Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Christiane Marchello-Nizia: Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles. Paris, Bordas, 1979. 378 p.

Svend Hendrup

Side 139

En 1958, R. Gardner et M.A. Greene présentèrent ainsi leur A Brief Description of Middle French Syntax (Chapel Hill, University of North Carolina Press, p. vii): "For many years scholars and teachers hâve not had at their disposai sufficient tools for the study of the Middle French Language. We hâve attempted to bring some order out of the chaos of this transitional period in which little was stable, and thus to contribute toward bridging thè gap between Lucien Foulet's Petite syntaxe de l'ancien français and A. Haase's Syntaxe française du XVIIe siècle ...". - Depuis lors, les études sur le moyen français (MF) se sont multipliées, et nous avons maintenant la vaste synthèse de Christiane Marchello-Nizia (CMN) qui, tout en ayant "le sentiment ... d'effectuer un travail de défrichage" et ne visant "qu'à donner une description, la plus complète et la plus cohérente possible, des produits du langage des XIVe et XVe siècles." (p. 7), se propose pourtant un but bien plus ambitieux que celui de Gardner & Greene.

L'ouvrage de CMN comprend une introduction, cinq parties réparties sur 27 chapitres, et
un index des notions et des termes étudiés.

Dans Y Introduction (p. 3-14), CMN présente son sujet (la langue française des XIVe et XVe siècles), les documents (textes et études) sur lesquels se fonde sa recherche, son plan et sa (ses) méthode(s), et une bibliographie des textes dépouillés et des études générales utilisées.— Bon plaidoyer pour le choix des limites chronologiques (qui correspondent à celles choisies par Gardner & Greene, mais qui diîtèrent de la délimitation, traditionnelle, de P. Guiraud dans son Le moyen français de 1963: du début de la guerre de Cent ans jusqu'à la

Side 140

fin des guerres de Religion); de bons arguments aussi pour considérer la langue de cette période(le moyen français, terme dont se sert aussi CMN tout au long de son ouvrage) non seulement comme une 'langue de transition', mais aussi comme une phénomène autonome, ayant un système de règles et présentant une certaine stabilité (p. 5-6). Exposé précis des quatre types de documents utilisés: les études modernes, les éditions de textes fondées sur un manuscrit unique, un corpus d'une cinquantaine de textes, et les témoignages des grammairiensanglais et français de l'époque, et du XVIe siècle. Selon CMN, la nouveauté principaledans l'organisation de son étude est de "traiter ensemble, d'une part, de la morphologie (étude des formes) et de la paradigmatique (ou syntaxe au sens traditionnel ..) ... et d'autre part, d'accorder une importance particulière ... à la syntagmatique" (p. 7; dans la Table, et dans le texte, cette 'syntagmatique' est nommée "syntaxe de position"); va pour ces principesexcellents (mais fonctionnent-ils?), mais pas pour leur nouveauté: dans le Précis historiquede grammaire française de K. Togeby (Copenhague 1974) la morphologie et la syntaxe sont aussi, et comme il convient, traitées ensemble (voir Y Avant-propos, p. 5, où est soulignéecette 'nouveauté' — qui en était une, en 1974. La bibliographie des textes dépouillés est une bibliographie modèle: les textes sont tous caractérisés par rapport aux problèmes de genre, date, lieu, nombre de manuscrits, méthode de l'éditeur, etc. A la bibliographie des études, ajouter les ouvrages de P. Guiraud et de K. Togeby, tous les deux cités ci-dessus.

