Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Giuseppe Di Stefano: Essais sur le Moyen Français, Padova (Liviana), 1977. 139 p.

Lene Schøsler

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Le livre contient cinq essais sur le moyen français:

/. L'édition des textes (p. 3-21). C'est avec raison que DS aborde le sujet du moyen français par l'importante question des éditions: d'une part, il restait en 1977 - et il reste toujours en 1982, quoique l'intérêt pour le moyen français qui se manifeste depuis quelques années y a quelque peu remédié une masse de textes encore inédits et, d'autre part, bon nombre des éditions sont trop anciennes et/ou peu satisfaisantes. Pour l'ancien français comme pour le moyen français les principes d'édition semblent changer depuis quelques années; avant tout ils sont maintenant mieux explicités, ce qui constitue déjà une amélioration considérable; en outre, les éditeurs reconnaissent l'importance qu'il faut apporter aux variantes qui sont mieux signalées, etc.

Vu cet état des choses, l'auteur se propose de poser les principes spécifiques pour l'édition - "utilitaire" ou "savante" - des textes du moyen français. Ce faisant, il insiste sur l'apport des disciplines voisines, notamment par la codicologie, et sur l'établissement d'une hiérarchie de fautes à corriger par l'éditeur, intervention particulièrement difficile pour les textes du moyen français qui présentent parfois plusieurs autographes ou originaux de qualité assez variable.

2. Dans l'essai suivant: Tradition et Traductions (p. 25-45), DS expose une partie de la tradition manuscrite de Valère-Maxime, caractérisée par un intéressant cas de contamination et de corruption. La contamination, causée par l'insertion d'une glose dans le corps du texte, est reproduite par le traducteur français Simon de Hesdin (1377) et plus tard imprimée. Elle se retrouve dans toute une série de gloses et de traductions écrites en Italie et en Espagne, alors qu'une autre traduction française, faite par Jean Le Blond en 1548, basée sur un texte latin amendé, ne contient plus de trace de la contamination. Suivant les chemins compliqués des traductions et des gloses, DS parvient aussi à montrer à quel point les traducteurs ont enrichi - et alourdi - leurs textes de gloses et de commentaires. Cf. Simon de Hesdin, introduction à la traduction: "Item il est assavoir que m'entente n'est, nene fu onques de translater cest livre de mot a mot ce est mon entente de translater le de sentence a sentence, et de faire de fort latin cler et entendable romant, si que chascun le puist entendre; et ou la sentence sera obscure, pour l'ingnorance de l'ystorie ou pour autre quelconque cause, de le declairier a mon pouvoir" (cit. p. 35).

3. Traduction et lexicographie, a. La traduction des textes anciens (p. 49-67). Visant à dégager quelques aspects fondamentaux de l'activité traductrice du moyen français, l'auteur examine à part la traduction de textes anciens (Valère-Maxime) et celle de textes plus récents (Boccace: quatrième essai). Il reprend, pour les développer, quelques réflexions citées au cours de l'essai précédent: le traducteur se révèle ici théoricien de la traduction et il définit son rôle comme celui d'un médiateur.

Dans les cas les plus simples, la traduction constitue une sorte de dictionnaire bilingue: "Saeptum enim altis parietibus locum ciñere conplevit" "II empiisi de feu un lieu avironnède parois haultes" Dans des cas plus complexes, un mot propre aux deux langues couvre deux réalités différentes ce qui risque de dérouter le lecteur —ou bien ii n'existe pas de mot correspondant à l'expression latine, et le traducteur se voit dans l'obligation d'inventerun mot et/ou de donner une périphrase: "nymphae" — "les ninfes des montagnes que

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nous appelons fées et les appelle on Orcades selon Ysidore au VIIe livre." La traduction devientainsi
à la fois un dictionnaire bilingue et une encyclopédie.

