Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

De l'atopie â l'utopie Petit dialogue entre Baudelaire et Breton

par

Maryse Laffitte

«Qui suis-je?»1 se demande Breton au début de Nadja. Quelle est ma place dans l'univers? Que m'est-il donné de connaître? Ce que je peux connaître est-il déjà fixé, établi, et ma vie ne serait-elle qu'une découverte de ce qui est déjà inscrit de toute éternité? Il recourt à l'image du fantôme, condamné à hanter une personne ou un lieu et qui revient toujours au même endroit, inlassablement, répétant éternellement ce retour sans que cela entraîne la moindre modification dans son comportement. (Cette condamnation serait traditionnellement liée à une idée de chute originelle que Breton récuse. Et il poursuit ...) Si toutefois, je ne suis pas condamné, puis-je me découvrir une originalité dynamique? Ma vie ne serait-elle pas plutôt ce que je la ferai, dans la tension qui me porte vers la connaissance?

Ce que Breton espère, c'est que sa place dans le monde est un lieu sur lequel lui-même peut agir; que son action — et celle de tout un chacun — amène ce lieu, ce topos de l'identité intellectuelle, sociale et affective à se déplacer en permanence. «Nous voulons refaire de toutes pièces l'entendement humain» disaient les surréalistes. «Re-faire de toutes pièces», c'est-à-dire, repartir à zéro, créer une nouvelle origine du savoir et mettre la connaissance (connaissance comprise comme intuitive, analogique, fondée sur la quête poétique, le surgissement de l'émotion, le culte de l'amour électif) au service d'une cause morale. Je ne développerai pas — ceci est très connu — ce que le mouvement surréaliste a tenté et théorisé comme formes possibles - mais non limitatives — de cette quête: l'écriture automatique et la poésie, c'est-à-dire, l'exploration du langage en général, fondée sur sa déconstruction et l'attention à l'image, sur le refus d'un langage technique et scientifique dont les repères sont trop balisés. Favoriser les glissements, les déplacements métaphoriques, les rencontres, le hasard et par là, élargir la perception du réel: telle était, très schématiquement, la tentative surréaliste.

Le poète surmontera l'idée déprimante du divorce irréparable de l'action et du rêve. Il
tendra le fruit magnifique de l'arbre aux racines enchevêtrées et saura persuader ceux qui



1. Georges Poulet (La poésie éclatée) amène Baudelaire àse poser la même question et àen faire le centre de ses interrogations.

Side 62

le goûtent qu'il n'a rien d'amer. Porté par la vague de son temps, il assumera pour la première fois sans détresse la réception et la transmission des appels qui se pressent vers lui du fond des âges. Il maintiendra coûte que coûte en présence les deux termes du rapport humain par la destruction duquel les conquêtes les plus précieuses deviendraient instantanément lettre morte: la conscience objective des réalités et leur développement interne en ce que, par la vertu du sentiment individuel d'une part, universel d'autre part, il a jusqu'à nouvel ordre de magique {Les vases communicants, p. 170. Repris dans Entretiens, p. 148. C'est moi qui souligne).

Breton réaffirme ici, avec une insistance due au contexte politique de la fin des années 20, l'importance du projet subjectif qu'est la quête évoquée plus haut, face aux pressions exercées sur lui par les tenants du politique pur et du principe d'un développement historique objectif qui éliminerait toute recherche personnelleet toute conjonction inattendue, qui limiterait l'activité humaine, au nom d'une prétendue dynamique déjà codifiée et prévisible, à ressembler à celle du «fantôme» de Nadja. Ce projet subjectif dont Breton souligne l'autonomie, c'est bien évidemment l'activité poétique, définie comme projet d'existence. Car pour Breton — en cela digne héritier du romantisme («... ce romantisme dont nous voulons bien, historiquement, passer pour la queue, mais alors pour la queue tellement préhensible ...». «Second manifeste du surréalisme», p. 110) —,1e poète n'est pas un faiseur de rimes, un plumitif, mais un médium, celui qui assure le lien entre la connaissance intuitive et la connaissance rationnelle. «Appareil enregistreur»qui reçoit des signes ésotériques, tel un oracle, et ... émetteur, puisqu'il transmet ces signes, dévoilant ainsi les aspects dissimulés d'une réalité qui ne se livre que par bribes analogiques. Le poète est un mage, un prêtre au service d'un temple; et si la réalité, pour les surréalistes, est parfois perçue comme un texte sacré2, on peut dire alors que le poète est un scribe, un hiérogrammate, seul capabled'interpréter le mystère des mots. C'est donc au poète, l'homme de la connaissancesensible, non formalisée, de percevoir Vau-delà de la connnaissance normative, d'aider les autres à changer de lieu, à s'interroger sans cesse sur ce déplacementqu'est la transformation de la sensibilité poétique et intellectuelle et la réalisation d'un ailleurs social. «Au-delà», «autre lieu», «ailleurs» ... La connaissancepoétique joue sur le registre des topoi: à l'isotopie du fantôme revenanttoujours au même endroit, Breton oppose l'utopie de la jonction enfin réaliséeentre action et rêve. Son utopie, ce qui ne se trouve en aucun lieu encore existant, mais que l'on espère pourtant trouver, n'est pas une île régie par des lois de fer ou une Icarie disciplinaire. La pensée surréaliste, tout imprégnée d'hégélianisme,a tendu vers la définition de ce lieu sans lieu, dans un perpétuel dépassementde son inscription sociale; elle a visé une réalisation socio-politique sans



