Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Gardner Davies: Mallarmé et le rêve d'Hérodiade. Paris, José Corti, 1978. 300 p.

Hans Peter Lund

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Paru dix-neuf ans après la publication des manuscrits inachevés de Mallarmé (Les Noces d'Hérodiade (abr. NH), publiés avec une introduction par Gardner Davies, Gallimard, 1959), cet ouvrage en constitue le complément nécessaire. Davies reprend quatre articles consacrés au «Prélude» et au «Finale» et ajoute deux exégèses de la «Scène» et de la «Scène intermédiaire». Sa lecture des NH, qui forme désormais un tout, est précédée d'une introduction de 85 pages et se termine par une conclusion suggestive. Tout en proposant avec ce livre une interprétation générale de l'œuvre de Mallarmé, l'auteur reste fidèle à lui-même. En effet, Gardner Davies, scoliaste patient, poursuit depuis plus de trente ans son travail d'explication raisonnée des poésies de Mallarmé, selon une méthode qui consiste à confronter les images et expressions d'un texte donné avec les mêmes images et expressions relevées dans d'autres contextes. Les résultats ont toujours été stimulants - c'est le moins qu'on puisse dire! - pour les mallarméens, vu les particularités sémantiques et syntaxiques du langage de Mallarmé.

Dans un premier chapitre, l'auteur résume l'histoire du projet à'Hérodiade, depuis la conception d'une tragédie (octobre 1864) jusqu'à la «Recommandation quant à mes Papiers» que Mallarmé rédige avant de mourir. Il est intéressant de constater que, dès 1867, Hérodiade s'intègre au projet de l'Œuvre, et qu'il est presque oublié par la suite, ou anéanti par l'obsession du Néant qui domine chez Mallarmé autour d'lgitur. Le poète ne garde de cette étape que la «Scène», alors que l'«Ouverture», dite «ancienne», est abandonnée. Pourquoi? Davies évoque plus loin le complexe d'impuissance de Mallarmé, mais ne pourrait-on pas expliquer ses «accès de découragement» (p. 77) par un refus plus ou moins conscient de se servir du langage poétique traditionnel? C'est précisément dans l'«Ouverture ancienne» que Mallarmé tente, pour la première fois, de révolutionner ce langage. Les corrections sur le manuscrit témoignent d'un échec, et il ne reprend son projet que vingt ans plus tard, où il se sent plus sûr de son fait.

Ensuite, Davies retrace dans les grandes lignes íes rapports entre ies NH et le reste de l'œuvre de Mallarmé, en particulier Igitur, Le Livre et Un Coup de dés, mais aussi les poèmes où des images d'Hérodiade reviennent. Il s'agit avant tout de souligner l'importance pour les NH de la méthode mallarméenne, c'est-à-dire de la «transposition» du fait à l'idéal, mais j'estime que Davies donne trop de poids à la dialectique hégélienne en ce domaine (p. 74, 90, 283, 296). Si l'on trouve souvent, chez Mallarmé, un dépassement de l'opposition entre un fait de nature et sa négation qui est la mort (exemple typique: le coucher du soleil (p. 296)), je ne pense pas qu'il faille voir ce mouvement à la lumière d'une inspiration philosophique. Le drame existentiel évoqué par les NH ne doit pas être sousestimé.

En ce qui concerne l'explication des textes dont se compose les NH, Davies ne considère pas seulement les relations entre les différentes parties, mais aussi les brouillons et notes qui peuvent nous informer sur les intentions de Mallarmé. La comparaison avec des passages parallèles éclaire un grand nombre de vers dont la lecture était douteuse (par exemple, dans le «Prélude», un «Ni que» doit se lire comme un 'Et si' ...), ou bien l'analyse très minutieuse de la syntaxe de Mallarmé révèle plusieurs possibilités de lecture (par exemple, la préposition 'à', dans la partie «A quel psaume ...» peut avoir au moins deux fonctions, selon Davies). — L'auteur s'est déjà expliqué sur l'ordre dans lequel il faut lire les parties des NH (v. l'édition de 1959, p. 20-23). Certains chiffres notés par Mallarmé semblent indiquer un «Prélude» en trois parties («Si .. Génuflexion», «Cantique», «A quel psaume»). J'ai longtemps eu des doutes quant à la place de «Cantique», mai:> après les explications de Davies il faut se rendre à l'évidence: pour la composition des trois morceaux, Mallarmé s'inspire de l'«Ouverture ancienne»qui lui fournit les images nécessaires; le coucher du soleil dans «Si... Génuflexion» continue dans «Cantique» qui, de son côté, est désigné par «A quel psaume». Cesi bien la

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continuité des images et non la chronologie qui importe dans cette prémonition de la décapitationqu'est
le «Prélude».

Davies revient à cette question de structure dans sa conclusion. 11 y pose trois questions essentielles. D'abord: pourquoi Mallarmé n'a-t-il pas retenu l'«Ouverture ancienne»? La raison capitale, c'est que sa nouvelle théorie de la transposition des références en images suggestives les poussait à soustraire l'action à l'influence du temps et de l'espace, éléments encore trop explicites dans F«Ouverture». Par contre, il pouvait garder la nourrice en tant que figure du destin; c'est au moins ce que Mallarmé avoue, selon Davies, dans son essai sur «La fausse entrée des Sorcières dans Macbeth» (1897): «Voici des années quand l'influence shakespearienne ... dominait tout projet de jeunesse relatif au théâtre, certaine vision, d'un détail, s'imposa»; c'est précisément celle des sorcières qui «n'entrent pas, sont là, en tant que le destin» (cit. p. 286-87).

La deuxième question concerne le «pourquoi de la crise», comme dit Mallarmé, crise qui commence comme une hésitation dans le «Prélude», se fait jour comme un doute dans les tout derniers vers de la «Scène», et se manifeste comme acte dans la «Scène intermédiaire»: «Va ... M'en apporter le chef tranché dans un plat d'or». Elle s'explique dans le «Finale» par le changement intérieur à Hérodiade elle-même qui nécessite cette confrontation sanglante avec l'autre.

Dernière question: Mallarmé a-t-il pu «traiter dans le même esprit», comme il le désirait lui-même, un sujet abandonné vingt ans plus tôt? Somme toute, il y a eu des changements importants par rapport au premier projet. Le mobile d'Hérodiade, qui est le désir de passer à un état de beauté supérieur au narcissisme, «Mallarmé avoue (l')avoir compris vers la fin de sa vie» seulement (p. 298). En plus, «la transmutation de l'art mallarméen durant un quart de siècle» (p. 299) a fait du «Prélude» et du «Finale» des textes difficiles à lire. C'est comme si les nouvelles images et formules sont à ce point familières à Mallarmé, qu'il risque de «croire son lecteur déjà au courant de l'argument présenté» (p. 299). C'est là que l'ouvrage de Davies devient irremplaçable: explications et perspectives, tout fait de ce livre un parachèvement

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