Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Procès de symbolisation dans Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier

par

Bruno Tritsmans

Une des constantes de la critique fourniérienne a été d'interpréter La Grand Meaulnes à la lumière de l'évolution spirituelle de son auteur, telle que celle-ci s'est manifestée notamment dans la correspondance avec J. Rivière, point de vue que résume bien la formule de J. Vier: "Le domaine perdu a la forme d'une longue nef en attente d'un autel." En effet, le plus souvent, l'on conférait à ce roman une "transparence énigmatique", de sorte que l'on a pu dire qu'il s'agit d'un "livre d'angoisse sous l'aisance du récit", et, plus précisément, d'une "quête de l'absolu"l.

Toutefois l'interprétation chrétienne a été de plus en plus contestée, et l'on a maintenant tendance à accentuer la "présence d'un autre univers de merveilles dans le prolongement du visible immédiat", ce qui assigne à ce roman, partagé entre naturalisme et symbolisme, sa place dans "la crise du roman": "Alain-Fournier dépassait le réalisme, mais commençait à vouloir se défaire du symbolisme. Le Grand Meaulnes devait marquer une étape essentielle dans la crise du roman : tenté, au temps du symbolisme, de se dissoudre au profit de la poésie, le roman devait réussir, avec Alain-Fournier, à demeurer le récit d'une simple aventure tout en se haussant jusqu'à la poésie."2

Cette divergence des points de vue fait apparaître la valorisation de l'aventurede Meaulnes par la narration comme la problématique centrale de ce roman, et celui-ce est à cet égard particulièrement équivoque. R. Gibson parle de "a major structural flaw" et se demande: "Pourquoi ce roman change-t-il d'une variantemoderne de la quête du Graal à une histoire de mystère psychologique?"3. De même, H. Goldgar note une sorte de concurrence entre les parties dites "fantastique"et celles dite "réalistes": "l'initiation de Meaulnes baigne dans une



1: Dans Littérature à emporte-pièce, 1958. Cité par J. Gaulmier, "Positions critiques et nouvelles perspectives: Le Grand Meaulnes", in Œuvres Critiques, 11, 1 (1977), p. 110.

2: M. RAIMOND, La crise du roman des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1965, p. 216.

3: Cité par M. R. M. SORRELL, "François Seurel's personal adventure in Le Grand Meaulnes", in Modem Language Review, 1971, p. 85, nous traduisons.

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atmosphère surnaturelle ou religieuse, tandis que les sections qui on trait aux
autres personnages ou événements sont des sections dites "séculaires" "4.

Dès lors se pose le problème de la perceptibilité de cet "autre univers": quelles
sont les traces textuelles de la valorisation paticulière de l'aventure de Meaulnes?
La correspondance explicite d'ailleurs la question:

Ce qu'il y a de plus ancien, de presque oublié, d'inconnu à nous-mêmes. C'est de cela que j'avais voulu faire mon livre, et c'était fou. C'était la folie du symbolisme. Aujourd'hui, cela tient dans mon livre la même place que dans ma vie: c'est une émotion défaillante à un tournant de route, à un bout de paragraphe.s

Re formulé dans un langage critique plus moderne, nous nous proposons d'analyser
le ou les modèle(s) de lecture dont relève ce texte, "l'emprise structurée de
l'œuvre sur le lecteur"6.

A travers le langage, le sujet structure l'expérience, ce qui a permis à M. Zéraffa, dans la perspective de la production du texte, d'écrire que "l'écrivain original donne tout autant un sens à l'existence humaine qu'il dégage de celle-ci le sens", et que, par conséquent, "le champ du romanesque est celui, par exellence, de l'interprétation"7.

Dans Le Grand Meulnes, cet effort de structuration de l'expérience ou, du moins, de ce qui est présenté comme tel, se manifeste sous la forme de traces d'un procès de symbolisation. Ce qui n'est à la première lecture qu'une aventure d'adolescents apparaît ensuite, comme le prouve par ailleurs les schéma homologuedu Grand Meaulnes et de la Quête du Graal, analysé par R. Baudry, comme une quête, dont l'objet se révèle multiple: l'absolu, l'enfance, la pureté, la femme ont tour à tour été proposés. Cette double lecture renvoie à la double organisationdu récit, l'organisation mythologique et l'organisation gnoséologique (logique de la succession et logique de la connaissance): au premier niveau, le récit est "fini"; au second niveau, il est infini (la vérité n'est jamais atteinte)B. Ace second niveau, l'aventure se définit comme une recherche du sens, et la nature de ce sens reste inconnue, voire indicible. De ce fait, le mode de signification de ce roman se rapproche du symbole tel qu'il a été défini, dans la "crise romantique", par rapport à l'allégorie: l'allégorie peut être comprise sans reste, tandis que le symboleprovoque un travail d'interprétation infini9. L'œuvre artistique était alors rapprochée du symbole par leur intraductibilité commune, qui "est en quelque



4: H. GOLDGAR, "Alain-Fournier and the initiation archétype", in The French Review, vol. XLIII, Spécial Issue, no. 1, winter 1970, p. 99, nous traduisons.

5: Cité par M. RAIMOND, op. cit., p. 222.

6: M. CHARLES, Rhétorique de la lecture, Seuil, 1977, p. 77.

7: M. ZERAFFA, Personne et personnage. Le romanesque des années 1920 aux années 1950, Klincksieck, 1971, p. 9 et 10.

8: T. TODOROV. "Les deux principes du récit", in Les genres du discours, Seuil, 1978, p. 63-77, surtout p. 68.

9: T. TODOROV, "La crise romantique", in Théories du symbole, Seuil, 1977, p. 179-260, p. 243.

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sorte compensée par l'interprétation plurielle, infinie"; "l'indicible provoque (...)
une surabondance de paroles, un débordement du signifiant par le signifié"lo.

En vertu du principe que "l'immotivé est la marque de la motivation ou, mieux, de la surdétermination au niveau de la structure"ll, les incohérences au niveau de la première organisation fonctionnent comme les indices de la seconde organisation; M. Guiomar avait d'ailleurs déjà noté la "fréquence d'arrêts et de discontinuités" dans ce roman, et en avait fait "une logique indispensable à un nouveau sens du roman"l2.

Du reste, c'est 1' "ouverture" du récit qui lui donne son caractère fantastique,
et ceci en opposition avec le merveilleux, où l'invraisemblable est "le symbole
d'une régulation morale et l'expression directe ou indirecte d'un ordre"l3.

La présence du fantastique dans Le Grand Meaulnes se justifie dans l'ensemblede l'économie du récit: à cet égard, I. Bessière montre peut-être une voie en écrivant - suite à un rapprochement préalable du fantastique et de la parole psychanalytique — que "la mode du fantastique cache une impuissance à trouver les mots capables de dire l'actualité et les désirs que porte le présent"l4. L'analysedes procès de symbolisation aboutit donc à une interrogation de la narration; en d'autres termes, la présence d'un discours symbolique dans Le Grand Meaulnes doit être mise en relation avec une situation narrative particulière. Les analyses de R. Girard ouvrent une nouvelle perspective, plus précisément lorsqu'il analyse les rapports entre la mémoire affective et la transcendance déviée vers l'humain dans A la Recherche du Temps perdu: "La mémoire affective retrouve l'élan vers le sacré et cet élan est pure jouissance car il n'est plus brisé par le médiateur. (...). La mémoire affective porte (...) en elle la condamnation du désir originel"ls. Le Grand Meaulnes appartient également aux romans de la mémoire: l'idéalisation



10: T. TODOROV, "la crise romantique", p. 229.

