Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

Note sur Toast funèbre de Mallarmé et La Comédie de la mort de Gautier

par

Hans Peter Lund

Dans une très large mesure, les spécialistes de Mallarmé ont pu définir les relations qu'il y a entre Toast funèbre (1873) et les autres textes de l'auteur, poésies autant qu'essais. On semble être d'accord sur la signification esthétique de ce poème important, le premier après les années de crise métaphysique et poétique de Mallarmé. Gardner Davies avait déblayé le terrain en cherchant l'explication du texte dans de nombreux passages choisis dans le reste de l'œuvre mallarméenne. Depuis, quelques-uns se sont penchés sur le rapport qu'on peut établir entre Toast funèbre et l'œuvre poétique de Gautier, tels Léon Cellier et L.J. Austin dans une élucidation fondée sur des variantes. Ces deux contributions, moins systématiques que suggestives, soulignent le rôle important joué par Gautier dans l'élaboration de la poésie et de la poétique de Mallarmé, rôle qui n'a pas non plus échappé à Marcel Voisin dans son récent ouvrage sur Gautier. Enfin, un seul chercheur, B. Weinberg, a attiré l'attention sur les rapports entre Toast funèbre de Mallarmé et La Comédie de la mort de Gautierl.

Or, parmi les poésies de Gautier que Mallarmé préférait2, se trouve aussi La
Comédie de la mort (1838), où Gautier avait traduit ses affres de la mort3,



1. Gardner Davies: Les «Tombeaux» de Mallarmé, Paris 1950. Léon Cellier: Mallarmé et la morte qui parle, Paris 1959. L.J. Austin: «Mallarmé et Gautier: new light on «Toast funèbre»», in: Balzac and the Nineteenth Century. Studies in French Literature presented to Herbert J. Hunt, Leicester, 1972. Marcel Voisin: Le Soleil et la Nuit. L'imaginaire dans l'œuvre de Théophile Gautier, Bruxelles, 1981. Bernard Weinberg: The Limits of Symbolism, Chicago and London, 1966. Cf. aussi Patricia Parker: «Mallarmé's «Toast funèbre»», Romanie Review LXXI, 2, 1980.

2. «Ténèbres», «Paysage», «Thébaïde», «Les vendeurs du Temple», «La Chimère», «La Comédie de la mort», Cellier, op. cit., p. 72.

3. Cf. Marcel Voisin: «Introduction à la poétique de la mort dans l'œuvre de Théophile Gautier», Revue de l'Université de Bruxelles no. 1, 1973, et K.M. Grossmann:Permanence and Oblitération in the Poetry of Théophile Gautier, Yale University, 1973.

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comme il l'avait fait dans La Tête de mort {Poésies, 1830) et allait le faire encore maintes fois, notamment dans Ténèbres (Poésies diverses, 1837). En lisant La Comédie de la mort, on se rend vite compte de la parenté qu'il y a entre certaines expressions de Gautier et d'autres de Mallarmé. Dès la strophe 20 de l'introduction(«Portail»), on est reporté au sonnet «Sur les bois oubliés» (1877): «... si, poussé de quelque vain caprice, ... Vous alliez soulever le couvercle du doigt ...». Chez Mallarmé on lit: «la pierre que mon doigt Soulève ...». Quoi donc de plus naturel pour Mallarmé, invité par Glatigny en 1873 à contribuer sous forme d'un poème au volume dédié à la mémoire de Gautier, Tombeau de Théophile Gautier, que de relire La Comédie de la morti Qu'il existe un certain rapport entre cette œuvre et le Toast funèbre, personne n'en doutera à la lecture de la strophe 4 de la section intitulée «La mort dans la vie» :

Aux autres, que Ton voit sans qu'on s'en épouvante
Passer et repasser dans la cité vivante
Sous leur linceul de chair,

L'invisible néant, la mort intérieure
Que personne ne sait, que personne ne pleure
Même votre plus cher.

N'est-ce pas là la «foule hagarde» de Mallarmé, «hôte de son linceul vague»?

Les ressemblances s'accumulent quand on en arrive à la dernière partie du poème de Gautier (IX), où l'image de la mort intérieure est reprise à propos du poète lui-même après son «voyage sombre» chez les morts. La mort a lâché son corps, mais retenu son âme:

Je sors d'entre les mains d'une Mort plus avare Que celle qui veillait au tombeau de Lazare ... Je ne suis plus, hélas! que l'ombre de moi-même, Que la tombe vivante où gît tout ce que j'aime, Et je me survis seul;

Je promène avec moi les dépouilles glacées
De mes illusions, charmantes trépassées
Dont je suis le linceul.