3b. La traduction du Dècamèron (p. 68-96). Quand Laurent de Premierfait a donné en 1414 la première traduction du Décaméron, il s'est basé non seulement sur le texte italien mais aussi sur une traduction latine, maintenant disparue, qu'il avait commandée à cette fin. L'existence de l'intermédiaire latin se trahit sans doute moins dans les traductions simples, mot à mot: comare, commatrem, commere, que dans l'allure générale du récit qui présente très peu d'italianismes par rapport à la traduction de Le Maçon, qui n'a pas utilisé l'intermédiaire

DS analyse avec perspicacité divers traits caractéristiques de la traduction de Laurent de Premierfait, entre autres le problème général concernant l'appauvrissement d'un texte provoqué par le choix d'un terme univoque (français) là où l'original présente une ambiguïté. Un trait particulièrement bien étudié est la dittologie ou dédoublement stylistique, dont les conditions d'apparition sont examinées. Voir p.ex. les commentaires à propos de la phrase: come la pecore morde, qui est rendue par: ainsi corne la brebis simple et douce mort les herbectes ou le rocket du berger (p. 82-83).

Dans le cas d'une traduction d'une texte récent, tout comme c'était le cas d'un texte classique, la traduction tend à devenir une opération métalinguistique: "superposer au texte un discours sur le texte, ou plutôt sur la langue du texte, au moyen d'opérations lexicographiques" (p. 84).

4. Flexion et versification (p. 99-131). DS conçoit le moyen français comme un état de langue "où fonctionnent à la fois des traits distinctifs de l'ancien français et des formes relevant, par delà le moyen français, du français moderne" (p. 99). Faut-il comprendre par cette définition que le moyen français - contrairement aux deux périodes antérieure et postérieure - ne constitue pas un système linguistique cohérent, mais plutôt un amalgame ou une coexistence de plusieurs systèmes? DS précise sa pensée dans le dernier - et le plus important - des cinq essais, où il quitte le domaine strictement philologique pour étudier en détail un des traits linguistiques distinctifs du moyen français vis-à-vis de l'ancien français: la perte de la déclination bicasuelle.

Pour un texte en vers {La Geste Monglane) le "paradigme maximal" de l'article défini est
présenté comme suit: (p. 103)


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Alors que pour un texte en prose {Le Rommant de Guy de Warwik) "flexion correspondant
à position" (p. 101), l'article marque sans exception le nombre, jamais le cas.

Tout en signalant l'intérêt d'une étude sur la "mise en prose" - phénomène trop souvent négligé, cf. pourtant l'étude récente de Bernard Cerquiglini: La Parole Médiévale, Paris 1981 - DS se propose de dégager les critères de l'emploi du système maximal dans les textes en vers. Il en résulte que //, forme du es., s'emploie avant tout en fonction de sujet postposé et en fonction de sujet précédant le verbe, mais cela seulement au singulier et seulement devant voyelle: // hostes et même // ostesse, pour des raisons métriques évidentes.

A propos d'une forme comme hoste(s), pourvue ou dépourvue d's analogique au es. singulier, l'auteur constate l'existence d'une tentative d'assigner à Ys de flexion une valeur métrique: + s remplit la fonction du tréma, phénomène qui se retrouve dans d'autres textes (p. 109).

La déclinaison des imparisyllabiques se présente grosso modo de façon parallèle: les anciennes
formes casuelles alternent librement suivant les besoins de la versification - à un

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point près: le cr. du pluriel est toujours marqué par un -s, ce qui vaut pour toutes les formes
nominales, cf. le paradigme suivant (p. 111):


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Le fait que la forme du cr. du pluriel soit inévitablement marquée à l'aide d'un s, alors que les autres formes ne possèdent pas de forme univoque, aurait dû modifier l'analyse de DS, selon laquelle il s'agit de la coexistence de deux système: celui de l'ancien français et celui du français moderne. Si la forme du pluriel (cr.) est la seule à ne pas subir des variations dues aux besoins de la versification, c'est que la marque du nombre est plus importante que celle du cas et que, par conséquent, on a affaire au système moderne et non plus au système ancien. C'est un système moderne non pas "ouvert", comme le prétend DS, mais dans lequel les vestiges de l'ancien système ont perdu leur rôle originel (qui était casuel) et acquis une autre fonction qui est métrique, c'est-à-dire qu'ils sont passés du système de la langue à la parole. (A tel point qu'on peut se demander si p.ex. fel et félon ont été sentis comme deux mots différents mais synonymes, cf.p. 121).

Cela dit, les nombreuses observations de détail ainsi que la mise à jour de restrictions
ignorées rendent le livre de Giuseppe Di Stefano très utile pour notre compréhension du
moyen français.

Odense