Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

La chouette de Minerve Du sacré au merveilleux chez le littérateur Michel Leiris

par

Paul Chatel de Brancion

C'est seulement quand les choses sont déjà achevées et que la nuit tombe, que le hibou de Minerve peut faire à la déesse le récit d'événements échus et décider de leur sens caché.

Georges Bataille

Le livre de Michel Leiris, Frêle Bruit, tome IV de la Règle du Jeu, paru en 1976, a bouleversé l'horizon des études "leirisiennes". A la lumière de Frêle Bruit, rien n'est plus pareil. On s'attendait à un tome IV de cette somme autobiographique, qui fournirait les clefs, le chiffre, la règle d'or lapidaire, la structure des structures du système du sujet, valable non seulement pour l'auteur mais aussi pour d'autres. Il n'en a rien été. Frêle Bruit, qui devait s'intituler initialement Fibules, abandonne l'ordre pour la poésie, l'intuition, le désordre. Leiris lâche du lest, s'ouvre après 35 ans de rétention à la transparence musicale du langage, langage pris en soi et non plus uniquement comme l'instrument d'un commerce.

C'est ce "passage" de l'autobiographie structurale et scientifique à autre chose: archipel poético-autobiographique, c'est cette rupture de ton, ce choix final d'une discordance qu'il s'agit maintenant d'étudier et de contempler. Car dès le début de l'œuvre, cette obsession d'ordre, de classification impliquait bien sûr le désordre. Leiris découvre dans cet ultime tome IV, que cette passion explicativeet logique l'a empêché de s'ouvrir à l'autre, de faire des transferts, d'être "diabolique"; l'a réduit, en somme, à un narcissisme lucide. Son œuvre n'était alors que le journal d'un roman jamais écrit ou, plus grave encore, l'explication éternelle d'un roman écrit il y a très longtemps. Achevant, l'auteur de Frêle Bruit se rend compte que la clef, c'est tout simplement qu'il va mourir, qu'il est vieux et que pour un grande part le système est sans logique et désordonné - à moins qu'il n'obéisse à une logique essentiellement différente. Il est temps d'émettre un Frêle Bruit et de préférer "l'arrangement", comme on arrange les fleurs au Japon, à la logique. Il est temps "d'en prendre à son aise avec la construction

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rationnelle", car il y a du jeu dans les axes et la machine n'est pas éternellement
bien réglée.

Cette réflexion sur l'échec d'un système a besoin d'un fil conducteur pour ne pas se perdre. Le fil conducteur, le point de condensation, j'ai cru le trouver dans le "concept" de sacré, central dans l'œuvre de Leiris. Sacré quotidien d'abord à l'époque du Collège de Sociologie, religieux ensuite à l'époque mythique, celle de l'Age d'homme, symbolique dans les îrois premiers tomes de la Règle du Jeu que la psychanalyse lacanienne éclaire singulièrement, sacré enfin assimilé au merveilleux dans un très long texte de la fin de Frêle Bruit.

Le texte de Frêle Bruit joue sur tous les tableaux de 1' "archipel" leirisien, mais le jeu ne s'y joue pas comme il faut. Il y a comme un revirement. C'est le départ enfin prodigue et absolument extraordinaire du vieux fils de famille ayant découvert sur le tard que l'équation de sa vie était ailleurs.

Le texte de Frêle Bruit est littéraire. Barthes définissait la langue littéraire comme détournée, à l'opposé de la langue de tous les jours. Jusqu'à Frêle Bruit, Leiris tentait de faire de la littératur quotidienne en utilisant - malgré la longueur parfois effarante de ses phrases — la langue à des fins utiles, s'attachant à ce que la littérature soit aussi fonctionnelle que possible (politique + risque). Le tome IV de la Règle de Jeu renverse la vapeur, on est à nouveau et sans conteste en pleine littérature.

Dans l'Age d'Homme Leiris parlait déjà du sacré et de ses rapports avec l'amour. On n'accède au sacré que par l'amour. Nous ne sommes pas loin ici du surréalisme, de Nadja, de Breton et de la rencontre. Mais il y a aussi, déjà, une notion un peu différente, celle de profanation, de destruction et d'épuisement du sacré. C'est-à-dire que le sacré ne saurait être acquis une fois pour toutes et pour tous. L'institution et le sacré se fuient comme la peste. A la limite on est déjà dans la "théorie" de la transgression. Pour qu'il y ait sacré il faut qu'il y ait incertitude, risque de se casser le nez, espace vide, inconnu où l'on pourrait justement passer à côté de l'objet. C'est certes un sacré bien érotisé que nous présente Lairis, érotisé assez directement car rien n'est plus désirable que ce qui va disparaître. Bataille dans son article de Cahiers d'Art sur le Sacré (1939) fait aussi mention de ce passage de l'Age d'Homme. Bataille, lui, parle du sacré mais, cette fois, en des termes plus franchement abstraits. Il parle du Graal poursuivi obstinément qui n'est pas "une réalité substantielle" mais un "instant privilégié", trouvé au hasard de la recherche et qui n'est pas "une substance à l'épreuve du temps". On ne peut pas fixer le sacré.

Cependant "sans ce Grall, l'existence humaine ne peut pas être justifiée". Il y a eu des tentatives de substantialiser le sacré, entre autres une qui n'est certes pas la moindre, à savoir le christianisme. Cependant, pour nous, qui "savons" que Dieu est plutôt mort: "une telle disjonction du sacré et de la substance transcendantale ouvre un champ nouveau". (0. C. Bataille, Tome I, Gallimard, p. 563).

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"Dieu représentait la seule limite s'opposant à la volonté humaine, libre de Dieu,
cette volonté est livrée nue à la passion de donner au monde une signification
qui l'enivre", (ibid. op.cit.).

Comment donc atteindre le sacré, sans l'épuiser par là-même? C'est la question
essentielle! Comment être au sacré sans le substantialiser, sans le réifier?

Si on conçoit que l'art n'est pas seulement expression mais aussi création ajoutée à cette expression, alors l'art peut atteindre à l'instant sacré par ses seules ressources sans le fixer pour autant. Ce qui revient à dire qu'essentiellement la création est convulsive.

