Revue Romane, Bind 18 (1983) 1

La mise en français moderne des textes médiévaux

Jonna Kjær

Une belle série de traductions de textes médiévaux français a été inaugurée par un «argumentaire de presse» des Editions Stock en 1979. Dans la présentation de cette collection «série Moyen-Age», dirigée par Danielle Régnier-Bohler, figurent les volumes suivants: Mélusine, roman de Jean d'Arras 1392, Le Cœur mangé, récits erotiques et courtois XIIe et XIIIe siècles; Bestiaires du Moyen Age; Merlin le Prophète; Contes et récits celtiques; La Manekine, roman attribué à Philippe de Beaumanoir 1270 et Huon de Bordeaux, chanson de geste du XIIIe siècle.

Pour en faire un compte rendu nous avons examiné les quatre premiers volumes, mais aussi des réimpressions d'anciennes traductions de Perceval et du Roman de Renard, parues chez Stock et apparemment dans la même série. Nous savons qu'une ancienne traduction par Robert Guiette de certains Fabliaux et Contes a réapparu en 1981 aux mêmes éditions. - Avec un peu de vigilance, on s'aperçoit cependant que la série Moyen-Age consiste en deux collections: la série dirigée par Danielle Régnier-Bohler, qui présente des traductions nouvelles, et une autre série, qui publie de nouveau des traductions anciennes. Pour bien faire ressortir l'excellence des traductions nouvelles, nous parlerons aussi des anciennes qui nous sont parvenue, Perceval et le Roman de Renard, qui ressemblent par leurs faiblesses à tant d'autres traductions, parues chez d'autres éditeurs.

Dans l'argumentaire de presse, la directrice de la série des traductions nouvelles chez Stock précise la motivation, l'intention et les principes de présentation de cette série, et nous approuvons chaleureusement tous les points, nous pensons même que la série pourrait viser encore plus haut.

La série Moyen-Age veut rendre accessibles à «un large public» aussi bien des textes célèbres que des textes «injustement restés dans l'oubli». Pour ce faire, on a opté pour des traductions «dans une langue résolument moderne, excluant systématiquement tout archaïsme et tout style soi-disant «médiéval»». D'après cette option heureuse l'on comprend que la réimpression de la traduction ridiculement archaïsante de Perceval par Lucien Foulet, qui date de 1947, et que les Editions Stock publient sans indiquer d'ailleurs nulle part qu'il s'agit d'une traduction ancienne, ne puisse pas s'intégrer à la série dirigée par Danielle Régnier- Bohler!

De plus, cette série a pour but de «répondre à la très vive curiosité manifestée à l'heure actuelle pour le Moyen-Age.» Nous sommes parfaitement d'accord, aussi bien pour la vive curiosité actuelle que pour la tentative de la satisfaire par la publication de traductions. Mais si l'entreprise est ambitieuse, elle nous semble aussi trop modeste: pourquoi ne pas envisager des traductions s'adressant également aux étudiants de l'ancienne littérature au niveau de l'enseignement universitaire, sinon en France, au moins dans les universités étrangères? Il est temps d'adapter les études médiévales aux grands courants culturels qui se font sentir, je pense aux recherches orientées vers l'histoire des mentalités, aux travaux interdisciplinaires, et même aux études proprement littéraires, marquées par l'essor qu'ont pris ces dernières années les analyses structurales, narrato logiques, socio-critiques et autres. Bref, constatons la

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tendance à laisser aux spécialistes la philologie et l'histoire de la langue et prenons en considérationque l'examen «positiviste» des particularités et variantes, qui est depuis longtemps la fierté de l'éditeur et le plaisir du lecteur érudit, ne tente plus guère les étudiants, qui sont curieux d'autre chose, et de «moelle» plus «substantifique», peut-être.

Grâce au «souci constant de la limpidité et de la fidélité aux textes» qui sont les points forts de la nouvelle série, et à cause des morceaux des textes en ancien français inclus aux traductions, de par les préfaces et postfaces compétentes, les bibliographies (succinctes) d'oeuvres critiques à consulter, et les notes (trop rares) qui expliquent des passages obscurs, le pas à prendre pour que la série puisse être utilisée de la manière dont je rêve ne semble pas énorme.