11: M. RIFFATERRE, "Sémiosis intertextuelle. Du Bellay, Songe VIF, in La production du texte, Seuil, 1979, p. 120. Cf. aussi T. TODOROV, "La décision d'interpréter", in Symbolisme et interprétation, Seuil, 1978, et Les genres du discours, p. 115, où le surnaturel et la bizarrerie des enchaînements, considérés respectivement comme incohérences paradigmatique et syntagmatique, apparaissent comme des "indicesde l'allégorie".

12: M. GUIOMAR, Inconscient et Imaginaire dans "Le Grand Meaulnes" d'Alain-Fournier, Corti, 1963: "Loin de déplorer (les invraisemblances), notre lecture y voit un signe: (...); ce que l'intrigue a de trop facilement invraisemblable ou pittoresque non seulement s'explique par les contraintes du fantastique mais devient d'une logique indispensable à un nouveau sens du roman" (p. 24-25). Ainsi, les arrêts ou discontinuités du récit sont expliqués par les "influences pertubantes" des partenaires du narrateur (pp. 43 et 114). Cl. Vincenot, moins précis, note la fréquence des obstacles et des anomalies, "autant de moyens dont la mission (...) serait (...) de manifester sans relâche une finalité fuyante et saugrenue." ("Le Rêve dans Le Grand Meaulnes", in Revue des Sciences Humaines, (1966), p. 271).

13: I. BESSIERE, Le récit fantastique: la poétique de l'incertain, Larousse, 1974, p. 170.

14: I. BESSIERE, op.cit., p. 234.

15: R. GIRAD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961, p. 85-86.

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par François Seurel de l'aventure de Meaulnes, au point que celle-ci prend les apparencesd'une
expérience spirituelle, est liée à une problématique affective.

1. Préliminaire: la valorisation de l'aventure

En guise de préliminaire, nous analyserons brièvement dans quel contexte narratif
s'inscrit le récit de l'aventure de Meaulnesl6.

Comme on sait, c'est François Seurel, ami de Meaulnes, qui raconte cette aventure non sans signification pour lui. Pour l'essentiel, l'aventure est une libération pour ce narrateur, plus exactement un déblocage, comme le montre le premier exploit de Meaulnes, l'allumage des deux fusées, "pièces d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet". Ces objets symbolisent la fête: elles faisaient partie d'un feu d'artifice. Pourtant, les fusées allumées par Meaulnes sont celles qui ne sont pas parties le quatorze juillet: "les deux fusées avec leur bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis abandonnés" (p. 18)17. L'allumage par Meaulnes est une reprise de ce qui avait été interrompu, et apparaît de ce fait comme le dénouement, codé bien sûr, d'une crise.

Pour François, cette impasse se concrétise en un resserrement de l'espace qu'il peut parcourir: il note, à propos de Boujardon et de ses hommes, qu'ils écrasent "les brindilles de la route givrée où je n'osais pas les suivre" (p. 14, nous soulignons). Chaque fois qu'il s'éloigne, Millie le ramène à la maison (p. 20), de sorte que la clôture de François apparaît essentiellement centrée sur la mèrelB.

Meaulnes rompt non seulement cette clôture, mais toute clôture, a fortiori spatiale:"(...) Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle pressé: "Allons, en route!" criait-i1... Alors, tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg..." (p. 22), et plus tard, évidemment, sa découvertedu Pays sans Nom, situé "très loin d'ici" (p. 54). La dévalorisation de l'aventure coïncidera d'ailleurs avec l'abolition de cette distance. La "vie nouvelle"qu'il annonce se concrétise pour François en un élargissement de l'espace:



16: Cf. notre essai "Le Grand Meaulnes. Un imaginaire aporétique", à paraître in Orbis Litterarum.

17: Toutes nos références renvoient à: ALAIN-FOURNIER, Le Grand Meaulnes, Fayard, 1971 (Coll. le Livre de Poche).

18: Dès le début du récit, Millie est présentée par le narrateur comme "la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue": à chaque déménagement, elle constate que les meubles ne "tiendraient jamais dans une maison si mal construite", et procède immédiatement à une réorganisation, qui consiste en un renforcement de la clôture: "Puis elle était rentree taire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable." (p. 12).

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"II m'arrivait maintenant de les accompagner." (p. 22)19. Il est d'ailleurs caractéristiqueque
François s'enferme à nouveau après le départ de Meaulnes, et précisémentdans
la même pièce, le cabinet des archives:

Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la venue de
Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans les classes désertes, (p. 269).

Le retour à la clôture — à l'exception des parties de braconnage, substitut mineur des recherches menées avec Meaulnes (p. 312) - est une répétition explicite de la situation initiale (p. 21), et l'aventure de Meaulnes se définit alors comme une simple parenthèse. Ce constat d'échec ne manque pas d'être fait dans les chapitres qui suivent le départ de Meaulnes (pp. 270, 281).

Toutefois, François ressent ce départ de façon ambiguë, à la fois comme ennui
et comme libération:

Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me permettait plus d'agir comme tout le monde. Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon d'aventures, le frère de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil aux autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour cela mon inclination la plus naturelle, (p. 178).

Le départ de Meaulnes fait apparaître la différence entre lui et François: Meaulnes est présenté comme chasseur de pistes, comme individu, tandis que François est "pareil aux autres", caractéristique qu'il appelle "inclination la plus naturelle". Le changement de l'attitude de François atteste du même coup l'incidence fondamentale de l'aventure de Meaulnes sur François: l'association allait à l'encontre de la nature de François, était donc une libération de lui-même.

La rupture de la clôture et, corollairement, le refus de la fixation qui caractérisent
Meaulnes ne se limitent pas au cas de François; ainsi, dans le chapitre "Les gens



19: De là que, lors du retour de La Gare avec ses grands-parents, François interprète l'appel lointain d'une bergère ou d'un gamin hélant son compagnon "comme si c'eût été la voix de Meaulnes me conviant à la suivre au loin" (p. 38). L'imprécision du but de ce voyage est révélatrice, en ce qu'elle met l'accent sur l'éloignement même. Lorsque François part à son tour "à la recherche du sentier perdu", son initiative personnelle est traduite dans un code spatial: il arrive à la maison du garde à "l'extrémité des Communaux" (p. 168), qui avait auparavant une valeur quelque peu fantasmatique, car il l'avait toujours imaginée "infiniment loin". L'appropriation de l'espace apparaît encore de façon évidente quand François s'empresse d'annoncer (à bicyclette) la partie de plaisir à Meaulnes: "Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un instant et l'emporter tout entier d'un coup d'œil..." (p. 209). Notons dans cette description d'une part l'insistance sur la distance à parcourir, d'autre part la domination par François. La signification de cette appropriation est d'ailleurs donnée explicitement: "Car c'était, il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi." (p. 210).

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heureux", François note que Meaulnes et Yvonne restent seuls aux Sablonnières
après leur mariage, clôture interprétée par lui comme le signe du bonheur, et qui
se caractérise par l'exclusion de tout ce qui est extérieur:

(...) ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le bonheur, (p. 253).

La clôture, d'ailleurs jmise en évidence par le fait que Meaulnes ferme les volets
de la maison (p. 252), est encore évoquée par les allusions à un foyer:

(...) une lueur comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre (p. 245),

et encore:

"Le feu menace de s'éteindre", dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans
le coffre. Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu. (p. 254).

L'extinction du feu apparaît évidemment comme une menace, conjurée pour le moment, d'autant plus que le feu allumé est interprété par François comme un indice rassurant (p. 261 )20. Un peu plus tard, Meaulnes, qui a entendu le cri de Frantz, s'enfuit de la maison (p. 256), forçant momentanément la clôture, ce qui est un signe prémonitoire du départ définitif (p. 258). L'éloignement spatial de Meaulnes est d'ailleurs explicitement présenté comme une fuite du bonheur:

II avait fallu que mon grand compagnon échappât à la fin à son bonheur tenace... (p. 262).