2. Cf. le «Second manifeste du surréalisme», p. 108-109: Le problème «que le surréalisme s'est mis en devoir de soulever est «celui de l'expression humaine sous toutes ses formes». Qui dit expression dit pour commencer, langage. Il ne faut donc pas s'fonner de voir le surréalisme se situer tout d'abord presque uniquement sur le plan du langage ...».

Side 63

cesse remise en question par une interrogation poétique, une «poétisation» (au sens éthymologique de création, fabrication) de l'existence, envisagée dans ses dimensionsintellectuelle, affective, morale et politique. Il est vrai que les surréalistesont tenté, jusqu'au début des années 30, de définir cette utopie en des termes unifiant poésie et politique. Ce lieu, en général éloigné dans l'espace, isolé et protégé de toute influence extérieure, est resté lointain, puisque les surréalistes ont refusé avec véhémence que I'U.R.S.S. incarne l'idée d'utopie. Le surréalisme est donc revenu sur son terrain initial, celui de la quête poétique. Mais le terme même de quête implique que l'on cherche quelque chose qu'on croit pouvoir trouver: un être, un objet, un lieu, peut-être; ou bien un lieu qui engloberait un être et un objet. Sans doute ce lieu est-il inaccessible, car ses frontières reculent au fur et à mesure qu'on se rapproche d'elles. La lutte menée, en vain d'ailleurs, pendant une dizaine d'années par les surréalistes pour parvenir à travailler aux côtés du PCF, malgré leurs énormes dissensions, est probablement due à ce qui sous-tendait la tentative surréaliste, toute poétique qu'elle se soit voulue: définir, faire surgir un lieu d'émancipation qui permette le libre jeu de l'imagination et de l'action, loin des contraintes limitatrices d'une pensée et d'une forme politiques,économiques et sociales dominées par des impératifs fonctionnels. On a souvent dit que la révolte surréaliste était une révolte morale. Le projet surréalistetendait en effet à la transformation de l'être humain et de la société, grâce à la récupération de «pouvoirs originels» (c'est moi qui souligne), dont l'esprit de l'homme moderne, modelé par une logique productiviste et destructrice, peut seulement percevoir ce que le poète, dans son activité médiumnique, lui désigne. «Pouvoirs originels», perdus, par conséquent (où et quand?), «appels qui se pressent vers [le poète] du fond des âges ...» La question du «quand» semble incongrue,car les surréalistes, tout imprégnés qu'ils étaient de leur foi dans les pouvoirs de l'esprit, n'ont pas réellement cru à un temps linéaire. Le cours du temps est imprévisible et seule importe la conscience que l'homme en a. L'espoir qu'ils avaient de voir se produire une révolution de type matérialiste semble pourtant contredire cette affirmation. Ils ont*introduit en fait, en tentant de les unir, une distinction entre temps humain et temps matériel. Toutefois, la questiondu «où» semble plus pressante, car c'est elle qui doit répondre à l'exigence émancipatrice des surréalistes. Leur intérêt pour l'art primitif (celui de Nouvelle- Guinée, en particulier), ou art magique, leur a permis de vérifier l'existence de formes de sensibilité différentes de celles des Occidentaux, où connaissance, sens du sacré, expression religieuse et artistique, activités pratiques se font écho sans rupture ni séparation. L'art magique est le signe visible de ces «pouvoirs originels»,de cet «ailleurs» qui a en partie déjà existé et qui peut ressurgir grâce à l'élargissement du champ de perception poétique.