L'idée même d'employer des traductions dans l'enseignement fait rêver. Si l'on poursuit quelque peu cette idée, on en devient même plus exigeant: pourquoi ne pas nous donner encore plus d'éditions bilingues, comme celles des Editions Les Belles Lettres («Collection Budé», pour les textes de l'Antiquité grecque et latine, et la collection «Les Classiques de l'Histoire de France au moyen âge») ou comme la série allemande de «Klassische Texte des Romanischen Mittelaltcrs» - ou comme les exemples trop rares que sont la Chanson de Roland par Bédier chez H. Piazza, Aucassin et Nicolette par Jean Dufournet aux éditions Garnier-Flammarion ou le Tristan par J.C. Payen dans les Classiques Garnier?

Un autre rêve, si les éditions bilingues ne peuvent pas se réaliser, serait une collaboration systématique entre éditeurs et traducteurs, de sorte que les deux ouvrages, l'édition et la traduction, paraissent simultanément en librairie. Un exemple très malheureux de l'absence de travail en commun est la parution parallèle, en 1980, d'une édition brillante du Merlin de Robert de Boron, établie par Alexandre Micha, et d'une traduction de Merlin dans la série Moyen-Age, mais basée sur une édition complètement désuète et qui n'est même pas critique.

Mon dernier souhait serait celui de voir paraître des catalogues de toutes les traductions existantes, peu importe la maison d'édition qui les prenne en charge, pourvu que ce soit sous une rubrique réservée aux traductions de textes médiévaux (ce qui n'est pas le cas dans le catalogue «Touts les livres au format de poche», publié par le Cercle de la Librairie).

De tels catalogues rendraient vraiment service aux enseignants qui cherchent des traductions à utiliser dans leur enseignement. Et on sait que plusieurs maisons d'édition se sont risquées dans le domaine de la traduction des vieux textes: Piazza, Champion, Pion, Seuil, Gallimard, Le livre de poche ... pour ne pas parler des traductions anglaises des Penguin Classics et d'Everyman's Library ou des traductions allemandes des «Klassische Texte» déjà mentionnées. Un tel catalogue d'ensemble, volontiers international, serait un véritable cadeau.

En vue d'une utilisation en milieu universitaire des traductions Stock - et on peut toujours espérer que cette série s'imposera - je vais donner brièvement les informations intéressantes sur les six volumes que j'ai reçus de cette maison. M'adressant à des collègues médiévistes, je ne parlerai pas beaucoup du contenu des textes que je suppose connus, mais me concentrerai sur la présentation générale des volumes de la série de traductions en question. Je procéderai par l'ordre chronologique des textes: Perceval (XIIe s.), Renart et le Cœur mangé (XIIe-XIIe s.), Merlin (XIIIe s.), les Bestiaires (XIII^XIV6 s.) ctMélusine (XIVe s.).

Chrétien de Troyes: Perceval le Gallois ou le conte du Graal. Mis en français moderne par Lucien Foulet. Préface de Mario Roques. Pp. 249. 1978.

La traduction et la préface datent de 1947 (Ed. Stock). Une notice de Foulet à la fin du volume dit que la base de la traduction est l'édition et des extraits d'A. Hilka (éd. Halle, 1932, suivie en 1935 d'un recueil de morceaux choisis, tirés du roman par le même érudit), mais qu'en de très nombreux passages on s'est tenu au texte de G. Baist (Fribourg-en-Brisgau, 1909).

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Mentionnons pour la comparaison qu'une traduction plus récente, et meilleure, qui a paru en 1974 dans la collection «Folio» chez Gallimard, et qui a été élaborée par Jean-Pierre Foucher et André Ortais (avec une passionnante préface d'Armand Hoog) se base sur les trois éditions suivantes: celles de Charles Potvin (Mons, 1866-1871), de William Roach (Philadelphie, 1949-1950; il existe une seconde édition revue et augmenté, Droz, 1959) et de Mary Williams (Paris, 1922-1925; complétée par un troisième volume par Marguerite Oswald, CFMA n° 101, Champion, 1975), le «Folio» donnant en plus du Perceval de Chrétien, des extraits des continuations de Perceval, ce qui nous semble une excellente idée.