Le Première partie (Chap. 1-3, p. 17-49) est un aperçu, aussi précis que précieux, de "la situation de la langue française aux XIVe et XVe siècles" (y compris les conditions politiques et administratives). - P. 18: distinction importante entre la 'scripta régionale' et le 'parler local'. P. 21: le rôle joué par le duché et les ducs de Bourgogne aurait pu être approfondi, ainsi que les effets - pour la France et pour le français 'langue commune' - produits par la mort de Charles le Téméraire, survenue en 1477. - P. 2655.: un certain chevauchement des traits choisis pour illustrer les particularités des scriptas locales (surtout pour ce qui est de la Picardie, la Normandie, la Picardie wallonne et la Wallonie). - P. 28: à propos de la prononciation normande allair (de aller), mentionnée par Vaugelas en 1647, CMN aurait pu citer le problème des 'rimes normandes' (ici, ou dans son chap. 4 - où le problème n'est pas discuté). - P. 42: pas de références bibliographiques pour la question du français en Orient? - P. 43: est-ce que la nouvelle est un genre "tout neuf en France"? (Marie de France, les fabliaux, Jehan Renart ...).

La Deuxième partie (Chap. 4-6, p. 51-94) traite des évolutions phonétiques les plus importantes pendant la période du MF. Une liste des textes étudiés dans cette partie précède la description des faits: tous ces textes sont, évidemment, des textes en vers. - Chap. 4 "Sons vocaliques": P. 69: CMN aurait dû souligner l'importance de la nouvelle distribution (inconnue à l'ancien français (AF)) voyelles ouvertes en syllabe fermée/voyelles fermées en syllabe ouvertes. P. 755.: -agne/-aigne, -eigne: ajouter le nom de Montaigne, autrefois prononcé [môtape]. - Chap. 5 "Sons consonantiques": P. 84: la discussion de "-s- implosif intérieur" aurait pu être plus approfondie. P. 87: "-1 final", ajouter l'exemple de oïl. - Chap. 6 "Graphies et ponctuation": P. 93: on aurait aimé voir ici quelques mots sur la nouvelle graphie /ou/ ([u]), cf. p. 70, et sur le sort de -x (= -us), cf. p. 86. P. 93: les 'graphies latinisantes' ne sont pas seulement 'latinisantes': elles servent aussi à distinguer entre homophones {poids + pois, etc.) et à rétablir l'unité, orthographique, des familles de mots (au lieu de grant on aura grand = grande = grandeur, etc.). P. 935.: bon petit exposé sur la ponctuation dans les mss. et dans les imprimés de la période (on attend, avec plaisir, le jour où paraîtra le travail sur ce sujet que CMN nous promet ici).

La Troisième partie, "Morpho-syntaxe", est, comme on s'y attendait, la partie le plus
étendue de l'ouvrage (Chap. 7-21, p. 95-301). C'est une partie où fourmillent de beaux tableaux,desstatistiques
impressionnantes, des analyses et des discussions très approfondies et

