Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Christina Heldner: La portée de la négation. Un examen de quelques facteurs sémantiques et textuels pertinents à sa détermination dans des énoncés authentiques. Norstedts tryckeri AB, Stockholm 1981.

Henning Nølke

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Il ne manque pas de littérature sur la fonction de la négation dans les langues naturelles. Le livre de Christina Heldner se distingue cependant de la plupart des travaux antérieurs par le fait qu'il se limite explicitement à l'étude d'un aspect très restreint de cette fonction. Seul y est examiné l'adverbe ne ... pas, seule est traitée la détection de sa portée dans les énoncés déclaratifs, et seules sont prises en considération un corpus très restreint constitué par des textes écrits. L'auteur justifie ces limitations: «La complexité du problème de la portée de Neg justifie une étude limitée à des environnements syntaxiques aussi simples que possible» (o. 13).

Les définitions des notions centrales portent la marque du goût de l'auteur pour la rigueur scientifique. Elle discute la négation polémique et la négation descriptive (cf. Ducrot (1972:38)), mais conclut qu'une distinction entre les deux n'a aucune importance pour ses recherches. Par contre, l'auteur distingue rigoureusement la phrase de Yénoncé: tandis que «la phrase est une unité abstraite (...)» (p. 18), «Yénoncé (...) est un objet observable et physiquement uni» (ibid.). C'est donc l'énoncé qui est l'objet de son étude.

La définition de la notion cruciale de portée de la négation pose des problèmes. Comme l'auteur le remarque: «La notion de portée en tant que notion sémantique repose sur l'intuition que la négation (...) possède la faculté de «porter» sur un segment plus ou moins important de la phrase qui la contient» (p. 8). Comme elle a «besoin d'une définition de la notion «portée de Negy> autorisant l'identification du champ de Neg avec un constituant syntaxique» (p. 10), elle en propose plus loin la définition suivante:

«Soit la phrase négative Neg XYZ. Ce que nous voulons dire, désormais, en affirmant au sujet du constituant Y de Neg XYZ qu'il constitue le champ de Neg de cette phrase, c'est que la présence de Y est responsable de la fausseté de la phrase affirmative correspondante, à savoir XYZ» (ibid.).

Elle distingue deux types de portée: portée totale et portée partielle. C'est le test d'implication
qui lui permet de les distinguer dans les énoncés étudiés. L'exemple suivant illustre
l'emploi de ce test.

(7) a. Je n'ai pas cité le nom de Robert Hersant àla légère. (...)

b. J'ai cité le nom de Robert Hersant.

c. Je n'ai pas cité le nom de Robert Hersant.

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Est testée ici l'hypothèse selon laquelle la négation porte sur à la légère dans l'énoncé de (7 a.). Les trois énoncés sont présentés à des informateurs francophones. Si l'interrogé estime que a. ne saurait être vrai sans que b. le soit également, et, par voie de conséquence logique, sans que c. soit faux, cette hypothèse est confirmée. On dira dans ce cas que a. implique b. (a. => b.) et que a. et c. sont incompatibles (a. ¥= b.). On dira maintenant que

«la portée d'une négation donnée est partielle si et seulement si l'énoncé renfermant cette négation contient un constituant qui, lorsqu'il est soumis au test d'implication, donne les schémas «(a) => (b)» et «(a) =£ (c)». Dans la mesure où l'énoncé testé ne contient pas de constituant qui entraîne ces deux schémas, nous dirons que la portée de la négation contenue est totale» (pp. 32-33).