Une autre notice de Foulet mérite d'être citée à titre d'exemple pour illustrer nos remarques critiques sur une certaine manière de traduire les anciens textes - et pour mettre en valeur par contrecoup les autres traductions parues chez Stock: «On a dû conserver plusieurs mots de l'ancienne langue pour lesquels la langue moderne n'offrait pas d'équivalents exacts, et on a employé à l'occasion des termes qui existent encore, mais qui avaient au XIIe siècle un sens un peu différent ou une valeur autre. Les notes suivantes expliquent ceux de ces mots qui peuvent arrêter le lecteur» (je souligne). Dans ces notes explicatives, Foulet réussit très bien à trouver quand même les mots de la langue française. Consciencieusement, il explique même des mots comme «armes» et «château», et il nous apprend que «valet» veut dire «jeune homme» ... le fou rire me prend en lisant «valet» sur chaque page de ce texte qui se passe, comme l'on sait, dans un monde guerrier, dominé par des combats et des tournois - qui viennent faire ces valets qui surgissent à chaque instant au plus fort de la mêlée? Ah, oui - il faut lire «jeunes gens»! Et le valet des valets est Perceval lui-même, on s'en doute. Ça ne va pas. La traduction «Folio» évite de tomber dans ce piège, c'est donc faisable, le lecteur curieux n'a qu'à comparer les deux traductions pour s'en assurer. - Malgré ses précautions, Foulet oublie néanmoins de dire pourquoi il utilise avec ténacité, mais sans notes, des mots comme «pucelle», «occire», «huis» et la forme «fol» devant consonne tout au long de sa traduction. Pourquoi (vouloir) «arrêter le lecteur»? Ma question se rapporte d'ailleurs non seulement au lexique mais aussi au style de la traduction de Foulet.

Pour les préfaces, les différences entre celle de Mario Roques et celle d'Armand Hoog sont du même genre. Les deux veulent «vendre» le Moyen-Age, mais Roques parle finesses philologiques et se lance dans une téméraire entreprise qui doit convaincre le lecteur potentiel que les couplets d'octosyllabes des romans de Chrétien de Troyes sont moins monotones que Vingt ans après d'Alexandre Dumas dans l'édition banale (je cite — Roques nous signale qu'il a fait le calcul du nombre des syllabes et des lignes des pages dans cette édition!)! Le volume ne contient pas de notes à part celles déjà mentionnées. Pas de postface du traducteur, pas de bibliographie. Rien qu'une traduction vieillotte et presque impossible à lire. L'ancien français est plus clair et plus vivant que la construction artificielle de Foulet. Le français du «Folio» est tout bonnement lisible et ici la préface survole de façon fascinante les mythologies gréco-latines et celtiques, et le plaisir que prend le préfacier à en parler semble sincère et vécu. Quoi qu'il en soit, sa préface fonctionne comme une stimulante invitation au voyage, à la lecture de Perceval.

La nouvelle publication de la traduction de Foulet a gardé les jolies (?) vignettes de l'ancienne
publication. Il n'y a pas de passages de texte en (vrai) ancien français.

Le Roman de Renart. Transcrit du vieux français par Maurice Toesca. Préface de Maurice Toesca. Pp. 345. 1979.

Encore une traduction relativement peu récente (de 1962, «Club des Amis du Livre»), mais
qui ne sent pas la vieillesse, au contraire: la langue y correspond parfaitement bien aux soucis
de la série dirigée par Danielle Régnier-Bohler, bien que ce volume n'en fasse pas partie. La

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préface (de 14 pages) est assez superficielle, il n'y a pas de notes, pas de postface, pas de bibliographie. Les renseignements philologiques ne sont pas suffisants: Toesca dit transcrire les branches dont Mario Roques a entrepris la publication dans ses Classiques français du Moyen-Age (Champion, Paris). Au lecteur de trouver quels sont les numéros, les années et le contenu des volumes édités par Roques. Les voici: n° 78 (1948): la première branche; n° 79 (1951): branches 11-VI; n° 81 (1955): branches VII-IX;n° 85 (1958): branches X-XI; n° 88 (1960): branches XII-XVII. Toesca, en 1962, ne pouvait pas avoir connu le volume n° 90 (branches XVIII-XIX) qui ne paraîtra qu'en 1963 - mais les responsables de la publication auraient bien pu ajouter une note disant que ce volume existe désormais, ou mieux: le faire traduire.