Celui ou celle qui dans l'amour "veut le sacré chez soi à portée de sa main en
permanence" dans une relation d'adoration permanente et réciproque, Dieu adorant
Dieu, n'aboutit qu'à la plate déchéance.

Le créateur lui, peut atteindre à l'instant sacré car il est toujours en manque. Certes "Dieu est (plutôt) mort" et peut-être est-il Dieu mais un Dieu qui cherche l'instant, la création toujours inassouvie. On peut d'ailleurs se demander quel est l'Autre de la création artistique, l'Autre de cet acte d'amour abstrait?

Breton écrit dans le deuxième manifeste qu'il cherche "un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus comme contradictoires. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de déterminer ce point".

L'Autre c'est l'homme tout entier, la communauté des hommes et des femmes, l'être étant et existant. Il s'agit pour les surréalistes de maintenir des tendances apparemment inconciliables. Plus de Littérature, disent les Surréalistes mais cependant il y a chez eux un effort de recherche littéraire. Ceci se comprend aisément si on se rapporte à l'art tel qu'en parle Bataille dans les Cahiers d'Art. L'art qui "prit conscience de la part créée qu'il avait toujours ajoutée au monde exprimé par lui: à ce moment-là il pouvait se détourner de toute réalité passée ou présente et créer de lui-même sa réalité propre". (0. C. Bataille, Tome I, Gallimard, p. 562). Il y a littérature et littérature. Celle-ci ne s'agenouille plus romantiquement sur les prie-dieu institutionnalisés du sacré. Elle a affaire au sacré, elle crée sa réalité propre, elle est inspirée et totale.

Blanchot note très justement dans ses réflexions sur le surréalisme que "le
langage disparaît comme instrument, mais c'est qu'il est devenu sujet". Dieu
n'est plus le grand ordonnateur du sens, repéré et signifié.

Le langage amorce sa grande dérive sacrale qui n'est d'ailleurs pas terminée.

(Il ne faut pas uniquement penser, à ce propos, à l'écriture automatique mais
aussi aux rêves: songeons à Aurora de Leiris où, là, le langage est bel et bien le
sujet, lame de fond d'un réel océanique).

Leiris, on le sait, écrivit en 1945 une préface à l'Age d'homme intitulée, De la littératureconsidérée
comme une tauromachie. Texte clef entre tous, cet article est

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diffìcile à saisir car d'un côté il est pétri et imprégné de surréalisme et de l'autre
il envisage la littérature (autobiographique) avec une certaine rationalité, et ce
double jeu ne manque pas de complexité.

Echapper à l'esthétisme, être vrai pour atteindre l'authenticité, faire un livre qui soit un acte. Pour y arriver il ne faut pas seulement compter sur la bonne volonté, il faut risquer quelque chose de soi, tout comme le torero risque de se faire empaler par la corne du taureau. Or, il est bien évident que le littérateur ne risque pas sa vie à proprement parler, il doit donc se résigner. Une solution lui reste, se donner une règle: "dire toute la vérité, rien que la vérité". Et toutes proportions gardées, "plus il appliquera la règle strictement plus l'auteur risquera et s'exposera à un danger". La corne du taureau, vue par le torero, telle est l'image qui, pour l'écrivain, se rapproche le plus de ce fait "que le danger couru dépend d'une observance plus ou moins étroite de la règle. De surcroît cette règle de méthode doit être en même temps un canon de composition — (comme dans la corrida "cadre imposé à une action où, théâtralement, le hasard doit apparaître comme dominé") — qui permette de partager avec les autres. Pour Leiris, l'activité littéraire doit "mettre en lumière certaines choses pour soi en même temps qu'on les rend communicables à autrui". Il ne s'agit donc pas du tout de faire une corrida à soi tout seul. Il faut l'autre, les autres, le public pour partager cette mise en scène d'une vérité ordonnée. Car ce qui est en cause c'est "l'affranchissement de tous les hommes, faute de quoi nul ne saurait parvenir à son affranchissement particulier". Cependant, quand on fraye depuis longtemps avec Leiris on peut douter de l'absolue nécessité de la présence de l'autre autrement que dans une symbolique passive de l'autre. Je crois, d'ailleurs, que ceci n'est pas imputable à l'auteur de la Règle du Jeu, il voudrait bien "être à l'autre" mais il n'y arrive pas très bien.

Il s'agit donc pour Leiris de tenter théâtralement, sur la scène des mots, de dominer le hasard, par une règle très stricte qui fonctionne vis-à-vis du fond comme garant d'authenticité et vis-à-vis de la forme comme moyen de communication.La scène des mots est donc bien sacrée, mais pour l'explorer et la donnerà d'autres authentiquement, il faut un système de règles; les régies du jeu, une techique "sacrée" d'écriture, (sic). On aboutit ainsi au kantisme, si l'on peut dire, de Leiris dont nous parlions dans notre article sur la Belle Ame ((Pré)publ. no 16, mai 75)) en disant que Leiris énonçait en quelque sorte la règle suivante: "Ecris comme si tu étais mort", et en ajoutant que pour Leiris, il s'agit d'écrire en sorte que la maxime de son écriture puisse s'ériger en risque sévère (lutte permanente contre la faiblesse, la facilité, la lâcheté). Aujourd'hui, à la relecture, peut-être vaudrait-il mieux dire que la maxime de ce kanto-leirisme est "écris comme si tu étais un non-vivant", ce qui ne veut pas dire que l'on est mort mais que la mort plane pas très loin et que l'on fait en quelque sorte le non-vivant pour faire bloc contre la mort. Mais revenons au sacré. Un autre texte clef de Leiris, celui-là encore plus kantien que l'autre, s'intitule le sacré dans la vie

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quotidienne. Sorte d'énoncé, mode d'emploi, précis de la règle du jeu, il nous indiqueque
c'est par le sacré justement que Leiris va faire son autobiographie structuraleet

Le sacré dans la vie quotidienne nous intéresse d'autant plus qu'il a son pendant dans Frêle Bruit, sous la forme d'un long texte, déjà cité plus haut, qui traite du merveilleux. Reprenons d'abord le sacré quotidien pour Leiris en 1938. Sacré qui diffère du sacré officiel. Quels sont les faits empruntés à la vie quotidienne qui "pourraient permettre de caractériser qualitativement mon sacré", qui est un monde radicalement différent du monde des choses ordinaires? Et Leiris d'énumérer:

1. Les faits de l'enfance a) objets b) endroits c) les pactes clandestins. 2. certains
faits de langage, 3. circonstances et faits impondérables (perception aiguë de
l'existence — crudité éblouissante et insolite).