Nous voilà du coup en plein Toast funèbre, où nous lisons: «Le sépulcre solide
où gît tout ce qui nuit», et «Quelqu'un de ces passants ... Hôte de son linceul
vague»s.

Mais s'il y a des ressemblances frappantes, il y a également, chez Mallarmé, une sorte de transformation du texte de Gautier, puisque, à la mort éprouvée de son vivant par Gautier, Mallarmé fait succéder, maintenant que Gautier n'est plus, une résurrection de l'œuvre poétique du maître (Ml2-1 5: «la gloire ardente du



4. «Avare» est repris par Mallarmé au vers 56. L'image de Lazare hante Gautier qui l'emploie pour désigner Heine dans l'article nécrologique qu'il lui consacre dans le Moniteur du 25 février 1856.

5. M55, 23-24. L'abréviation «M» renvoie à Toast funèbre, «G» àLa Comédie de la mort.

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métier ... Retourne ...»). Ce sont ces ressemblances et cette transformation qui font du texte de Gautier une source vivante de celui de Mallarmé. En effet, la dernière partie du long poème de Gautier a constitué pour le poète symboliste une question pressante et angoissante à laquelle il allait donner une réponse rassurante.Notre propos sera donc d'éclairer un rapport non seulement d'inspiration,mais aussi de dialogue, d'intertextualité, dans la mesure où le texte de Gautierpeut orienter la lecture de celui de Mallarmé dont, inversement, les vers présupposentceux de Gautier6. En allant des éléments de contenu isolés que sont les sèmes et sémèmes à la structure d'ensemble du texte, nous allons analyser l'étonnante continuité qu'on note d'un texte à l'autre, cas tout à fait exceptionneldans l'œuvre poétique de Mallarmé.

L'introduction du poème de Gautier («Portail») résume les sentiments de l'auteur après sa descente chez les morts, racontée dans la troisième section de «La mort dans la vie». Ses poésies, dit-il, «sont les tombeaux tout brodés de sculptures; Ils cachent un cadavre ...», tout comme les hommes qui portent la mort dans leur âme (IV, str. 12: «Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses ... l'homme est à vrai dire Une Nécropolis»). Guidé par la Mort sous la forme d'une vierge pâle, il rencontre Faust, Don Juan et Napoléon, tous trois désillusionnés. C'est au moment où il remonte de ces abysses que nous arrivons à la dernière partie (IX) du poème: «Me voilà revenu de ce voyage sombre ...», et aux vers qui, par un mouvement circulaire, rejoignent ceux du début de l'œuvre.

La fin (IX) se divise en quatre parties: 1. sentiment de mort intérieure, 2. invocation à la déesse de la mort, 3. invocation à la nature, 4. invocation à la muse antique et menace ultime de la mort. Le fait que le poète se considère lui-même comme un mort-vivant7 confère au texte une tension insupportable: ou bien le poète va aussi succomber à la mort corporelle, ou bien il peut encore trouver un ressourcement dans la Nature et revivre comme poète. En dépit de ses vœux sincères, la Mort l'attend à la fin: «Mais quelle est cette femme Si pâle sous son voile? Ah! c'est toi, vieille infâme ...»8.

C'est dans la mort définitive, physique, de Gautier que le poème de Mallarmé prend son point de départ. Toast funèbre se divise également en quatre parties: 1. discours funèbre, 2. réflexions sur la vie et la mort des hommes non poètes, 3. explication de la poésie de Gautier, 4. conclusion sur la mort du Poète. Avançonspréalablement, et à titre d'hypothèse, ces autres formules pour mieux nous approcher des correspondances entre les deux textes: 1. résurrection du génie poétique, 2. la mort intérieure des hommes, 3. Gautier et la Nature, 4. la mort



6. Pour cette définition du concept d'intertextualité, voir M. Riffaterre, inconnu», Littérature 41,1981.

7. Thème important chez Gautier, voir M. Voisin, art. cit., p. 99.

8. La structure de ce texte a été traitée par D.G. Burnett: «Sur la composition de la Comédie de la mort», Bulletin de la Société Théophile Gautier no. 2, 1981.

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définitive. En effet, si, dans la première partie de son texte, Mallarmé prend congédu mort («je t'ai mis, moi-même, en un lieu de porphyre», M6), il salue en même temps la survie de la «gloire» poétique (M 12). La dualité mort/vivant de la première partie de G se trouve ainsi résolue en une mort et une vie. La deuxième partie dans M peut alors parler de la mort intérieure chez le commun des mortels par opposition à la vie riche du poète que Gautier souhaite pour lui-même dans la troisième partie de G. Dans les quatrièmes parties des deux textes, la mort définitiveinterrompt finalement le discours, aussi bien celui du poète que celui sur le poète.