Le problème que soulève la tentative surréaliste est celui du caractère totalisantde
sa quête, marquée par la problématique politique des années 20 et 30.
D'une part, Breton insiste sur l'autonomie de l'activité poétique, sur la nécessité

Side 64

d'explorer le langage comme clé de «l'expression humaine sous toutes ses formes», langage que Breton compare en 1930 à un «pays conquis» («Second manifeste», p. 109), un lieu par conséquent, envahi par «les hordes de mots littéralement déchaînésauxquels Dada et le surréalisme ont tenu à ouvrir les portes ...» («Second manifeste», p. 109). Il délimite par là un champ de recherche qui est celui de la connaissance sensible, où les mots sont cultivés pour leur pouvoir d'évocation et d'émotion - l'émotion restant pour Breton le signal d'un mouvement de connaissanceanalogique. Mais ce lieu est évoqué en termes ambigus: il s'agit parfois de le trouver — ou de le retrouver —, ce qui suppose qu'il existe, qu'il est présent en puissance dans l'homme et dans l'univers; c'est le registre des «pouvoirs originels»de l'homme, qu'il suffirait de tirer de l'ombre, par un effort poétique soutenu,pour les amener à jouer un rôle actif positif dans la vie des êtres humains.

«... au même titre que l'idée d'amour tend à créer un être, que l'idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette Révolution, (...) rappelons que l'idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique ...» («Second manifeste», p. 92. C'est moi qui souligne).

Il s'agit aussi de définir ce lieu, c'est-à-dire de le créer — «refaire de toutes pièces l'entendement humain» —, ce qui semble contredictoire avec l'existence préalable de cet «ailleurs», entraînant une conception du temps non linéaire, alors que la définition d'un lieu n'ayant encore jamais existé laisse plutôt supposer un temps linéaire.

Car le surréalisme, d'autre part, a voulu plus qu'un élargissement de la connaissance par la remise en question permanente du principe de réalité. Il a voulu surmonter «l'idée déprimante du divorce irréparable de l'action et du rêve». Il a donc voulu agir sur le réel — et non pas seulement le découvrir et le comprendre —, souhaitant se servir du rêve pour accéder à une réalité autre, qui serait virtuellement présente dans tout être humain. Le Surréalisme au Service de la Révolution (le S.A.S.D.L.R.), tel est le titre de la deuxième revue du mouvement (après La révolution surréaliste). Les poètes, habitants du château métaphorique évoqué par Breton dans le «Manifeste du surréalisme», réunis sous le signe de «l'esprit de démoralisation [qui] a élu domicile dans le château» (p. 27), sont sortis de l'enceinte magique et ont tenté de s'aventurer sur le terrain du politique pour «remoraliser» le réel. Mais leur quête totalisante, qui a espéré unir dans une même réflexion la poésie, la connaissance, la morale et la politique, à partir de la poésie et de l'art en général, s'est finalement heurtée à un obstacle dont, ils ont, il est vrai, perçu la nature:

Il est (...) puéril de croire qu'une rectification même radicale des conditions de vie mettrait fin à tous les conflits: ils se reproduiraient sur d'autres plans, en raison de la puissance du désir chez l'homme et de son insatisfaction fondamentale. (André Breton, in «Interview de Claudine Chonez», (Gazette des Lettres, 31 juillet 1948), reprise dans Entretiens, p. 272.)

Toutefois, le sentiment de révolte des surréalistes était plus fort que la conscience

Side 65

qu'ils avaient de la portée métaphysique du mal et dont Breton reconnaît volontiersl'emprise, tout en oscillant, curieusement, dans la même interview entre une interprétation métaphysique de fondamentale» de l'homme et une interprétation de tendance matérialiste (voir ci-dessous: «les limites individuellesde sa vie»).

Le bien et le mal sont condamnés à s'engendrer l'un l'autre indéfiniment. Le «dérisoire de la condition humaine» est d'ordre «existentiel», il résulte de la disproportion flagrante entre l'envergure des aspirations de l'homme et les limites individuelles de sa vie. Ici encore, sa grandeur ne fait qu'un avec sa misère (ibid., p. 272. C'est moi qui souligne).