En tout état de cause, tout ce qui provoque "le passage de l'état commun à un
état plus privilégié, plus singulier."

Pour Leiris, le sacré est: quelque chose de prestigieux, d'insolite, de dangereux, d'ambigu, d'interdit, de secret, de vertigineux, de marqué d'une manière ou d'une autre par le surnaturel. Les trois premiers tomes de la Régie du Jeu seront à leur façon une recherche autobiographique du sacré sous ses divers aspects.

Pour Leiris on ne peut certainement pas vider le sacré car on vit. Il y a donc toujours quelque chose à transmuer. Cependant, n'est-ce pas justement aussi un retour du refoulé que cette propension au sacré, cette fascination de la mort, effet du "refoulement", de la castration, effet de la noble impuissance que l'on trouve chez Leiris? Pas de danger donc que l'on tombe dans un bonheur droit, vrai et lucide pour toujours.

Venons en maintenant au Leiris qui, commençant son œuvre par le sacré, va
l'achever en se tournant vers le merveilleux. Voyons donc comment il en parle.

Commencement érudit en cette page 323 de Frêle Bruit: Apollinaire, Lancelot, Chrétien de Troyes, Claudel et Wagner, l'un franquiste et l'autre raciste, Dunois, Bayard l'histoire, les contes, l'histoire sainte et religieuse plus merveilleuse que toute autre. Puis à son habitude, Leiris se met à "flipper" sur les noms et là il s'agit des chevaliers de la table ronde. Pour continuer sa cuisine du merveilleux, Leiris énumère tout un champ historico-culturel puis énonce, d'après leur ordre d'entrée en scène et d'affinité, 13 (plus quelques autres) exemples qui illustrent pour lui le merveilleux.

Ex. 1.: "L'Observatoire de Meudon, image stable et rassurante qui bien souvent s'est présentée à mon horizon, sorte d'aérostat gris ou bleuté à base cylindrique enfoncée dans le sol comme si — ballon pas même captif mais enraciné - il ne devait jamais bouger ni me faire défaut."

Ex. 2.: "la forêt de Villers-Cotterêts, dans laquelle - errement du souvenir, puisqu'en
fait, c'est la forêt du Mans qui aurait été le théâtre de ce drame -

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j'imaginais encore ces jours derniers Charles VI frappé d'un émoi qui
deviendrait bientôt folie quand un inconnu soudain sorti du sous-bois
lui avait barré la route en se jetant à la tête de son cheval."

Ex. 3.: le bois de Clamart
Ex. 4.: le lac de Bosomtwe
Ex. 5.: le Sacré-Cœur

Ex. 6.: La porte aux lions
Ex. 7.: une caverne d'Afrique

Ex. 8.: le tremplin de saut à skis d'Oslo etc. (F. B. pp. 332, 333, 334)

Ces "ingrédients" donnent à Leiris le sentiment vague du merveilleux. Pour isoler ce caractère et concevoir ce qu'il enferme en ce mot, il va falloir comparer et confronter ces éléments (ingrédients). Leiris note que tous ces ingrédients sont "des monuments, des sites, des objets inanimés", sorte de musée de son merveilleux immobile. Puis, il remarque qu'à y regarder de plus près, ils ne sont pas inanimés. Le tremplin d'Oslo, par exemple, n'est pas inerte car il est associé à une action. En fait on remarque qu'ils figurent tous de "contenants", c'est d'ailleurs en cela qu'ils sont vivants, (matrices emplissables d'action), chose que Leiris réalise plus loin, d'ailleurs. Un fait, cependant, frappe Leiris de plein fouet, c'est l'absence d'érotisme: "il n'entre dans cette série rien qui touche à Férotisme du moins de façon avouée et claire". Erotisme dont, curieusement, Leiris parle en 1976 dans ce texte sur le merveilleux (F. B. p. 339) et en 1938 dans son texte sur le sacré dont nous parlions plus haut (le sacré dans la vie quotidienne), dans des termes quasiment identiques.

Erotisme, quintessence "la plus tangible du merveilleux", qui en fait est absent
de ces ingrédients. Comment faut-il comprendre ces "remake" à 38 ans d'intervalle?
valle?En effet:

"les mornes et suants soupeurs" (1938)

"de ternes consommateurs assis engoncés dans
leurs vêtements bourgeois" (1976)

Concession au modernisme on ne "soupe" plus, on "consomme"; on ne "sue"
plus à l'époque des déodorants, on est "engoncé dans des vêtements bourgeois".

.*>

Le temps des verbes change, le présent (1938) devient passé (1976). La maison
close "n'est" plus "attrayante", elle "était" par excellence "l'expression
d'un règne réservé".

