Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Robert-Léon Wagner: Essais de linguistique française. Nathan Université Information Formation, 1980. 200 p.

Odile Halmöy

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Ces Essais rassemblent dix-huit articles et comptes rendus publiés dans diverses revues et divers mélanges de 1948 à 1975, et accompagnés d'un avant-propos de l'auteur. Ces articles ne sont pas présentés suivant l'ordre chronologique de leur parution, mais groupés par thèmes en quatre chapitres, sous les étiquettes respectives de: I". Le langage et les signes. 11. Théorie de la linguistique française. 111. Grammaire et vocabulaire français. IV. Styles.

Le livre s'ouvre sur un article de portée générale "le langage et l'homme" -le plus ancien du recueil, paru en 1948 dans Les Temps Modernes, où l'auteur esquisse à grands traits l'histoire de l'intérêt que les hommes ont porté à l'étude du langage et les formes différentes que cet intérêt a pris. Ce survol rapide mentionne non seulement des philosophes et des grammairiens - on part de Platon, Cicerón, Quintilien et les grammairiens latins pour arriver aux grammairiens du début du XlXème siècle, comme Bopp et Diez, en passant par Montaigne, Descartes, Renan et Bergson, mais aussi des poètes dont Hugo, Apollinaire et Mallarmé, et des peintres comme Van Gogh ou Delacroix. L'article explique la révolution entraînée par le Cours de Linguistique générale de Saussure, développe l'importance des grandes dichotomies saussuriennes (langue/parole, diachronie/synchronie), et définit les objectifs de la linguistique structurale. On relève des formules frappantes, telle cette caractérisation de la langue, définie comme "un instrument héréditaire, élaboré, dont les mécanismes jouent si délicatement que leur système n'est même plus perceptible à la conscience des sujets parlants" (p. 15). On constate aussi le goût de Wagner pour les questions de style: "il n'est pas de livre que je n'ouvre sans chercher tout de suite quel usage l'artiste a voulu faire de son instrument" (p. 27). Les trois autres articles de ce premier chapitre donnent à l'auteur l'occasion de poursuivre sa réflexion sur le langage et d'approfondir certains thèmes. A propos d'un compte rendu de A. Klum: Verbe et adverbe et d'un ouvrage de G. Matoré: L 'Espace humain, il analyse succinctement l'importance des notions de temps et d't^pd^c dans la langue ("Espace, temps", 1963). Le livre de Merleau-Ponty Signes lui fournit le prétexte d'une digression sur l'art de l'écrivain, et à l'occasion de la parution d'une thèse sur l'art et la

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sagesse en Chine, il traite de la priorité qu'il faut accorder à la langue parlée plutôt qu'à la langue écrite: songe-t-on à ce que perdit la littérature avec l'invention de l'imprimerie? demande paradoxalement R.L.W ("Signes, signification et sémantique", 1961, et "Voix et écriture", 1964). Ces trois derniers articles ont paru dans le Mercure de France.

Le second chapitre reproduit un article capital - devenu classique - publié en 1969 dans le premier numéro de Langue française, "Recherches diachroniques et synchroniques", où l'auteur, après avoir défini la grammaire comme "l'ensemble des conventions qui, réglant le jeu des signes, permet à un idiome donné, à un moment donné, de signifier ce que l'on a à dire", et expliqué que les règles forment un code qui, la plupart du temps "fonctionne à Finsu de ceux qui l'appliquent", affirme que la tâche du grammairien "consiste à dégager ce code et les mécanismes de son application des ténèbres de l'inconscience où ils demeurent presque toujours enfouis" (p. 56). Il est essentiel de faire "le départ entre les règles de la langue, et celles, accessoires, qui, gouvernant les diverses façons d'adapter un énoncé à une situation particulière, extrapolent en quelque sorte les premières" (ibid.), c'est-à-dire de ne pas confondre la grammaire et la stylistique, qui relève elle de l'esthétique. C'est à cause de cette confusion que "la plupart des grammaires du français moderne sont trompeuses parce qu'elles mêlent à tout instant les deux ordres" (p. 57). La grammaire moderne "dite structurale" (p. 61) est opposée à la grammaire historique. L'auteur affirme de nouveau la supériorité de la démarche synchronique sur la démarche diachronique, et développe une troisième dichotomie saussurienne (signifiant/signifié). Dans ce chapitre également, sous le titre "L'Essai de Grammaire de la langue française de Damourette et Pichón", un compte rendu du tome VII, où il oppose la démarche de ces auteurs à celle de Brunot dans La pensée et la langue, et se fait l'avocat de leur terminologie qu'on leur a tant reprochée (Mercure de France, 1950), un article intitulé "Analyse et comparaison linguistique" (Journal de psychologie normale et pathologique, 1948), où R.L.W. veut montrer "qu'il n'existe pas à proprement parler de terrain commun que se partageraient la psychologie et la linguistique" (p. 69) - cet article renferme l'une des rares coquilles de l'ouvrage: Gustave Guillaume s'y trouve tout à coup prénommé Gaston (p. 75), ce qui est assez surprenant - et un dernier article sous l'étiquette "Grammaire - analyse - signification" où à l'occasion d'un colloque international qui s'est tenu à Liège en 1964, l'auteur condamne l'exclusivisme et les vues étroites de certains structuralistes. Tout en essayant de réhabiliter la stylistique et la grammaire normative ("le fait social du style est aussi réel, après tout, que les structures qui en sont la base. Les grammaires normatives auront toujours une place à côté des grammaires structurales", p. 77, et "la seule grammaire qui ne prête le flanc à aucune critique est la grammaire normative telle que Font conçue Vaugelas et ses continuateurs", p. 82), il doute que des grammairiens comme Brunot et Damourette et Pichón "soient vraiment 'scientifiques'", et répète que "c'est la nouvelle grammaire qui, par sa méthode, entre dans la bonne voie" (p. 83).