Complémentairement à cette rupture, Meaulnes réorganise un univers, ailleurs: ainsi, il range la chambre de Wellington qui se caractérise par le désordre qui y règne (p. 74), et il fait cela précisément au moment où la fête étrange se termine, où le bonheur s'échappe. Il semble donc que Meaulnes reconstitue lemacrocosme qui lui échappe dans ce microcosme qu'est la chambre de Wellington, et le lien entre chambre et bonheur est marqué (p. 108)21.



20: Le thème du feu est récurrent, et il valorise l'espace. Ainsi, le soir, le père de François transporte le feu du poêle du feu de la classe dans la cheminée de la salle à manger (p. 21); l'école, bien sûr, refroidit, ce qui s'accompagne d'une solitude progressive: "peu à peu les derniers gamins abandonnaient l'école refroidie" (p. 21). Le feu est dès lors à proximité de la mère de François: "(...) je la regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une bougie. (...). Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir." (p. 21). L'image est d'autant plus importante qu'elle revient lorsque Meaulnes, à Paris, s'imagine qu'Yvonne apparaît: "(...) et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin si doux penché vers la flamme." (p. 187). Les personnages féminins sont d'ailleurs souvent situés à proximité du feu (pp. 212, 262). Le feu caractérise d'une façon générale le bonheur de famille (pp. 210, 243). De même, dans la grande cuisine de l'oncle Florentin, "un éternel fagot de sapins (...) flambait et craquait" (p. 207), formule dans laquelle l'adjectif "éternel" est l'indice de la valeur symbolique du feu.

21: Le désordre est dans ce roman le signe d'un bouleversement. Après la trahison du secret de Meaulnes, le marques du dépit de François abondent, et il déplore notamment le fait de ne pas retrouver "son siège habituel" à table, ceci dans le but de "rentrer dans la régulière vie passée" (p. 182).

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L'écriture est essentiellement secondaire: elle valorise l'aventure de façon positive tout en se rendant compte de son caractère passé, et dès lors illusoire. L'écriture a lieu après l'aventure, et apparaît donc comme une compensation imaginaire, d'abord pour Meaulnes, ensuite pour François:

(...) Meaulnes écrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en
forme de cœur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes se
retirait, (...). (p. 220).

L'encrier en forme de cœur est démodé; double symbole, d'abord de la nature
"sentimentale" de ce que Meaulnes écrit, ensuite du caractère révolu de l'aventure.
La séquence est d'ailleurs interprétée par le narrateur même à la fin du roman:

Dans la mairie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un beau matin
de la fin du mois d'août lorsque j'avais poussé la porte et lui avais apporté la grande
nouvelle qu'il n'attendait plus. (p.309).

Meaulnes n'écrit que dans des moments d'impasse, et son écriture porte sur le
non-réalisé: le souvenir (passé) ou le projet (futur).

De même, François écrit au moment où l'aventure est terminée:

Tout parlait du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... (p. 269).

C'est dans l'écriture que François se substitue explicitement à Meaulnes, plus précisément à propos du "Cahier des devoirs mensuels". Au début, il garantit la transcription exacte du cahier de Meaulnes, donc l'identité entre son texte et le texte de Meaulnes: "(•¦•) voici la copie très exacte" (p. 288). Pourtant, par la suite, il définit son activité comme reconstitution, motivée par l'illisibilité du texte de Meaulnes: "(•••) j'ai dû reprendre moi-même et reconstituer toute cette partie de son histoire" (p. 297). C'est donc ici que s'ouvre l'espace de l'interprétation par le narrateur. Ce relai de Meaulnes par François est d'ailleurs explicitement — et curieusement — motivé par le premier:

Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est devenu ma confession,
sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon ami François Seurel. (p. 310).

Nous avons analysé ailleurs les motivations de cette prise en charge par François du récit de l'aventure; elle joue notamment un rôle important dans sa relation avec Yvonne de Galais, "jeune femme tant cherchée — tant aimée..." (p. 284), et dont la position est encore confirmée par cette déclaration d'amour par personne interposée, non dépourvue d'ironie22:



22: L'ironie du narrateur envers son amour platonique apparaît dansla phrase introductrice: "Je regardais et j'étais content, comme un petit enfant"; auparavant, en pensant au bonheur de Meaulnes et d'Yvonne, il avait déjà fait cette réflexion désabusée: "Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave enfant queje suis." (p. 246). Une remarque semblable figure dans la qualification de son attitude soumise envers Meaulnes: "Et, enfant paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver" (p. 135). Pourtant, la différence dans l'emploi des temps (présent dans le premier cas, passé dans le second) accuse d'autant plus l'ironie du premier cas: elle repose sur une identification provocatrice du narrateur à l'enfant de jadis.

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J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune fille, et c'est à elle la première que
j'aurais confié la grande nouvelle, (p.282).

Un aspect complémentaire de cette substitution de François à Meaulnes se manifeste dans la recherche des traces permettant de remonter à l'aventure23. Ainsi, Meaulnes était parti pour Paris afin de "retrouver la trace de l'aventure perdue" (p. 175). De même, François part à la recherche de la partie restée inconnue de l'aventure de Meaulnes, espérant découvrir "quelque papier, quelque indice qui me permît de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence des années précédentes — et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace..." (p. 286). Et dès qu'il a trouvé le Cahier des devoirs mensuels, François juge qu'il pourrait y avoir là "des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais.' (p. 288).

Pourtant, avant de retrouver le Cahier, la recherche avait souvent échoué, en butant sur des indices du caractère irrémédiablement passé de l'aventure, comme ces boîtes dont il s'échappait "je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches..." (p. 286)24.

2. Procès de symbolisation

2.1. L'évasion sémantique

Dans cette section, nous analyserons les procédés qui créent l'impression que le sens de l'aventure est insaisissable, ou plutôt, inépuisable. Pourtant, on a souvent remarqué que le discours d'Alain-Fournier tend à l'explication, et J. Gaulmier parle à cet égard du "soin que prend le romancier pour ne jamais laisser le lecteur



22: L'ironie du narrateur envers son amour platonique apparaît dansla phrase introductrice: "Je regardais et j'étais content, comme un petit enfant"; auparavant, en pensant au bonheur de Meaulnes et d'Yvonne, il avait déjà fait cette réflexion désabusée: "Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave enfant queje suis." (p. 246). Une remarque semblable figure dans la qualification de son attitude soumise envers Meaulnes: "Et, enfant paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver" (p. 135). Pourtant, la différence dans l'emploi des temps (présent dans le premier cas, passé dans le second) accuse d'autant plus l'ironie du premier cas: elle repose sur une identification provocatrice du narrateur à l'enfant de jadis.

23. Meaulnes est souvent présenté en position d'attente: il a l'air de "quelqu'un qui espère bien trouver mieux par la suite" (p. 18), et ne rit que "doucement", "comme s'il eût réservé ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul." (p. 22). Toutefois, cette attente se dégrade: à la fin de la seconde partie, Meaulnes craint d'être pris pour un bandit "qui veut faire un mauvais coup" (p. 184); dans la troisième lettre, l'attente est dite désespérée, et il la qualifie même de folie (p. 187). Il se compare même à la folle de Sainte-Agathe qui attend son fils, mort depuis longtemps (p. 187).

24: Deux personnages secondaires s'efforcent également de reconstruire le passé: après la mort de sa fille, le père d'Yvonne est toujours penché "sur de vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,(...)" (p. 233), et la tante Moine) habite une "bizarre petite maison" où les murs sont tapissés "de vieux diplômes, de portraits de défunts, de médaillons en boucles, de cheveux morts" (p. 211).