Cette oscillation est d'ailleurs présente dans toute l'œuvre de Breton, qui ne veut pourtant pas renoncer à l'espoir d'une dynamique historique porteuse de solutions ou de résolutions. Car Hegel est passé par là, et bien que «l'arbre aux racines enchevêtrées» (celui de la sagesse et de la connaissance complexe, probablement, qui puise sa sève au cœur de la terre) n'ait produit aucun fruit — si ce n'est, du vivant de Breton, celui de la Première et de la Seconde Guerre Mondiale, des camps de concentration et d'extermination, de la bombe atomique, des procès de Moscou, de la guerre froide, de la guerre d'Algérie, etc. —, les surréalistes ont continué à avoir foi en un dépassement de toutes les antinomies, faisant du surréel leur utopie, devant ce lieu terrestre où l'esprit de système, poussant cette fois jusqu'au bout la logique de destruction, triomphait. Pour Breton,

il n'y avait pas si loin du lieu où la pensée hégélienne débouchait au lieu où affleurait la
pensée dite «traditionnelle» {Entretiens, y. 154).

Ce lieu, explicitement évoqué, celui du dépassement des contradictions de l'histoire et celui de la réalisation du grand œuvre des alchimistes, aurait dû être atteint à travers la mise en forme d'un mythe nouveau, où la femme occuperait la place privilégiée de médiatrice, puisque c'est elle qui incarne, pour les surréalistes, la métamorphose par l'amour et, par là, l'élargissement et la transformation du réel. Elle est à l'origine et àla fin du désir, de son impact sur le monde3. On retrouve d'ailleurs à ce sujet la même ambiguïté que celle concernant le lieu et le temps, en raison de la totalisation du rôle de la femme : si la quête surréaliste met la femme à l'origine et à la fin du désir, cela implique une linéarité dont Breton, apparemment, n'a pas perçu l'opposition avec certaines des ses affirmations. D'autre part, Breton soulève l'hypothèse mythique des «Grands Transparents», qui ferait perdre à l'homme sa place centrale dans l'univers et lui permettrait d'établir des liens avec tout ce qui compose la nature dont il n'est lui-même qu'un élément.

L'universalité de l'intelligence n'ayant sans doute jamais été donnée à l'homme et l'universalité
de la connaissance ayant en tout cas cessé de lui être départie, il convient de



3. Voir à ce sujet, entre autres, mes deux articles: «L'image de la femme chez Breton» in Revue Romane XI 2, 1976, Copenhague, et «Féminité et télos», in Cahiers de I'ISMEA, Série SN. 21-22, 1981, Pans.

Side 66

faire toutes réserves sur la prétention que peut avoir l'homme de génie de trancher de questions qui débordent son champ d'investigation et excèdent donc sa compétence. [...] A ce propos, rien ne me retenant plus de laisser mon esprit vagabonder, sans prendre garde aux accusations de mysticisme dont on ne me fera pas graceje crois qu'il ne serait pas mauvais, pour commencer, de convaincre l'homme qu'il n'est pas forcément, comme il s'en targue, le roi de la création. Du moins cette idée m'ouvre-t-elle certaines perspectives qui valent sur le plateau poétique, ce qui lui confère, qu'on le veuille ou non, quelque lointaine efficacité («Prolégomènes à un troisième manifeste ou non», p. 172-173).

Ce que Breton propose là est une nouvelle topographie cosmique. Le centre - l'homme - se déplacerait pour permettre un jeu plus «démocratique» des éléments de cet ensemble, jusque là opprimés par le monarchisme absolu de l'homme (on peut noter, au passage, que Freud avait lui aussi tenté un décentrement du sujet, quarante ans auparavant. Les intuitions de Freud et de Breton se rejoignent d'une certaine manière. Mais, par la suite, les épigones du marxisme avaient redonné au sujet une position centrale.)