La traduction de Toesca n'est pas scientifiquement utilisable, bien qu'elle suive assez fidèlement les leçons de l'édition de Roques, car le traducteur entreprend des suppressions sans l'indiquer aucunement (il s'agit de certains épisodes et de quelques transitions entre épisodes), et il transforme les divisions en chapitres de l'édition, sans avertir. Ce qui me paraît carrément malhonnête est d'abord le fait que dans la préface on lit que la traduction présente «la publication d'une bonne partie (je souligne) de la fresque formée par les quinze «branches» du Roman de Renart», mais le lecteur non initié (qui n'a pas comparé avec l'édition) doit croire que Roques a seulement édité cette «bonne partie», tandis que Toesca aurait dû dire que lui-même a seulement traduit une bonne partie, arbitrairement choisie, de l'édition de Roques! Puis, à la page 231 de la traduction, Toesca gagne la confiance de son lecteur quand il fait semblant de jouer cartes sur table en disant: «Ici un passage de quatrevingts vers omis dans le manuscrit que nous suivons (je souligne) ...». Mais Toesca suit-il un manuscrit? Dans son édition, Roques dit à cet endroit qu'il y a une lacune - de quatrevingts

Cependant, la langue est claire, et à lire la traduction comme elle est, on n'a pas envie de critiquer quoi que ce soit si ce n'est le manque d'apparat critique. On éprouve surtout le besoin d'un index des noms propres de tous ces animaux: comment un lecteur moderne s'y retrouve-t-il? Toesca aurait pu ajuster les renvois aux pages et reproduire l'index offert dans l'édition de Roques. — II n'y a pas de passages de texte en ancien français.

Le Cœur mangé. Récits erotiques et courtois des XIIe et XIIIe siècles. Mis en français moderne par Danielle Régnier-Bohler. Préface de Claude Gaignebet. Postface de Danielle Régnier- Bohler.Pp. 337. 1979.

(Ici commence la série dirigée par Danielle Régnier-Bohler).

Ce recueil contient des lais anonymes bretons: Graelent, Guingamor, Désiré, Tydorel, Tyolet, Lai de l'Aubépine, Mélion, Doon, Lai du Trot, Lai du Lecheor et Nabaret, ensuite le Lai d'lgnauré, attribué à Renaut de Beaujeu (l'auteur du Bel Inconnu), les romans (ou nouvelles) de la Châtelaine de Vergi, de la Fille du comte de Ponthieu, des Grands Géants et des extraits de la Chanson du Chevalier au cygne et de Godefroi de Bouillon et du Roman du châtelain de Coud et de la dame de Fayel par Jakemes. Une bibliographie donne les références des éditions utilisées pour les traductions.

Conformément au programme de la série de traductions nouvelles dirigée par Danielle Régnier-Bohler, on trouve une préface «rédigée par une personnalité connue - critique, écrivaincontemporain, historien ou spécialiste du folklore - dont les liens avec l'univers littéraireou spirituel du Moyen-Age sont d'une manière ou d'une autre, marqués», et une postfacepar la traductrice. J'avoue que «l'approche ritologique» de la préface de Gaignebet me déroute totalement, étant donné que je ne vois pas de rapport évident entre celle-ci et le contenu du recueil; en revanche, la postface (de 40 pages) est admirable et pourrait servir d'introduction à toute «matière de Bretagne» et à la littérature courtoise dans son ensemble.

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Le titre de la postface est «L'Adultère, la fée et la lignée», et les sous-chapitres traitent des thèmes comme: La Fée et l'Autre Monde, l'Aventure, Temps et espace de l'aventure, Adultèrescourtois, Récit d'initiation, Récit de généalogie, Le jeu des interdits et des transgressions,Fable biographique et fable féodale: la fécondité.

