Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Jean Starobinski: Montaigne en mouvement. Bibliothèque des idées. Editions Gallimard, 1982.

Ebbe Spang-Hanssen

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«Distingo est le plus universel membre de ma logique» (Les Essais 11, 1). Suivant le précepte
du maître, je distingue au moins cinq niveaux de sens sous le titre du nouveau livre de Jean
Starobinski.

Le mouvement que Starobinski s'est proposé de décrire, c'est tout d'abord la démarche de la pensée de Montaigne, sa dialectique. Dans tous les domaines qu'il examine - l'individu et le monde extérieur, l'âme et le corps, l'amour, la politique - Starobinski retrouve un mouvement ternaire: «1) la dépendance irraisonnée, 2) le refus autarcique, 3) la relation maîtrisée» (p. 148). Ainsi en va-t-il de la première dépendance contre laquelle Montaigne se révolte: celle de la société hypocrite et mensongère. Pour se libérer du monde des apparences, il cherche successivement une authenticité dans les grands exemples humains (Caton, La Boétie), ce moment de vérité qu'est la mort, la spontanéité de tout ce qui naît, mais il se voit obligé de constater que l'essence est hors de portée. Nous ne pouvons obtenir nulle garantie de vérité, et, dans un troisième temps, Montaigne revient au monde des phénomènes, non pas pour s'y replonger aveuglément, mais pour se le réapproprier dans une «tension harmonisée» (p. 283).

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Ainsi conçu, le mouvement de la pensée de Montaigne se confond plus ou moins avec son évolution. Certes, Starobinski se défend de vouloir retracer les étapes de l'évolution de Montaigne à la manière des critiques naturalistes; mais même s'il s'agit d'un schéma idéal, d'un type de démarche qui se répète, il y a bien l'hypothèse d'un état initial et d'une relation causale: «La question posée au départ était celle du rapport à soi et des raisons d'écrire, dans un monde livré aux illusions et à l'hypocrisie» (p. 85). Dans la phase initiale, Starobinski accorde une place importante aux exemples que furent pour Montaigne son père et son ami La Boétie.

En troisième lieu, si Montaigne est en mouvement, c'est qu'il ne cesse de souligner le caractère fluctuant du monde. Cela veut dire que le mouvement est aussi chez lui un thème de réflexion. C'est parce que le monde des phénomènes est celui de la diversité et du mouvement, qu'une pensée qui s'accorde avec ce monde est nécessairement elle-même mouvante. Une longue tradition occidentale a attaché la valeur suprême à ce qui est immuable, à Celui qui est toujours le même, à l'essence précisément qui par définition est ce qui ne change pas. Une des plus grandes audaces de Montaigne a été, sans nul doute, de choisir le mouvement, de préférer la vie à l'éternité, et le livre de Starobinski nous montre magistralement dans quel sens il faut comprendre que «Nostre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos» (Les Essais 111, 13).

Mais, nous dit Starobinski dans sa préface, «partant d'une inquiétude moderne, posant à Montaigne, dans son texte, les questions de notre siècle, je n'ai pas cherché à éviter que ce Montaigne en mouvement ne fût aussi bien un mouvement en Montaigne, et qu'ainsi la réflexion observatrice n'établisse un nœud, ou chiasme, avec l'œuvre observée» (p. 8). Voilà le quatrième aspect du mot mouvement. Le livre de Starobinski nous offre un dialogue d'une grande actualité entre l'homme moderne et l'écrivain qui, dans un des moments les plus sombres de l'histoire, où tous les horisons semblaient bouchés, a su formuler un art de vivre dans le présent.

Et voici qu'on distingue un cinquième aspect du Montaigne en mouvement. La force suggestive de ce titre tient au fait que Montaigne, plus vivant que jamais, se rapproche de nous. Poirot-Delpech a rendu compte du livre de Starobinski, dans Le Monde du 7 janvier 1983, sous le titre «Pour traverser les époques sans futur», et c'est bien dans notre absence de confiance à l'égard de l'avenir que Starobinski voit la cause essentielle du retour de Montaigne.

Dans les siècles chrétiens, les Européens avaient placé leur salut en dehors du monde, dans l'éternel. Après la naissance des sciences modernes, au XVIIe siècle, ils ont été de plus en plus tentés de miser sur l'avenir terrestre: une organisation plus rationnelle de la société ou les progrès de la technique assureraient aux peuples une vie plus heureuse. Quoi qu'il en soit, le salut est toujours en dehors de notre vie présente. Il y a belle lurette que les intellectuels sont revenus du progressisme naïf de la fin du XIXe siècle, mais c'est au cours de ces dernières décennies que la peur de l'avenir est devenue une réalité sociale de première importance.

