Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Balzac et Les Parents pauvres. Etudes réunies et présentées par Françoise van Rossum-Guyon et Michiel van Brederode. Paris, SEDES/CDU, 1981. 225 p.

Hans Peter Lund

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Les deux derniers romans de Balzac, La Cousine Bette et Le Cousin Pons - en réalité il terminait en même temps la "Dernière incarnation de Vautrin", quatrième partie des Splendeurs et misères - furent écrits et terminés parallèlement, du mois de juin 1846 au mois de mai 1847. Deux ans avant sa mort, Balzac en était, en littérature, à la dernière incarnation d'un de ses plus grands héros et aux romans de la mort que sont Les Parents pauvres. Un parcours allait s'achever, formant cercle, parce que ces romans reprennent toute la problématique de La Peau de chagrin, roman paru en 1831. Nous allons y revenir.

Les études réunies ici ont été présentées et discutées en 1979, à un colloque du Groupe international de recherches balzaciennes, animé par Claude Duchet. Elles ne concernent pas la place de ces deux romans dans l'oeuvre et la vie de Balzac, ni leurs sources réelles et livresques, sujets qui ont été traités par André Lorant (Les Parents pauvres d'Honoré de Balzac, I-11, Droz, 1967). C'est qu'il était temps de s'attaquer aux textes, à ce discours et à cette écriture qui, à l'époque, furent un succès sans pareil auprès du public, et, pour la postérité, une énigme, une sorte de palimpseste, choquant dans sa mise à nu de la sexualité, repoussant dans ses images de la mort, et apparemment contradictoire. S'agit-il vraiment là de romans réussis? Pour répondre à cette question, il était nécessaire de la reprendre par différents biais. La tentative est fort intéressante et très stimulante; elle est réussie en ce sens que les articles du volume présent ne se contredisent pas, mais montrent, tous ensemble, que les contradictions et antagonismes qui existent entre et dans les deux romans font système.

On sait que Balzac les présentait comme "deux jumeaux des sexes différents". Différents et semblables, oui, et d'abord en ce qui concerne la composition. Dans La Cousine Bette, né le premier, l'action ("le drame", dit Balzac) démarre plus vite que dans l'autre, après une série d'analepses initiales. Dans Le Cousin Pons, au contraire, ces analepses ne semblent pas s'arrêter, elles se renouvellent à chaque nouveau personnage, et "le drame" ne commence qu'avec le deuxième moitié du roman. Constructions différents ... et néanmoins analogues (François van Rossum-Guyon, p. 148), séparant, dans les deux cas, l'avant-scène (la "démonstration"ou "l'exposition discursive", Jacques Neefs, p. 172, Françoise Gaillard, p. 183) de la "manifestation" ou "dramatisation". Par les analepses, Balzac semble vouloir tout expliquer par le passé socio-historique et psychologique, pour lancer par la suite un texte déterminéd'avance. Or, avec le passage de l'avant-scène au drame, le narrateur nous donne la possibilité de voir, d'assister en spectateurs à une "dramatisation du social" (Fr. Gaillard, p. 182-83). Les scènes, dont la théâtralité est particulièrement claire dans La Cousine Bette (notons que La Cousine Bette fut adaptée à la scène, voir "Balzac, Clairville et "Madame Marneffe"", de R.J.B. Clark, RHLF, 1968, p. 769-81), deviennent significatives plutôt que représentatives: le fonctionnement social des personnages est le fonctionnement social tout

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court, et le drame coïncide structuralement avec celui de l'époque référentielle (la Monarchiede Juillet). Dès lors, "la fiction tient lieu de savoir" (p. 185), et, comme le suggèrent les éditeurs du volume, "la lecture [du réel] que le roman propose s'avère ainsi comme une véritablepratique interprétative de l'Histoire et de la Société" (p. 8). Conclusion décisive pour toute lecture de la Comédie humaine.

Il importe, dès lors, de rendre compte des structures et procédés de cette interprétation. L'envergure de l'article de Fr. Gaillard est représentative d'une première partie des contributions, et c'est l'article de Per Nykrog ("La révélation de la société invisible chez Balzac"), tout au début du volume, qui semble en donner le rythme. Pour Nykrog, bien des personnages des deux romans sont frappés par un "aveuglement devant la réalité sociale", leur caractère propre les pousse à une "continuation excessive" qui amène la mort. Mais de deux façons différentes: Bette et Pons sont tous les deux des centres d'énergie, elle est active, lui passif, elle cherche à dominer les autres, lui attire leurs attaques. Alain Henry et Hilde Olrik résument ce fait en considérant la structure des textes, structures antagonistes donc (mais, par là même, relevant de la "gémellité" des deux romans), parce que "la relation qui unit le centre [la collection Pons; le personnage de Bette] et la périphérie [les personnages agissant sur Pons; ceux qui sont dominés par l'action sournoise de Bette] s'inverse d'un roman à l'autre". Les personnages faibles, artistes naïfs et nobles de l'Empire, ne voient pas le pouvoir de la combinaison Fraisier-Camusot et celle de Bette-Valérie, qui représentent le pouvoir intéressé de la nouvelle société. Mais il y a plus, car la gémellité antagoniste continue: Pons et Schmucke, les détenteurs de la précieuse collection d'oeuvres d'art qu'ils essaient de conserver et de ne pas dilapider, succombent devant ce pouvoir; et inversement, Valérie dissipe la fortune d'un Crevel et d'un Hulot. Ce jeu de la "conservation" et de la "dispersion" n'est-il pas l'exacte reprise de toute la problématique de La Peau de chagrin"l.

