons défavorables. Pour éviter une bonne part de ces cas litigieux, donc pour plus de clarté dans l'argumentation, nous allons — sauf contre-indication - limiter notre propos et ne parler dorénavant que de la 'littérature pour enfants'. Par ce concept de travail, nous comprendrons des œuvres de fiction écrites et éditées à l'intention d'un public d'enfants.

On pourrait se demander si c'est l'intention didactique qui détermine le caractère spécifique de la littérature pour enfants. Beaucoup de critiques le pensent, et telle semble être l'opinion de Daniel Blampain pour qui la littérature pour la jeunesse tente avant tout d'opérer la maîtrise des lecteurs à partir d'une position d'autorité pédagogique: "Présent dans toute fiction littéraire, le didactisme, qu'il est facile et habile de rejeter ici dans le domaine des évidences pour en voiler le service rendu, représente en fait une police discursive qui aboutit à une parole spécifique où s'affirme puissamment ce que nous appellerons (...) r'intentionnalité" (1979, p. 31).

Il est vrai que la littérature pour enfants est souvent — sinon la plupart du temps - fortement didactisée, mais il faut admettre qu'il ne s'agit pas là d'un trait exclusif: beaucoup de livres pour adultes aussi sont didactiques. Nous avons vu, également, comment Hetzel avait réagi contre le didactisme et avait préconisé une littérature pour enfants au profit de la seule imagination. De tels livres existent.

Déjà au XIXe siècle, le Russe Belinski écrivait que "la thématique destinée

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aux enfants peut être la même que celle pour adultes, l'exposition étant seulementadaptée
à leurs niveaux de compréhension" (Escarpit 1981, p. 125).

Cette idée fondamentale a été reprise par le chercheur suédois Gote Klingberg (1972, p. 95ss) pour qui la spécificité de la littérature pour enfants réside dans son adaptation* à un public bien déterminé, à une cible précise. Ce serait un contresens de parler d'une 'littérature pour enfants', si celle-ci ne prenait pas en considération ce qui fait de l'enfant un lecteur à part: sa capacité de lecture, sa patience, son savoir et son expérience du monde, ses centres d'intérêt et ses besoins.

'Adaptation' signifie normalement remaniement, coupures, résumés, réécriture partielle. C'est de cette façon qu'a été adaptée la première littérature enfantine à partir de la littérature pour adultes, et c'est de cette façon que sont adaptés bon nombre de livres pour enfants. Pensons par exemple aux nombreuses éditions apocryphes de Jules Verne.

Le concept d'adaptation a un sens plus large, si nous ne pensons pas seulement aux textes remaniés, mais aussi à ceux écrits à l'intention des enfants. C'est ici que nous rencontrons le sens que lui confère G. Klingberg, dont la thèse fondamentale est la suivante: plus le public est jeune, plus grande est l'adaptation du texte qui lui est destiné. Elle concerne en principe tous les choix qui incombent à l'auteur quand il doit décider du genre de son texte futur, de la substance narrative, de toutes les particularités de l'écriture. Elle concerne aussi le cadrage matériel du texte, le media en tant que tel.

Il est évident que certains mots ne sont pas compris par tous les enfants; il est évident que certaines tournures de phrase sont plus difficiles que d'autres, que certaines allusions ne sont jamais perçues de ceux dont l'expérience personnelle ne va pas jusque-là. Mais, est-il aussi évident que certains sujets (cf. les contes d'animaux) intéressent particulièrement certaines classes d'âge? Est-il vrai que les enfants en général détestent les descriptions et préfèrent l'action; qu'ils saisissent plus facilement des choses compliquées si elles sont présentées sous forme de dialogue?

S'agit-il dans tous ces exemples d'idées préconçues ou de faits vérifiables empiriquement? Il s'agit de toute façon d'une série de procédés constamment mis en exécution par ceux qui écrivent à l'intention des enfants. Ce sont donc ces procédés-là d'adaptation au public qui déterminent en dernière instance la spécificité littéraire de la littérature pour enfants.



3: Le terme 'adaptation' a été utilisé par Th. Briiggemann dans "Literaturtheoretische Grundlagen des Kinder- und Jugendschrifttums" (1966) et par Malte Dahrendorf dans "Dichtung und Jugendliteratur. Didaktischer Versuch einer Wesensbestimmung" (1967), sans que ces deux auteurs isolent l'intention didactique comme un phénomène à part. G. Klingberg est le premier à distinguer (1968) nettement entre adaptation' 'didactisation'.

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Pour montrer, à titre d'exemple, comment fonctionne l'adaptation dans quelques
cas concrets, je citerai d'abord deux observations judicieuses de Denise
Escarpit et d'lsabelle Jan.

Denise Escarpit voit ainsi la différence entre deux catégories de romans importantes pour la jeunesse: "Dans le roman pour enfants, la construction du récit est souvent linéaire; aussi les dénouements sont-ils un peu simplistes, souvent manichéens,s'écartant alors du réalisme du thème traité, et ils relèvent davantage de l'esprit du conte. Dans les romans pour adolescents, il n'y a pas de différence avec le roman destiné aux adultes au niveau de la construction du roman. C'est au niveau de l'écriture sans doute que se manifeste la différence" (1981,p. 124).