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dans l'incertitude, (...)."25. En effet, le roman apparaît àla première lecture comme une révélation progressive de l'énigme initiale; notons à cet égard l'exécutionsommaire de l'aventure par Boujardon après le récit que François en a fait, révélation qui revêt l'aspect d'une démystification ("C'était une noce quoi!").

2.1.1. L'explication défaillante

Parfois, le narrateur énumère une série de possibilités, d'interprétations d'un
même phénomène, comme dans le cas du geste final d'Yvonne à la fin de la rencontre:

Etait-ce un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui défendre de l'accompagner? Ou peutêtre
avait-elle quelque chose encore à lui dire?... (p. 100).

Cette attitude conjecturale du narrateur réapparaît dans le récit de la partie de
plaisir dans la troisième partie, lorqu'il s'agit d'expliquer le comportement étrange
de Meaulnes:

Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure? (p. 237).

Les interrogations ainsi que la multiplication des dénominations du phénomène
(inconnu) en question sont autant de marques de l'hésitation du narrateur quant
à l'interprétation à donner au comportement de Meaulnes.

Notons encore un dernier exemple. François observe Meaulnes au moment où
celui-ci quitte les Sablonnières un instant pour fermer les volets:

Que se passa-t-il alors dans ce cœur obscur et sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise? (p. 256).

La multiplication des possibilités est ici d'autant plus remarquable que le narrateur avoue explicitement qu'il est en mesure de trancher la question: "je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard". Manifestement, le narrateur s'identifie au personnage: le passage est en focalisation interne26, sans doute pour des raisons de tension dramatique. Mais au moins momantanément, cette abondance d'interprétations parasite le décodage univoque, et le fait même est présenté comme inaccessible27.



25: J. GAULMIER, "Alain-Fournier et Le Grand Meaulnes. Poésie de la vérité", in Europe, 41 (1963), p. 7.

26: "Le narrateur ne dit que ce que sait le personnage." (G. GENETTE, Figures 111, Seuil, 1973, p. 206).

27: Le cas des vols de Ganache (p. 162) est apparemment de même nature. En effet, àla fin du récit des méfaits de Ganache, le narrateur relève une incohérence manifeste, une invraisemblance dans son récit, non pas pour l'expliquer, mais pour la justifier par la psychologie du personnage, de façon hypothétique encore, comme en témoignent l'emploi de la question rhétorique et les points de suspension finals. De plus, cette justification psychologique est inadéquate au phénomène donné, et elle se définit par conséquent comme un leurre narratif (cf. Ph. HAMON, "Analyse du récit: éléments pour un lexique", in Le Français Moderne, 42 (1974), p. 146).

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2.1.2. Le lexique du mystère

Lorsque Meaulnes entre dans le domaine étrange, il subit un changement. Sa démarche s'accompagne d'un bouleversement intérieur qui reste imprécis: il est "troublé d'une émotion inexplicable", et il ressent un "contentement extraordinaire". Pourtant, il essaye de nier ce qui s'impose à lui et qui reste inconnu ("fâché contre lui-même").

Stylistiquement, ce bouleversement est exprimé par le "lexique du mystère", qui se subdivise en deux catégories2B: d'une part, les termes de l'approximation, qui marquent le flou de l'investigation, et d'autre part, les termes de l'indéchiffrable, qui, par leur préfixe commun, nient la possibilité de l'investigation, et que J. Pellegrin a baptisé les Ineffables29.

Le relevé montre la prépondérance de la première catégorie: dans ce roman, c'est donc le flou de l'investigation plutôt que son impossibilité qui prédomine: d'une part, il y a 33 occurrences de "mystérieux", 37 d'"étrange", 8 de "bizarre", 12 de "merveilleux"; d'autre part, nous avons trouvé 16 occurrences d'"extraordinaire", 11 d'"inconnu", 2 d'"inexplicable", 3 d'"insolite", et une seule d'"inimaginable", d'"inouï", d'"indicible" et d'"incompréhensible". Leur fréquence est évidemment la plus élevée dans la description de la fête étrange, ainsi que dans les références ultérieures à cet événement. En effet, la troisième partie, et surtout les derniers chapitres intitulés "Le Secret", visent à élucider le mystère.

A chaque fois, un phénomène est suggéré dont la nature reste cependant inconnue; ainsi, nous retrouvons le jeu de l'attente caractéristique de ce roman. L'emploi du vocabulaire du mystère crée une sorte de structure "vide", que les interprétations ultérieures devront combler.

La présence de ce vocabulaire dans le texte se justifie généralement parla focalisation interne: dans la plupart des cas, le narrateur nous donne le point de vue de Meaulnes sur les faits, mais il est significatif qu'il le confirme parfois explicitement, comme dans ces interjections: "Etrange matinée! étrange partie de plaisir!", ou encore dans cette description de Meaulnes à la fin de la fête étrange:

Il était là, mystérieux, étranger, au milieu de ce monde inconnu, dans la chambre qu'il
avait choisie, (p. 130) .



27: Le cas des vols de Ganache (p. 162) est apparemment de même nature. En effet, àla fin du récit des méfaits de Ganache, le narrateur relève une incohérence manifeste, une invraisemblance dans son récit, non pas pour l'expliquer, mais pour la justifier par la psychologie du personnage, de façon hypothétique encore, comme en témoignent l'emploi de la question rhétorique et les points de suspension finals. De plus, cette justification psychologique est inadéquate au phénomène donné, et elle se définit par conséquent comme un leurre narratif (cf. Ph. HAMON, "Analyse du récit: éléments pour un lexique", in Le Français Moderne, 42 (1974), p. 146).

28: Cf. A. GIARD, "Le récit lacunaire dans Les Diaboliques", m Poétique, 41 (1980), p. 46 s.q.

29: J.PELLFGRIN. "I es Ineffables", m Poétique, 39 (1979), p. 7etB.

30: Sur le vocabulaire de l'étrange dans Le Grand Meaulnes, cf. L. CELLIER, "Le Grand Meaulnes' ou l'initiation tnanquée, Minard, 1963, p. 43. Le problème de la focalisation a été brièvement évoqué par J. Gaulmier dans "Propositions critiques et nouvelles perspectives: Le Grand Meaulnes", p. 108.

Side 92

2.1.3. Hasard et nécessité

Dans le récit que François fait de l'entrée de Meaulnes dans le domaine étrange, il précise que Meaulnes avait "la certitude que son but était atteint et qu'il n'y avait plus maintenant que du bonheur à espérer" (p. 71). L'aventure, qui avait commencé somme une simple évasion (p. 34), qui n'avait abouti à ce domaine que par suite d'un égarement (p. 58), acquiert un ordre, une finalité, qui n'est d'ailleurs pas précisée, à la conséquence près: le bonheur (pp. 151, 167). L'aventure de Meaulnes, plutôt que d'être le fait du hasard, acquiert de ce fait le caractère d'une quête consciente, voulue: ainsi, il est question de son désir exaspéré "d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque part, en dépit de tous les obstacles" (p. 59), et encore de ses "espérances" ainsi que de ce qu'il a "obtenu" (p. 103). De même, la chambre de Wellington par où il n'était entré que par hasard se révèle être "la chambre qu'il avait choisie" (p. 103).