On voit que ces définitions se fondent sur l'hypothèse que la portée de la négation est normalement

Heldner se sert ensuite de cet appareil théorique pour une étude minutieuse de son corpus. La plupart des énoncés négatifs présentant une portée totale de la négation, elle se concentre sur les structures à portée partielle. Elle en retrouve d'abord une (chap. 3) dans les énoncés des types Weg XAY, XBY' (ou 'XAY, Neg XBY') et 'Neg XAY, mais XBY' (où la seule différence entre p.ex. les deux énoncés 'Neg XAY' et 'XBY' est que la négation n'est présente que dans le premier, et que le segment A du premier est remplacé par B dans le deuxième). A est la portée partielle de la négation, et c'est une propriété importante que ces structures ont en commun que la portée ne peut être repérée sans qu'on fasse référence à l'énoncé accompagnant ('XBY'). L'auteur décrit en détail la fonction discursive de ce genre d'énoncés ainsi que les différences syntaxiques et sémantiques qu'elle a trouvées entre les deux types de constructions.

Dans le quatrième et dernier chapitre, Heldner aborde l'étude d'un autre type d'énoncés ÇNeg XAY') où la portée partielle est déterminée par l'énoncé même. 11 s'agit là presque toujours de compléments adverbiaux, et l'auteur propose d'attacher aux adverbes qui «attirent», pour ainsi dire, la négation la propriété sémantique +NEG. Heldner signale que cette dénomination dénote en fait plusieurs propriétés. La quatrième chapitre contient les analyses les plus développées, et on y trouve un certain nombre de réflexions intéressantes sur les relations entre la négation et les fonctions adverbiales.

Une délimitation aussi étroite de l'objet étudié peut paraître assez arbitraire, mais elle permet au chercheur de vraiment approfondir le sujet et de préciser les hypothèses et les résultats de manière à les rendre plus contrôlables. Aussi est-ce une vertu de la présente étude d'abonder en observations fort intéressantes et d'avancer certaines hypothèses nouvelles sur la fonction de la négation. On peut appeler l'attention sur la section 3.3.3. qui apporte des remarques suggestives sur l'interaction entre la négation et la conjonction mais. Citons à titre d'exemple les énoncés (75) et (76) présentés dans cette section:

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(75) "Ce n'est pas du vin que Jules boit, mais il boit de l'eau.
(76) "Ce n'est pas n'importe où à l'étranger qu'il aeudu succès, mais il aeudu succès
aux Etats-Unis.

L'auteur ajoute la remarque suivante:

«S'il est vrai que la fonction des énoncés clivés est surtout (ou uniquement) polémique, on peut interpréter l'inacceptabilité de (75)-(76) comme résultant de l'incompatibilité entre un membre négatif destiné à l'emploi polémique et un membre affirmatif ne se prêtant pas à cet emploi» (p. 69).

L'appareil théorique introduit au début de l'ouvrage semble apte pour une étude de nature

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explicative, mais, généralement parlant, les analyses de la portée de la négation restent au niveaudescriptif. Par exemple, en parlant (dans 4.2.3.6.) de «La cooccurrence de deux adverbes+NEG», Heldner remarque seulement: «II semble donc que la négation porte sur l'adverbele plus à gauche même si la phrase comporte plus de deux adverbes du type discuté» (p. 131). On ne trouve guère d'essais d'explication de cette observation. Et pourtant, elle semblerait s'y prêter remarquablement. Un peu plus loin, la tendance «descriptive» est même plus marquée; quand l'auteur présente le résultat de ses recherches, elle se contente de formuler certaines règles stipulant la forme syntaxique des phrases qui expriment une négationpartielle.

On peut noter certains manques qui déparent la description, par ailleurs minutieuse. D'abord l'auteur ne semble pas être assez critique à l'égard des «mauvais résultats» (c.-à-d. les «contre-exemples plus ou moins apparents»), ce qui est particulièrement frappant dans 4.2.2.3., qui est intitulé «Quelques contre-exemples apparents». Les exemples de cette section doivent appartenir à la catégorie des énoncés partiellement niés, mais le test crucial (ou plutôt crucial jusque-là!) d'implication ne fonctionne pas de manière satisfaisante. L'auteur entreprend alors des actions de sauvetage, qui paraissent tout à fait ad hoc, et on comprend même mal ce qui en résulte. Apparemment le test d'implication est privé de sa valeur comme critère, mais quelle est alors la valeur des catégories établies plus tôt? On reste en effet assez perplexe après l'examen de ces «contre-exemples».