Isabelle Jan dégage la spécificité littéraire du roman policier pour enfants: "Les auteurs pour enfants (...) partent avec un handicap sérieux, puisqu'il s'agit pour eux de faire long tout en restant simples, ce qui les oblige à étirer leur récit par la technique du rebondissement; mais il ne s'agit plus alors d'une énigme centrée, mais d'une suite de péripéties et d'actions qui s'apparente davantage au roman d'aventures qu'au roman policier".

Dans le policier ordinaire, le détective reste en dehors de l'aventure. "Or, dans le policier pour enfants, c'est l'inverse et l'éclairage est projeté dès le départ sur les héros — héros enfants bien entendu — qui vont être les policiers de l'aventure". Ces héros constituent d'ailleurs souvent un groupe.

"Contrairement aux policiers des romans pour adultes, ces enfants ont un instinct de l'aventure qui leur fait tout de suite pressentir le crime ou l'événement (...), ce qui les place à l'opposé du personnage adulte étranger à l'intrigue, et en quelque sorte "innocent" (...) On observe donc ici un glissement d'intérêt, de l'énigme, qui devrait rester nettement circonscrite, aux acteurs, qui ne restent pas invulnérables (...) Dans le policier pour enfants, qui prétend raconter un mystère, l'exposé des faits et les interventions des policiers ne sont qu'une seule et même chose" (1972, p. 9).

Pédagogues et psychologues ont souvent préconisé qu'un livre pour enfants doit avoir une fin heureuse. Bien des auteurs se sont conformés à cette opinion et en ont fait leur principale règle d'adaptation, qui facilite d'ailleurs singulièrement les leçons édifiantes et les histoires à l'eau de rose. Un auteur contemporain comme Madeleine Gilard nous montre comment l'application de ce précepte ne signifie pas nécessairement facilité et édulcoration.

Dans Le Paravent aux images (1962), la vie de Nicolette (13 ans) est bouleverséequand son père attrape la tuberculose. Les conditions de vie de la famille sont sérieusement perturbées et elle sera obligée d'héberger une locataire dans la chambre de l'héroïne. Le frère de la locataire s'avère être un réalisateur connu d'émissions pour enfants à la tv, et il devient l'idole de Nicolette. A travers leurs rapports sont illustrés les thèmes principaux du roman: l'influence des

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mass media sur la vision du monde des enfants, et le problème de la transmissionet de la bonne gestion de l'héritage culturel. Le récit est construit en actionsconcentriques. Celle qui relate les rapports de Nicolette avec Daniel-Paul se termine pour l'héroïne par une déception amère et des illusions perdues — et c'est cette action-là qui porte le plus clairement le message idéologique du roman. Les actions qui relatent la maladie du père et les difficultés financières sont bouclées harmonieusement selon la tradition du livre pour enfants.

Madeleine Gilard utilise donc très consciemment une technique où le besoin de l'enfant d'une fin sécurisante est assouvi en même temps qu'est pratiquée une ouverture vers une problématisation de la relation individu/société. Pour elle, l'acceptation d'un principe d'adaptation traditionnel n'empêche ni un renouvellement narratif ni une qualité littéraire certaine.

C'est l'adaptation au public qui confère le caractère spécifique à la littérature pour enfants par rapport à la littérature pour adultes dont la cible est généralement moins précise. Il est important de noter que l'adaptation ne concerne pas seulement la littérature pour enfants au sens limité, mais aussi les textes pour adultes remaniés à l'intention d'un public enfantin. Si nous pensons à la littérature enfantine en général, nous pouvons conclure que sa plus ou moins grande littérarité est proportionnelle à l'adaptation.

Des aspects divers de l'adaptation découlent une série de traits particuliers qui ne sont pas constituants en eux-mêmes, mais qui amènent néanmoins ce qu'on pourrait peut-être appeler la spécificité de la littérature pour enfants en général et le caractère propre de la littérature pour enfants française.

Avant de nous interroger sur le caractère propre de la littérature pour enfants
française, citons quelques remarques de Daniel Blampain, mais n'oublions
pas qu'il voit, pour sa part, le didactisme comme trait constituant.

"En vertu du principe pédagogique selon lequel à une diminution de la quantité d'information correspondra une réduction de la déperdition à la réception,Y espace de déploiement du texte est pris en considération pour la reconnaissance de son degré d'adaptation au public (...) la préférence est accordéeaux récits courts, c'est-à-dire à un ordre narratif peu exposé aux variationsou dilatations importantes (...) Les normes restrictives qui régissent l'espacedu texte sont d'application, au nom du même principe, au niveau de la phrase, dans le cas d'une écriture spécifique pour les jeunes, et guident le choix de l'écriture à proposer aux jeunes. La simplification de la hiérarchie de la phrase, et ses corollaires, la réduction des possibilités de jeu sur la structure et une syntaxe predicative raidie, font partie des signes auxquels se fait reconnaîtrele discours de littérature de jeunesse. Combinée à l'impératif de vraisemblance, cette exigence déterminera le recours très fréquent à la technique du dialogue ou même l'utilisation d'une écriture mimétique, procédé par lequell'auteur adulte ne se contente pas de mimer l'oralité enfantine mais cède

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fictivement la plume à l'enfant (adolescent) pour faire accepter sa rhétorique
scolaire (Vivier, Meynier...)" (1979, p. 3940).