Le monde habillé et aéré de la rue" (1938)

"le monde tantôt trop affairé, tantôt trop
vide de la rue" (1976)

Certes, la rue a changé, elle n'est sûrement plus aérée, elle est plus affairée
qu'habillée. Enfin,

"le seuil de la maison close, concrétisation
du tabou qui frappe le lieu de perdition"
(1938)

"le seuil de la maison close, matérialisation du
tabou qui frappe le mauvais lieu" (1976)

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On voit combien Leiris est en prise directe sur les mots de son siècle (concret, devient matériel). Mais pourquoi ces textes presque identiques? Nous n'avons cité, ici, que les différences. Le lecteur pourra se rapporter au sacré dans la vie quotidienne (Ed. Change p. 69) et à Frêle Bruit (Gallimard p. 339). Serait-ce de vieilles notes? Pourtant en page 367 de Frêle Bruit Leiris écrit: "pour un peu j'aurais omis de joindre deux faits naguère relatés longuement d'où (censure quasi automatique de l'homme de plume) ma tendance à les traiter en affaires classées". Cette reprise du texte de 38 symbolise peut-être l'éloignement de l'érotisme, devenu chose du passé. (L'érotisme aujourd'hui est-ce bien Tabarin ou les maisons closes?) Une autre hypothèse, "roussellâtre", cette fois, serait que Leiris aurait choisi délibérément - sur ce sujet particulièrement central, brûlant et essentiel — d'achever en 1976 quasiment comme il avait commencé en 1938, pratiquant ainsi une technique d'écriture roussellâtre (cf. la doublure du Forban Talon Rouge etc.). Le sujet est désormais épuisé. Du sacré (gauche) on est passé au merveilleux (droit), tout est dit, rien n'est dit mais l'espace est rempli. J'en profiterai pour avancer que le texte de Roussel est peut-être, essentiellement, un texte sacré dont la fonction est de transmuer un sens initial gauche, horrible, horripilant et incestueux en un sens droit acceptable et merveilleux. Leiris nous indiquerait-il, ainsi, une clef roussellâtre et ainsi par là même, une clef de son œuvre?

L'érotisme est absent des ingrédients susnommés, l'amour aussi et Leiris de parler "d'un merveilleux de tout repos" (...) "qui même s'il se greffe sur une forme visible demeure sans corps" (F. B. p. 340). Il va chercher à expliquer le mécanisme de cette absence de corps. "Il y a deux ordres du merveilleux: l'un inscrit dans les événements; l'autre créé par l'imagination." (ibid.). D'un côté les aventures dans leur réalité (même fictive qui est chair et sang) et de l'autre ce qui se passe dans l'imagination de celui qui lit ou voit ces événements (et qui demeure sans corps). Mais la distinction est insuffisante, car il y a bien sûr un troisième ordre du merveilleux, celui de "la confusion des genres": la folie de Don Quichotte, par exemple, "d'oublier la frontière qui sépare la chose vécue de la chose imaginée, que celle-ci soit rêve ou création concertée." (F. B. p. 341).

Au début de son texte Leiris nous parle de Merlin l'enchanteur et de Lancelot: "Merlin, c'était la figure ambiguë du poète, mage et séducteur, lui-même trop sensible à la séduction pour n'être pas proie déchirée en même temps que prestigieux architecte de mirages, homme entre tous blessé, mais homme qui, tout à la fois, détient le plus haut privilège (...), Lancelot dont le défaut de cuirasse est un cœur trop ouvert, à ces deux personnages — l'un péchant par excès de malice, l'autre que l'on peut concevoir se disant: "par délicatesse, j'ai perdu ma vie". Je m'identifierais de meilleur gré qu'à ces guerriers aveuglément occupés de leur honneur." (F. B. pp. 323, 324,325).

Honneur bête du soudard, intelligence maligne du mage; réel imaginaire,
merveilleux vécu, merveilleux imaginé; vie ou littérature; nous voici dans les

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antinomies. Certes Leiris ressent le ridicule du littérateur homme d'imaginaire et souhaite avoir le rôle noble et même un peu borné et têtu dans son insistante recherchede la pureté, du héros. Cependant, effectivement, le corps est de toutes façon absent et comme dit Mishima "celui qui fait métier des mots peut créer la tragédie, mais ne peut pas y participer" (Le soleil et l'acier, NRF, mars 71 p. 57). Confronté à ce problème, Leiris ne peut faire autre chose que piétiner. Bataille déclarait lors de sa conférence du 19 février 1938 au Collège de Sociologie la chose suivante à laquelle nous avons fait allusion plus haut: "La tragédie propose à l'homme de s'identifier à la victime, au roi mis à mort". (Bataille, O. C. tome II p. 346). Leiris essaye désespérément de sortir de ce christianisme (dans lequel, pourrait-on dire, Bataille patauge et c'est bien en cela qu'il est proche de nous, qu'il est lisible et agaçant tout à la fois), d'accéder à la tragédie, d'être actif, vivant,existant et non pas "identifié" à la mort. Pour participer à la tragédie, il faudrait certes trouver "le langage de la chair". La question fondamentale étant de savoir si le corps a à voir avec les mots autrement que "de loin" ou "dans le désordre" (réflexion hautement actuelle). Car les mots ont certes une "fonction corrosive" mais ils ne risquent rien, ils sont mais existent si peu. Ils existent que dans leur faculté d'effacer l'existence et d'user, de gommer le monde existant, en le représentant. Mais trouver le langage de la chair c'est, en quelque sorte, sortirde la re-présentation et cela ne peut conduire qu'à la mort: à un sens unique et direct qui pose le problème du "fachisme". Le langage du corps, du plus fort, des valeurs fortes, du corps sacré, substantiel, de la monovalence, de l'irreprésentationincantatoire des mots. Serait-ce là qu'il faudrait aller - suivant l'enseignementde Leiris? - Mishima, dont la mort a fait frissonner quelques instants le Japon, s'inscrit, lui, dans une autre culture.

Ne faut-il pas penser du bien, justement, de l'apparente contradiction de Leiris, qui, plus Merlin que Lancelot, s'efforce d'être proche de Lancelot pour éviter la "mélasse" chrétienne et tâcher, dans la langue, d'échapper à l'effacement "littéraro-merlinesque" de la re-présentation, pour être poète à la Lancelot et, ce faisant (au risque de lasser), s'efforce de donner merveille à lire au travers d'un sacré droit mais gauchi: moderne, à la limite. Dans l'antinomie, Leiris, on l'a vu, avait trouvé un "troisième terme". Le merveilleux, comme la poésie, est "ouverture sans marchandage à quelque chose (...) que mon désir d'illimité coiffe d'une auréole durable ou momentanée" (F. B. p. 341). Pour Leiris, c'est au travers de mon corps et de mon imagination que le merveilleux "dans la confusion des genres" vient à moi, quoiqu'il arrive, le merveilleux est mien. Nous sommes loin de la "communialité" de Laure, même si Leiris revient à la fin, on le verra, à la nécessité de l'autre et des autres. Il apparaît ici que le merveilleux est d'abord mien (sic) sous peine de tomber dans les effluves catholiques, donc, jusqu'ici "mort aux vaches", et aux curés; solitaire dans le merveilleux, on affronte le tragique du sacré: seul.