Pour Starobinski, le manque de progressisme qu'on a souvent reproché à Montaigne est tout simplement un anachronisme. On oublie que la notion moderne d'histoire comme devenir collectif des peuples, et la notion complémentaire de progrès, n'étaient pas encore inventées. Or «par un singulier retour, cette absence d'espoir historique qui chez Montaigne a pu longtemps sembler anachronique, retrouve aujourd'hui une actualité saisissante, à la faveur de la crise qui affecte l'esprit moderne» (p. 354).

Certes, les hommes n'ont pas besoin d'un maître à penser pour se ruer, dans les moments de crise, vers les satisfactions immédiates. Selon Starobinski J'angoisse moderne se traduit déjà amplement par le culte que chacun rend à son propre corps, mais, pour Montaigne, vivre dans le présent, c'est tout autre chose que les satisfactions immédiates, et la vie coroorelle n'est que l'une des «pièces» principales de son être. La lecture de Montaigne, aujourd'hui,

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est utile dans la mesure où il peut nous aider à vivre dans un présent large et polyphonique, et non pas étroit et narcissique. Nous avons d'autant plus besoin de lui que les penseurs modernesde l'existence n'ont pas su nous proposer autre chose que des choix subjectifs et arbitraires.

Ce qui sépare Montaigne des philosophes subjectivistes modernes, qui, comme lui, ont perdu toute confiance en l'essence, c'est son exigence de véracité. Sa subjectivité n'est jamais absolue. Il y a toujours une dualité, qui est liée à son respect de la nature. La conscience libre n'existe qu'à condition d'être à l'écoute du monde extérieur: «Montaigne est sans nul doute l'un de ceux, en Occident, qui ont donné corps à l'image de l'existence individuelle. Or Montaigne nous invite à y prendre garde: l'individu n'entre en possession de lui-même que dans la forme réfléchie de son rapport aux autres, à tous les autres: il faut qu'il ait été l'ami, le citoyen (et, pour rester fidèle à l'exemple paternel, le maire de Bordeaux), pour enfin s'appartenir à lui-même» (p. 367).

Il me semble que la discussion de nos rapports avec Montaigne constitue le principal mérité de Montaigne en mouvement. Aux arguments présentés en faveur de l'actualité de Montaigne, on peut ajouter que la naissance de la conscience écologique nous a conditionnés pour comprendre son respect de «nostre mère Nature»: si nous n'écoutons pas notre mère Nature avec humilité, et avec un constant souci de vérité, nous allons probablement sombrer dans notre orgueil.

Les chapitres consacrés aux différents domaines où s'applique la dialectique de Montaigne préparent la conclusion sur son actualité, mais ils ont aussi une valeur en soi. Il est vrai que bien d'autres, avant Starobinski, ont parlé de cette dialectique, en des termes, somme toute, pas très différents. (A y regarder de plus près, on qualifierait très bien de binaire le mouvement que Starobinski appelle ternaire: il y a trois états, mais deux mouvements, le premier de l'état initial à l'état intermédiaire, et le deuxième qui est un mouvement de retour de l'état intermédiaire à un état proche de l'état initial). Cependant, ce livre nous offre des lectures singulièrement précises d'un grand nombre de pages difficiles. Je voudrais signaler en particulier les analyses de «la relation à autruy», de la conception du corps et de l'essai sur l'amour.

C'est au sens où le mouvement de pensée de Montaigne devient l'histoire de sa pensée que le livre de Starobinski offre prise à la critique. Est-il si sûr que «la question posée au départ était celle du rapport à soi et des raisons d'écrire» (p. 85)? Le Montaigne qu'on nous présente est un homme qui, au début, se préoccupe surtout de lui et ne découvre que peu à peu autrui et ses liens avec la société.

Réagissant contre la critique naturaliste, les érudits du vingtième siècle ont montré que, même s'il y a une certaine évolution entre le premier et le dernier essai, tout ce qui fait l'originalité du style de pensée de Montaigne est là dès les premières pages. Tout au rebours de la thèse de Starobinski, on peut dire, avec Montaigne, qu'au fur et à mesure qu'il avance, il ose parler davantage de lui.

Starobinski s'appuie sur la préface au lecteur avec sa célèbre déclaration: «C'est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dés l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire. Je l'ay voué à la commodité particulière de mes parens et amis: à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vifve la connoissance qu'ils ont eu de moy». Et Starobinski commente: «Le projet de communication, dont ce texte nous avertit, se présente d'entrée de jeu comme un désir de relation restreinte: c'est pour le cercle limité des «parens et amis» que le livre a été conçu, et c'est en raison de cette destination privée que la minutie du portrait devient excusable» (p. 46).

