Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Gérald Schaeffer: Espace et temps chez George Sand, Coll. Langages, Neuchatel, La Baconnière, 1981. 148 p.

Kristina Wingård

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Ce volume réunit six articles publiés dans diverses revues par Gérald Schaeffer avant sa disparition prématurée. Les recherches de Gérald Schaeffer se situent dans une double tradition nettement définie. Selon son propre aveu (dans l'Avertissement de sa thèse sui Le "Voyage en Orient" de Nerval. Etude de structure, Coll. Langages, Neuchatel, La Baconnière, 1967), sa démarche critique doit surtout à Jean-Pierre Richard; d'autre part, l'orientation de ses recherches manifeste clairement l'influence du regretté Léon Cellier, à qui Schaeffer rend hommage à plusieurs reprises dans le présent volume. La liste des écrivains auxquels Schaeffer s'est intéressé est particulièrement révélatrice à cet égard: Nerval, Rimbaud, Breton et George Sand: tous des écrivains qui envisagent la création littéraire comme une quête, une tentative de "voyance", ligne majeure du romantisme prolongée par Rimbaud et Breton.

Les textes du présent recueil montrent que l'auteur est resté fidèle jusqu'au bout à la méthodecritique qu'il expose au début de son grand ouvrage sur le Voyage en Orient de Gérard de Nerval: pour chaque auteur, il recherche l'architecture unifiante, particulière et strictementinterne qui caractérise son oeuvre. Il s'agit pour Schaeffer de repérer la "mythologie personnelle" de l'auteur en fonction des seuls schémas livrés par ses textes, en s'efforçant

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d'interpréter la langue et l'architecture de l'oeuvre conçues comme un tout puisque, comme
l'a dit Richard, la cohérence interne est "finalement le seul critère valable de l'objectivité"
(L'univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 36).

En dehors des textes consacrés à l'oeuvre de George Sand, le présent volume contient aussi deux articles sur Gérard de Nerval, dont le premier, "Nerval et Gautier", nous semble composé de façon un peu disparate. Cet article réunit en effet d'une part un texte d'une dizaine de pages sur Gautier et Nerval, et d'autre part deux "notices", ou mises au point, sur des problèmes de détail (la "Cydalise" et l'allusion que fait Nerval à Crédeville et à Bouginier).

L'auteur constate que le conte de Gautier Deux acteurs pour un rôle, publié en juillet 1841, doit beaucoup (éléments descriptifs, thèmes de l'amour et du théâtre) à un texte de Nerval, "Amours de Vienne", publié en mars 1841. Schaeffer voit dans les parallèlismes qui existent incontestablement entre ces deux textes un discret hommage rendu par Gautier à "L'ami de toujours" (p. 120), qui traverse une période particulièrement douloureuse en 1841, sa maladie l'ayant obligé à faire un séjour chez le docteur Blanche au début de l'année. Gautier poursuit ainsi à lui seul le dialogue littéraire où il se trouvait engagé depuis longtemps avec Gérard de Nerval.

Ce volume s'achève sur une notice ("Nerval et Texier, ou de Pérégrinus à Olibrius") qui examine un problème d'attribution. L'auteur s'y attache à prouver - de façon convaincante à notre avis - que la plus grande partie de L'âne d'or, attribué à Nerval et figurant dans l'édition Pléiade est due en réalité à Edmond Texier.

Ces deux textes mis à part, le reste du présent volume est composé de quatre essais de longueur différente consacrés à l'oeuvre de George Sand. Tous ces textes sont centrés sur une notion clé, que Gérald Schaeffer retrouve partout chez la romancière: la réconciliation des contraires, (nature et civilisation, voyage et repos, vie et mort, lumière et ombre, réalité et rêverie, etc.), aboutissant à une synthèse harmonieuse.

Dans le premier essai ("George Sand voyageuse"), l'auteur étudie les oeuvres autobiographiques de George Sand en dégageant certaines oppositions qui constitueraient selon lui des constantes de l'univers sandien: la vie quotidienne / le voyage-évasion; la création littéraire / la rêverie; l'imaginaire / le réel. Il décèle chez la romancière une angoisse fondamentale, causée tant par le désaccord entre l'âme humaine et la nature, entre le caractère éphémère de l'homme et la durée de la matière que par l'abîme sans fond que chaque homme découvre en lui-même. Le remède contre cette angoisse est offert par le voyage - réel ou imaginaire ,la vie vécue comme un voyage "ayant la vie pour but"; voyage qui se trouve, à son tour, assimilé à la création artistique, au parcours initiatique que constitue le récit romanesque, qui fonctionne dans cette optique comme un "fil d'Ariane offert à tous ceux qui osent affronter les monstres intérieurs et cherchent une issue au labyrinthe" (p. 32).