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Pour Leiris, le merveilleux est "une ivresse légère ou brutale par laquelle — à chaud ou à froid, en éclair ou au ralenti, possédé ou charmé -je me sens emporté comme un tapis volant" (F. B. p. 346). Tapis volant, tremplin, observatoire, nous sommes près des étoiles. On pourrait rappeler, ici, un admirable poème de Banville intitulé Le Saut du tremplin dont nous ne citerons que quelques extraits:

"Par quelque prodige pompeux,
Fais-moi monter, si tu le peux,
Jusqu'à ces sommets où, sans règles,
Embrouillant les cheveux vermeils
Des planètes et des soleils,
Se croisent la foudre et les aigles.

(...)

"Plus haut encor, jusqu'au ciel pur!
Jusqu'à ce tapis dont l'azur
Couvre notre prison mouvante!
Jusqu'à ces rouges Orients
Où marchent des Dieux flamboyants,
Fous de colère et d'épouvanté.

(...)

Enfin, de son vil échafaud, Le clown sauta si haut, si haut, Qu'il creva le plafond de toiles Au son du cor et du tambour, Et, le cœur dévoré d'amour, Alla rouler dans les étoiles.

(-)

Le merveilleux serait-il marqué par le surnaturel, tout comme le sacré dont Leiris écrivait en 1938 que "c'est quelque chose que, somme toute, je ne conçois guère autrement que marqué d'une manière ou d'une autre par le surnaturel" {Le sacré dans la vie quotidienne, p. 72, Ed. Change). En 1976, Leiris nous dit qu'il n'en est rien: les ingrédients du merveilleux rentrent absolument dans les possibilités du naturel. Un seul cas exceptionnel, celui de l'agonie (présumée) de Laure dont le signe de croix inversé provoqua chez l'auteur àe Frêle Bruit un frisson lumineux. Ce jour-là les possibilités du naturel étaient, semblait-il, trop étroites. Laure se signant à l'envers refusait donc d'accepter la transmutation du sacré gauche en sacré droit. Elle se plongeait volontairement dans la putréfaction. Elle défaisait la substantialité possible du sacré chrétien. Tournant le dos à la"christianité",elle activait la tragédie, en utilisant ses propres armes. Elle passait l'arme à gauche, comme l'on dit, s'ouvrant à la mort et la généralisant par ce geste à la fois sacrilègeet plus sacré encore que le sacré d'où il venait. Le frisson de Michel Leiris

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n'était pas surnaturel, il était à la racine, au croisement du surnaturel et du corps,
là où le naturel touche au sacré... outre la profonde fascination que Leiris éprouvaitpour

La mort est bien en jeu dans le passage leirisien du sacré au merveilleux qui
sont cousins, on le verra et on s'en doute.

Leiris continue sa réflexion en notant le rôle joué par le vide, caractéristique .de la plupart de ses ingrédients (forêt vide, tremplin vide). Mais peut-être, dit-il, est-ce le manque d'être qui est merveilleux, "le moins appelant le plus". Ce qui mène Leiris à se demander s'il n'y aurait pas, par hasard, deux sortes de merveilleux. La merveilleux par excès: "éclatement de la limite" (amour, érotisme) et le merveilleux "par défaut" (flottements, lacunes, vide, absence, écart) (F. B. p. 342). Il en vient à supposer qu'il s'est "replié" sur ce merveilleux "par défaut" qui le conduit lentement vers la mort, en des plaisirs merveilleux de plus en plus pauvres où le corps n'est présent que dans l'impotence du vieillard. Donc deux axes de variabilité du merveilleux.

1. horizontal: ses changements de personne à personne
2. vertical: ses changements d'âge pour la même personne.

Cependant, les axes se croisent, il y a bien quelque chose de constant dans le merveilleux. "Ne serait-ce pas ce brusque élan qui projette dans un autre monde (...) qui recoupe la poésie"? (F. B. p. 349). Et voici, discrètement revenu, le corps, non pas dans l'horizon d'un "pied cosmique" mais d'un quelque chose de transcendant à quoi participe aussi la poésie qui est écriture dans l'élan émerveillé.

Ceci nous conduit à une réflexion sur la surprise. La surprise ne suffit pas pour faire advenir le merveilleux, il faut aussi un "pouvoir d'émerveillement". L'équation suivante traduit assez bien cela: surprise + sacré = merveilleux. Usant de la digression avec un art consommé, Leiris énumère des "émerveillements", "parcelles d'une zone mentale ordinairement obscure" (F. B. p. 354). Le chemin du merveilleux n'est pas clair. Il est labyrinthique, sinueux, confus. "C'est par d'étroits sentiers ou des pistes à peine tracées que passe le merveilleux" (F. B. p. 355). En outre, de même qu'il y a un merveilleux par excès et un merveilleux par défaut, c'est souvent le moins qui conduit au plus. "Le faux burg de Louis II de Bavière est d'autant plus empreint de majesté féodale qu'il n'est qu'une caricature" (F. B. p. 356). Surprise + sacré = merveilleux. C'est le coup de dés, c'est le hasard. "Fructueux coup de dés, qu'à travers joie ou angoisse ou les deux combinées revêt toujours, quand on le vit, ce que désigne mal le mot trop stable de "merveilleux" " (F. B. p. 359).