Passant du plus général au plus particulier, le chapitre 111 réunit sept articles plus récents dans l'ensemble (publiés de 1961 à 1975), traitant de problèmes spécifiques de grammaire et de lexique, comme l'indique le titre de la section. On relève notamment deux articles sur les tournures c'est et il y a publiés respectivement dans des Mélanges offerts à M. Grevisse en 1966 et dans Le Français dans le Monde en 1964. A propos de c'est fait, en six pages magistrales, le tour de la question épineuse de la distribution respective des pronoms // et ce devant le verbe être dans les énoncés attributifs. On regrette seulement que les limites de l'exposé ne permettent pas à l'auteur d'approfondir davantage. Le second article sur il y a part d'une étude syntaxique de la construction pour aboutir à des considérations philosophiques sur les concepts de vie et d'existence. Suivent ensuite deux articles sur les mots construits en français (publiés en 1961 et 1969), dont le premier aborde de façon générale le problème de

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la dérivation, à traiter dans sa double référence à la situation et au système morphologicosyntaxique, et le second est une critique plutôt négative de la thèse de Ch. Rohrer Die Wortzusammensetzung im modemen Franzosisch, qui propose aussi en filigrane un traitement plus adéquat de la question. Wagner reproche notamment à l'auteur de ne pas avoir utilisé les vues de Benveniste sur ce sujet, et aussi son parti-pris résolument anti-historique. L'article le plus récent du recueil "A propos des dictionnaires", paru en 1975 dans les Cahiers de lexicologie, fait le point sur la situation de la lexicographie en France, étudiant les critères déterminants pour la rédaction de dictionnaires comme le Petit Robert, le Grand Larousse de la langue française et le Trésor. Deux courts articles, un essai de classement du substantif français côté, et une étude sur l'empreinte linguistique qu'ont laissée sur le vocabulaire les événements de mai 1968 en France, terminent cette troisième partie.

Le livre s'achève sur trois articles de stylistique, de date plus ancienne (1954 à 1958), où il est question respectivement des "valeurs de l'italique dans Lucien Leuwen de Stendhal", du style de Léautaud - un des auteurs favoris de Wagner, comme il le laissait déjà entendre dans un article précédent -, et de "Remarques préliminaires à une étude de la langue de Jean Giono",

"Tant de vieux papiers méritaient-ils d'être extraits des revues et mélanges qui les avaient accueillis?" demande modestement l'auteur dans l'avant-propos de l'ouvrage. On ne saurait que répondre affirmativement à cette question. A travers la diversité des thèmes abordés, la richesse des idées, l'éventail impressionnant des connaissances - non seulement en linguistique mais dans tous les arts, littérature, peinture, musique, philosophie -, on voit se dessiner une image très attachante de l'auteur, dont les qualités sont celles justement qu'il loue chez ses maîtres: "une curiosité attentive à l'égard du langage et des problèmes posés par l'expression linguistique", une sympathie pour tout ce qui est nouveau, un esprit exempt de sectarisme, où la tolérance fait bon ménage avec le sens critique, un enthousiasme pour les idées et un optimisme sympathique: "c'est l'inconnu du lendemain qui me sollicite et m'aide à survivre" écrit Wagner dans l'avant-propos, et plus loin (p. 47): "il n'y a pas d'exemple que l'ingéniosité humaine ne domine les situations les plus difficiles". Outre l'intérêt qu'ils présentent en tant que réflexion sur le langage en général et sur divers points de détail en particulier, la langue de ces Essais - Wagner est un styliste de premier ordre - et la personnalité attachante de l'auteur qui paraît entre les lignes contribuent au vif plaisir que procure la lecture de cet ouvrage.

Trondheim