Ce qui est étonnant, c'est que Starobinski, qui considère la révolte contre le mensonge

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comme l'acte fondamental de Montaigne, ne soulève pas du tout le problème tellement débattude
la sincérité de Montaigne. Est-il vraiment possible de prendre la déclaration de la
préface pour argent comptant?

La question est de taille, car elle concerne l'entière interprétation des Essais. Montaigne,
au moment de prendre la plume, n'a-t-il pas cherché une solution aux problèmes de son
temps, tout autant, sinon plus, qu'une solution à ses problèmes personnels?

On peut soutenir qu'il y a eu au départ une analyse de l'agressivité humainel : elle a sa source dans le refus d'accepter la diversité humaine, dans le refus de voir le caractère fragmentaire de nos connaissances et le désir de tout ramener à une explication simple, dans l'incapacité des hommes à s'accepter pour ce qu'ils sont.

Tout cela éclate dès les premières pages où il n'est presque pas question de Montaigne luimême. Mais, en pédagogue génial, il a compris que rien ne sert de prêcher. Cela serait d'ailleurs d'autant plus superflu que, justement, nous sommes merveilleusement différents, et que ce dont il s'agit, c'est que chacun apprenne à s'accepter dans sa singularité. Aucun modèle ne peut nous être offert. Tout ce que Montaigne peut faire, c'est de raconter comment lui-même «s'essaye«: «Je n'enseigne poinct, je raconte» (Les Essais 111, 2). Mais en même temps il déclare: «On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe; chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition» (Les Essais 111, 2). En un certain sens, toute vie est exemplaire.

Kierkegaard n'a guère procédé autrement, lorsqu'il s'est adressé à son tour à l'lndividu, à chaque homme en tant qu'être singulier et unique, pour l'inciter à chercher sa propre voie. Refusant de prêcher, il a publié ses livres sous différents pseudonymes, mettant en scène différents personnages qui racontent leurs expériences. Cela a été sa façon à lui d'éviter le message autoritaire, qui irait contre l'idée fondamentale de l'auteur. La préface au lecteur, chez Montaigne, n'est-elle pas un mensonge au même titre qu'un pseudonyme de Kierkegaard? Il est évident que, tout en mentant, les deux philosophes se sacrifient au service de la vérité: ils livrent au public les plus pénibles détails de leur vie privée. Ils n'auraient pas été sincères, et leurs messages auraient manqué leur but, si ce n'étaient pas leurs problèmes personnels les plus graves qu'ils avaient discutés. Le problème qui s'est posé à l'écrivain Montaigne était de plus particulièrement difficile, parce qu'il visait à montrer que l'acceptation de soi n'est pas impossible pour un homme réellement existant, en chair et en os. Par là, il s'expose constamment au reproche de complaisance vis-à-vis de lui-même.

Une hypothèse de ce type est d'autant plus plausible que, sous l'influence du stoïcisme, les contemporains de Montaigne voyaient immédiatement l'analogie entre les conflits de la personnalité et ceux de la société: «Je fay coustumierement entier ce que je fay et marche tout d'une piece; je n'ay guère de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près par le consentement de toutes mes parties, sans division, sans sédition intestine» (Les Essais 111, 2). Pour combattre le sédition intestine dans le royaume, il faut faire cesser la sédition intestine dans la personnalité. Les problèmes personnels de Montaigne et les problèmes politiques sont si intimement liés qu'il est impossible de dire lesquels ont la priorité. Mais, en tout cas, je ne vois aucune raison de croire que les soucis personnels précèdent les soucis politiques. Que ce soit la peur que l'écrivain rencontre chez lui ou celle qu'il voit terroriser la société, c'est toujours la même peur qui provoque tant d'actions déraisonnables et agressives.

Si la lutte contre la sédition intestine a été son but, il faut dire que Montaigne a réussi,
puisque Les Essais sont devenus la bible de la noblesse, la classe des guerriers à qui il fallait



1. Cette thèse a été défendue avec un talent particulier par Vilhelm Schepelern dans un vieux livre danois, quina jamais été traduit: Montaigne og de franske Borgerkrige. Gyldendal, Copenhague 1942.

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faire miroiter les avantages d'un nouveau style de vie. On comprend donc la nécessité pour Montaigne de se poser en gentilhomme, et la coquetterie qu'il met à parler de sa nonchalance.La première urgence était de faire comprendre aux nobles que leur devoir n'était pas l'engagement, mais le détachement, au nom d'une moralité plus haute.

Il y a donc lieu de se demander si l'on ne peut pas aller encore plus loin que n'est allé
Starobinski dans son si beau livre , pour laver Montaigne de l'accusation imméritée de narcissisme.

Copenhague