Nous suivons Daniel Blampain jusqu'à un certain point en reconnaissant qu'une adaptation en vue d'un public d'enfants pratiquée par des adultes implique nécessairement une vision pédagogique ou une intention didactique. Il ne s'agit pas pour nous de nier leur présence plus ou moins explicite dans les textes en question, mais de préciser que la littérarité se mesure à partir de l'adaptation.

Les caractères propres de la littérature pour enfants française

Le cadrage: importance de la 'collection '

Les livres français pour enfants paraissent presque tous en collection. C'est la collection qui détermine la présentation matérielle du texte; décider de l'appartenance d'un texte à telle ou telle collection équivaut à adapter le media véhiculant à un public spécifique.

Qu'est-ce donc qu'une collection? Plusieurs facteurs entrent enjeu, mais
une définition devrait au moins tenir compte

a) d'une certaine classe d'âge parmi les lecteurs supposés

b) d'un certain contenu narratif et/ou idéologique

c) d'une certaine présentation matérielle (nombre de pages, composition
typographique, genre des illustrations, couverture, reliure, etc.)

d) d'un certain prix de vente

Le titre de la collection accentue tantôt la première relation {Ma première bibliothèque Gamma, Premiers Livres, Mademoiselle Age tendre), tantôt la seconde (Livres pratiques, Avec Jésus, Classiques). Il est plutôt amusant que le titre se réfère parfois au format (Tout Petits Livres, Albums Super-Géants, Dix-sur-Dix) ou à un procédé spécial de fabrication (Mini-collection en relief, Albums de vignettes à coller, Collection reliée). Bien des collections de romans pour enfants entre 10 et 15 ans ont des titres qui évoquent un thème général qui caractérise(rait) tous les volumes qui paraissent dedans (Safari- Signe de piste, Vastes Horizons, Bibliothèque de l'Amitié, Oriflamme). Parfois le titre fait ressortir un certain idéal mondain (Nouveaux Bibliophiles, Prestige Jeunesse). Des titres tels que Hors Série et Adulte semblent paradoxaux — à première vue!

A l'analyse, il s'avère bientôt que la raison d'être de la collection est surtout d'ordre économique. Dans l'enquête précieuse de la revue Enfance, de 1956, M. B. Moreau de la maison Gautier-Languereau avoue: "Les succès sont toujoursdes succès de collection. Cela tient à l'influence des parents qui font confianceà une collection. Une fois cette confiance acquise, c'est une garantie de succès (...) La présentation a une grosse importance. Elle est étudiée pour une collection. Les parents et les enfants aiment retrouver la même présentation.

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C'est pourquoi, quand elle est bien étudiée, il est dangereux de la changer trop souvent: il ne faut la modifier que si l'on constate que la collection marche moins bien. Il faut alors chercher du côté du texte, mais aussi du côté de la présentation". M. Mirman et M. Fleurant, les porte-parole de Hachette, corroborent le dire de leur homologue: "L'essentiel reste la collection: un bon livre n'a qu'une chance sur 100.000 de percer s'il paraît dans une collectionqui n'a pas d'audience (...) La collection est elle-même fonctionpour 95% des problèmes mécaniques (...) c'est seulement parce que nous tirons à 25.000 ou 30.000 que nous pouvons abaisser le prix (...) La collection fait tracteur (...) Impossible de faire une publicité efficace à moins de 2 ou 3 millions, ce qui réduirait à néant le bénéfice d'un seul livre (...) On fait donc de la publicitésur la collection".

Pour Daniel Blampain, la collection fait partie des différents procédés de cadrage qui interviennent "en ce qu'ils modèlent l'acte de lecture et non en ce qu'ils orientent le choix du livre" (1979, p. 41). Il ne semble pas que l'expérience des éditeurs lui donne entièrement raison, mais peut-être ne faut-il pas mettre sur le même pied la fonction de la collection en tant que telle et les fonctions des procédés techniques qui caractérisent la mise en volume: "titre général, illustration de couverture, résumé au dos du livre, préface, épigraphe, titres de chapitre" (ibid.).

Bien que la pratique de la collection ne soit pas propre à la littérature pour enfants, elle est si répandue en France qu'un critique averti comme Raoul Dubois constate qu'elle empêche la publication de bons manuscrits et provoque des difficultés dans la traduction d'oeuvres moins soumises à cette contrainte à l'étranger. Pour lui, "c'est là un nouvel exemple de mutilations, allant jusqu'au contresens, provoquées par une soumission aux impératifs économiques" (1973, p. 28).