Si nous voulons poser quelques jalons, cette quête d'un lieu qui serait finalement pour les surréalistes, le vrai lieu de l'homme — vrai dans la mesure où il lui permettrait d'accéder à une forme d'équilibre parmi les éléments de l'univers et par conséquent de supprimer les excès de pouvoir et de violence liés à l'anthropomorphisme —, fait écho, de manière ouverte, à la tradition occulte ou à la pensée des alchimistes qui ont tenté d'agir sur la réalité par une forme de connaissance analogique ritualisée; elle fait écho, également, à la méditation baudelairienne sur le rapport entre art et connaissance et aux réflexions élaborées par le mouvement Cobra et l'lnternationale Situationniste sur le rapport entre art et révolution. Je n'aborderai pas ici le problème de l'ésotérisme auquel le surréalisme est redevable d'une partie de son inspiration, ni celui des théories esthétiques et politiques de Cobra et des situationnistes, bien que l'impasse situationniste me semble exemplaire — Cobra et la théorie situationniste incarnant tous deux une tentative de dépassement critique du surréalisme, tant sur le plan esthétique que sur le plan politique. Le fait que Cobra, sous la plume de Dotremont et de Asger Jorn, ait insisté sur le caractère physique de l'automatisme — comme corps en action — au lieu de souligner sa nature psychique, ne me paraît pas modifier radicalement ce qui fait le fond de leur démarche: surmonter précisément le «divorce irréparable de l'action et du rêve» par l'extension des formes d'expression spontanées. Ce qui a mené les situationnistes à cette impasse, c'est le désir tf intervention permanente sur le réel, qui a bientôt fait place dans leur mouvement à la démarche cognitive; c'est, en d'autres termes, la volonté de réalisation d'un projet qui est devenu plus politique que poétique, ou la chute de l'u-topie dans le topos bien connu du politique.

Impasse, échec: ces termes sont applicables (et appliqués) tant au surréalisme qu'à la théorie situationniste, qui ont pourtant tenté de réfléchir à de nouveaux rapports possibles avec la connaissance, en intégrant même, dans le cas des surréalistes, des modes de pensée différents: primitif, magique, analogique.

Side 67

On ne parle jamais d'échec à propos de Baudelaire. Pourtant, sa quête poétique, guidée par sa fascination pour le mal et son omniprésence écrasante, visait elle aussi une forme de connaissance. Pour Baudelaire, l'écart existant entre «spleen et idéal», la déchirure infligée à tout être humain par la division du «moi» et du «je», comme le théorisera plus tard la psychanalyse en termes analytiques et non plus poétiques, furent l'énigme fondamentale dont la résolution importait moins peut-être que le défi qu'elle permettait de lancer au Créateur grâce à l'écriture. Toutefois, si quête de lieu il y eut, dans le cas de Baudelaire,cette quête fut réellement

Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu'elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d'utile ... Je ne veux pas dire que la poésie n'ennoblisse pas les mœurs, - qu'on me comprenne bien, - que son résultat final ne soit pas d'élever l'homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique; et il n'est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. Le poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s'assimiler à la science ou à la morale; elle n'a pas la Vérité pour objet, elle n'a qu'Elle-même («Théophile Gautier» in L'Art Romantique, p. 670-671. moi qui souligne).

Il n'est sans doute pas nécessaire de souligner le fait que Baudelaire réfute, quelques soixante-dix ou quatre-vingts ans à l'avance, la notion de «poésie engagée». Ce n'est pas là mon propos. Ce que Baudelaire évoque ici, c'est la différence de démarche existant entre l'lntellect, la Poésie et la Morale. La recherche de la vérité scientifique et l'exigence de sens moral relèvent de champs séparés de celui de l'élan vers le Beau, qui incame la forme supérieure de connaissance. Or, qu'ont fait les surréalistes, si ce n'est précisément tenter d'unir tous les champs de réflexion désignés par Baudelaire (ceux de la science, de la morale et de la poésie), pour les amener à exercer une action les uns sur les autres sous l'influence d'une dynamique historique ininterrompue? De plus, la poésie comme découverte permanente, aurait dû s'étendre à tous les aspects de l'existence et «moraliser» les diverses entreprises humaines. La tentative surréaliste, partie d'une conception désintéressée de la poésie, aboutissait ainsi à un certain utilitarisme. Ce dernier se serait probablement nié par un perpétuel dépassement; mais le tentation fut grande. (Je rappelle à nouveau le titre de la seconde revue publiée par le groupe surréaliste : Le Surréalisme au Service de la Révolution).

A son désespoir de poète accablé par le mal et fasciné par lui, Baudelaire oppose le ricanement satanique de l'artiste, qui répond à l'imperfection du monde et à l'écart entre ce qui est et ce qui devrait être, par son œuvre, défi lancé au Créateur, car l'activité poétique est un acte d'espionnage du mystère de la création, ou du moins, une façon de se mesurer avec Dieu en lui dérobant quelques éléments du grand mystère.