Pourtant, le hasard est invoqué parfois pour expliquer certains phénomènes: l'amitié de M. de Galais et de J. Delouche est qualifiée par le narrateur de "bizarrerie de hasard" (p. 234), et le fait que Meaulnes et Yvonne ne sont pas réunis à la même table lors de la partie de plaisir est attribué à "un malheureux hasard" (p. 233). Mais une seule fois, ce hasard joue un rôle particulièrement significatif: François rêve d'une sorte de vie familiale avec l'enfant de Meaulnes: "Mais une fois encore, la Providence en décida autrement." (p. 312). Une certaine nécessité s'installe dans le récit, nécessité qui acquiert ici un statut tant soit peu religieux. De plus, cette "explication" ne se limite pas à ce seul cas, où elle pourrait apparaître comme la marque d'une certaine emphase due à la valeur émotionnelle que le narrateur confère à l'événement; "encore une fois" l'étend à au moins une partie du récit précédent.

2.1.4. Les noms du Domaine

II y a dans ce roman un curieux changement de l'appellation du domaine étrange.
En effet, surtout après la rencontre, "domaine" est écrit avec majuscule, ce qui
contribue à lui conférer une valeur symbolique:

"Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du Domaine
étrange, la première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas, arriva jusqu'à
nous." (p. 118).

Le statut particulier du domaine se précise dans la seconde partie: il y est question de "reparler du Pays perdu" (p. 117), formule dans laquelle la majuscule indique la valorisation particulière du château, et qui n'est pas sans rappeler, par ailleurs, le "Gaste Pays" de la Quête du Graal3l.

Il est possible de rapprocher de ces indices évidents de la valorisation particulière
du château ce passage où Frantz s'identifie à Meaulnes:



31: R. BAUDRY, "L'itinéraire du Grand Meaulnes vers le domaine étrange", in Travaux de linguistique et de littérature, IX, 2 (1971), p. 145.

Side 93

"... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom de ce château; je ne saurais pas y retourner,
je ne connais pas en entier le chemin qui d'ici vous y conduirait." (p. 141),

et Frantz parle d'ailleurs lui-même du "vieux Domaine perdu": l'ignorance du nom du château et du chemin qui y mène vont une fois de plus de pair. L'important, toutefois, c'est que le passage cité est équivoque: en affirmant qu'il ignore le chemin du Domaine, Frantz ment selon toute vraisemblance, et c'est ainsi que François interprète la phrase ("il avait feint d'ignorer" (p. 159)); il est toutefois possible que Frantz dise la vérité, si le château dont il ignore le nom n'est pas le domaine (référentiel) des Sablonnières, mais s'il figure comme symbole d'un idéal (le bonheur) à atteindre. Ce qui semble justifier la seconde hypothèse, c'est que Frantz, lorsqu'il explique à François pourquoi il a besoin de l'aide de Meaulnes, précise: "Lui seul est capable de retrouver la trace que je cherche" (p. 250), et, manifestement, la formule désigne Valentine.

2.2. La réinterprétation

Dans cette seconde section, nous analyserons la réinterprétation ultérieure de cette structure ouverte quant à la valorisation de l'aventure: interpréter la fête étrange dans le sens moral de "pureté" ou dans un sens tant soit peu spirituel revient à exprimer, dans des codes particuliers, son inaccessibilité.

2.2.1. La culpabilité

Dès le début de la fête étrange, la démarche de Meaulnes est placée sous le signe
de la culpabilité, de la faute déjà commise, bien que celle-ci ne soit thématisée
que par la suite :

"II n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentît à l'aise et en confiance. Il expliquait aussi plus tard cette impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "II y a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient'" " (p. 86, nous soulignons).

L'appellation "lourde faute impardonnable"est incompréhensible dans le contexte, car l'évasion et l'intrusion dans le domaine étrange peuvent difficilement être interprétées comme telles, si toutefois elles ne recevaient leur véritable importance d'un autre système de valorisation, inexplicité. Tout au plus peut-on rapprocher de cette culpabilité obscure le dépaysement que Meaulnes ressent à plusieurs reprises:

"(...) tant il craignait d'être soudain reconnu comme un étranger" (p. 94),

et encore:

"II appréhendait (...) de se trouver seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût découverte."
(p. 109),

angoisse qui contraste bien sûr avec le sentiment de familiarité que Meaulnes
éprouve à d'autres moments:

Side 94

"Je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. Maloyau et son compagnon
m'attendaient..." (p. 86).

Evidemment, dans la troisième partie du roman, il est question d'une faute commise
par Meaulnes envers Frantz:

"Il faut que je le voie, que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement
je ne peux plus me présenter là-bas..." (p. 257).

En effet, Meaulnes croit avoir envoyé à sa perte Valentine, fiancée de Frantz, "la jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger" (p. 308). De ce fait, Meaulnes et Frantz ont partie liée, et les traces textuelles de cette identification sont multiples: notons seulement que François, lorsqu'il va annoncer la partie de plaisir à Meaulnes, s'assied dans la petite salle à manger, "sous les calendriers illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait rapportés de ses lointains voyages." (p. 224). Or Frantz, à sa première apparition, porte une pèlerine de voyage à boutons dorés et sifflait "une espèce d'air marin" (p. 104). De plus, pour Valentine, Meaulnes rappelle Frantz à deux reprises (pp. 290, 295).

C'est surtout dans "le Cahier des devoirs mensuels", présenté par le narrateur comme "le secret", et qui relate les aventures de Meaulnes à Paris (essentiellement sa liaison avec Valentine) que la culpabilité, causée par une dégradation de l'amour, est explicitée.

La rencontre de Meaulnes et de Valentine n'est pas dépourvue de sensualité:

"Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un geste mes ongles griffent le crêpe de
son corsage..." (p. 290).

A ce moment-là se situe une séquence remarquable:

"Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix:
"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"
Et nous sommes restés, tous les deux, interdits." (p. 290).

La dégradation de l'amour ne fait aucun doute: l'interlocuteur anonyme suggère, si même sous forme de plaisanterie, une brutalité dans l'amour, fait dont l'importance surprenante se révèle dans la réaction de Meaulnes et de Valentine. Déplus, l'interlocuteur est désigné par la classe sociale à laquelle il appartient: un ouvrier. La dévalorisation s'accompagne d'un changement de classe sociale (de l'aristocratie à la classe ouvrière), ou plutôt, ce dernier devient le signe de la première.

Dès ce moment, les thématisations de la culpabilité sont nombreuses dans le cahier des devoirs mensuels; elle résulte du tiraillement de Meaulnes entre son amour idéal (inaccessible) pour Yvonne et son amour réel (possible) pour Valentine. De là, le "vague remords" (pp. 292, 294, 299, 309), le "poids sur le cœur" (p. 292), la recherche de la justification vis-à-vis de Valentine par l'écriture (p. 296), et 1' "impression d'avoir commis une faute" (pp.300,309). L'indécision de Meaulnes est si grande que certains passages du journal sont parfaitement équivoques, pouvant s'appliquer aussi bien à Yvonne qu'à Valentine:

Side 95

"Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les journaux du soir. Sans doute, de sa maison
perdue quelque part dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi."
(p. 294).

Le pronom personnel est équivoque, car il peut désigner aussi bien Yvonne que
Valentine. D'où le besoin de préciser: "E11e... je veux dire: Valentine." (p. 294).

Seul l'amour dégradé, représenté selon toute évidence par les prostituées, est possible: ainsi, Meaulnes fixe rendez-vous avec une d'entre elles, si même sous une forme dérisoire, car il sait d'avance qu'il aura quitté la ville à ce moment-là (p. 307). A la fin de la séquence, la prostituée n'est pas sans rappeller Yvonne: "elle resta longtemps à lui faire des signes vagues" (p. 307).

L'amour idéal et l'amour dégradé sont situés spatialement, le premier dans la
campagne, le second dans la ville. En contraste avec Bourges, ville décadente à
ses yeux (p. 307), se situe la vallée, avec ses maisons fermières:

Sans doute, là-bas, sur les pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On
imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes'" (p. 308).

