Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Christiane Olivier: Les Enfants de Jocaste, (L'Empreinte de la Mère). Paris, Denoèl/Gonthier, 1980. 192 p.

Ginette Kryssing-Berg

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Durant cette dernière décennie, les théories de Freud sur la sexualité féminine ont été ardemment combattues. Les psychanalystes femmes l'accusent de prendre parti pour son sexe à cause de son sexe. Elles rejettent massivement la conception freudienne de la féminité basée, selon elles, sur un complexe de masculinité destiné à mépriser les femmes.

Sur ce point Ch. Olivier ne se distingue pas des autres psychanalystes femmes. Elles les rejoint
aussi dans le fait qu'elle ne s'attaque pas aux fondements de la théorie freudienne. Son
but en tant que féministe, ce dont elle se targue, est de dénoncer l'antiféminisme de Freud:

«... ce chercheur infatigable, quand il s'est agi des femmes, s'est transformé en catastrophe
... tout ce qu'il a dit sur la femme doit être réétudié, repris, réexaminé sous un
autre regard, comme un objet volé enfin rendu à sa propriétaire.» p. 17.

Le grand intérêt du livre de Ch. Olivier et son originalité se révèlent dans son titre Les Enfants de Jocaste. L'auteur met au centre Jocaste, la mère d'Œdipe, et s'étonne de «la conspiration de silence» faite autour de cette figure de la mère, de cette mère tellement présente en l'absence du père, Laïos.

Passant résolument de la tragédie classique au drame contemporain, Ch. Olivier repose la
question de l'Œdipe dans la famille nucléaire actuelle:

«Les femmel? d'aujourd'hui veulent-elles et savent-elles ce qu'elles font en prenant la première
place auprès de l'enfant? Ont-elles connaissance de ce qu'elles déclenchent ainsi
chez leurs fils, chez leurs filles?;; p. 12.

Autour des problèmes posés par ces relations s'articule toute l'argumentation du livre.

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Les 3 premiers chapitres sont consacrés à la critique de Freud. Ch. Olivier reconnaît honnêtementque Freud, dans les dernières années de sa vie, a avoué que ses théories sur la sexualité féminine se révélaient pleines de lacunes et d'ombres, elle reconnaît aussi que l'infériorité fémininen'a pas été inaugurée par lui. Mais le reproche majeur qu'elle lui adresse est d'avoir donné un soubassement scientifique à cette dévalorisation de la femme dans les sociétés patriarcales.Non seulement, il est coupable d'avoir réduit la femme à être «le fantasme de l'homme» (p. 13), mais il lui a fait croire que cette image corrspondait à ce qu'elle désirait dans son inconscient, c'est-à-dire que ce rapport de dominant à dominé était le reflet de son être le plus profond et que sa passivité était congénitale. Freud acceptait comme normal l'enfermement historique de la femme et n'a jamais établi de rapport entre les symptômes de ses patientes et leurs déterminations socio-culturelles.

Il est donc temps, dit l'auteur, de créer «l'autre psychanalyse» (p. 17), psychanalyse
refusant de faire de l'anatomie un destin, refusant que la vie de la femme soit réglée par
l'Œdipe de l'homme:

«A partir de Freud, il y a une distorsion de la sexualité féminine que les femmes remettent
en cause, comme ne leur appartenant absolument pas», p. 23.

Elle refuse que la sexualité féminine soit définie par rapport à la sexualité masculine, que le sexe féminin soit décrit comme le revers de l'autre sexe et que la primauté soit accordée à la libido masculine. Pour elle, les deux leitmotive freudiens: l'envie de pénis et le renoncement au clitoris sont deux «invraisemblances» (p. 24). Elle rejette par suite l'enfant de sexe mâle comme substitut du pénis et la réduction de la fonction sexuelle féminine à la fonction reproductrice. Ce dernier point est de la plus haute importance pour son argumentation et elle revendique hautement «le droit à la jouissance hors de toute idée de maternité» (p. 15). Etre mère ne doit pas être une vocation ni un sacrifice, mais un rôle que la femme choisit d'assumer pendant un certain temps, sans qu'il devienne sa seule raison de vivre. S'étant rendu compte, dans son cabinet d'analyste que «chaque névrose repose en premier lieu sur la relation à la mère» (p. 184), elle tient à démystifier l'image de la mère traditionnelle. Ce qu'elle fait dans les neuf autres chapitres de son livre.