La seule chose sur laquelle l'auteur de la postface ne me semble pas assez insister - et cela doit frapper le lecteur du recueil qui connaît bien ses Tristan, Chrétien, Marie de France et André le Chapelain - est l'importance cruciale des rapports parents-enfants et épouxépouse. Bref, après la vogue de l'amour adultère courtois, fictif ou non, nous voyons à travers les textes du recueil plus tardifs, mais dans un cadre également celtique ou courtois, une problématisation de l'ascendance, de l'enfant - et surtout de l'enfant mâle, l'héritier — et du mariage qui est ici au premier plan. En outre, la femme est plus égoïste, orgueilleuse et dangereuse que même la plus intransigeante Guenièvre.

Ainsi, le recueil est à recommander avec beaucoup d'insistance à ceux qui enseignent les «classiques» de la littérature courtoise et qui aimeraient faire voir à leurs étudiants comment les problèmes de l'amour et de l'érotisme évoluent et sont repris de façon déchirante et «réaliste» - malgré la «féerie» - dans la littérature qui suit immédiatement les grands textes courtois du dernier tiers du XIIe siècle.

Grâce aux morceaux de texte en ancien français qui y sont insérés, le recueil pourrait très bien servir dans un enseignement qui s'oriente plutôt vers l'interprétation littéraire que vers l'étude historique de la langue, mais qui tient cependant à ce que les étudiants ne perdent pas le contact avec celle-ci.

Chaque texte est introduit par une petite note disant la date approximative de la composition et le nombre et la langue des manuscrits. Comme l'on sait, quelques-uns des textes du recueil se trouvent dans des versions en langue norroise {Graelent, Désiré, Tydorel, Doon, Lecheor, Nabaret). Par conséquent, le volume pourrait être utile aussi aux étudiants des littérature nordiques en leur faisant connaître les sources et le contexte français.

Le titre de l'ouvrage, le Cœur mangé, se réfère évidemment au Roman du châtelain de Couci, mais aussi au lai frignarne où les maris de douze femmes infidèles font manger à leurs épouses non seulement le cœur, mais aussi le membre viril de l'amant commun de celles-ci! Il est décevant de constater que le Dictionnaire des Lettres françaises, si parfait par ailleurs, se tait pudiquement sur cet élément dernier du repas. Un coup d'oeil jeté dans les Stoffe der Weltliteratur de Frenzel révèle la même pudibonderie. Puisqu'il en est ainsi, je veux persévérer: dans le lai du Lecheor, huit dames s'assemblent (on se rappelle les «cours d'amour») pour composer, avec la motivation que je vais citer, un lai qui doit glorifier les parties sexuelles féminines: «Bien des hommes se sont améliorés et ont recherché renommée et mérite, alors qu'ils n'auraient pas valu le prix d'un bouton, n'était-ce par le désir du con! Sur ma foi, je vous le garantis: pour une femme, le plus beau visage ne lui vaudrait ni ami ni galant si elle avait perdu son con! ...». N'est-ce pas là une flèche bien empennée touchant au cœur même du motif central de l'amour courtois?

Pour revenir au thème du cœur mangé, on s'étonne que Danielle Régnier-Bohler n'exploite pas la strophe du poète, celle du châtelain de Couci, qui figure dans la Châtelaine de Vergi, pour signaler que c'est sa présence dans le poème qui a motivé le remplacement de la maîtresse de Couci, la dame de Fayel, par la châtelaine dans la légende tardive.

Dans son ensemble, et je n'oublie pas le choix même des textes, ce petit livre, établi par
la directrice de la série Moyen-Age, est exemplaire et intéressant à plusieurs titres.

Merlin le Prophète ou le livre du Graal. Roman en prose du XIIIe siècle mis en français moderne par Emmanuèle Baumgartner. Préface de Paul Zumthor. Postface d'Emmanuèle Baumgartner. Pp. 340. 1980.