Le merveilleux est polymorphe:

- rupture du train ordinaire des choses

— ne se nourrit pas que de lui même

— hasard improbable = chance

Le merveilleux est d'abord en moi. Il lui faut cependant un point d'appui mais

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il n'existe plus aussitôt qu'il apparaît "assujetti à une fonction". "Son pouvoir ne repose pas sur un sens hautement symbolique qui le justifierait grâce à la portée métaphysique qu'il lui donnerait" (F. B. p. 361). Mais on peut dire que si le merveilleuxne repose pas sur un sens symbolique qui lui donnerait du pouvoir, il participecependant du "symbolique" (Lacan), car il est toujours déjà là, si jamais il advient bien sûr, et surgit, hasard sacré, clin d'oeil du ça qui "me stupéfie", alors "on le vit pour lui-même dans la crudité de l'immédiat" (F. B. p. 361). "S'abandonner,sans délai ni réserve et toute inquiétude bannie à quelque chose qui m'enchante,voilà (à ce qu'il me semble) l'une des implications majeures du merveilleux"(F. B. p. 362). Le merveilleux est un enchantement mais cela dit bien peu de choses. Le merveilleux implique une prédisposition du sujet et, en tout état de cause, "il délivre un court instant de l'angoisse qui nous étreint généralement". Comme la poésie, le merveilleux aide à vivre. Religion athée sans religion autre que celle du "sort", le merveilleux "tient les soucis et la mort en échec un court instant". (Cf. F. B. pp. 362,363,364).

La question qui se pose est la rapport de ce "merveilleux" avec la mort. Est-ce la mort qui, à l'œuvre dans le merveilleux, (Leiris note qu'il en faut souvent une goutte, un zeste pour que le merveilleux survienne, nous donnant pour ainsi dire la petite mort) réveille, ranime la vie et c'est ce passage fulgurant et bref qui procure la sensation du merveilleux? Ou est-ce la pulsion de mort qui, profitant d'une prédisposition du sujet, fait taire, un instant, les angoisses? Faut-il penser que les sujets soumis à l'angoisse chronique sont plus souvent que les autres en butte au merveilleux (juste retour de choses qui semblerait si inhabituel?), on est là dans la fiction. Cependant, la mort joue un rôle important sur cette scène-là, comme sur toutes les scènes essentielles. Merveilleux: religion athée, sacré sans substance, sans inscription instituée, sauf éventuellement dans la "prédisposition inconsciente". "Le merveilleux allège et arme contre la crainte de la mort; mais cette crainte plus précise à mesure que nous vieillissons et que nous perdons ceux dont la présence était un appui, contrarie l'essor du merveilleux quand, plus que jamais, il faudrait qu'il nous drogue." (F. B. p. 364) Faut-il penser que la mort (suppression des excitations) approchant, si l'angoisse augmente, la prédisposition au merveilleux diminue car le merveilleux devient objectivement moins nécessaire? L'angoisse, la fin approchant, éteint les soubresauts de la vie exprimant ses tensions.

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Leiris trouve "un trait de famille" entre son merveilleux et le fameux "temps retrouvé" de Proust qui, lui aussi, "efface les ombres" et fait croire que l'on a atteint "quelque chose qui pourrait être la vraie vie" mais aussi "l'extase sans métaphysique" de Roussel, cette sensation de "gloire" dont "comme un rayonnement invisible" il se croyait chargé. Mais, anti-climax, "mes extases sans lendemain ne sont assimilables ni à l'ivresse orgueilleuse dont Roussel jusqu'à son dernier souffle s'efforça de retrouver les délices, ni aux résurgences soudaines qui furent pour Proust un fanal orientant le cours entier de sa vie d'écrivain." (F. B. p. 366) Pas d'illumination chez Leiris. Une grande partie de son œuvre est, à la vérité, intimement liée à cette morne constatation: cherchant, analysant, disséquant le merveilleux, Leiris s'est senti dériver, étant à la fois trop pointilleux et trop tolérant, tournant autour d'un merveilleux fuyant. Alors que "le merveilleux est, par excellence, ce à quoi il convient de s'abandonner à la seconde même (...) vivre, à un rythme accéléré, le merveilleux au degré le plus haut et non en discours". (F. B. p. 375).

Il faudrait être innocent comme Wagner, et Leiris de nous en donner un exemple étonnant. Wagner, "le pur chantre du pur" serait, selon la légende, "mort d'une fellation ancillaire au palais de Vendramin-Carlegie", tout au bord du Grand Canal. Innocence sublime de Wagner, et curieuse remarque de l'auteur de Frêle Bruit qui écrivait plus haut: "c'est à nous qu'il appartient d'exploiter le merveilleux sur l'heure", mais qui disait aussi que l'on doit être "prédisposé" pour que le merveilleux survienne. Faut-il penser que:


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L'exploitation sur l'heure que Wagner a faite de sa prédisposition à la fellation ancillaire a-t-elle été la mort, innocente dans le merveilleux? Sacré Wagner! Cette préposition doit être bien inconsciente pour qu'elle puisse être exploitée sur l'heure et de toute façon, on ne saurait en parler "qu'après coup", si j'ose ainsi m'exprimer, en égards aux lares wagnériennes. R. Caillois, dans son ouvrage, L'Homme et les sacré, nous dit que "la présence d'un être profane suffit à éloigner la bénédiction divine". Du profane, Leiris nous dit peu de chose, si ce n'est qu'il est bien l'état naturel dont, préposition hasardeuse, le lourd voile est parfois déchiré en un éclair minuscule et merveilleux, lucarne éphémère, vite étouffé par le profane généralisé.

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Abordons maintenant le problème de la solitude. Que le merveilleux soit sacré solitaire — tauromachie sans public (Wagner) — on eût pu le croire et je le pense un peu; cependant, à la fin d'une longue tirade l'auteur de Frêle Bruit change de vitesse: "Ce sentiment (le merveilleux) que faute de pouvoir positivement le définir, j'ai regardé en dernière instance comme l'impression d'être soudain délivré de tout ce qui m'oppresse sera-t-il plus qu'une euphorie s'il est mon bien à moi seul? Et pour qu'il y ait pleinement "merveilleux", ne faut-il pas que (...) les bornes de ma personne soient aussi abolies (...) que je passe à une tout autre façon d'être que mon habituel isolement? Qu'un autre vive l'expérience avec moi"? (F. B. p. 377).