C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme
entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau; et quand un poème exquis amène les

Side 68

larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé («Théophile Gautier», op.cit., p. 671-672).

Comme le souligne Pierre Albouy («Hugo ou le Je éclaté» in Romantisme 1-2, 1971), ce que les travaux des vingt (ou trente désormais) dernières années ont mis en lumière à propos du romantisme, c'est qu'il fut beaucoup plus qu'une «littérature personnelle, littérature du moi)): son aspect fondamental est «la volonté et l'ambition de la Synthèse». On peut inclure en partie Baudelaire dans cette remarque. L'aspiration à la synthèse est chez lui celle d'un sujet en proie au doute, à la difficulté de travailler — il s'en accuse souvent -, et à l'effroi devant l'amour qu'il vit comme une division accrue («II y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.» «Fusées» in Journaux intimes, p. 659). Et le regard jeté sur l'au-delà ne donne pas prise sur cette réalité aperçue, mais elle est un secret arraché au Créateur par un être exilé dans le mal, condamné à l'imperfection et aspirant à la fin du combat dont il est le lieu. Combat qui cesse, provisoirement, dans le moment de la création et qui fait oublier au poète le malheur de vivre dans le bonheur d'écrire: le temps est aboli et, par conséquent, l'ennui, le mal, la mort. Le poète échappe provisoirement à sa souffrance par une tension qu'il ne peut communiquer à personne et qui l'exile loin de toute communauté humaine, puisqu'elle fait de lui un initié au mystère du monde, donc le détenteur d'un secret qui le condamne en partie au silence.

Tout amoureux de l'humanité ne manque jamais, en de certaines matières qui prêtent à
la déclamation philanthropique, de citer la fameuse parole:

Homo sum; nihil humani a me alienum puto.

Un poète aurait le droit de répondre: «Je me suis imposé de si hauts devoirs, que quidquid
humani a me alienum puto . Ma fonction est extra-humaine! («Théophile Gautier»,
op.cit., p. 686-687.)

Ce qui ne signifie pas pour autant, comme le souligne très pertinemment Georges Poulet (La poésie éclatée, p. 73 et suivantes) que Baudelaire soit un égoïste. Il est capable d'une «pénétration extraordinaire dans l'intimité d'autrui», mais il est isolé par les exigences de l'écriture.

Le problème que Baudelaire cherche à résoudre n'est pas d'ordre terrestre: il est d'essence métaphysique. L'aspiration à l'infini ne peut être satisfaite par des solutions immédiates et Baudelaire n'a jamais cru que l'humanité parviendrait à expulser le malheur.

11 est une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer. - Je
veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté
sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres



4. «Je suis homme et rien d'humain ne me semble étranger». (Térence.)

5. «Je considère comme étranger tout ce qui est humain».

Side 69

sur tous les objets de la connaissance; la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. [...] Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l'humanité en proportion des jouissances nouvelles qu'il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemble pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir? («Exposition universelle, 1855. Beaux-Arts; 1 - Méthode de critique» in Curiosités esthétiques, p. 217 et 219).