Une modalité préférée: le réalisme

Plaire et instruire est le double but avoué de la littérature pour enfants du XVIIIe siècle, mais "il ne faut pas qu'ils soupçonnent que je veux les instruire" dit Mme Le Prince de Beaumont (1711-1780) en parlant de ses lecteurs. Rien d'étonnant dans le fait qu'instruire passe avant amuser dans ce siècle rationaliste et que les auteurs soient tous d'accord pour condamner le conte de fées:

Un conte de fées! Comment une telle lecture peut-elle vous plaire? — Maman, j'ai tort; mais j'avoue que les contes de fées m'amusent. - Et pourquoi? - C'est que j'aime ce qui est merveilleux, extraordinaire (...) - Mais vous savez bien que tout ce merveilleux n'a rien de vrai? (...) Comment donc cette seule idée ne vous en dégoûtet-elle pas? (...) D'autant mieux que si vous aimez le merveilleux, vous pourrez beaucoup mieux satisfaire à ce goût en faisant des lectures utiles. - Comment cela, maman?... - Votre ignorance seule vous persuade que les prodiges et le merveilleux

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n'existent que dans les contes. La nature et les arts offrent des phénomènes tout aussi surprenans que les événemens les plus remarquables du prince Percinet... - Oh, maman, c'est une façon de parler. - Point du tout; et pour vous le prouver, je m'engage à faire un conte le plus frappant, le plus singulier que vous ayez jamais entendu, et dont cependant tout le merveilleux sera vrai (Mme de Genlis, 1746-1830).

Pourtant, les auteurs savaient bien que le conte de fées étaient le genre préféré
des enfants, et, pragmatiques, ils en tiraient leur parti en transformant les
contes de fées en contes moraux.

"Vers les années 1840, un nouveau courant marqué par le romantisme apparaît: le conte moral, avec son sérieux et sa pesanteur, cesse de raconter une "histoire" pour retrouver la fantaisie et l'irréalité du conte. Le rationalisme de la littérature pédagogique est éclairé par l'irrationnel et le rêve. L'enfant n'est plus uniquement objet d'éducation ou d'instruction; il lui est désormais permis de rêver et même de rire" (Denise Escarpit 1981, p. 71).

Comme nous l'avons déjà indiqué dans l'introduction, c'est P.-J. Hetzel qui semble récuser sérieusement pour la première fois la littérature de gouvernante; il s'agit pour lui de plaire "en exerçant l'imagination" de l'enfant afin de le rendre sensible aux forces obscures qui sont en lui et l'environnent.

Pour le romantique, on ne devient un être authentique qu'en laissant prévaloir le côté nocturne de l'âme, de l'univers, de l'Histoire sur la lumière crue et stérile du rationalisme. L'enfant qui se trouve dans un clair-obscur fécond est un être privilégié auquel la littérature pour enfants doit soumettre des narrations sortant de l'ordinaire et du quotidien. Voua pourquoi le genre le plus estimé des romantiques est le conte fantastique qui a connu son plus grand succès avec I'"Histoire d'un casse-noisette" (1845) d'Alexandre Dumas (1802-1870).

D'autres auteurs pour enfants pratiquent le conte fantastique, mais la plupart du temps on remarque chez eux un glissement, de telle sorte que l'on a affaire plutôt à un conte de fées pastiche. Or, comme Paul Delarue l'a bien démontré (1957), la spécificité du conte de fées français est un affaiblissement relatif des éléments fantastiques par rapport aux éléments rationnels. Tout comme la littérature pour enfants du siècle des lumières, celle de l'époque romantique semble donc, en France, avoir tendance à refuser ce qui n'est pas directement accessible au bon sens.

De toute façon, il est certain que le conte fantastique pour enfants n'a pas eu la même importance en France que dans certains pays voisins. Les auteurs n'ont pas pour autant abandonné l'idée de Y extraordinaire, mais ils l'ont réalisée à travers Vaventure, que ce soit par des romans d'aventures contemporaines, historiques ou d'anticipation. Il est cependant à noter que le type roman pour enfants' n'est presque jamais "pur" — le thème éducatif s'y imbrique obstinément.

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D'une certaine façon, on peut dire que le roman d'aventures pour enfants n'a jamais su harmoniser les diverses données de ses antécédents. Le côté drôle et cocasse provient du roman picaresque dont le prototype (immoral!) est Lazarillo de Tormes (env. 1530). Le côté moralisateur provient des Aventures de Télémaque (1699) de Fénélon, l'encyclopédisme de Robinson Crusoë (trad. fr. 1720) de Daniel Defoe.La matrice narrative tripartite, 'en famille — fugue — en famille' rappelle le Bildungsroman, "roman de formation", des romantiques allemands.

Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart (1832) font date dans ce contexte. Avec ce roman de Louis Desnoyers (1802-1868), le cancre sympathique fait son entrée dans la littérature pour enfants française. Le mauvais garnement n'est plus mis en avant comme modèle intimidant; au contraire, le lecteur se solidarise avec lui sans pourtant lui donner raison en tout. La manière, toute picaresque, dont le narrateur se manifeste est à remarquer. Il se montre ironique envers Jean-Paul et goguenard envers le lecteur qu'il taquine ouvertement en le traitant d'enfant modèle. Parfois, il adopte une vision du dehors des choses et se montre lui-même dérouté par les événements qu'il raconte.

L'extension énorme du public d'enfants lecteurs au XIXe siècle est due aux différentes lois sur l'enseignement, notamment celles de Guizot (1833) et de J. Ferry (1881-1883). Mais comme le remarque Denise Escarpit (1981, p. 98), "c'est dans sa vocation de laïcité qu'il faut situer le caractère particulier de l'enseignement en France. En opposition déclarée avec l'enseignement religieux, il a pour fondements le rationalisme et la morale civique républicaine". Il n'est pas étonnant que la vogue du fantastique soit de courte durée et que la modalitée préférée de la littérature pour enfants française reste encore aujourd'hui le réalisme.