Side 141

fort intéressantes - mais, c'est aussi une partie avec des chapitres très denses et où la présentationdesfaits est parfois assez difficile à suivre (ce qui est dû, surtout, à une mise en page et une typographie assez compliquées - voir, p.ex., les chapitres 16 et 17). Et, disons-le tout de suite, l'intention formulée par CMN (p. 7), de traiter ensemble de la morphologie et de la syntaxe, n'est pas toujours réalisée de manière tout à fait satisfaisante: ainsi, pour le verbe, le chapitre 17 est purement morphologique, et, pour avoir des renseignements sur l'emploi des modes, on doit consulter les chapitres 21 (conjonctions de subordination) et 25 (syntaxe de la phrase complexe); de même, pour l'emploi ou le non emploi du pronom sujet, il faut consulter non pas le chapitre 16 (pronoms personnels), mais le chapitre 24 (l'ordre des mots dans la proposition). - Chap. 7: P. 97ss. (et p. 118): bonne discussion sur le déclin en MF de l'ancien système de déclinaison (pour l'ancien 'génitif il faut pourtant se reporter au chap. 22, p. 315 et 31855.), mais discussion qui ne souligne pas assez les différences dialectales(utilisation,à bon escient, du nominatif chez Froissart (ms. picard), mais incohérence dans Fouke Fitz Warin (ms. anglo-normand)). P. lOOss. : exposé très détaillé de la disparition des adjectifs épicènes. - Chap. 9 (les démonstratifs): P. 11955.: CMN insiste peut-être pas assezsurla distinction (sémantique) entre 'près' et 'loin' et, de même (p. 12755.), sur le fait que ce est encore en MF un pronom disjoint (= français moderne (FM) cela). - Chap. 10 (les possessifs):P.1365.: pour l'ancienne construction un/le/ce mien cheval, voir chap. 22 (p. 314). P. 139: aux hypothèses avancées par P. Rickard, à propos de l'évolution de m'ame à mon âme, ajouter 1) l'instabilité du genre dans les noms à initiale vocalique (FM un honneur, mais une peur, etc.) et 2) et que, avec mon âme, les adjectifs possessifs se comportent maintenantcommeles autres déterminatifs devant nom à initiale vocalique (c.à.d., sans distinctiondegenre: mon homme/mon âme - l'hommejl'âme, cet homme/cetfte) âme). Chap. 11 (les indéfinis): selon CMN chasque est employé, quoique rarement, en MF, mais elle ne donne que des exemples avec chascun (de même chez Gardner & Greene: pas d'exemples de chasque); NB pour l'exemple, souvent cité, de chasque dans Cligès (éd. Foerster, v. 3326), il faut se rappeler que, des huit mss. dont s'est servi Foerster, un ms. porte chasque (nuit), un ms. donne chascun (jor ?), tandis que les six autres mss. ont des expressions différentes. - Chap. 12 (les numéraux): P. 156: aucune discussion de la formation des numéraux composés(letype ancien de trente et trois). P. 157: pour la construction luy deuxiesme (Commynes),cf.p. 189s (soi ou lui/elle). -Chap. 13 et chap. 14 (les relatifs et les interrogatifs): Chapitres un peu faibles, par rapports aux chapitres précédents, et qui auraient bien pu être réunis en un seul chapitre. Pour ce qui est des interrogatifs, souligner que, en MF, les propositionsprincipaleset les subordonnées sont (encore) introduites par les mêmes pronoms (à propos des exx. p. 167 de que - FM ce que, introduisant les interrogations partielles). - Chap. 16 (pronoms personnels): Des problèmes épineux, mais qui sont traités d'une main sûre. On regrette pourtant l'absence: d'une vue d'ensemble sur le pronom sujet (la série je/ te/il - elle devenant des pronoms conjoints + la série moi/toi/lui - elle comme sujets + l'affaiblissement'physique'des désinences verbales + la ré-structuration de l'ordre des mots dans la proposition); d un essai d'explication de l'évolution H > lui (pronom conjoint datif, mase, et fém.); cfune référence, ici, à la thèse de P. Skârup Les premières zones de la proposition en ancien français (cité pourtant p. 329), à propos du passage de l'ordre le me à l'ordre me le (p. 1785.). C'est avec plaisir, par contre, qu'on lit les belles pages (191-99) consacrées à l'étude du problème 'pron.pers. régime et verbe infini' (l'exemple cité p. 192, va le querré (Griseldis v. 894), ne montre pourtant pas le 'tour nouveau': on a toujours dit va le querré. et on dit encore va le chercher. Chap. 17 (le verbe): P. 20055.: Discussion détaillée des nouvelles formes de la première personne du présent de l'indicatif (j'aime, j'entends), mais aucun essai pour expliquer pourquoi on a commence a ajouter ces j-e¡ et /-i/. P. 209. L'exemple cité d'après R. Martin (dites et faites en subordonnée complétive = indicatif ou subjonctif ou impératif?): s'esmerveiller que peut encore au XVIe siècle se construire avec