Pour achever, Leiris se met à parler "collectivité". En 1938, Leiris commençait son article ainsi: "Qu'est-ce que pour moi le sacré? En quoi consiste mon sacré?" et l'achevait par: "II apparaît désirable que chacun examine... quelle couleur a pour lui la notion même de sacré". La collectivité n'avait pas à être ramenée car elle était toujours-déjà là en ceci que, comme l'écrit Caillois: "Le sacré e'st ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c'est la source d'où elle coule, l'estuaire où elle se perd". (L'homme et le sacré, p. 178). Nous sommes tous concernés et nous participons tous au/du sacré. Nous avons tous un sacré quotidien. Pour le merveilleux, c'est un peu différent. Leiris commence par se demander "ce qu'est pour moi (lui) le merveilleux" et ce n'est qu'après cinquante pages qu'il parle des autres. Ce n'est pas un hasard: sortant de son splendide isolement, Leiris a enfin réalisé que la corrida ne se faisait pas seul, pas sans public. La place de Laure agonisante joue aussi, on s'en doute, un rôle important dans l'irruption finale de cette prise de conscience. On eût pu croire que le sacré quotidien était "communiel" en soi et individuel pour soi et le merveilleux, à l'inverse, individuel en soi et "communier pour soi. En fait le merveilleux c'est bien le sacré "communier vécu spontanément, le sacré non substantialisé ou alors substantialisé au travers de l'art, d'un geste, d'une représentation vivante et non figée. La communauté n'est ni désirée, ni voulue. Elle s'impose car, en fin de compte, elle est joie... communion des saints... Le sacré était "marqué d'une manière ou d'une autre par le surnaturel" . Le merveilleux est encore plus loin du surnaturel que le sacré, c'est peutêtre bien en cela qu'il a naturellement besoin de la communauté, de la "communialité" qui, justement, participe mystérieusement du surnaturel. Lairis finit par exposer sous quatre rubriques: idéal, concrète, panoramique et utopique ce qu'il a conçu du merveilleux qui, en tout état de cause, reste, pour lui, difficile à saisir et à comprendre.

On se souvient que Leiris parlait de l'érotisme en 38 et en 76 de façon quasimentéquivalente: ce qui était "morne" en 38 était "terne" en 76, le "souper" de 38 est "consommation" en 76 etc. On pourrait dire que ce qui était "sacré" en 38 n'est plus que "merveilleux" en 76. Nous sommes dans une époque plus profaneencore que le profane. La division du travail, FEtat tentaculaire, la mécanisationà outrance etc. ont évacué le sacré. Le super-marché a pris la place de

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l'église, les services publics ne souffrent aucun arrêt. La fête n'est jamais plus
spontanée ou rituelle, elle n'est plus que médiatisée.

Le grand message de ce texte de Leiris - même si en fin de compte on ne saisit jamais l'essence du merveilleux ou du sacré - est de nous montrer que du sacré nous sommes passés au merveilleux. Dans cette chute, quelle sera la prochaine étape? La nécessité de la "communialité" pour pouvoir jouir du merveilleux apparaît comme une lumière tardive et bien aseptisée.

Lorsque Leiris s'éloigne de son parti pris autobiographique, comme il le fait dans Frêle Bruit, il s'approche alors de la littérature, acceptant de "conïncider avec rien un instant", ce qui a pour effet de le libérer." Plus haut dans cet article nous avons vu l'hypothèse selon laquelle, à mesure que la mort approchait, le merveilleux devenait moins nécessaire. On peut aussi dire que pour Leiris la mort approchant et la clef (sacrée ou merveilleuse) n'ayant pas été trouvée, la maxime kanto-leirisienne qui fondait la Règle du Jeu (cf. aussi Glossaire j'y serre mes Gloses: "le Sacré = le décrasser) baisse en kantisme et gagne en hégélo-blanchotisme.C'est l'hypothèse du vide que l'on voit dans les exemples de merveilleux que Leiris nous cite. Leiris doute et Blanchot — celui de La part du feu — devient pour le dernier livre: Frêle Bruit, le chantre adéquat de l'ex-surréaliste Michel Leiris. "Faire en sorte que la littérature devînt la mise à découvert de ce dedans vide, que toute entière elle s'ouvrît à sa part de néant, qu'elle réalisât sa propre irréalité, c'est là l'une des tâches qu'a poursuivies le surréalisme (..) que la littératureun instant coïncide avec rien, et immédiatement elle est tout". ("La littératureet le droit à la mort" in La part du feu, p. 294, Ed. Gallimard). Leiris se leurraitcar faisant (croyant faire) de l'autobiographie pour entre autres échapper à la mort, il faisait en fait de la littérature (termes qui en principe ne sont pas incompatibles,mais dans ce cas l'étaient), écrivant comme un non vivant, il ne pouvait "s'éclater". Leiris cherchait, en fait, la littérature par la littérature sans le savoir. Etant le monde il cherchait à se bien connaître. Etant totalité il cherchait la totalité.D'une certaine façon ayant déjà trouvé ce qu'il cherchait, il cherchait ce qu'il cherchait avec ce qu'il avait trouvé. C'est tout le problème du talent. Brisant le cercle à l'inverse, Leiris cherchait l'illumination, le talent, par l'œuvre. C'est en quelque sorte par l'œuvre qu'il allait vers le talent. Leiris n'est donc pas du tout, à l'origine, un écrivain de pure imagination. Mais il faut bien sûr du talent pour écrire l'œuvre qui mènera au talent, à la spontanéité. Paradoxe que Blanchot a très bien décrit dansLû littérature et le droit à la mort. Valéry disait que ses meilleuresœuvres étaient "de circonstance"; Leiris, lui, écrit de façon circonstanciée. Il épuise son être, il est son œuvre (Règle du Jeu) déjà donnée, mais il l'écrit comme un néant travaillant sur le néant ( car tout est déjà dit ); c'est pour lui la seule façon de faire coïncider la littérature avec rien, tout en brisant le cercle, tout en passant à l'acte. Mais était-ce un passage à l'acte? N'y a-t-il pas une fausse circonstance où tout le pouvoir est donné à l'être qui est vide (cf. Blanchot,

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ibid. op.cit. p. 288-299) ou aux mots qui sont vides (autobiographie: tout est
déjà inscrit dans le corps etc., ce n'est qu'une réinscription — effacement interminable)?