Deux attaques relativement récentes contre le réalisme ont pourtant eu lieu et, chose curieuse, dans le domaine des livres pour les tout petits. Les pédagogues de I'"Education nouvelle" firent place à la fantaisie créatrice de l'enfant entre les deux guerres avec par exemple les "Albums du Père Castor" (à partir de 1931). Dans les années 1960 François Ruy-Vidal lança une collection d'albums "plein d'invention et d'agressivité créatrice" (Marc Soriano 1975, p. 460).

En restant à l'intérieur d'un humanisme "respectable", le Père Castor a obtenu un succès certain et même mondialement reconnu. François Ruy-Vidal, dont le programme est pour le moins aussi élaboré que celui d'Hetzel, a été jugé "subversif par bon nombre de critiques et a dû renoncer à son entreprise assez rapidement. Néanmoins, ses idées ne semblent pas avoir été infructueuses, et il serait faux de prétendre que le fantastique est totalement exclu du marché actuel des livres pour les enfants.

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Un motif récurrent: l'orphelin

La littérature pour enfants française peut être caractérisée, entre autres, par un certain nombre de motifs récurrents. Les braconniers et les romanichels par exemple ne cessent de hanter son univers fictif, bien que les problèmes qui s'y attachent dans la réalité d'aujourd'hui ne soient sans doute pas de première importance. Le leit-motiv favori est cependant Y orphelin, qui revient si souvent qu'on est tenté de parler d'un véritable "syndrome de Rémi".

Il y a eu des orphelins dans la littérature pour enfants avant le héros de Sans Famille (1878), mais c'est le roman d'Hector Malot - dont la thématique est pourtant bien de son temps - qui a créé une véritable mode et qui continue à être,un best-seller. Dans les années 1950, Sans Famille était le roman pour enfants le plus lu du monde entier.

Isabelle Jan (1973) retrace ainsi l'histoire des orphelins: "Les trois quarts des romans pour filles et garçons de 1850 à nos jours sont centrés sur un enfant orphelin, abandonné, perdu, en quête d'une famille, qui cherche ses père et mère pendant cent cinquante pages pour les trouver à la fin, eux-mêmes ou des personnages en tenant lieu" (p. Ilo). Mais elle précise aussi: "Actuellement, les enfants sont de moins en moins orphelins" (p. Io6). Fulvia Rosenberg écrit en 1976: "Les orphelins et les enfants abandonnés qui sévissaient dans les livres du XIXe siècle ont pratiquement disparu de la littérature enfantine d'aujourd'hui. Les enfants absolument seuls, orphelins de père et de mère, sont l'exception" (p. 36).

A des fins d'analyse décrites ailleurs, j'ai rassemblé un corpus de cent romans
pour enfants parus entre 1968 et 19724. Le corpus présente un démenti formel
des opinions citées ci-dessus.

En effet, dans 26 romans, le personnage principal (ou un des personnages principaux) est orphelin de père et mère; dans 19 cas, il a perdu un des parents. Au moins un personnage secondaire important est orphelin dans 13 autres romans, et i4 personnages secondaires importants ont perdu un de leurs parents. La conclusion provisoire s'impose: environ 75% des romans contemporains continuent à toucher d'une façon ou de l'autre au problème de l'orphelinage.

Même s'il est un motif explicite, l'orphelinage n'est pas nécessairement fortementthématisé. On croirait volontiers à une thématisation faible dans les romans où les orphelins sont des personnages secondaires. Mais dans ces cas, l'action est souvent constituée par les efforts du héros pour sauver de la détresseun camarade orphelin. En vérité, l'orphelinage des personnages secondairesest fortement thématisé dans 21 livres sur un total de 27. Parmi les



4: II s'agit de romans réalistes, écrits pai des auteurs français et dont le cadre référentiel est la société française contemporaine. Cf. (Pré)publications n° 61, nov. 1980 et n° 66,août 1981.

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romans de l'échantillon dont le protagoniste est un enfant, 65% font de l'orphelinageun thème proprement dit. Dans 39 romans, la thématisation est si forte que Porphelinage est un des problèmes majeurs, sinon le problème centralde la narration.

Nous pouvons résumer la façon dont les textes du corpus conçoivent le statut d'orphelin ainsi: ou bien il s'agit d'un état de manque que les efforts du héros visent à combler, ou bien d'un état désirable vers lequel tendent les efforts du héros. Dans le premier cas, le héros peut agir pour lui-même ou pour un camarade. Dans le second cas, nous aurons vite fait de constater que l'opinion du héros n'est jamais directement valorisée, mais plutôt présentée comme une illusion passagère. Une valorisation indirecte peut néanmoins avoir lieu quand le texte néglige d'approfondir ou simplement de mentionner les rapports familiaux.

Le chercheur norvégien Kari Skjonsberg (1972) analyse, entre autres, les relations familiales dans la littérature pour enfants européenne et américaine à partir d'un échantillon qui couvre les années 1900-1961. Elle constate que les orphelins de père et mère ne sont pas fréquents; la plupart des protagonistes, aussi bien dans les livres pour garçons que dans les livres pour filles, sont issus de familles complètes et unies. La différence entre ses résultats et les miens mettent probablement en relief des traits qui sont spécifiques à la littérature pour enfants française. En l'occurence, il s'agirait d'un certain conservatisme, d'une lenteur sensible dans le renouvellement narratif d'un thème traditionnel.