Baudelaire balaie d'un trait de plume l'hypothèse d'une émancipation terrestre. L'image même de la queue, utilisée pour la seconde fois dans cet article (voir «la queue tellement préhensible» du romantisme évoquée par Breton), traduit explicitementle rapport que Baudelaire et Breton entretiennent avec le temps et le lieu. Pour celui-ci, on peut saisir cette queue, ce qui suppose qu'elle ait la forme d'une ligne relativement droite, qu'elle soit un prolongement, une suite de quelquechose et peut-être même un mouvement. Pour celui-là, elle se présente comme un instrument mortifère, une partie qui anéantit le tout qui la porte; elle n'est donc pas seulement insaisissable, mais destructrice. Cette queue ne prolongepas le corps, elle le boucle, tête et queue ne faisant qu'un à l'instant de la mort. Mais cette longue citation répond en fait à celle tirée des Vases communicants(cf. le début de cet article). Alors que Breton accorde au poète une fonctionimmédiate, une possibilité d'action sur la réalité, émanant d'une interaction entre surréel et réel rendue possible par une dynamique de dépassement permanent,Baudelaire dénie à l'histoire toute linéarité et se refuse à la considérer comme porteuse de progrès. Bien plus, l'idée de progrès, qui a imprégné la plupartdes réflexions à partir du XVlllieme siècle, est non seulement une illusion, si l'on considère le cours de l'histoire humaine — ou du moins ce qui en est connu ou retracé -, mais encore, elle est le pire ennemi de la connaissance, comprisepar Baudelaire et par Breton, comme la découverte sans cesse repoussée de leur rapport au monde; ou, plus précisément, dans le cas de Baudelaire, comme la tentative de compréhension de ce qui fait l'écart entre le fini et l'infini, entre l'emprise du Mal sur l'homme et son aspiration au Bien. Tous deux, à la suite des romantiques cherchent une «autre scène», qui serait le lieu de la synthèse espérée.Cette synthèse qui pourrait être une forme de bonheur, n'est pas accordée ou acquise sans lutte contre soi-même. Il y a, tant chez Baudelaire que chez Breton,l'idée de l'effort à faire pour échapper à l'ennui, et du mérite qui permet d'accéder à la récompense. Pour Baudelaire, toutefois, cette récompense n'a aucunlien avec l'action: dans son univers hanté par l'idée de chute originelle, enferméentre les murs d'un «temps irrémédiable» dominé par «un mauvais passé» (Georges Poulet, op.cit , p. 18), sans devenir et sans avenir, l'effort peut parfois être récompensé par la contemplation de la mémoire heureuse et se muer en art. Comme le souligne encore Georges Poulet (op.cit., p. 13), le lieu terrestre baudelairienest un labyrinthe carcéral, à l'architecture complexe et écrasante, à peine

Side 70

éclairé d'une lueur sourde, semblable aux Carceri immaginati de Piranèse. Mais le prisonnier cherche à fuir sa prison métaphorique, lieu naturel d'une nature déchue,par le culte du verbe. L'accès à l'«autre scène» — surnature pour Baudelaire,surréel pour Breton -, est permis par les mots, échelle magique, dont le pouvoir infini d'évocation renvoie pour l'un à «un paradis révélé», pour l'autre à «des appels qui se pressent [...] du fond des âges». Ce qui sépare Breton de Baudelaire, auquel il est redevable en partie de tout ce qui fait du surréalisme un continuateur, aussi, du modernisme — l'esthétique de la laideur, la foi en la puissancede l'imagination, la magie verbale, le goût des tensions non résolues, etc. —, c'est la nature de ce lieu de synthèse à atteindre. L'angoisse baudelairienne est liée aux origines de la création, au «paradis», où l'homme aurait vécu heureux, en harmonie avec lui-même et avec l'univers. Mais l'homme a été définitivement chassé du paradis et marqué à jamais du sceau du péché originel. Ce qui pour Baudelaire exclut d'autant plus, si cela est possible, l'idée d'un progrès terrestre.

Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l'homme, comme cela a été prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l'homme, c'est-à-dire à l'état sauvage. Qu'est-ce-que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation? Que l'homme enlace sa dupe sur le Boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n'est-il pas l'homme éternel, c'est-à-dire l'animal de proie le plus parfait? («Fusées», op.cit., p. 663).

Au rejet de l'idée de progrès s'ajoute par conséquent la croyance en une damnation universelle qui frappe tous les êtres humains. On ne peut parler d'humanité au sujet de ses semblables, mais plutôt de bestialité généralisée à laquelle rien ne peut remédier. La misanthropie de Baudelaire a pour point de départ sa propre déchéance morale. Mais en cela, il ne fait pas de lui une exception. Exclu, sauvage, solitaire, tourmenté par une déchirure métaphysique due à l'ineffaçable faute initiale, l'homme défini par Baudelaire est aussi étranger à la terre qu'au paradis désormais perdu: tout comme Satan le révolté, condamné à son orgueilleuse solitude, il est un être «in partibus», sans fonction, sans impact, habitant un lieu vide.

