Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Sylvie Debevec Henning: Genet's Ritual Play. Rodopi, Amsterdam 1981. 122 p.

Ole Kongsdal Jensen

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Sylvie Debevec Henning (SDH) essaye dans son livre de démontrer que le théâtre de Genêt, plus spécifiquement Les Bonnes, a été mal compris par les critiques, qui le voient soit comme un jeu gratuit, soit comme une messe noire, soit comme un jeu essayant d'accomplir dans l'imaginaire ce qui ne peut se faire en réalité. Pour elle, le jeu des Bonnes est plus complexe

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et serait plutôt un jeu contestataire qui met en question les notions d'identité et de différence,impliquées
dans les rites païens et les cérémonies de l'église catholique, cérémonies
d'ailleurs ambiguës, parce qu'imprégnées d'éléments païens.

Dans son analyse, SDH se sert de la théorie des rites de René Girard. Le point de départ de ces théories est la crise mimétique, qui se manifeste, à l'intérieur d'une société, par une rivalité pour l'objet (mimesis d'appropriation), transformée petit à petit en une rivalité entre les partenaires rivalisants (mimesis de l'adversaire ou du double); la crise est résolue à la fin par l'élection (inconsciente), parmi les rivaux, d'une victime arbitraire, considérée.coupable de la crise, et ce bouc émissaire est immolé (souvent par un seul représentant de la société: le sacrifiant) ; le sacrifice purificateur du bouc émissaire marque la fin du conflit et la réconciliation de la société. Cet événement originel réel est répété rituellement par la suite, le plus fidèlement possible, chaque fois qu'une crise est imminente, pour conjurer le conflit et y mettre fin. Cette cérémonie aurait donc pour fonction de purifier et restabiliser la société.

Selon Girard, le mécanisme de la victime émissaire est à la base de toute représentation religieuse et culturelle. Il dit que 'les danses rituelles les plus abstraites, c'est toujours l'affrontement des doubles, mais parfaitement «esthétisé»' (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 30), et que toute grande expérience littéraire touche à ce mécanisme. SDH essaye donc d'appliquer cette théorie du rituel aux Bonnes de Genêt, et elle montre, à mon avis de manière assez convaincante, que les théories de Girard amènent une lecture possible et éclairante de cette pièce, mais elle pense aussi que le modèle girardien fait surgir quelques difficultés, car il ne rend compte ni des niveaux multiples de la pièce, ni de l'ambiguïté des rapports mimétiques, peut-être parce que la pièce met en question les notions mêmes d'identité et de mimesis. Les Bonnes s'attaqueraient donc aux bases mêmes de la théorie de Girard.

Par exemple, la victime et le sacrifiant ne sont pas clairement distingués dans la pièce. Qui est la victime: la fausse «Madame» exaltée par les bonnes, ou les bonnes elle-mêmes, boucs émissaires de la société? Qui est le bourreau de qui? Il n'y a d'ailleurs jamais de victime tuée, car Madame part sans boire le tilleul empoisonné préparé par les bonnes, et à la fin, le rideau tombe 'avant le cadavre nécessaire', car Claire, qui joue le rôle de «Madame», boit bien le tilleul, mais nous ne la voyons pas mourir. Tout est profondément ambigu. De même, au lever du rideau, nous tombons en plein rituel; nous n'assistons donc jamais ni au début du rituel, ni à sa fin. Et le rituel est perforine deux fois de manières non identiques, présentant des variations significatives.

Il n'y a, dans cette pièce, jamais ni d'identité pure, ni de différence pure. Peut-être le modèle des bonnes, Madame, est-elle créée par les bonnes elles-mêmes; la «vraie» Madame, en effet, emprunte des traits au rituel des domestiques; au fond, elle n'est peut-être qu'une image de Monsieur, son amant, lui également peut-être une pure création des bonnes. Il y a une interpénétration des niveaux d'apparence, une oscillation continuelle entre les «identités». Les opposés se mélangent, les identités se chevauchent. La pièce met en question la nécessité du bouc émissaire et d'une définition nette des identités. Ceci me fait penser à cette phrase de Notre-Dame-Des-Fleurs: 'Je raffole des travestis.' Pour moi, toute lœuvre de Genêt est profondement imprégnée de son homosexualité, elle est l'expression de ce qu'on pourrait appeler «une conception gaie du monde» («gai» = homosexuel, d'après l'anglais «gay»), une conception qui met en question, justement, les identités convenues.

La pièce présente donc des ruptures essentielles par rapport au modèle de Girard: le rituel des bonnes, qui d'ailleurs n'est pas complet - le début et la fin manquent, n'est pas identique à chaque «représentation», l'identité de la victime est incertaine, la «réalité» et le rituel sont mélangés, et il semble qu'il n'y ait pas d'événement originel à la base du rituel perforine.

Le but de Genêt serait, selon SDH, par ces ruptures et ces ambiguïtés, de mettre en questionnos
manières traditionnelles de percevoir les rapports entre deux personnages, entre la

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scène et le public, entre le texte et son contenu social et politique, entre l'art et la vie. Genêt veut nous rendre attentifs aux cercles vicieux et montrer, par le jeu des bonnes, une voie vers des rapports plus créatifs, rapports que son théâtre ne peut peut-être pas représenter directement,mais seulement nous faire deviner à travers le jeu «agonistique», qui n'a pas pour but la victoire d'un des adversaires, mais qui est un jeu contestataire et créatif, un jeu pour jouer ce qui, selon SDH, est regardé par Girard comme quelque chose de monstrueux et de destructif.

Je ne peux pas ici mentionner tous les détails de l'analyse de SDH. Je trouve que son livre est inspirant et témoigne d'une lecture profonde de Genêt. Je me permettrai pourtant de soulever deux points de critique. D'abord, son style n'est pas tout à fait libéré d'un jargon à la mode dans certains milieux intellectuels, et qui consiste à exprimer des choses assez simples en un langage très compliqué, ce qui nuit par endroits à la clarté de l'exposé. Ensuite, je ne suis pas sûr qu'elle ait raison en concluant que Girard et Genêt sont en désaccord; je crois avoir compris, par une interview de Girard donnée à Tel Quel (nos 78 & 79) qu'il plaide, comme SDH dans son interprétation des Bonnes, pour une prise de conscience qui nous permettrait de sortir du cercle vicieux des comportements rituels traditionnels pour aller vers des relations plus créatives. Je ne suis donc pas sûr qu'elle ait réussi à montrer, comme elle prétend le faire, que la théorie de Girard est fausse, parce qu'elle n'arrive pas à expliquer des œuvres comme Les Bonnes.

Ceci dit, l'analyse de SDH foisonnne d'idées et de raisonnements qui nous permettent de voir plus clairement la richesse du théâtre de Genêt. Alain Robbe-Grillet a dit dans une interview (Le Nouvel Observateur n° 950): 'Je ne crois pas à la vérité en littérature. La question n'est donc pas de savoir si une théorie est vraie ou non. Néanmoins, plus une œuvre est investie par des théories différentes et contradictoires, plus le plaisir de la lecture est accrue. (...) Une œuvre, ce n'est pas du béton. On ne peut rien faire de pire que d'en donner «la» vérité.' SDH a réussi à nous montrer combien Les Bonnes, de par leur richesse, résistent à une analyse trop rigide, et cela me semble une belle réussite.

Copenhague