Les trois chercheurs que je viens de citer voient un renouvellement dans le fait que la famille, bien qu'elle soit unie, n'occupe plus beaucoup de place dans la vie des protagonistes. Isabelle Jan l'exprime ainsi: "Les parents restent de plus en plus dans la coulisse. Ils n'interviennent à aucun moment et sur aucun plan, ils sont exclus de l'aventure, en dehors du roman" (1973, p. 106). Fulvia Rosenberg: "Une (...) caractéristique de la représentation de l'enfant est sa solitude. Il est seul pour mener son aventure (...) Avec les parents, l'aventure n'est jamais vécue" (1976, p. 110).

Je ne mets nullement en doute le bien fondé de ces observations, mais plutôt que de les regarder comme l'expression d'un renouvellement thématique, je trouve qu'il y a corroboration du thème traditionnel. Le motif qu'on pourrait dénommer orphelinage volontaire n'est nullement une nouvelle invention, et comme nous venons de le voir, il ne relaie pas Y orphelinage formel. La nouveauté réside dans le fait que l'orphelinage volontaire prend de l'ampleur à l'intérieur de sa propre catégorie des héros non-orphelins Le thème de l'orphelinage n'est pas abandonné — mais renforcé.

C'est seulement en distinguant entre le déplacement de certains motifs et
la persistance d'un thème qui semble fondamental dans la symbolisation de

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l'individuation de l'enfant que nous pouvons souscrire à la conclusion de FulviaRosenberg: "II est fort intéressant de noter comment les sociétés résolvent différemment le même problème: au XIXe siècle, l'idéal de liberté pour l'enfantétait représenté par l'enfant orphelin. Actuellement, la liberté de l'enfant est rendue manifeste par l'éloignement des parents ou par leur non-représentation,par l'image de l'enfant unique" (1976, p. 36).

Le thème national: allusions historiques et littéraires

L'enquête sur les caractères spécifiques de la littérature pour enfants française
se doit de poser des questions concernant les thèmes nationaux, explicites et
implicites, pour pouvoir juger de leur éventuelle importance.

Il n'est pas étonnant que le nationalisme prenne de l'ampleur aux environs de 1870. Un des plus grands succès de librairie, Le Tour de la France par deux Enfants (1877) par Mme G. Bruno a comme prétexte narratif la perte de l'Alsace-Lorraine, et le sous-titre, "Devoir et Patrie" est significatif pour le message du livre. Pour Denise Escarpit (1981, p. 87), "Friquet, le gamin de Paris (Louis Boussenard, 1847-1910), est l'incarnation du chauvinisme français, anti-prussien, anti-anglais, et le symbole du titi parisien débrouilard".

La tendance nationaliste, pour ne pas dire revanchiste, prévaut dans une bonne partie des livres pour enfants qui paraissent avant la première guerre mondiale. Danrit alias Emile Driant (1855-1916) est sans doute l'auteur le plus connu de ce courant. La guerre elle-même est traitée par exemple dans Pouck de René Duverne et dans Un Poilu de douze Ans d'Arnould Galopin.

Avec l'ouverture en 1924 de la première bibliothèque pour enfants, "L'Heure Joyeuse" à Paris, avec l'influence de Paul Hazard (articles dans La Revue des deux Mondes entre 1914 et 1930) et des éditeurs tel que Tatiana Rageot et Michel Bourrelier, la littérature pour enfants française d'avant-garde quitte pourtant le nationalisme étroit et s'engage dans un humanisme essentiel et universel qui représente encore aujourd'hui la ligne directrice de la majorité de la production.

Néanmoins, il est net que la littérature pour enfants française est très consciente de son rôle de transmettrice de culture nationale. Cela se voit, entre autres, dans la façon abondante et significative dont les textes font allusion à l'Histoire de la France et à la (grande!) littérature française. Les exemples suivants sont tous tirés de l'échantillon de romans contemporains mentionné ci-dessus.

L'emploi de l'Histoire se fait surtout à partir de personnages réels dont les
hauts faits sont développés avec plus ou moins de longueur, par exemple
quand le héros narratif visite un endroit dit historique:

Roc-Amadour est l'un de nos plus anciens pèlerinages. (...) même le grand roi Saint-
Louis est venu chez nous (Claire Graf).

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Cette façon de procéder est la plus didactique: les connaissances historiques du lecteur ne sont pas présupposées. La plupart du temps, pourtant, les personnages historiques sont évoqués en passant, de façon allusive et souvent comme terme de comparaison aux prouesses des protagonistes:

En les écoutant, on imagine un peu les grenadiers de la Vieille Garde qui disaient aux
jeunes recrues:
"J'étais à Austerlitz".
Ils devaient avoir le même genre d'orgueil au fond des yeux (Ph. Saint-Gil).

La liste des noms historiques est longue. En parlant des hommes politiques, elle s'étend de Vercingétorix à De Gaulle, avec Napoléon I dépassant de loin Louis XIV qui dépasse à son tour tous les autres. Parmi les inventeurs, artistes et autres personnalités, citons à titre d'exemples seulement, Calot, les frères Montgolfier, Belin, Bizet, Sarah Bernard.