Cette évocation de l'amour pur est explicitement présentée comme une imagination,
encore accentuée par l'éloignement spatial indéfini: "là-bas". Elle généralise
en somme l'idéalisation d'Yvonne, inaccessible.

L'introduction d'une classe sociale inférieure est évoquée à plusieurs reprises.
Dès la partie de plaisir, l'on s'était déjà efforcé de reconstituer artificiellement
l'harmonie de la fête étrange:

On s'était efforcé comme jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans, (p. 226),
encore confirmée par le fait que Florentin se substitue à M. de Galais pour inviter
les gens:

(...) des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés audacieusement au nom de
M. de Galais... (p. 226).

Dès le séjour de Meaulnes et de Valentine à la campagne, Meaulnes avait déjà
noté que

des ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le café du matin: ils
s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs patrons, (p. 297).

Finalement, l'abaissement du niveau social s'accompagne d'une dévalorisation de
l'amour:

Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une histoire de femmes
qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous devez bien me connaître... Je fais la
partie avec votre mari tous les soirs!., (p. 306).

Parallèlement à l'apparition d'une classe sociale inférieure, on découvre la mort
de l'aristocratie, sous la forme d'une inscription sur une pierre tombale: "Ci-gît
le chevalier Galois (...)" (p. 196).

Side 96

2.2.2. L'isotopie mystique

Quelques indices constituent peut-être une isotopie mystique, voire chrétienne: le château a des "ailes inégales, comme une église", et il y a "une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une porte de presbytère" (pp. 94 et 83). Notons pourtant que, dans les deux cas, la valorisation particulière est introduite par une comparaison : comparant et comparé sont rapprochés, non identifiés. D'une façon générale, on peut affirmer que les comparaisons explicatives, telles que les métaphores marines analysées par S. Ullmann, tendent à donner une portée universelle à l'aventure32. De même, les circonstances de l'aventure prêtent également à réflexion: ainsi, le sentiment que Meaulnes éprouve quand il entre dans le domaine étrange est pareil à celui de "la veille des grandes fêtes d'été", ou encore, "le matin de l'Assomption" (p. 71). Le début de l'aventure se situe "environ huit jours avant Noël" (pp. 23, 25), traduction d'un renouvellement dans le code chrétien.

L'isotopie réapparaît encore dans un discours que François prête imaginairement
à Yvonne:

"Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes ne sont-ils pas des
pécheurs?" (p. 274).

Cette extension de la culpabilité à l'ensemble des hommes efface le complexe de culpabilité de Meaulnes par une référence à une sorte de péché originel. De plus, la maison où Yvonne est morte est appelée "chapelle", mais la valorisation est, ici aussi, modalisée, dans la mesure où elle est attribuée à "un étranger" ("un étranger la prendrait") (p. 282), et la portée de la comparaison est d'ailleurs explicitée:"tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé"33. Enfin, les rues autour de la cathédrale de Bourges, où Meaulnes rencontre les prostituées,



32: S. ULLMANN considère les images marines comme des opérateurs entre imagination et réalité: "They are metaphors in the profoundly etymological meaning of the term: they "transfer" the mind into a différent universe of expérience." Plus généralement, il définit la comparaison comme "a pseudo-simile" et remarque: "It is a characteristic feature of Alain-Fournier's imagery that more often than not, he prefers the explicit to the implicit type." {The Imagery in the Modem French Novel, Cambridge, 1960, p. 123).

33: M. MACLEAN note à propos de l'admirable "robe de velours bleu sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent" (p. 283) qu'il pourrait s'agir d'une allusion à la Vierge, et renvoie à cet égard au culte que Fournier lui vouait vers 1909. Pourtant, ditelle, "dans la version définitive, il n'en reste que quelques images archétypes" (Le feu suprême. Structure et thèmes dans La Grand Meaulnes, Corti, 1973, p. 147, note 8). Du reste, précisément parce qu'elle est l'idole, Yvonne apparaît comme la cause du départ de Meaulnes: dans le chapitre "Les Gens heureux", la narrateur raconte que Meaulnes s'approche d'Yvonne, et qu'"elle sentit doucement peser auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir répondre" (p. 255, nous soulignons). Il suffit à l'idole "d'être venue et d'être blonde". Sur Yvonne de Galais et le sacré, cf. W. JiiHR, Alain-Four nier, le paysage d'une âme, Neuchâtel, A la Bacconnière, 1972, p. 212-215.

Side 97

sont dites "souillées" (p. 307), mot qui renvoie au champ sémantique du "péché",
dont la connotation chrétienne est évidente.

Plus important toutefois nous paraît le fait que dans la troisième partie, Meaulnes procède lui-même à l'interprétation de son aventure. Il confère à celleci une valeur spirituelle (le paradis), et en marque du même coup le caractère exceptionnel:

Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, commment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce qui est bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps..." (p. 221).

Meaulnes fait ici allusion à sa liaison avec Valentine, qui contraste évidemment avec la relation qu'il avait avec Yvonne; la première, quoique définie seulement comme la normalité ("le bonheur des autres"), est alors valorisée négativement par rapport à la seconde, et Meaulnes considère sa participation à celle-ci comme exceptionnelle. La "normalité" se révèle dès lors être un renoncement à ce destin exceptionnel. Il s'ensuit un complexe de culpabilité: "j'ai amassé du remords pour longtemps".

La nature de l'idéal est précisée un peu plus loin:

Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert le Domaine sans nom, j'étais
à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n'atteindrai jamais plus."
(p. 222).

Le passage contraste avec la phrase précédente, dans laquelle Meaulnes avait synthétisé toutes ses recherches depuis son départ de Sainte-Agathe dans le désir de revoir la femme aimée, de revivre, ne fût-ce qu'en mineur ("seulement revoir"), la rencontre. Par rapport à ce désir de répétition, l'aventure est maintenant définie comme une "hauteur", comme un idéal de "perfection et de pureté" uniques. Dans cette perspective, l'aventure apparaît comme un idéal moral.

Le cahier des devoirs mensuels, présenté par le narrateur comme l'explication de l'étrangeté du comportement de Meaulnes vis-à-vis d'Yvonne, contient le récit par Meaulnes de sa liaison avec Valentine, et la même valorisation morale de l'aventure y figure:

Il me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis en train de piétiner
aux portes de l'enfer." (p. 293).

La contrepartie négative de la rencontre avec Yvonne de Galais est ici explicitée:
logiquement, "paradis" génère "enfer". Le mot "enfer" avait déjà été employé
par Frantz pour qualifier une situation de désespoir total:

Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de l'enfer comme une fois
déjà..." (p. 143).

Sans que le rapport soit explicité, Meaulnes décrit une réalité semblable dans ses
lettres à François:

Side 98

Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante (p. 185),

et

(...): c'est la ville déserte, ton amour perdu, la nuit interminable. Tété, la fièvre... (p. 186),

remarques dont la valeur est indiquée par la dernière phrase de la lettre: "Seurel,
mon ami je suis dans une grande détresse".

De plus, plusieurs passages semblent mettre enjeu une certaine transcendance:

Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et la suite
et la fin de cette aventure manquee, (p. 188),

et

Dans la mort seulement, comme je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté
de ce temps-1à... (p. 222).

Dans les deux cas, le dénouement de l'aventure est placé outre-tombe. Or, comme le dit L. Cellier, ce thème, pourtant caractéristique du roman initiatique, est ici "fort mal exploité i 34. Mais même ces "défauts" sont significatifs: le procédé analysé montre en effet que Le Grand Meaulnes n'est pas un récit surnaturel. Le sens de ce roman n'est pas clos; la clôture n'est ici qu'ébauchée et reste de toute évidence problématique.