Cette vue rapide de l'agencement des deux textes montre que M prolonge G tout en donnant aux thèmes de Gautier une forme, et donc un sens, différents. Dans cette continuité et cette transformation, les unités sémantiques jouent un rôle important. Réexaminons-les de plus près.

Tout d'abord, les deux textes entretiennent l'un avec l'autre des rapports isotopique
s9. Le champ de l'isotopie la plus importante est couvert par les mots qui se
rapportent au sémème «tombeau» :


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On peut ajouter des sémèmes qui ont avec ces listes des correspondances métaphoriques,
et qui établissent entre les deux poèmes un rapport métaphorique:


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9. Nous employons le terme isotopie au sens greimasien, élargi par Fr. Rastier: itération d'une unité linguistique, ici au niveau du contenu; cf. «Systématique des isotopies», in: Essais de sémiotique poétique, éd. A.J. Greimas, Larousse, 1972.

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Par exemple, la «mort ancienne» veut dire la mort pesant éternellementlo sur les hommes. La «courtisane éternelle» (G 125) est donc une expression métaphorique de la mort chez Mallarmé (l'expression, hautement symbolique, revient d'ailleurs à plusieurs reprises chez Gautier, ainsi dans Thébaïde: «ô douce Somnolence, Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la Mort»). Autre exemple: «Le rite est pour les mains d'éteindre le flambeau» (M7), c'est-à-dire l'acte signifiant la mort, est une expression dont Gautier rehausse la valeur métaphorique: «Elle [la Mort] rend le flambeau, mais elle éteint la flamme» (Gl7).

Relevons enfin une seconde isotopie importante, désignée par le mot «Nature» (G) et le mot «jardins» (M), isotopie dont les sémèmes se trouvent dans la troisième partie des deux textes: G6l : Nature, 68: sève, plante, 71: bouton, 74:Terre qui nourris, 77: fleur, 78: fleurir, 82: lis, 91: fleurs, 94: mélèze, 97: herbe, 98: lilas, ainsi que M35: Rose, Lys, 41: jardins, 44: calice, 46: fleurs, 48: bosquets. Cette isotopie («Nature») s'interprète facilement comme symbole de la vie (florale et végétative) par opposition à l'isotopie de la «Mort», en particulier si l'on considère la forte opposition établie dans G entre les «belles fleurs» (le lis, la rose, G49-52) qui doivent pousser ailleurs, et les végétaux de cimetière tels que l'if, le buis et le houx (G46-48, 58-60).

Les champs isotopiques et les liens métaphoriques font de nos textes deux univers imaginaires semblables. La perspective terrestre de ces univers embrasse la vie végétative de la nature, un univers, donc, de jour et de regard, par opposition à l'univers de la mort qui est celui de l'ombre et de la cécité, «où l'on n'a pour flambeau et pour astre dans l'ombre Que les yeux du hibou» (G2-3). Or, si certains sémèmes sont identiques (rose, lis) dans G et M, ou presque (éteindre le flambeau/la flamme), il faut admettre aussi un assez large éventail de variations, dont dépend le rapport de dialogue entre les deux textes.

Considérons l'isotopie «Mort». Elle comporte deux spécifications:la mort intérieure
et la mort définitivell. Or, les deux vers où ces spécifications prennent
forme sont un complet renversement l'un de l'autre:

... la tombe vivante où gît tout ce que j'aime (G2O)
Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit (M55)

Mallarmé ne répète pas le thème du mort-vivant, mais y oppose celui de la mort
physique. De même, le thème du revenant chez Gautier est transformé et aboutit
au thème de la mort définitive:

Me voilà revenu du pays des fantômes ...
Je sors d'entre les mains d'une Mort plus avare .. (G 7,13)



10. Nous adoptons l'interprétation de Gardner Davies, qui renvoie à «Solennité»: «le culte ... simplement l'ancien ou de tous temps». Œuvres complètes (Œ.c.) de Mallarmé, éd. de la Pléiade, 1945, p. 335.

11. Cf. la variante relevée par Austin (art. cit.) de M42: «... Imparfait désastres, à prendre au sens étymologique (perfectus).