Les livres pour les enfants abordent rarement des événements historiques pénibles. Les représentants du pouvoir officiel ne sont pourtant pas glorifiés quand il s'agit de la croisade contre les Albigeois ou de la persécution des Juifs sous Pétain.

Le seul événement qui sert constamment de fond thématique est la guerre de 1939-1945. Encore dans les années 1970 beaucoup de situations dramatiques, beaucoup de comportements psychologiques sont expliqués à partir de la guerre. Rappelons ici que notre échantillon ne comprend pas de romans historiques et que, par conséquent, les nombreux textes ayant comme sujet principal la France sous l'occupation ne sont pas pris en considération. Ceux-ci constituent d'ailleurs un groupe toujours croissant.

Le didactisme est à peu près absent quand nous regardons les références à la
littérature française. Les enfants lecteurs sont censés connaître Michelet, Buffon,
Sainte-Beuve, Sardou, Cocteau, etc.

Les "Mémoires d'outre-tombe"; le "Génie du christianisme" retournèrent vite à leur
rang (...) Trente-deux reliures magnifiques recelaient les "Mémoires de Saint-Simon"
(Cécile Aubry).

Le préféré des grands auteurs est, comme on pouvait s'y attendre, La Fontaine.
Suivent en ordre décroissant: Dumas, Perrault, Saint-Exupéry, Molière
et Hugo.

La référence à un auteur se pratique souvent sous forme d'un à propos
lorsqu'une situation du roman pour enfants en rappelle une analogue dans
une œuvre pour adultes préexistante:

Tu comprends, moi je me voyais déjà interprétant les grandes héroïnes du répertoire
classique. Andromaque. Phèdre. Bérénice (...) (Saint-Marcoux).

Beaucoup plus subtile que la référence explicite est l'allusion proprement
dite. Le lecteur doit lui-même reconnaître telle citation ou établir une analogiede
situation ou de composition entre le roman qu'il est en train de lire et

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une œuvre préexistante. Il s'agit de tout un jeu intertextuel à plusieurs niveauxdont
seul le lecteur averti pourra tirer quelque profit:

tu ressembles à la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf! (Roberte
Armand).

- Où est la terre d'exil, Fanne?... Et où le royaume?... (Claude Campagne).

La référence à des personnalités culturelles contemporaines se pratique aussi,
mais parcimonieusement:

- Vous êtes quoi?
- Manouche, comme le fut Django Reinhardt, le grand musicien (Claire Graf).

J'ai relevé une fois les noms de J.-L. Barrault, Dior, J. Brel, Fernand Raynaud, Robert Lamoureux, par exemple. Dans les années 1960 Johnny Halliday était le favori incontesté, mais le seul artiste qui figure constamment dans les textes est Georges Brassens.

Le thème national est présent dans tous les romans pour enfants dont l'action est prétexte à l'exaltation et la valorisation d'une certaine région française. Bien que ce soit la Camargue et la Bretagne qui reviennent le plus souvent, il ne s'agit jamais de régionalisme dissident. L'histoire et la culture particulières des régions sont mises en avant non seulement pour démontrer une spécificité, mais aussi pour prouver la cohérence de tout le territoire français.

A peu près toutes les régions servent d'ailleurs de toile de fond à l'un ou l'autre roman sans que la description didactique l'emporte sur l'action et les thèmes qu'elle véhicule. Paris ne semble pas écraser la province dans la littérature pour enfants, qui garde en règle générale la nostalgie de la vie "authentique" à la campagne.

Après avoir dégagé certains aspects du nationalisme latent ou manifeste dans la littérature pour enfants, il serait juste de terminer ce chapitre en reconnaissant que le thème en question est souvent contrebalancé par des allusions à d'autres pays, à d'autres littératures. Il est surtout contrebalancé par les livres d'auteurs français et étrangers dont l'action ne se passe pas en France. Le but avoué de plusieurs collections {Bibliothèque Internationale de F. Nathan par exemple) est de favoriser l'échange culturel entre les nations.

Vision du monde de la littérature pour enfants

En présentant le concept d'adaptation à partir de la citation que Denise Escarpit (1981, p. 125) a tiré du Russe Belinski, on pourrait croire queje plaide, dans le présent article, en faveur d'une dissolution de l'entité structurale signifié/signifiant. Telle n'est pas mon intention.

Nous avons vu que la littérature pour enfants est caractérisée, entre autres,

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par des motifs récurrents - pour ne pas dire obsédants. Or, il se trouve que
certains motifs, considérés dans leur aspect de signifiant, favorisent certains
thèmes, qui favorisent à leur tour certaines visions du monde.

Pour Daniel Blampain (1979, p. 35) la chose se présente ainsi quand il détermine le sens du discours de la littérature pour la jeunesse: "Toute action se pose sans ambiguïté sur le terrain d'une morale stricte, ascétique, qui fait de toute nécessité vertu et qui ne prête à aucune controverse. Tout se ramène à un problème individuel, non de psychologie, mais de conscience morale. Le héros (le plus souvent masculin) est une essence morale, éclatante de pureté lorsqu'il s'agit d'un enfant (...). Un système de représentations reposant sur une typologie éthique, manichéenne, est mis et remis sous les yeux du lecteur pour bien fixer les bases de sa participation émotionnelle au récit et pour I'"aider" dans son appréhension du social".