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L'édition critique d'Alexandre Micha: Robert de Boron. Merlin, roman du XIIIe siècle (Textes littéraire français, Droz, Paris-Genève, 1980) nous est parvenue en même temps que le volume de la série Moyen-Age qui donne non seulement la traduction du texte attribué à Robert de Boron, mais aussi des extraits de celui de la continuation (Huth Merlin ou Suite du Merlin). De son côté, Micha ajoute en tête de son édition du texte de Robert, le fragment de 504 vers conservé. Le texte de Robert de Boron (qui n'est pas celui appartenant au Lancelot-Graal) commence par le conseil des démons et se termine par le couronnement d'Arthur. La continuation complète Robert par la relation des événements du règne d'Arthur jusqu'à la mort de Merlin.

Pour sa traduction, E. Baumgartner a essayé de suivre l'édition de G. Paris et J. Ulrich (SATF, 1886) que Micha caractérise ainsi dans la préface de son édition: «(...) les éditeurs ont dû fréquemment combler les lacunes et farcir leur texte de compléments dont ils ont le tort de ne pas indiquer l'origine ...». Et E. Baumgartner s'est donné un mal fou pour sortir quelque chose de raisonnable de l'édition qu'elle utilise. Elle a réussi, mais il est dommage qu'elle ait fait ce travail ingrat sans savoir que Micha préparait son édition à partir d'un recensement de tous les manuscrits (47 pages d'introduction à son édition rendent compte de son établissement du texte présenté). Si Baumgartner avait pu collaborer avec Micha en traduisant le texte que celui-ci préparait, les deux livres auraient pu être utilisés ensemble (je pense toujours à l'enseignement). Maintenant, on peut comparer la traduction de Baumgartner avec l'édition de Micha pour la partie de Robert et conclure que le texte que présente Micha est plus complet, souvent plus détaillé dans les descriptions et plus nuancé pour le style, pour tout dire supérieur.

Dans la deuxième partie de la traduction, qui n'est pas éditée par Micha, sont présentés des extraits seulement, mais ils sont liés par des explications brèves sur le contenu des omissions. On aurait cependant aimé voir beaucoup de notes concernant surtout les personnages que le lecteur ne connaît (ou ne reconnaît) pas parce que leurs premières apparitions ont dû être supprimées.

On nous donne des morceaux de texte en ancien français avec traduction, et c'est très bien. Par contre, il semble superflu de rendre en ancien français les courtes phrases qui mentionnent le rire diabolique de Merlin («Et Merlins rist et dist», par exemple, pp. 38, 48, 64, 67, 70, 75, etc.). Dans sa postface, Baumgartner dit que ce rire scande le texte, mais je crois le lecteur, même «vulgaire», assez intelligent pour le constater lui-même, sans signal.

Il y a certaines notes, quelques références d'ouvrages critiques, une remarque sur l'édition utilisée et le travail de contrôle nécessaire de cette édition. La préface de Zumthor est empreinte de compétance, cela va sans dire, et la postface (de 17 pages) de Baumgartner élucide bien la tradition littéraire de Merlin et d'Arthur et de leur intégration dans le vaste ensemble du Graal.

Le Merlin est un roman passionnant, mais nous regrettons que sa traduction soit faite à partir d'une mauvaise édition. Il n'empêche que le Merlin est un bon exemple de ces textes «injustement restés dans l'oubli», jusqu'à ce que Micha et Baumgartner se soient mis, chacun de son côté, au travail de Sisyphe que représentent son édition - et sa traduction!

Bestiaires du Moyen Age (Pierre de Beauvais, Guillaume le Clerc, Richard de Fournival, Brunetto Latini, Jean Corbechon). Mis en français moderne et présentés par Gabriel Bianciotto. Pp. 263. 1980.

Le recueil contient des bestiaires et des extraits de bestiaires en langue française des XIIIe et
XIVe siècles: Pierre de Beauvais: Bestiaire, Guillaume le Clerc de Normandie: Bestiaire divin
(extraits), Richard de Fournival: Bestiaire d'amour, Brunetto Latini: Livre du Trésor (le