D'autres chercheurs ajoutent à cette interprétation générale des analyses de détail. Lucienne Frappier-Mazur aborde la question du "discours du pouvoir dans Le Cousin Pons" et Nicole Mozet pose celle-ci: "La Cousine Bette, roman du pouvoir féminin?", tandis que Philippe Mustière et Patrick Née traitent le problème "de l'artiste et du pouvoir". Ainsi sont démontrés le pouvoir d'un Fraisier, maître du discours institutionnel, au dépens des marginaux (Pons et Schmucke, des Allemands ... et des artistes!), et celui de la femme, en particulier si elle vient du peuple. C'est évidemment la collection Pons qui constitue la pomme de discorde, jalousement gardée des attaques dirigées par des personnages forts, et dissipée seulement à partir du moment où Elie Magus, riche d'une autre collection, commence à s'y intéresser. Ces deux collections, c'est l'art pour l'art et l'art pour l'argent qui s'opposent, opposition qui résout peut-être une énigme de La Peau de chagrin: dans ce roman, l'antiquaire offre à Raphaël la peau/la force vitale - il ne la vend pas, car elle est en dehors de la circulation monétaire qui, elle, donne la mort; mort de Pons et de Schmucke, lorsqu'on a misen circulation les valeurs de la collection, mort de Valérie et de Bette, quand elles ont épuisé les forces, artistiques et autres, du sculpteur Steinbock (cf. Mieke Taat, "La Bette à la lettre", p. 196). C'est d'ailleurs ce que résume Pierre-Marc de Biasi, quand il dit: "L'irruption du désir de l'autre et du temps social n'ouvre la collection qu'à l'extériorité d'un devenir où tout se démantèle" (p. 72). Maarten van Buuren, lui, insiste sur la tromperie et la dissimulation des personnages dans ce jeu, en particulier de ceux ou celles (Mme Cibot et Bette) qui visent la destruction, la dégradation d'une unité originelle, à savoir la Naïveté du collectionneur et la Pureté de la mère de famille (Adeline Hulot) (p. 190-91).

Alors que ces articles tournent autour de la thématique et de l'inscription du social dans les textes, d'autres, sur les effets de l'écriture, analysent le portrait féminin (Roland Le Huenen); le pathétique et le grotesque comme catégories du discours de Balzac inspirées du mélodrame et rivalisant avec le roman-feuilleton de Sue et de Dumas (Elisheva Rosen et Ruth Amossy); le fonctionnement de l'oeil et du regard dans l'interaction des personnages

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(Charles Grivel); la forme de la répétition, soit des éléments de l'antithèse, soit du "contrepointironique" (José-Luis Diaz). André Vanoncini clôt le volume avec un article de fond sur les modèles et la réception du roman à l'époque. Il ressort de ces articles que Balzac puise à pleines mains dans les codes et modèles établis, qu'il y réfère consciemment dans le métadiscoursdu narrateur, et que la plus simple description est élaborée dans un dessein démonstratif(Jo van Apeldoorn) et une intention signifiante plutôt que réaliste. Une autre conclusions'impose encore après la lecture de ces articles: loin d'être le réaliste reconnu par la tradition,celui du réalisme mimétique (Auerbach), ou le réaliste visionnaire, ou encore le créateurde types, Balzac est le travailleur d'une "texture discursive", où se mêlent "différents énoncés" (Roland Le Huenen) relevant de la culture (de sa culture (littéraire)). B. Vannier avait déjà avancé cette thèse (L'lnscription du corps. Pour une sémiotique du portrait balzacien,Klincksieck, 1972), Philippe Hamon avait écrit un article sur les contraintes du prétendudiscours réaliste ("Un discours contraint", Poétique no. 16, 1973), et Martin Kanes avait publié son ouvrage sur Balzac's Comedy of Words (Princeton University, 1976) De ce derniernous avons aussi un article qui cite comme exemple Les Parents pauvres: "Langage balzacien:splendeurs et misères de la représentation" (in: Balzac, l'invention du roman, Belfond,1982, p. 281-94). Kanes y conclut que "les stigmates linguistiques", qui attachent aux personnages des significations lisibles, prouvent non la manière d'être des personnages (ce seraitla mimesis), mais une conception de la condition humaine.

Le vieux topos du Liber mundi utilisé par Kanes peut servir de conclusion à ce compte rendu: s'il est important pour les personnages de la Comédie humaine de bien lire le livre du monde et de ne pas s'y méprendre, il est également important pour Balzac d'aboutir à un "Liber mundi scriptibie", au monde "que nous créons par la force de l'imagination" (art. cit. p. 289, 290). Notre recueil d'articles sur les Parents pauvres va dans ce sens. Ce qui n'exclut pas que, pour Balzac, le Liber mundi scriptible "résultait plutôt d'un travail sur les éléments du livre lisible", du monde réel (p. 291).

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