A notre avis, les inconvénients de l'approche "synchronique" apparaissent le plus clairementdans des textes comme celui-ci: il s'agit s'une esquisse assez brève, mais qui n'en prétendpas moins embrasser, à en juger par les textes cités par Fauteur, une vingtaine d'années (de 1833 jusqu'à 1852). Les schémas dégagés nous paraissent assez abstraits et nous semblent,par leur généralité supposée, méconnaître l'élément d'évolution qui est si important chez George Sand pendant toute cette période. Un exemple: L'auteur cite plusieurs textes de 1833-1834 (Lélia, Sketches and hints, Lettres d'un voyageur, Jacques) où il est question de la "pétrification", de l'assimilation de l'homme à la nature inerte, minérale (par oppositionà la nature végétale et animale: cf. p. ex. Lélia, éd. Reboul, Garnier, 1960, p. 125), que Jacques, Lélia, le "Voyageur" craignent et désirent en même temps. La pétrification signifie ici insensibilité, donc repos, froid, mort. Cette hantise pétrifiante est un motif qui caractérisetrès nettement la production de George Sand entre le début de 1833 et le début de

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1835, et qui s'estompera après ces années de crise; l'identification minérale, toujours négativementconnotée par la suite, sera magistralement repoussée dans Laura (1864) comme stérileet mortelle. Or, Gérald Schaeffer semble vouloir rapprocher le motif de la pétrification du motif de l'identification harmonieuse (végétale, aquatique, etc.) avec la nature et le milieuambiant (p. 16-21), ce qui revient selon nous à méconnaître la spécificité nettement prononcéeet pour ainsi dire chronologiquement circonscrite du motif de la pétrification. S'il nous paraît donc incontestable que l'imaginaire de chaque écrivain présente des "constantes" qui permettent de considérer l'oeuvre tout entière comme un seul "texte", nous croyons cependant qu'il faudrait compléter l'approche synchronique par une étude diachronique qui tienne compte de l'évolution des thèmes et des structures (ce qui fait d'ailleurs J.-P. Richard dans maint endroit de son Mallarmé). Peut-être même la méthode synchronique se prête-tellele mieux à l'analyse d'un seul texte, ou d'un groupe de textes peu espacés dans le temps. Dans le cas présent, cette méthode donne en tout cas de meilleurs résultats lorsqu'elle est appliquée à un seul roman.

L'article sur Mauprat ("'Nature' chez Geoge Sand: une lecture de Mauprat") souligne la double signification que prend la notion de nature dans ce roman: âge d'or, vie claire, simple, heureuse, mais aussi abîme, ténèbres, angoisse primordiale, superstition. D'autre part, la nature s'oppose à la civilisation, dont la signification est également double: elle implique les avantages de l'éducation, l'adoucissement des moeurs, mais signifie aussi le dessèchement spirituel, l'aliénation, le déracinement. L'auteur montre comment George Sand parvient dans Mauprat à réconcilier la nature et la civilisation dans une synthèse harmonieuse (Bernard Mauprat civilisé mais gardant sa vigueur naturelle), qui corrige ce que la nature a de sauvage et d'inquiétant sans détruire ce qu'elle a de précieux. Cette démonstration, très astucieusement menée, est centrée sur les sept premiers paragraphes de Mauprat, qui sont analysés dans leur textualité la plus concrète. Gérald Schaeffer montre que le conflit entre la nature et la civilisation, ainsi que la solution du conflit, s'y trouvent déjà implicitement exprimés.

Le troisième texte du volume porte sur Consuelo ("Consuelo, le temps et l'espace, lieux
symboliques et personnages"). C'est un article dense et touffu, composé selon un principe
d'emboîtement associatif, ce qui le rend difficile, sinon impossible à résumer brièvement.