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«Livre des animaux») et Jean Corbechon: Livre des propriétés des choses (livre XVIII). Y figurent aussi des strophes sur certains animaux (le rossignol, le cerf, le phénix, la licorne, le pélican et la souris) tirées de chansons de Thibaut de Champagne. La traduction donne le titre de «Bestiaire d'un poète» à ces strophes qu'elle place parmi les traités d'enseignement moral ou de «science naturelle» - ce qui peut surprendre. Cependant, c'est une bonne idée de présenter aussi l'emploi fait par un poète du symbolisme animal, et la présence du Bestiaire d'amour est aussi un atout bien joué. Une fois appréciée la présence de Thibaut et de Richard dans le recueil, on peut s'inquiéter de l'absence de Philippe de Thaon. Dans son introduction, Bianciotto décerne la valeur fondamentale qu'il convient à la compilation alexandrine du lle siècle, au Physiologus anonyme, mais il ne consacre que quelques lignes à une mention de Philippe de Thaon, dont le Bestiaire est pourtant considéré généralement comme la première version française du Physiologus. Est-ce parce que le traducteur a voulu se concentrer sur les XIIIe et XIVe siècles? Il ne le dit pas, c'est nous qui constatons que le recueil couvre ces deux siècles - où fleurissent justement les bestiaires en langue vulgaire.

Il est exact que Bianciotto présente les bestiaires qu'il traduit: il y a une introduction très informative (de 10 pages) sur l'histoire du genre et ses caractéristiques, une «Bibliographie sommaire», et chaque bestiaire ou extrait de bestiaire est précédé de renseignements concis mais essentiels sur l'auteur, ses sources et son œuvre. Seulement, il arrive que le traducteur ne dise pas de façon explicite sur quelle édition se fonde sa traduction, ce qui est assez gênant pour qui aimerait contrôler ou compléter la traduction (ou présenter simultanément aux étudiants les textes en ancien français): pour le bestiaire de Pierre de Beauvais, il appert que le traducteur utilise l'édition de Guy R. Mermier en la corrigeant à l'aide d'un compte rendu de C. Rcbuffi; pour Guillaume le Clerc, la traduction est composite, fondée sur les éditions de C. Hippeau et R. Reinsch, corrigées parfois par la varia lectio de Reinsch;pour Richard de Fournival, l'édition de C. Scgrc a été utilisée; pour Brunetto Latini, le traducteur énumère les éditions existantes, mais ne nous dit pas laquelle a servi pour la traduction. Enfin, pour Jean Corbechon, il n'existe pas d'édition moderne, mais Michel Salvai en prépare une, et Bianciotto a pu profiter de ce travail en cours - collaboration que nous saluons en attendant l'édition de Salvat.

Ce recueil est une vraie trouvaille pour tous ceux qui s'intéressent à la littérature médiévale et à sa symbolique. On a vu le fameux ouvrage de R.R. Bezzola, Le sens de l'aventure et de l'amour (sur Chrétien) et plus récemment celui de Joan M. Ferrante, The Conflict of Love and Honor (sur Tristan). Si l'on veut interpréter les œuvres de fiction médiévales en appliquant les enseignements des traités sur le symbolisme des animaux, des pierres, des couleurs, etc., je pense qu'il faut être prudent et ne pas accorder une trop grande autorité aux traités. On peut estimer que l'interprétation littéraire doit tirer ses arguments du texte littéraire même, mais cela n'exclut certainement pas que la connaissance des traités puisse nous faciliter l'entrée dans l'univers symbolique d'un texte littéraire donné. La lecture des bestiaires, dans la traduction de la série Moyen-Age, peut être une bonne initiation à la mentalité symbolique médiévale en ce qui concerne le sens donné aux représentations des animaux

Ajoutons que le texte de Richard de Fournival fait le pont entre la symbolisation d'intention moralisatrice ou religieuse et l'exploitation des mêmes symboles dans la domaine de la conquête amoureuse. C'est d'ailleurs un texte extrêmement amusant et d'un raffinement stylistique sublime, à mon avis.

Si le recueil contenait un index des animaux mentionnés, il pourrait servir de manuel. Du moins, l'index aurait permis de comparer plus facilement ce que disent les différents écrivains sur les mêmes animaux. Bien sûr, ils sont tous de la lignee du Physiologus, mais ils ont pourtant tous leurs traits spécifiques et personnels. — Les seuls passages rendus en ancien français (avec traduction) sont les strophes de Thibaut.

