Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Roland Barthes: L'obvie et l'obtus. Essais critiques 111. Paris, Ed. du Seuil, coll. «Tel Quel», 1982. 286 p.

Steffen Nordahl Lund

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A la suite de toute une série d'ouvrages et de numéros spéciaux de revue consacrés à Roland Barthes depuis sa mort, voici enfin publié un troisième volume des Essais critiques de celuici: L'obvie et l'obtus, titre que l'éditeur a emprunté à un article de Barthes sur Eisenstein pour rassembler des textes sur ce qu'il appelle «l'écriture du visible» (photo, cinéma, théâtre, peinture) et «le corps de la musique», en réservant les essais sur la littérature pour un quatrième

Tous les écrits de Barthes sur l'art ne sont pas là. Certains textes plus occasionnels ont été délibérément laissés à l'écart. Cependant, l'étendue d'écrits recueillis est déjà impressionnante, et il faut saluer ce livre en ce qu'il rend accessibles à un public plus large, des articles jusque-là peu connus.

Au principe de ces essais, y insistant, «le corps qui bat», qui désire, qui jouit. Corps qui se dépense et se perd, désempoissé de son imaginaire d'être transporté hors de soi et livré au jeu de la pure signifiance, au plaisir du texte, à l'écriture. Barthes, comme les artistes, tous marginaux, dont il parle (Arcimboldo, Cy Twombly, Réquichot) brouille par là les limites,

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déplace les valeurs, disperse les significations qui, en Occident, du moins depuis Descartes,
ont toujours défini la logique, la morale, le bon sens.

Topique d'un sujet qui aime et aime encore, comme disait R.B. sur R.8.; pour son seul plaisir du signifiant. Or, l'expérience amoureuse se poursuit à travers tout ce recueil, se faisant aiguë lorsque, devant une toile de Twombly, le sujet, au paroxysme de son délire, éprouve le désir de faire la même chose pour découvrir à l'épreuve, l'intelligence du peintre: sa plus grande retenue, source de plaisir intense («Oh, cette seule traînée rose ...!»). Ou encore, lorsqu'à l'écoute de telle figure musicale de Schumann, le sujet amoureux lutte à corps perdu avec le langage pour transpercer enfin et désigner justement, par la métaphore appropriée, le secret pulsionnel de ce qui l'agite et tourmente («Mon royaume pour un mot! ah, si je savais écrire»).

Malgré qu'il en ait, Barthes sait écrire, au plus juste, au plus près de ce qui accroche et vient le draguer, comme une promesse de bonheur, de jouissance proche. Force d'écriture qui dit la séduction du sujet, sa dérive, à partir du signifiant, vers des bords inconnus, insoupçonnés même, où cela fait encore signe, mais de quoi?

Ainsi tel photogramme d'Eisenstein: qu'est-ce donc qui, dans cette image, fait désir? Quelque chose dont le signifiant (ici le foulard d'une vieille femme pleurante) pointe le sens, mais ne le nomme pas. C'est ce qui manque au signe pour être complet; à savoir ce qui apparaît là en trop (ou en moins, comme on voudra) à l'ensemble des significations articulées.

De même, ailleurs, chez Réquichot: cela ressemble, mais à quoi? L'ajournement du nom
est maintenu infiniment dans une désintégration continue de Vanagon, disant le report toujours
plus loin du signifiant.

Ce qui attire le désir du sujet qui écrit (qui s'écrit) sera partout quelque trait inclassable, une graphie supplémentaire, comme un «.accent» qu'aucune économie du signe ne pourrait prendre en charge. Son sens, accidentel, ne peut se confondre avec celui, informatif, de la communication, non plus qu'avec le sens symbolique, dit «obvie» {qui va au-devant, qui s'impose) de la signification. C'est un «troisième sens», textuel celui-là, qui prend en echarpe les faits de langage: qui vire à la signifîance. Il a nom: «le sens obtus». De quoi s'agit-il? Disons du sens en tant qu'il n'a pas lieu, c'est-à-dire en tant qu'atopique, erratique: innommable: «Le sens obtus est un signifiant sans signifié; d'où la difficulté à le nommer: ma lecture reste suspendue entre l'image et sa description, entre la définition et l'approximation. Si l'on ne peut décrire le sens obtus, c'est que, contrairement au sens obvie, il ne copie rien: comment décrire ce qui ne représente rien? Le «rendre» pictural des mots est ici impossible».

Seul en effet le discours amoureux sera à même d'évaluer ce sens; par connivence sensuelle,
émotive. Car l'obtus, c'est aussi ce qui désigne l'objet d'amour, «ce qu'on aime, ce
qu'on veut défendre».

Lire, dès lors, devient acte erotique: j'observe, je savoure, je désire le désir de l'autre, soit ce qui chez lui m'est à jamais interdit: son corps. Enfin, j'établis, en lisant, la relation à la Mère. Seulement, si celle-là (comme on dit en certain milieu), je ne puis «me la faire», il me reste un moyen: la refaire: séduire l'autre corps qui m'a séduit, me mettre, moi lecteur, en situation de langage ; écrire à mon tour.

Ainsi R.8., écrivant l'écriture d'un tableau de TW: «Au fond, la question de la peinture,
c'est: Est-ce que vous avez envie de faire du Twombly?». Ou jouant du Schumann: «Le vrai
pianiste schumannien, c'est moi». Ainsi encore L'obvie et l'obtus: «à écrire», dit le texte.

Copenhague