2.3. La motivation sous-jacente

Dans Le Grand Meaulnes, le bonheur est toujours menacé. C'est ce thème qui
fait l'objet de cette troisième section, ainsi d'ailleurs que l'emploi particulier
qu'Alain-Fournier fait de l'oxymore.

2.3.1. L'unicité de l'aventure

Dès le chapitre intitulé "La Halte", Meaulnes envisage la possibilité de revenir, de recommencer son aventure: à ce moment, il projette en effet de "revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves gens". A la fin de la fête étrange, il fait une réflexion semblable:

Une fois rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'être un écolier
évadé; de nouveau, il pourrait songer à la jeune châtelaine, (p. 110).

Cet optimisme relatif est tempéré à d'autres moments, quand Meaulnes se rend compte du caractère unique de son aventure: il parle notamment de "ce mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute jamais revoir" (p. 108). De même, Meaulnes pense à la fin de la fête étrange avoir été "jusqu'au bout de son aventure" et remarque:

Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il reviendrait, sans tricherie cette
fois... (p. 106).



34: L.CELLIER, ar/.d/., p. 37.

Side 99

Plus tard, après avoir reconnu Frantz déguisé en bohémien, Meaulnes fait des
projets:

Frantz expliquerait tout; tout s'arrangerait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là
où elle s'était interrompue ... (p. 160).

Ici comme ailleurs, ce projet de répétition de l'aventure échoue.
L'impossibilité de la répétition est liée au caractère éphémère de l'aventure:

Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui vous saisit à la fin de trop belles journées,
(p. 102, nous soulignons).

Le moment de plénitude est restreint au maximum, ce qui contraste évidemment
avec la longue tentative de le retrouver. Cela est à rapprocher de la nécessité de
partir que Meaulnes éprouve:

Mais rien ne servirait à l'écolier de s'attarder. Il fallait partir, (p. 110).

Le départ est rendu nécessaire par une sorte de fatalité en vertu de laquelle le
bonheur de Meaulnes est toujours menacé: l'idéal doit demeurer bref.

Nous retrouvons un procédé analogue dans les réflexions de François lorsqu'il
s'apprête à annoncer à Meaulnes l'organisation de la partie de plaisir. Dès le début,
la conscience du bonheur s'allie à celle de sa fragilité:

Tant d'heureuses chances accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me
commandait de ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille, (p.
203).

Un peu plus tard, l'annonce de la "grave nouvelle" est encore retardée:

Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant de paix commencèrent
à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai
que la tante Moinel habitait là, (...). (p. 210).

Paradoxalement donc, la bonne nouvelle est ici valorisée négativement comme
génératrice de troubles.

Le récit de la tante Moinel révèle notamment ce qui est arrivé à Valentine, la fiancée de Frantz, et en vertu de leur serment enfantin Meaulnes et François sont obligés de servir celui-ci "comme un frère". François écarte pourtant l'obéissance au serment enfantin:

Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin,
et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi bon le lancer dans une entreprise mille
fois impossible? (p. 216).

Il décide donc de ne rien dire avant le mariage de Meaulnes et d'Yvonne, mais
l'impression pessimiste persiste:

Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un mauvais présage -
impression absurde que je chassais bien vite. (p. 217).

Enfin, le désir de Meaulnes d'arriver le plus vite possible à la partie de plaisir ne
laisse pas d'inquiéter François.

Side 100

A son inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une nervosité, un désir
d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer un peu. (p. 225).

Chaque fois que l'aventure semble aboutir, que le bonheur semble proche, la conscience de son impossibilité foncière vient irrésistiblement s'y ajouter, en vertu sans doute du principe que le bonheur n'existe que différé, principe que François se refuse d'ailleurs à admettre (cf. la remarque "impression absurde").

Nous retrouvons de ce fait ce qu'un critique a appelé l'irréalisation tragique chez Alain-Fournier: "(•••) il place ou plutôt déplace dans l'impossible l'objet de sa perception présente (paysage, événement, femme) en évoquant dans son esprit ce qu'ils ne sont pas dans la réalité. Devenu impossible, inaccessible, irréalisable parce que dépouillé de réalité, l'objet évoqué devient aussi tragique parce qu'il est à la fois inaccessible et intensément désiré en tant que te1."35

Ainsi, Meaulnes refuse "le bonheur au nom d'une absence tragique", surtout lors de la partie de plaisir; sans cesse, il demande à Yvonne ce qu'est devenu tout ce qui figurait dans la fête étrange, "comme s'il eût voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure" (p. 235), et sa dispute avec le père d'Yvonne suscite le commentaire suivant:

Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver la situation, à tout briser
à jamais, (...). (p. 240).

Le narrateur qualifie d'ailleurs son attitude de "vide, éloignement, impuissance à
être heureux" (p. 237).

Plus tard, Yvonne donne une explication du même ordre lors de sa conversation
avec François; elle plaide coupable:

Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse,
voici la jeune fille qui était la fin de tous tes rêves!"

"Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas été saisi d'hésitation,
puis de crainte, puis d'épouvanté, et n'aurait-il pas cédé à la tentation de s'enfuir!"
(p. 273).

Ensuite, elle qualifie l'identification d'elle-même au bonheur de Meaulnes de
"pensée orgueilleuse".

L'attitude de refus face au bonheur se retrouve dans la liaison de Meaulnes avec Valentine: les références à la culpabilité sont, nous l'avons vu, nombreuses. Cette femme "accessible", qualifiée de "compagne que devait souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand Meaulnes" (p. 299), est à son tour rejetée dans l'impossible au nom de la pureté: il la quitte au moment où il apprend qu'elle a été la fiancée de Frantz. L'échec de cette liaison était d'ailleurs annoncé:

Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore sur la trace de son
amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois disparaître; (...). (p. 296).



35: A. FABRE-LUCE, "L'irréalisation tragique dans Alain-Fournier" in French Studies, 20 (1966), p. 144-150.

Side 101

Curieusement, la psychologie de Valentine répond au même mécanisme que celle de Meaulnes: la tante Moinel attribue la fuite de Valentine au fait qu'elle pensait que "tant de bonheur était impossible" (p. 215), tandis que Meaulnes note luimême dans son Cahier des devoirs mensuels que Valentine "veut se prouver à elle-même (...) qu'elle (...) n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle." (p. 295).

Finalement, François ne peut s'empêcher de penser que tout bonheur est menacé.
Lorsque Meaulnes et Yvonne se sont mariés, il erre en compagnie de Delouche
autour du Domaine des Sablonnières:

Sans vouloir l'avouer et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude, (p.
245).

Les références à cette anxiété latente sont d'ailleurs fréquentes dans cette partie du Grand Meaulnes (p. 248, 260, 261), et le phénomène est d'autant plusétrange qu'à chaque reprise, le narrateur avoue que son inquiétude est sans raison apparente. De plus, quand François se met à penser à son propre bonheur (son mariage), il ne le fait que par l'intermédiaire d'Yvonne et sur le mode irréel:

J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune fille, et c'est à elle la première que j'aurais
confié ia grande nouvelle secrète, (p. 282)

A chaque fois, la psychologie des personnages répond au même mécanisme : le
bonheur n'existe que différé36 .