La mort réelle approchant, Leiris brise le cercle et retourne officiellement à la littérature, car il n'a plus à traquer la mort en lui, elle le guette. Rien ne l'empêche plus d'être littéraire (avec facilité), car la vie va s'achever. D ne s'agit plus de déjouer la mort par les mots en faisant le non vivant pour retrouver/trouver la clef de la spontanéité vivace. La mort est là à guetter, il est temps d'être totalement, de nommer sans se soucier du meurtre, car de toutes les façons la mort est inévitable.

1. merveille inquiétante de la mort qui fait parler la mort.

2. parlant de lui Leiris se privait d'être car le nommant, il nous le donnait mais
privé d'être.

3. Leiris voulait que (Age d'homme) son langage tue car alors il n'y aurait plus
cette privation d'être; son être à lui eût rejailli.

4. Parlant du merveilleux, Leiris nous le donne, mais privé d'être. Cependant, hypothèse du vide: n'est-ce pas un être très privé d'être qui "a fait l'expérience de son néant" et qui finit, tout à fait merveilleusement, par proférer simplement un Frêle Bruitl.

On sort des catégories, enfin. Poésie, le mot est plus que là, "le merveilleux n'est plus un genre, mais un sentiment" (J. Piatier; Le Monde, 30.1.79). Leiris, batracien du réel. Je feuillette le livre encore une fois. Un ordre délicat, sorte de murmure, "arrangement" du dernier bouquet. Leiris, Jeanne d'Arc, Porporino, castrat merveilleux de la littérature, "quand l'homme en moi jugule la femme dont la voix devrait se déployer". Entre deux dates, le 20 avril 44 (FFI, Libération, mort violente, coups de feu) et le 11 janvier 75 (mort du frère, maladie, hôpital, putréfaction latente) - en passant par mai 68 et la mort de celle que je dis être Laure — Leiris a tracé de sa plume un texte vivant et curieusement littéraire dans sa proximité d'une mort qu'il semble malgré son atrocité envisager avec un effroi paisible et une douce désillusion. Il faut toujours changer la vie sans accepter pour autant le totalitarisme littéraire:

"Aussi radicale qu'elle soit, nulle transformation du mode n'est capable de changer du tout au tout ma vie, conditionnée notamment par ma certitude d'être appelé à mourir. Il est une part de moi que la révolution, même totalement aboutie laisserait intacte, et c'est à cette part rebelle que, rebelle elle même, s'adresse la poésie et dans ce terreau-là qu'elle plonge ses racines" (F. B. p. 306). L'écriture, aussi fabuleuse que la révolution en ce qu'elle a de radical et de total, rejoint la part rebelle de l'être en ce qu'elle est aussi matérielle: poésie.

Poésie, poésie dit la Chouette, mais, Minerve! que penser9 Que dire? Qu'imaginer? En ce siècle finissant dans une dérive inconcevable? Il y a ici un adieu. La main de l'esprit s'arrête un instant pour penser: Leiris, le dernier livre, la dernière règle, le dernier jeu, le jeu unique.

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En forme de post scriptum:

Plus loin, hors de la quadrilogie des tomes autobiographiques, Le ruban au cou d'Olympia vient de paraître alors qu'il me faut envoyer cet article. La lecture paisible que j'en ai faite m'a semblé d'une étonnante facilité. Les textes sont plus courts que de coutume, plus légers. Il semble que la vie coule. La progressive et difficile recherche de Leiris Ta mené à conclure que maintenant il sait "trop bien" que "je n'est pas un 'autre' ". La doublure du forban Talon Rouge (allusion à Roussel) s'est réconciliée avec le vêtement qu'elle doit doubler, cela ne fait plus qu'un. Sans pour autant baisser les bras, ni plier l'échiné Le ruban au cou d'..., de M. Leiris, dispense à son lecteur une forme de douceur éveillée aiguë et calmement précise. La mort avance à petits pas certains. La vie continue ses tracas, ses violences, on voudrait ne pas avoir à voir. La modernité en art serait-elle seulement l'éternité? Est-ce là un point de vue de vieux cynique "qui ne compte plus guérir de sa hantise, car curable, il serait déjà guéri". Non, harmonie de la parole, musique, écriture, peinture, ceci est essentiel car éternel, l'art continue de signifier, même quand la mort est là. Ainsi Michel Leiris se raccroche au ruban que l'Olympia de Manet porte autour de son cou gracile, ruban exaltant la nudité, petit rien qui fait tout, habit de merveille, d'érotisme, facteur de présence et de modernité.

Paul Chatel de Brancion

Ârhus

Résumé

Cet article, au travers de l'analyse d'un texte consacré au "merveilleux", tiré du tome IV de
La Règle du Jeu, de M. Leiris, s'efforce de présenter au lecteur le passage du "sacré" au
"merveilleux", l'avancée vers la littérature de l'écrivain-autobiographe: son Frêle Bruit.

Les divers stades de l'évolution de l'auteur, la lente macération de ses pensées, sont passés
en revue.

Parti, en 1948, dans une quête rigoureuse de "sa" vérité qui, pour ne point être "que littérature", devait être exprimée jusqu'au bout sans faiblesse; Leiris l'exposa dans les quatre tomes de La Règle du Jeu, où le "sacré" est une des clefs essentielles, car en lui s'allient l'esprit et la loi ...

L'âge venant, Leiris dut constater son échec. La rigueur obsédante de la règle avait fini
par écraser la vie. Il était temps d'écarter les procédés implacables et de s'adonner au "merveilleux".
C'est cet éclaircissement tardif que l'article, ici présent, tente d'esquisser.