Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Tzvetan Todorov: Mikhaïl Bakhtine - Le principe dialogique suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine. Editions du Seuil, Paris, 1981. 318 p.

John Pedersen

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La tâche que s'est donnée Todorov dans son dernier livre est de restituer aux admirateurs occidentaux l'oeuvre de Bakhtine dans son ensemble, leur montrant ainsi que l'importance globale de cette oeuvre pourrait être à la hauteur de l'impact qu'ont eu les textes les mieux connus de Bakhtine.

Les études sur Rabelais et sur Dostoïevski constituent en effet des références quasipermanentes,
mais Todorov démontre que l'oeuvre de Bakhtine dépasse de beaucoup ces
deux ouvrages déjà classiques. Non seulement nous n'avons pas eu accès à l'ensemble de son

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oeuvre, mais encore faut-il ajouter que, selon Todorov, sa pensée, telle que nous la connaissons,
a été en partie trahie par les traductions en langues occidentales.

Voilà qui jette quelque incertitude sur son univers conceptuel, incertitude qui ne fait qu'augmenter quand on aborde le problème des inédits de Bakhtine et de ses écrits parus sous d'autres signatures. C'est que Todorov, en établissant les grandes étapes de sa biographie intellectuelle, replace Bakhtine dans l'atmosphère trouble des années trente en URSS, où le jeu ouvert n'était pas toujours de mise.

Dans ces reseignements sur le destin d'une carrière intellectuelle il y a déjà de quoi attirer le lecteur, et les quelque 130 pages d'annexés comportant divers écrits du cercle de Bakhtine méritent certainement aussi l'intérêt du public. Cependant, l'apport le plus important de ce travail me semble être la discussion que Todorov consacre à ce qui constitue selon lui les domaines essentiels de la pensée et de l'interrogation de Bakhtine.

Ce choix nous vaut des remarques pénétrantes notamment sur l'epistemologie des sciences
humaines, sur la translinguistique, sur l'histoire littéraire et, finalement, sur l'anthropologie
philosophique.

En ce qui concerne le domaine épistémologique, Todorov nous permet de voir, à grand renfort de citations, les prises de position de Bakhtine dans ia discussion sur les différences entre sciences naturelles et sciences humaines. Les différences fondamentales lui semblent en effet se situer à la fois dans l'objet et dans la méthode. L'objet n'est justement pas un objet, mais un autre sujet, d'où l'impossibilité de "séparer l'étude de l'oeuvre de celle qui considère les participants à cet acte de communication qu'est la littérature (l'auteur et le lecteur)" (p. 37). Le véritable objet se laisse donc aussi caractériser comme "l'interrelation et l'interaction des esprits" (p. 38). La méthode spécifique des sciences humaines se définit par conséquent comme étant celle de la compréhension, c'est-à-dire la "transposition qui maintient non confondues deux consciences autonomes" (p. 39).

C'est que le métatexte, par exemple dans le domaine littéraire, n'est pas à considérer simplement comme un code, mais comme un véritable intertexte qui entre en relation dialogique avec le texte qu'il analyse. Ici comme ailleurs, Todorov nous explique avec une clarté admirable les rapports de Bakhtine avec les formalistes, rapports qu'il résume en caractérisant le critique russe comme post-formaliste: "il déborde le formalisme mais apresen avoir assimilé les enseignements" (p. 66). Sur quoi Todorov esquisse des rapprochements suggestifs avec les oeuvres d'Auerbach et de lan Watt, ces deux chercheurs mettant aussi à leur service des vues formalistes pour les intégrer dans une conception historico-sociale de l'activité critique.

Dans le chapitre qui traite de la translinguistique, cette discipline est ainsi caractérisée: "En linguistique, on dispose au départ de mots et de règles de grammaire; à l'arrivée, on obtient les phrases. En translinguistique, on part des phrases et du contexte d'énonciation, et on obtient des énoncés" (p. 86). Cette présentation permet en même temps à Todorov de rendre compte des différences entre les idées de Bakhtine et le fameux modèle de la communication de Jakobson. S'il en ressort que le système de Bakhtine semble mieux adapté à la critique littéraire que celui de Jakobson, tout problème n'en est pourtant pas résolu. Dans quelle mesure, par exemple, la typologie générale de Bakhtine permet-elle de respecter la spécificité de la communication dite artistique?

Le concept d'intertextualité, tel qu'il a été lancé par Julia Kristeva, a obtenu un succès considérable et suscité de nombreuses exploitations parfois assez éloignées du point de départ. Kristeva a toujours insisté sur l'origine bakhtinienne de ce concept, mais ce n'est qu'avec le livre de Todorov que nous sommes en mesure d'en évaluer les modifications successives depuis Bakhtine jusqu'à l'usage banalisé qui en est íair aujourd huí. D'ailleurs, à en croire Todorov, "c'est Dostoïevski, et non Bakhtine. qui a inventé l'intertextualité!" (p. 165).

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On sait qu'une des contributions importantes de Bakhtine en matière d'histoire littéraire est son insistance sur la culture populaire ou "carnavalesque". Tout en soulignant cela. Todorov parvient, dans le chapitre sur l'histoire littéraire, à formuler des critiques précises concernant la confusion de Bakhtine entre ce que l'on pounait appeler genres littéraires et catégories du discours en général (pp. 139 ss).

De tels passages précisent au lecteur combien, dans tous ses commentaires, Todorov s'efforce de mettre en relief le dialogue intérieur de Bakhtine sans pour autant s'effacer luimême. Les commentaires de Todorov se terminent sur de fort belles pages qui évoquent le paradoxe tragique de Bakhtine: ce théoricien du dialogue se trouva souvent sans interlocuteur - pour des raisons politiques. Ce paradoxe se trouve heureusement modifié avec le nouveau livre de Todorov, dans lequel l'auteur ouvre un dialogue stimulant avec l'ensemble d'une oeuvre déjà reconnue, mais jusqu'ici mal connue dans le monde occidental.

Copenhague