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Ne crois pas qu'a magique espoir du corridor
... ce beau monument l'enferme tout entier. (M3,l 1)

On a déjà vu comment, à la mort de l'âme dans G, M substitue la résurrection de
la poésie, renversant ainsi le thème de G:

Elle lâche le corps, mais elle retient l'âme .. (G 16)
... la gloire ardente du métier ...
Retourne vers les feux du pur soleil mortel. (Ml2, 15)

Un autre cas de transformation est constitué par les passages qui sont quasiment
identiques en ce qui concerne la prédication, mais où le sujet diffère. C'est le cas
du/des mort(s)-vivant(s) («Je» dans G, «foule» dans M):

Je ne suis plus, hélas! que l'ombre de moi-même ..
... je suis le linceul. (Gl9, 24)

... Nous sommes
La triste opacité de nos spectres futurs...
Quelqu'un de ces passants ...
Hôte de son linceul vague ... (M 18-24)

Transformation qui libère Gautier du sentiment de mort intérieure en attribuant
ce sentiment aux non-poètes, à ceux qui sont «Sourd(s) même à mon vers»
(M22).

Un dernier type de transformation, au sein de l'isotopie de «Nature», se présente
comme un parallélisme, où, cependant, M fonctionne comme réponse:

J'ai dit aux belles fleurs ... Au lis majestueux ... A la rose de mai ... Ne croissez pas ici! cherchez une autre terre... (G49-55)

... sa voix seule, éveille
Pour la Rose et le Lys le mystère d'un nom (M34-35)

Moi ...je veux voir ...
Survivre pour l'honneur du tranquille désastre
Une agitation solennelle par l'air
De paroles... (M39-44)

La «réponse» dans M affirme que les fleurs idéales dans G survivent dans les parolespoétiques prononcées par Gautier, mort ainsi «dans le devoir Idéal que nous font les jardins de cet astre» (M4O-41). Résurrection confirmée au niveau de la poésie, donc. Ce passage du niveau concret de la réalité au niveau abstrait de la poésie est une illustration de la transposition mallarméenne «du fait à l'idéal»l2. Selon Mallarmé, le génie de Gautier consistait dans le regard sur la créationl3 (cf. «Le Maître, par un oeil profond ...» (M32), «le regard diaphane» (M45)), point de départ de la transposition des choses en «le mystère d'un nom»,



12. Œ.c. p. 522. Cf. aussi Cellier et Austin, op. cit.

13. «Je veux chanter ... le don mystérieux de voir avec les yeux», confia-t-il à Coppée.

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telles les paroles métaphoriques «pourpre ivre et grand calice clair» (M44). Gautierest
le «voyant»l4, par opposition àla foule «aveugle» (M23).

C'est ainsi que, sur un ton rassurant, Mallarmé apaise l'inquiétude de Gautier: «Je n'ai pas eu le temps de bâtir la colonne Où la Gloire viendra suspendre ma couronne» (G2B-29). Dans M, la «gloire du métier» retourne «vers les feux du pur soleil mortel» (Ml2-15), et les paroles poétiques seront illuminées dans le temps par «le rayon du jour» (M47) tellement imploré par Gautier:

Œil ouvert sans repos au milieu de l'espace,
Perce, soleil puissant, ce nuage qui passe!
Que je te voie encor ... (GB5-87)

Le poète romantique redoutait la mort, étant convaincu dès sa jeunesse de la
non-résurrection de l'âme:

A présent jeune encor, mais certain que notre âme,
Inexplicable essence, insaisissable flamme,
Une fois exhalée, en nous tout est néant ...

Chez Mallarmé, il n'arrive pas, qu'un poète qui a vu et parlé (cf. M53), puisse être condamné de la sorte. S'il est vrai que «rien ne demeurera sans être proféré»l6, les œuvres de Gautier doivent fournir une réponse durable à la question «Souvenirs d'horizons, qu'est-ce, ô toi, que la Terre?» (M29). «L'avare silence» introduit pat la mort définitive (M56) n'a pas d'effet pour Gautier. Il l'a pour celui qui n'est pas poète:

Vaste gouffre apporté dans l'amas de la brume
Par l'irascible vent des mots qu'il n'a pas dits,
Le néant à cet Homme aboli de jadis:
«Souvenirs d'horizons, qu'est-ce, ô toi, que la Terre?»
Hurle ce songe ; et, voix dont la clarté s'altère,
L'espace a pour jouet le cri: «Je ne sais pas!» (M26-31)

Ou, comme le dit ailleurs Mallarmé: «L'âme, tacite et qui ne se suspend pas aux
paroles de l'élu familier, le poète, est, à moins qu'elle ne sacrifie à Dieu l'ensemble
impuissant de ses aspirations, vouée irrémédiablement au Néant.»lB

• Par le détournement de la mort dans l'âme vers les autres, le vœu exprime par
Gautier dans la quatrième partie de G est exaucé:



14. Ibid.

15. «La Tête de mort », Poésies ,1830.