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Copenhague

Jean d'Arras. Le Roman de Mélusine ou l'Histoire des Lusignan. Mis en français moderne par Michèle Perret. Préface de Jacques le Goff. Postface de Michèle Perret. Pp. 332. 1979.

La traduction de ce roman en prose du XIVe siècle se base sur l'édition de Louis Stouff (Dijon, 1932). Le texte n'en est pas traduit en entier, mais les omissions sont signalées dans le texte, et le nombre de lignes ou de pages supprimées et leur contenu sont indiqués dans une «Note concernant les passages supprimés». Cette note dit aussi que certaines interventions d'auteur (qui doivent témoigner de la technique de «l'entrelacement» et qui intéresseraient la narratologie) ont été supprimées.

Le roman a déjà fait l'objet d'adaptations en français moderne (par Louis Stouff, 1925 et J. Marchand, 1927) que nous n'avons pas consultées, car celle de Michèle Perret - qui n'est justement pas une adaptation mais une traduction - nous semble tout à fait satisfaisante et d'ailleurs conforme aux bons principes de la série Moyen-Age. Deux passages de texte assez longs en ancien français permettent de contrôler la traduction.

Ce roman est peut-être encore un exemple d'un texte «injustement resté dans l'oubli» malgré son grand succès auprès du public du bas Moyen-Age et de la Renaissance, jusqu'en plein XIXe siècle. Il est vrai que nous en avons l'édition de L. Stouff, les adaptations du premier quart de notre siècle et des ouvrages critiques modernes (quelques-uns sont signalés dans une petite bibliographie dans la traduction). Et pourtant! A notre grand étonnement, nous ne voyons pas figurer Mélusine dans le travail collectif à'Arthurian Literature in the Middle Ages (éd. R.S. Loomis) et, sans doute, le roman ne peut guère être qualifié d'arthurien, mais avec la femme-serpent - ou femme-fée - il s'inscrit dans l'imaginaire de la «matière de Bretagne». Mais le roman contient aussi un autre récit, YHistoire des Lusignan, c'està-dire la chronique de cette lignée fondatrice de la forteresse «Lusignan» dans la région poitevine. Etant donné que les deux tiers du récit dans sa version intégrale sont occupés par des combats et des batailles en Bretagne et en Orient (contre les Sarrasins, bien sûr) et qu'il faut attendre jusqu'à la page 228 de la traduction pour savoir ce qui arrive au moment où Raymond, le mari de Mélusine, découvre sans le vouloir, un samedi, la queue de serpent que sa femme reprend en se cachant ce jour de la semaine, il est clair que deux «histoires» sont ici entremêlées.

Jean d'Arras aurait composé son roman à la requête de Jean de Berry qui avait éprouvé le besoin d'illustrer ses droits ancestraux au domaine de Poitou par un récit généalogique, mais, en même temps, l'auteur s'inspire de légendes celtiques ou folkloriques, ce qui confère à son récit un caractère proprement mythique.

Dans sa postface (de 20 pages) intitulée «Le lion, le serpent, le sanglier ...», Michèle Perret réussit de manière suggestive et convaincante à débrouiller les deux trames du récit en se référant aussi bien à un univers féodal, masculin et guerrier où domine la figure du Père, qu'à un «autre monde», celui de la fée-mère, fécondatrice et dispensatrice non seulement de la vie et de la richesse, mais aussi de la mort ou de la vie bienheureuse après la mort. Pensons au symbole universel du serpent qui se mord la queue ...

Le personnage touchant de Mélusine, déchirée comme elle l'est entre sa nature animale et l'exorcisation chrétienne de celle-ci, mérite d'être analysé par ceux ou celles qui s'intéressent à la représentation ambiguë de la femme au cours du Moyen-Age. Jacques le Goff termine sa préface à la traduction en disant: «Mélusine est la fée de l'imaginaire féodal» et synthétise ainsi le monde dédoublé, de la féerie et de la féodalité, dont il est question dans ce roman. Est-ce aller trop loin que de conférer à celui-ci le statut de «somme» du symbolisme médiéval? De toute façon, les Editions Stock ont bien fait de l'inclure dans la série des traductions.