2.3.2. L'oxymore

A plusieurs reprises, certains aspects de l'aventure sont valorisés de façon contradictoire.
Examinons à titre d'exemples les passages suivants:



36: II est révélateur que la seule séquence dans laquelle le narrateur interpelle son lecteur éventuel (le narrataire) développe cette théorie du bonheur: "Ah! frère, compagnon, voyageur, comme nous étions proches, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour l'atteindre! ..." (p. 151). Le narrataire acquiert une triple qualification: les deux premières assimilent son destin à celui du narrateur, la troisième explicite ce destin, dans la mesure où le voyage apparaît ici dans l'acception symbolique de quête (du bonheur). Le narrateur invite son lecteur, engagé dans une recherche semblable à la sienne, de méditer son expérience, à savoir que la proximité du bonheur est illusoire. L'inaccessibilité de la fête étrange, moment de plénitude, est traduite dans un code "naturel": Meaulnes parvient au domaine étrange après avoir traversé "une solitude parfaite" sur laquelle brillait un soleil de décembre clair et glacial" (p. 70), et c'est "le grand vent et le froid, la pluie ou la neige" (p. 117) qui empêche la recherche du Domaine perdu (cf. aussi "la brume glacée" (p. 173)). La fonction du gel est d'ailleurs explicite: "Souvent, l'hiver, passaient parmi nous des élèves de hasard, mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés par la neige." (p. 131). Du reste, l'immobilité de l'hiver n'e^t qu'apparence, car "une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d'hiver" (p. 118). Il est dès lors logique que le dégel (p. 44) amorce la relance de l'activité.

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Et c'étaient de longues discussions, des disputes interminables, au milieu desquelles je me
glissais avec inquiétude et plaisir, (p. 22).

C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété: je craignais que mon compagnon ne
m'enlevât cette pauvre joie d'aller à LA Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui
quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser, (p. 27).

Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant
que son manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blouse de collégien, il alla se réfugier
un instant dans la partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure, (p. 89).

La conjonction du plaisir et de l'anxiété, caractéristique des deux premières citations, s'éclaire singulièrement dans la troisième: ici encore, le moment de plénitude s'accompagne de la conscience de sa fragilité. Dès lors, l'emploi de l'oxymore figure sur le plan stylistique ce que le déroulement linéaire du récit va précisément mettre en lumière37.

Le procédé réapparaît encore, notamment dans les différentes caractérisations
d'Yvonne de Galais.

Dès la rencontre, Yvonne est décrite de façon ambivalente:

Et lorsqu'elle descendirent de l'embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave,
(...). (p. 96).

Lorsque le narrateur décrit son physique, il insiste sur sa fragilité:

Ses chevilles étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de les voir se
briser, (p. 98).

ou encore

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux
traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse, (p. 95).

Dans ces deux contextes, la contrepartie négative de l'idéalisation consiste en un signe prémonitoire de la souffrance et de la mort d'Yvonne. Dans la troisième partie, la double caractérisation s'accentue: la première opposition (enfantingrave) se retrouve dans des formules telles que "jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de gravité", "son air si sérieux et si enfantin", et "geste plein de confiance et de faiblesse". C'est d'ailleurs souvent le premier trait qui est le plus développé:

Je voyais le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais
d'autant plus surpris de sa voix si nette, si sérieuse, (p. 205),

et encore dans toute la description d'Yvonne que le narrateur donne lorsqu'elle
rejoint Meaulnes qui s'était échappé après avoir entendu le cri de Frantz:

Mlle de Galais (...) me fit penser à un de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés,
(p. 258),



37: Selon l'analyse de R. OTTO, "l'union des contraires est un moyen précaire pour traduire l'ambiguïté du sacré". Cité par L. CELLIER, art.cit., p. 43-44.

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et un peu plus loin:

(...) elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme un petit enfant, (p.
258).

De plus, et cela nous amène à la seconde opposition (beau té-fragilité), le narrateur
insiste dans cette séquence sur les blessures d'Yvonne:

(...) elle avait le front écorché au-dessus de l'œil droit et du sang figé dans les cheveux, (p.
258)38.

L'ambivalence domine aussi la caractérisation de Valentine: un des enfants de la fête étrange affirme qu'elle "ressemblait à un joli pierrot" (p. 84), et le cahier de Meaulnes précise qu'elle porte une collerette " qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois douloureux et malicieux." (p. 294).

3. Conclusion

Dans une analyse historique, M. Raimond situait Le Grand Meaulnes au centre même d'une expérience esthétique qui a marqué le début du siècle, à savoir ce qu'il appelle l'intrusion de la poésie dans le roman. M. Raimond a d'ailleurs analysé chez Alain-Fournier cette "marche au roman" qui caractérise le passage de l'impasse de Miracles au Grand Meaulnes, et notamment la pregnance progressive de l'agencement dramatique. Le Grand Meaulnes appartient en effet à cette série de "récits poétiques" qui se caractérisent entre autres par la rupture de l'ordre chronologique du récit et qui apparaissent dès lors comme "l'endroit où un genre littéraire, le récit, fixe sa propre limite". Le récit s'organise à deux niveaux, l'ordre linéaire (syntagmatique) et l'ordre vertical (isotopique)39. De plus, il semble que 'le trouble de la construction narrative soit compensé au niveau du contenu par une utilisation poétique du matériel symbolique:les signes-symboles, constituants paradigmatiques de l'univers imaginaire du narrateur sont projetés sur l'axe syntagmatique du récit"4o. La tension, ou plutôt la dynamique, entre l'ordre symbolique et l'ordre linéaire du récit, apparaissait dès lors comme un objet d'étude privilégié.

Nous avons constaté dans ce récit une technique d'évasion sémantique: le sens de l'aventure est un blanc, et nous avons analysé les différents procédés qui le créent. Ce blanc est pourtant repris dans une structure signifiante, qui vise à imposerun sens à l'aventure, et surtout à la fête étrange, qui acquiert dès lors le statut d'idéal moral, comme le révèlent l'isotopie de la culpabilité et l'isotopie mystique. Toutefois, le caractère disparate des thématisations montre que ce



38: La menace du mal physique était du reste déjà partout sensible (p. 204). D'une façon générale, Yvonne se caractérise par le contraste entre une apparence rassurante et un fond inquiétant (pp. 230, 236).

39: J.Y. TADIE, Le récit poétique, P..U.P., 1978.

40: A. BOUREAU, "Le récit réversible", m Poétique, 44 (1980), p. 468.

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symbolisme a tendance à disparaître dans le récit au profit de l'agencement dramatique,de
la "simple histoire".

Les interprétations ultérieures de la fête étrange ont toutes pour effet de lui conférer un caractère inaccessible: le moment de bonheur est sans cesse différé, tenu à distance, procédé que l'on a pu qualifier d'irréalisation tragique. La fête étrange est un fait unique: l'idéal n'est vécu qu'un instant, et l'on constate que pour la plupart des personnages, la conscience du bonheur s'allie à celle de sa fragilité. L'oxymore figure cette donnée sur le plan du détail stylistique.

Enfin, cette mise à distance du bonheure doit être interprétée à la lumière de la situation narrative propre à ce roman: le narrateur, François Seurel, revit sa propre tentative d'émancipation en écrivant l'aventure de Meaulnes, tentative qui a également échoué. L'écriture s'efforce de restituer à l'aventure le caractère d'un absolu, à la fois à la hauteur des espérances qu'elle comportait et infiniment éloignée, inaccessible.

Bruno Tritsmans

Anvers

Résumé

Selon les analyses historiques de M. Raimond,Z,e Grand Meaulnes marquerait le moment de "l'intrusion de la poésie dans le roman". La formule implique une tension entre deux niveaux d'organisation du récit: Tordre linéaire et l'ordre symbolique. La rupture de l'ordre linéaire entraîne une compensation dans l'ordre symbolique, procédé qui marque l'ambiguïté fondamentale de ce roman, à la fois aventure d'adolescents et variante de la Quête du Graal. La fête étrange apparaît initialement comme un blanc dans le récit, et plus tard, elle acquiert une valeur morale. Ces procédés d'idéalisation de la fête, qui marquent en même temps son caractère inaccessible, s'expliquent par la situation narrative propre à ce roman.