16. Œ.c. p. 367. - Pour A. Fischler, Mallarmé envisage pour Gautier le destin d'un Phénix («The ghost-making process in Mallarmé's «Le Vierge, le vivace», «Toast funèbre» and «Quand l'ombre menaça»», Symposium XX, 1966).

17. Nous lisons «Vaste gouffre» comme apposition à «néant», le vide correspondant à l'inexistence. «L'amas de la brume» signifie le moment de la mort, où se perd la vue et s'ouvre le gouffre de néant. Lecture à opposer à celle qui comprend «Vaste gouffre» comme apposition à «homme» (Davies, Austin ...).

18. Œ.c. p. 694.

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Loin de moi, cauchemars, spectres de nuit! Les rosés,
Les femmes, les chansons, toutes les belles choses
Et tous les beaux amours.
Voilà ce qu'il me faut ...
Chantons 10, Péan! ... (GlO3-06, 121)

Gautier s'était vu jusqu'à la fin menacé par un renversement du mythe d'Orphée, par une Eurydice déjà morte venant l'attirer vers le néant (G 121-26). Face à la mort, il implorait non le Sauveur («Christ n'y pourrait rien» (G18)), mais l'idéal antique:

... Salut, ô muse antique ...
O Grecque de Milet, sur l'escabeau d'ivoire
Pose tes beaux pieds nus ... (GlO6, 110-11)

Mallarmé, lui, situe son poème loin de tout contexte religieux; il renonce à tout langage référentiel et ne se voue qu'à l'univers des images. C'est pourquoi l'invocation à la Beauté antique vers la fin de La Comédie de la mort n'est pas reprise dans M, mais remplacée par l'image d'un Paradis terrestre (M33ss), par «ce qui est idéalement beau dans la nature»l9. Mallarmé rejoint ainsi l'image de la nature dans la troisième partie de G. Il est vrai, comme le fait remarquer Cellier, que les essais de Mallarmé sur Banville portent l'empreinte de ces images de l'âge d'or2o. Mais la Beauté n'a guère de place dans Toast funèbre, ni d'ailleurs dans l'œuvre mallarméenne en général. Cependant, le poète symboliste démontre implicitement, dans sa reprise du texte de Gautier, la pérennité de la poésie. Au Lazare malheureux que fut Gautier succède ainsi un Orphée heureux.

On peut conclure en disant que Mallarmé, dans son dialogue avec un Gautier traumatisé par les affres de la mort, réussit à composer un discours funèbre salvateur,où les menaces du silence sont écartées. Il est possible de ramener cet acte de sauvetage à l'esthétique de Mallarmé; nous avons mentionné la transposition du fait à l'idéal, à quoi il convient d'ajouter la préconisation de l'«authentique séjour terrestre»2l au dépens du «rêve»22. Disons que Mallarmé tire son bien de la mort de Gautier. C'est sans doute la rançon de ce dialogue, de l'intertextualité vraie, jeu à sens unique. Le dialogue avec un poète mort, fût-il le «Maître»,



19. Cellier, op. cit., p. 150. - Albert B. Smith («Gautier and Mallarmé, an unnoticed parallel», Romance Notes X, 2, 1969) a souligé l'importance pour Mallarmé du «monde mental».

20. Œ.c. p. 265,520.

21. Œ.c. p. 545.

22. Le «devoir idéal» s'oppose au «rêve» qui a ici le sens, inhabituel chez Mallarmé, de rêve vaniteux; cf. la variante «temps» relevée par Austin, art. cit., p. 340. Cf. Cellier, op. cit., p. 155, et Davies, op. cit., p. 71-73.

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n'abolit pas la distance entre textes et périodes; tout au plus éclaire-t-il cette distance.Les voies de la littérature seraient ainsi un peu comme celle d'Orphée qui descend chez les morts et leur prend le génie, «la gloire ardente du métier», pour la faire revivre. Il y a là, au fond, une explication 'orphique' à laquelle Mallarmé ne pensait sans doute pas, lorsqu'il parlait de «l'explication orphique de la Jerre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence»23.

Hans Peter Lund

Copenhague

Résumé

Le Toast funèbre que Mallarmé dédie à la mémoire de Gautier en 1873 reprend un grand nombre des images de La Comédie de la mort du poète romantique. S'appuyant sur les isotopies sémantiques, l'article propose une analyse du dialogue intertextuel qui établit une continuité d'un texte à l'autre, tout en opérant une transformation complète de l'angoisse de la mort exprimée par Gautier. L'œuvre de Mallarmé semble trouver ainsi dans celle de Gautier une source vivante.



23. Œ.c. p.663.