Side 142

lindicatif (voir les exx. dans Huguet tome 111, p. 652-53). P. 212: Querre/querir - ajouter: courre/ courir. P. 219ss. : L'apophonie: on aurait aimé voir ici une référence explicite au chap. 4 (sons vocaliques), et une référence aux problèmes analogues que posent les mots dérivés(cter(clair) - clarté, etc.). P. 226. Bonne observation sur la discordance entre les radicauxduparfait et du subjonctif imparfait de vouloir. - Chap. 18 (les adverbes): P. 231 : A la série adoni - aîant (et maintenant aussi alors, fait de l'ancien lors, sur le modèle de adont, atant). ajouter les remarques faites à la page 238 (acoup) et aux pages 261-62 (à indique une précision temporelle). P. 237: Comme est ici adverbe, mais à la page 270 il est, dans le même fonction (introduisant le deuxième élément de la comparaison d'égalité), préposition? - Chap. 19: P. 279: Observation intéressante sur sur/dessus, mais rien à propos des autres 'couples' (p. 273 lez/delez, p. 276 puis/depuis, p. 277 sous/dessous). - Chap. 20 (conjonctionsdecoordination): P. 28255.: Bonne discussion des emplois complémentaires, et concurrents,deet et si (discussion peut-être mieux placée dans la Quatrième partiel). Chap. 21 (conjonctions de subordination): P. 295: Pourquoi traiter ici de que (utinam)'i P. 296: Les notions de 'jusqu'à ce que' et de 'avant que': aucune discussion de l'emploi du (des) mode(s) du verbe. P. 289: Pour ce que (marquant le but) "n'est plus employé après le XIVe siècle": Gardner & Greene en donne pourtant un bel exemple du XVe siècle (p. 97).

La Quatrième partie (Chap. 22-26, p. 303-352) sur la "syntaxe de position" est, sans doute, la partie la plus intéressante de l'ouvrage de CMN: c'est une partie de points de vue nouveaux et une partie qui invite à une discussion approfondie des analyses proposées, et c'est avec regret que nous devons nous limiter ici à quelques remarques de détail. - P. 306: Pour le "tableu des éléments constitutifs du groupe nominal": lire d'abord la conclusion p. 322-33. - P. 315 et 31855.: Pour ce qui est de l'ancien 'génitif, voir maintenant l'ouvrage de M. Herslund Problèmes de syntaxe de l'ancien français. Compléments datifs et génitifs (Copenhague 1980). - P. 345: L'exemple donné des Quinze joies de mariage p. 91 est tout à fait déformé et inintelligible.

La Cinquième partie (Chap. 27, p. 356-67) sur le "lexique" est, par opposition à la partie correspondante dans Le moyen français de P. Guiraud, très courte et un peu faible, mais comprend toutefois une bonne introduction au problème (p. 355) et, surtout, une section intéressante sur les néologismes (p. 358-362). - Une seule remarque de détail: Selon CMN, le suffixe -ain aurait totalement cessé d'être productif en MF (p. 357); or, c'est justement à cette période que nous devons des dérivés (savants!) comme sylvain et urbain.

En guise de conclusion: D'un bon manuel - et l'ouvrage de CMN sera sans doute, et pour des années à venir, le manuel de l'histoire de langue française aux XIVe et XVe siècles - on doit exiger une documentation précise et mise à jour, une méthode solide (bien que - nécessairement - éclectique), et une présentation des faits qui en rende la consultation facile (ou pas trop difficile). L'ouvrage de CMN remplit, avec les quelques réserves faites ci-dessus, pleinement ces exigences: II est, en effet, bien rare de voir un manuel dont la documentation est basée sur tant d'études personnelles. Il est rare aussi de voir réaliser un manuel linguistique avec une méthode philologique aussi solide que celle de CMN (copistes/auteurs, vers/ prose, rimes et mètre, graphies, dialectes, genre littéraire des textes dépouillés, etc.). Et, enfin, c'est un plaisir d'avoir sous les yeux un manuel où les fautes d'imprimerie sont - presque - totalement absentes.

Avec le manuel de CMN, nous avons maintenant un de ces "sufficient tools for the study of the Middle French language" qu'invoquèrent Gardner & Greene en 1958; et tout ce qui nous manque actuellement, c'est un dictionnaire du moyen français (XIVe et XVe siècles) qui pourrait combler la lacune entre les dictionnaires de Tobler-Lommatzsch et de Huguet.

Copenhague