Comme il est mentionné plus haut, Ch. Olivier ne s'attaque pas aux fondements de la théorie freudienne. Elle reconnaît l'importance du complexe d'Œdipe. Pour elle, comme pour Freud, il est le phénomène central de la période sexuelle de la première enfance et il est indispensable à l'édification de la personnalité. Mais, à rencontre de Freud, elle affirme que «cette histoire du désir sexuel inconscient ... n'imprègne que l'air que respire le bébé-garçon élevé par sa mère ou une autre femme» (p. 54).

Selon ses analyses, dans la relation mère/fille, le désir sexuel n'existe pas. Ambivalente envers sa propre jouissance clitoridienne, la mère l'est encore plus envers celle de sa fille et entoure de silence ce sujet-tabou; l'inconscient maternel refuse la petite fille clitoridienne. «Seul le père pourrait donner à sa fille une position sexuée confortable» (p. 59), mais, le père, pris par sa fonction sociale, laisse à la mère le soin de s'occuper des jeunes enfants. Ne pouvant fixer sa libido sur un père absent, la petite fille ne se trouve donc pas en position œdipienne. Les conséquences en sont irréparables, Ch. Olivier le souligne maintes fois au cours de son essai. La fillette ressent un manque, un besoin, elle est insatisfaite. Asexuée, ce n'est pas le pénis qu'elle envie mais le corps de sa mère désiré par le père, corps qu'elle cherche à imiter en se déguisant en femme, en se maquillant par exemple. N'étant pas reconnue comme être sexué, elle se sent obligée de se faire accepter comme fille pour d'autres raisons, aussi s'efforce-t-elle constamment de plaire:

«Douloureux dilemme où I'IDENTIFICATION (l'être-comme) prend le pas sur I'IDENTITE
(l'être-soi) et où le FAIRE-SEMBLANT prend la place de I'AUTHENTIQUE». p.
67.

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Ce douloureux dilemme poursuit la fillette devenue femme, héritage lourd à porter et qui se manifeste par une constante insatisfaction. Mécontente d'elle-même, surtout de son corps, la fille de Jocaste jalouse les autres femmes, transposant sur elles son ancienne rivalité avec sa mère. Elle a besoin du regard de l'autre, surtout du regard de l'homme pour exister sexuellement, «Je plais donc je suis» (p. 70).

Sort tragique que celui des femmes victimes de cette éducation monosexuée! Celui des
hommes ne l'est pas moins!

Contrairement à la petite fille, le garçon entre tout de suite dans l'Œdipe. Son dilemme sera d'en sortir. Dans la relation mère/fils, le désir sexuel existe. Le premier objet d'amour (dans le sens freudien) du garçonnet est la mère, et, «dans son fils, la mère a l'occasion unique de se voir sous la forme masculine» (p. 60). Il en résulte une symbiose parfaite, trop parfaite car, dès le stade anal, le petit garçon engage une lutte avec sa mère. Il parallélise selles et pénis et son refus de perdre ses selles symbolise sa peur d'être castré. Alors que, pour Freud, la menace de castration émane du père, pour Ch. Olivier, le complexe de castration naît de la crainte éprouvée par le fils devant le désir féminin. «La guerre œdipienne des sexes» (p. 61) commence et ne finira jamais. La mère, inconsciemment, veut retenir son fils le plus longtemps possible auprès d'elle et ce fils, ayant dû lutter pour se libérer, devient un misogyne désirant garder ses distances envers les autres femmes.

Ch. Olivier en arrive à ces conclusions grâce aux révélations faites par ses patients:

«Le divan nous a servi ici de loupe grossissante, car y viennent celles ou ceux qui présentent
à la puissance deux ou trois les symptômes habituels aux individus dits normaux»,
p. 88.

Des extraits de ces confidences sont cités par l'auteur. Les propos féminins révèlent la trace ineffaçable, au plus profond de l'inconscient, du manque de désir dans lequel a vécu la fillette. Propos où la fréquence des verbes: avaler, se nourrir, prendre, se remplir, indiquent la peur du «vide» et le désir du «plein». Cette peur et ce désir peuvent mener à l'anorexie ou, au contraire, à la boulimie. Sur le plan sexuel, ils sont souvent à l'origine de la frigidité, «comme refus de ce qui vient de l'autre, assimilé à ce qui venait d'une mauvaise mère» (p. 80).