Cela me mène à un deuxième aspect critiquable: les définitions des notions fondamentales ne sont pas aussi précises que les aurait voulues l'auteur, qui ne respecte même pas ses propres définitions. Par exemple: comme nous l'avons vu, elle s'efforce de distinguer rigoureusement la phrase de l'énoncé, et l'énoncé étant le résultat d'un événement doit apparemment toujours avoir un sens univoque. Néanmoins, à la page 20, on trouve concernant la phrase (29) Je ne mets pas de crème le matin sur mon cou la remarque suivante:

«On constate en effet une certaine indétermination dans le sens de (29), bien qu'il s'agisse
d'un énoncé et non pas d'une phrase. Cette indétermination consiste en ce que (29) se
prête à la description de plusieurs situations partiellement différentes.»

Ici, l'énoncé n'est donc plus un fait historique. Ce dont parle l'auteur est en effet ce que
Ducrot appelle un «type d'énoncés» ou Lyons «a text sentence».

On peut ajouter à cela que Heldner semble avoir négligé l'importance de certains phénomènes dont elle ne parle pas du tout ou qu'elle rejette comme insignifiants. J'ai l'impression, par exemple, que la prise en considération de l'effet de la focalisation aurait pu résoudre beaucoup de problèmes que rencontre Heldner. Mais ce qui est peut-être pire, c'est qu'elle n'a pas suivi le bon conseil qu'avait donné déjà Frege (1919), Die Négation, quand il précisait qu'il faut distinguer l'acte de dénégation («Verneinung») de la négation. L'auteur discute la distinction apparentée que fait Ducrot entre négation polémique et négation descriptive, mais la rejette comme sans importance pour ses examens. Il semble pourtant ressortir de ses propres études que seul l'acte de dénégation joue un rôle dans la plupart des cas de «négation partielle». En effet c'est la seule négation dont il est question dans le troisième chapitre du livre. Là encore elle perd une possibilité de passer au niveau explicatif. (NB! On se demande d'ailleurs comment l'auteur traiterait la fonction de la négation dans les énoncés du type Je n'ai pas dit confirmer, j'ai dit affirmer sans pouvoir recourir aux notions d'acte de focalisation et d'acte de négation.)

Mes dernières remarques critiques concernent la rédaction du livre. Certains arguments essentiels sont «cachés» dans des notes (p.ex. note 32b. p. 169), et certaines observations qui auraient pu édairtir des problèmes traités au début du livre surgissent seulement très tard dans le texte (p.ex. la remarque sur la «liaison textuelle» àla page 149). Qui plus est, certains exemples décisifs paraissent mal analysés. Par exemple le suivant (p. 62):

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(51) Jules n'a pas bu ton whiskey, mais un client de passage.

où, selon l'auteur, Jules constitue la portée de la négation, analyse se fondant sur l'acceptabilité
(postulée) du discours suivant:

(51') A: Quelqu'un abu mon whiskey! Je parie que c'est Jules.

B: Non, Jules n'a pas bu ton whiskey, mais un client de passage.

Même en rétablissant l'orthographe whiskey, je n'ai pas réussi à faire accepter cet exemple.
Le manque de temps explique probablement ces imperfections, qui pourront facilement être
évitées dans une nouvelle édition.

Tout compte fait, Christina Heldner est parvenue à écrire une thèse dont la lecture est très stimulante, même si l'on n'est pas toujours d'accord avec ses idées (ou peut-être en raison même de cela). Voilà une qualité importante d'un travail scientifique. Le livre est plein d'observations pertinentes concernant la fonction «géographique» de la négation ne ... pas dans le discours. Cependant, si l'on veut des explications, on reste souvent sur sa faim (d'ailleurs bien stimulée).

Copenhague

Bibliographie

Ducrot, O. (1972): Dire et ne pas dire. Hermann, Paris.

Frege, G. (1919): «Die Négation.» in: Beitràge zur Philosophie des deutschen Idealismus,
voll. pp. 143-157.