Gérald Schaeffer voit Consuelo comme un roman de l'initiation réussie, mais jamais définitive, un roman mythique où toutes les oppositions sont résolues, où la temporalité et la spatialité sont abolies, comme absorbées dans une réalité plus profonde. L'auteur choisit comme point de départ de son analyse la lettre de Philon à Martinowich qui termine La Comtesse de Rudolstadt (le dernier tome de Consuelo). Remontant ensuite le courant, il dégage les principales structures de cette vaste somme romanesque en montrant comment "l'intrigue romanesque se transforme sous les yeux du lecteur en récit mythique" (p. 51). Cette démarche permet à l'auteur de discerner un certain nombre de notions, ou de schémas, qui structurent le récit:

1. Le temps et l'espace, considérés sur le mode de l'être et du paraître. A cette notion est lié tout un faisceau de couples antithétiques: l'abîme et la marche, le repos et le voyage, la lumière et l'obscurité, dont l'ensemble constitue une thématique de l'initiation. Ce thème majeur détermine la dialectique complexe des rôles successifs ou simultanés assumés par les personnages: Consuelo actrice et mère, femme et ange de consolation; Albert-Liverano être d'ombre et de lumière, sage et fou en même temps, etc.

2. La notion de synonymie - antinomie, p.ex. l'opposition Albert-Anzoleto, Venise- Bohême: Albert, l'homme de la Bohême et du Nord paraît s'opposer à Anzoleto, le Vénitien,homme du Midi. Or, en réalité, Albert "réunit Venise et Bohême" pas sa "tournure de grand seigneur" et sa tête de "beau pécheur de l'Adriatique" (p. 63). Ainsi se trouve réalisée la synthèse de Venise, ville de lumière, de liberté et de musique et de la Bohême, pays de

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l'initiation mystique. Grâce à Albert, Consuelo traversera heureusement les étapes de son initiation.Elle connaîtra l'union complète - charnelle et mystique - du couple humain, et accéderaà la vérité profonde et indicible où le temps et l'espace s'abolissent, vérité que la musique seule peut exprimer.

L'étude consacrée à Laura, voyage dans un (sic) cristal est la plus longue, la plus achevée et à notre avis la mieux réussie du présent volume. L'auteur analyse ici un récit assez bref en manifestant un certain souci de clarté pédagogique absent des autres essais de ce recueil, ce qui tient probablement au fait que cette étude a originellement servi d'introduction à une édition de Laura (Paris, Nizet, 1977).

Laura est, souligne fort justement l'auteur, un roman d'apprentissage et d'initiation,
dont l'originalité consiste dans la synthèse harmonieuse entre le réel et l'idéal que finit par
réaliser Alexis, le jeune héros du récit. Celui-ci rêve d'une Laura fée, initiatrice idéale qui
l'introduit dans le monde du cristal, et finit pourtant par épouser sa cousine Laura, bonne
petite bourgeoise bien réelle, mais qui garde au fond ses yeux bleus "un certain éclat de
saphir qui [a] beaucoup de charme et même un peu de magie". {Voyage dans le cristal,
"Laura", éd. UCE, 1980, p. 109). C'est que, pour qui sait bien voir, pour qui sait regarder
la réalité avec des yeux de poète, le fantastique fait partie de la réalité, et dans Laura,
comme dans bien d'autres romans de George Sand, c'est la femme qui remplit le rôle d'initiatrice,
aidant l'apprenti-voyant à accéder à la synthèse du réel et de l'idéal. C'est donc par
l'amour humain, et aussi par l'acte créateur (car Alexis écrit ses hallucinations tout en les
subissant) que s'opère l'intégration du fantastique au monde quotidien. Gérald Schaeffer
signale aussi, avec raison, les affinités très nettes qui existent entre Laura et certaines oeuvres
de Verne, de Hoffmann et surtout peut-être de Nerval, rendant justice par là à la dimension
mythique que possède ce conte en dépit de sa conclusion rassurante et un tantinet pot-aufeu.
Comme le dit excellement Gérald Schaeffer: "II est des conclusions bourgeoises et
optimistes, fermées, d'apparence si éloignée, par conséquent, de la conclusion de Sylvie et
qui n'étouffent pas cependant les bruits d'ailes, les fracas des vitres à travers le
cosmos" (p. 116).

Disons en conclusion que les quatres essais sur l'oeuvre sandienne contenus dans le présent volume témoignent tous d'une réflexion remarquablement cohérente sur quelques thèmes fondamentaux de l'univers sandien, réflexion qui se place malheureusement, comme le dit Marc Eigeldinger dans son Avant-dire, "sous le signe fatal de l'inachèvement" (p. 7). Cependant, si certains de ces essais ont plutôt le caractère d'esquisses, l'article sur Mauprat et surtout l'étude sur Laura prouvent à notre avis le caractère fructueux et riche d'avenir des préoccupations de l'auteur. Espérons que ce livre de mémoire riche en idées originales encouragera d'autres chercheurs à poursuivre l'exploration de l'univers sandien dans la direction indiquée par Gérald Schaeffer.

Uppsala