Les propos des hommes révèlent la peur de l'enfermement. Leurs fantasmes sexuels dévoilent
un besoin de domination pouvant aller jusqu'à l'obsession du viol. Il faut dominer
afin de ne pas être dominé soi-même; la figure de la mère castratrice est toujours présente.

L'exposition de ces cas cliniques démontrent le mécanisme destructeur des fantasmes venant de la petite enfance et donnent une base scientifique à l'argumentation de Ch. Olivier. Mais il est regrettable qu'elle n'ait pas confronté ses propres expériences à celles d'autres psychanalystes. Cette démarche, quoique fort passionnante, demeure trop solitaire. C'est dommage aussi que, pour appuyer certaines de ses conclusions, elle cite à plusieurs reprises un livre traduit de l'italien (traduction non mentionnée). Cet oubli enlève de la valeur aux affirmations de l'auteur car il est indéniable que les rapports mères/enfants diffèrent en Italie et en France. De plus, l'on s'étonne de la grande place accordée à des souvenirs personnels qui ne peuvent échapper à la subjectivité.

Ces réserves n'entament que peu l'intérêt de Les Enfants de Jocaste. L'étude de Ch. Olivier remettant en question la structure œdipienne dans la famille nucléaire d'aujourd'hui ouvre de nouvelles perspectives dans un débat qui commence à peine, et où, déjà, s'élèvent de nombreuses controverses, en particulier sur les relations* mères/filles. Ch. Olivier est la première psychanalyste à avoir donné à la mère un rôle aussi déterminant dans l'antagonisme du couple:

«D'une façon ou d'une autre, toute difficulté du couple ne peut être aplanie qu'autant
qu'on coupe à la projection de la mauvaise mère sur le conjoint» p. 120.

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On peut s'interroger sur les causes d'un tel acharnement de la part d'une féministe. N'y aurait-il pas là une certaine contradiction? Absolument pas, le projet de l'auteur est bien précis: empêcher que les filles de Jocaste ne deviennent de nouvelles Jocastes. Le mérite premier du livre est de montrer l'importance primordiale du rapport entre la sexualité enfantine et l'éducation et les suites malheureuses qui en découlent:

«Somme toute, cet homme qui nous dérange sans arrêt sur notre route, c'est bien nous,
les femmes, qui l'avons forgé tel qu'il est aujourd'hui. Notre cage de femme, c'est bien
nous qui l'avons érigée, sans le savoir, sans le vouloir, sans y rien pouvoir» p. 120.

On a assigné aux femmes un système de rôles fondé sur des normes fixées en dehors d'elles, système lourdement contraignant dont elles sont les victimes inconscientes, souvent même consentantes. Ch. Olivier s'étonne du nombre de mères se croyant irremplaçables comme éducatrices auprès de l'enfant.

Si dans la famille, microscome de la société, le sexisme existe, comment le supprimer au dehors? Une nouvelle répartition des rôles dans la cellule familiale est indispensable. En premier lieu, le partage de l'éducation des enfants, le père doit être présent. Il est temps que les femmes prennent conscience des mécanismes qui les étouffent, qu'elles découvrent leur véritable identité afin de vivre dans «l'authenticité» et non plus dans le «faire-semblant». Ch. Olivier veut les aider, d'où le côte nettement didactique de son livre, les nombreuses répétitions en font foi (ce qui, malheureusement, entraîne une faiblesse de structure).

Le message ressort quand même. La société continue à culpabiliser la femme, elle la fait disparaître au profit de la mère. Il lui faut donc se déculpabiliser elle-même. La raison profonde du sexisme étant enfouie dans l'inconscient, un véritable changement des structures sociales n'est possible que s'il est soutenu par une transformation des structures mentales.

Déjà de nouvelles femmes sont nées, plus libres, plus responsables, qui veulent vivre «avec» leurs enfants, non «à travers» eux. Nous sommes en pleine mutation et il est certain que «l'autre psychanalyse» présentée dans Les Enfants de Jocaste ne peut que contribuer à cette mutation.

Copenhague