Breton, en revanche, a tenté d'associer à une conception à la fois romantique et moderniste de la poésie, une vision matérialiste de l'histoire. Au sujet divisé du romantisme, il associe l'être aliéné du capital. La division du sujet - d'origine métaphysique, et par là irrémédiable —, est contrebalancée par l'aliénation, dont l'origine matérielle — elle est la conséquence du travail salarié — entraîne une localisation immanente du clivage entre le «moi» et le «je». C'est le caractère en partie immanent et local de ce clivage qui permet d'envisager une «autre scène» immanente elle aussi. A l'instar des théories matérialistes, le surréalisme a espéré, en incluant dans son projet existentiel des aspects sociaux et politiques, résoudre le problème de la division sociale du sujet et réduire ainsi sa division originelle et future. Je suggérais, dans les premières pages de cet article, que la quête — surréalisteou non —, impliquait qu'il y ait «quelque chose à trouver: un être, un objet,

Side 71

un lieu, peut-être; ou bien un lieu qui engloberait un être et un objet.» Si l'on considère que le projet surréaliste a consisté, littéralement, en une utopie, on pourrait peut-être définir ce lieu comme l'endroit métaphorique — mais immanent—, qui permettrait le jeu harmonieux de l'imagination et de la réalité. L'être qui hanterait ce lieu serait le sujet-poète dont la division tendrait à diminuer, grâce au rapprochement de l'objet de la connaissance (le fruit de l'arbre aux racines enchevêtrées).

A cette utopie qui a hésité entre Yimmanence et la transcendance (le reproche de transcendance a souvent été adressé aux surréalistes en raison de leur mystique des mots et de leur conception «sacrée» du monde), mais dans laquelle la foi en un futur humain domine, Baudelaire oppose son refus de l'idée de progrès et sa méfiance envers l'homme. La croyance dans le progrès enferme la réflexion dans une perspective téléologique. Elle mène «au sommeil radoteur de la décrépitude». Elle brise l'élan de toute spiritualité, elle empêche les doigts de «courir avec agileté sur l'immense clavier des correspondances». Il donne la connaissance sensible, la poésie, comme fin en soi, comme écho d'un monde à découvrir certes, mais non au delà de ..., dans l'au-delà. Le lieu baudelairien est transcendant et il ne peut donc être atteint que par la mort et dans la mort (comme le laissent entendre explicitement les derniers vers des Fleurs du mal). Sur ce point, Baudelaire appartient à l'univers romantique, celui de la rêverie et de l'aspiration au départ définitif, loin d'un lieu où la mort du roi et la perte de Dieu comme réfèrent absolu, livrent les êtres, sans viatique, à un voyage torturant. La mort est traditionnellement le dernier voyage, amenant l'âme du poète, son «je», loin de son corps qui, pour Baudelaire, incarnait son «moi» tyrannique. Le déchirement cesse, car l'impossible synthèse immanente et terrestre fait place à une division effective par l'envol vers la transcendance. L'âme et le corps se séparent, cessant leur jeu cruel et mettant fin à une union irréalisable.

En cela, le lieu baudelairien, insituable, est plutôt absence de lieu, atopie,
qu'utopie: il est sans origine, sans direction, sans signification, sans fin. Comme
la poésie qui est son écho, il ne renvoie qu'à lui-même.

En revanche, le projet surréaliste, en dépit de ses ancêtres romantiques, appartient à la modernité. Tel le marxisme et le freudisme — dont il a assimilé quelques éléments — son registre explicite est celui de Yimmanence: qu'il s'agisse de l'émancipation politique, de la psychanalyse sous sa forme thérapeuthique ou de la tentative faite pour surmonter le «divorce irréparable de l'action et du rêve», nous sommes dans le champ de l'intervention sur le réel, c'est-à-dire, dans le champ d'une croyance en une action possible sur le réel. Voilà pourquoi on peut parler d'échec relatif au sujet du surréalisme. L'immanence d'une quête qui, dans son essence, est transcendante, ne peut que limiter un projet aux ambitions initiales

Maryse Laffitte

Copenhague

Side 72

Résumé

«Qui suis-je?» demande le poète, «quel est mon rapport avec le monde?», «où me mène ma
quête?»

Baudelaire et Breton répondent à cette interrogation sur la nature du lieu vers lequel
tend l'activité poétique, en des termes qui se font parfois écho, mais qui, finalement, s'opposent.

Références bibliographiques

Baudelaire, Ch.: Curiosités esthétiques; L'Art romantique. Classiques Garnier.
- : Journaux intimes. Pléiade.

Breton, A., 1924, 1930 et 1942: Manifestes du surréalisme. Idées/NRF.
-, 1932: Les Vases Communicants. Idées/NRF.
-, 1952: Entretiens avec André Parinaud. Idées/Gallimard.

Poulet, G., 1980: La poésie éclatée, Baudelaire /Rimbaud. PUF Ecriture.