Pour notre part, nous allons aborder le problème d'une manière un peu différente, en nous appuyant sur ce que Daniel Blampain appelle le "pédocentrisme", sur la simple observation du fait que la majorité des livres pour enfants ont comme protagonistes des enfants. Nous allons ensuite nous servir des enquêtes de Marie-José Chombart de Lauwe et de son équipe du "Centre d'Ethnologie sociale et de psychosociologie" sur la représentation de l'enfant, et plus spécialement de la dernière intitulée Enfants de l'image. Enfants personnages des médias ¡Enfants réels (1979).

Une étude comparative entre des enfants personnages de livres pour enfants
et des enfants personnages de livres pour adultes s'avère du plus grand
intérêt pour notre propos:

La comparaison entre la mythisation du personnage d'enfant créé pour l'adulte et celle du héros créé pour l'enfant montre qu'il existe une filiation des premiers à certains des seconds. L'association enfant-nature y est commune. Le caractère d'"authenticité", fondamental pour le personnage mythisé de la littérature destinée aux adultes, frappe aussi dans beaucoup de personnages pour enfants. Mais le rapport de l'adulte à l'enfant est souvent différent. L'adulte qui imagine un enfant symbolique et fait de lui le "maître" de l'homme, en raison de son authenticité qui transforme ses rapports aux êtres et aux choses, situe son pouvoir dans un monde imaginaire, où les attributs de l'enfant idéalisé indiquent une façon d'exister meilleure. Le héros pour enfants se trouve, lui, souvent supérieur à l'adulte dans l'action décrite, dans l'univers du récit, sans avoir besoin d'inventer un autre monde "ailleurs". L'inversion des rapports de pouvoir semble plus complète, l'enfant domine directement l'adulte. C'est l'univers même dans lequel se déroule l'aventure où le héros exerce son pouvoir qui est mythisé, il n'y a plus deux mondes parallèles (p. 274).

Le but de recherche des auteurs diffère du nôtre, et ils ne semblent pas ici prendre en considération que les livres pour enfants sont écrits, eux aussi, par des adultes. Néanmoins, en tenant compte du fait que les deux catégories de littérature expriment également des fantasmes d'auteurs adultes, nous voyons que la citation révèle des différences essentielles. Bien qu'il soit de mise de dégagerdes structures répressives et des idéologies conformistes dans les textes

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écrits et édités à l'intention des enfants, et bien que les résultats obtenus soient souvent corrects, il s'avère qu'une vision du monde autre (cf. Chombart de Lauwe 1971) s'y trouve également, en même temps. La spécificité de contenude la littérature pour enfants ne se trouve ni dans une morale didactique, ni dans une idéologie conformiste, mais dans un univers mythisé où le héros enfant exerce son pouvoir sur l'adulte. Cet univers exprime bien un désir de changement trop souvent négligé par les critiques.

Ole Wehner Rasmussen

Ârhus

Résumé

La confusion terminologique empêche souvent les chercheurs de se mettre d'accord sur les origines de la littérature pour enfants. L'article propose une distinction opératoire entre littérature pour enfants, livres pour enfants, lecture enfantine et littérature enfantine, et tire la conclusion que les différents genres enfantins sont dérivés des genres homologues de la littérature pour adultes. La spécificité littéraire de la littérature pour enfants est vue, non pas dans le didactisme, mais dans Vadaptation à cette cible précise que constitue une certaine classe d'âge parmi les enfants. Comme caractères propres à la littérature pour enfants française, l'article distingue quant au cadrage: la collection; quant à la modalité: préférence du réalisme; quant aux motifs: récurrence des orphelins; quant au thème national: abondance des allusions historiques et littéraires. Comme spécificité de contenu est dégagé l'univers mythisé où le héros enfant exerce son pouvoir sur l'adulte. Il exprime un désir de changement trop souvent négligé par les critiques: mais il ne faut pas confondre: il s'agit de fantasmes d'auteurs adultes.

Bibliographie des travaux cités

Blampain, Daniel (1979) La littérature de jeunesse pour un autre usage. Paris/Bruxelles.

Chombart de Lauwe, M.-J. (1971) Un monde autre, l'enfance; de ses représentations à
son mythe. Paris.

Chombart de Lauwe, M.-J. & Claude Bellan (1979) Enfants de l'image. Enfants personnages
des médias/Enfants réels. Paris.

Delarue, Paul (1957) "Les Caractères propres du conte populaire français". La Pensée
72.

Dubois, Raoul (1973) "Les conditions socio-économiques de la littérature enfantine".
In: Charpentreau, Jacques (réd.) Les livres pour les enfants. Paris.

F.scarpit, Denise (1981) La Littérature d'enfance et de jeunesse. Panorama historique.
Paris.

Jan, Isabelle (1972) "Le roman policier". Bulletin d'analyses de livres pour enfants 27.

Klingberg, Gôte ( 1972) Barnlittcraturforskning. En introduktion. Stockholm.
"Les Livres pour enfants" (1956). Enfance 3 (numéro spécial).

Rosenberg, Fulvia (1976) La Famille dans les livres pour enfants. Paris.

Skjonsberg, Kari (1972) Kjensroller, Miljo og sosial lagdeling i barnelitteraturen. Oslo.