Revue Romane, Bind 17 (1982) 2Robert Martin et Marc Wilmet: Syntaxe du moyen français (Manuel du français du moyen âge 2.f. SOBODI, Bordeaux, 1980. 316 p.Michael Herslund Side 143
Cette nouvelle
syntaxe du moyen français constitue le deuxième volume
du Manuel du français Comme le disent justement les auteurs dans leur avant-propos, "le moyen français a longtemps fait figure de parent pauvre des études médiévales". Mais pendant les années 70, le moyen français a connu un certain regain d'intérêt, dont témoignent surtout les thèses des deux auteurs, Robert Martin: Temps et aspect. Essai sur l'emploi des temps narratifs en moyen français (1971) et Marc Wilmet: Le système de l'indicatif en moyen français (1970). Et, comme ils le disent aussi, le temps semble venu pour "un premier essai de synthèse". Je crois que personne ne serait mieux qualifié qu'eux pour entreprendre cette synthèse à l'heure actuelle. Et, soit dit tout de suite, ce livre n'est pas seulement une synthèse, un aperçu complet de la syntaxe d'une langue, c'est aussi une présentation entièrement nouvelle où, de parti pris, on rompt avec la tradition qui veut qu'un manuel de grammaire commence par le nom, pour passer ensuite à l'adjectif, aux pronoms, etc. Au lieu de couler leur synthèse dans ce moule séculaire, les auteurs ont voulu organiser la matière selon des principes proprement syntaxiques, dont le principe de base est la distinction entre énonciation et prédication. Nous avons là, non seulement une grande syntaxe du moyen français, ce qui est en soi un événement, mais une nouvelle formule, un nouveau type de manuel, dont l'efficacité pour l'enseignement, il est vrai, reste à être démontrée, mais auquel on ne peut que souhaiter tous ies succès possibles, non pas parce que ce manuel est nouveau, mais parce que cette formule semble évidente et intuitivement correcte. Cette formule nouvelle, la voici sous forme succinte. Première partie: Les mécanismes de renonciation. Chap.l: La forme de la phrase: l'énoncé comme acte. I. Affirmation et négation. 11. Interrogation et injonction. Chap.ll: Les mécanismes temporels et modaux: énoncé et vérité. I. Le système du verbe: aspect, temps, mode. 11. Les faits de modalisation. 111. Les emplois des "tiroirs" au subjonctif. IV. Les emplois des "tiroirs" à l'indicatif. Chap.lll: Les mécanismes référentiels: énoncé et existence. I. Le syntagme nominal. Le nom et ses déterminants. 11. Les substituts du nom. Deuxième partie: Les mécanismes de la prédication. Chap.lV: La phrase "canonique". I. Le syntagme verbal et les constructions du verbe. 11. Les faits de topicalisation. Chap.V: Les enchâssements et les transformations. I. Les modes nominaux. 11. La subordination. 111. La coordination. IV. Les transformations: l'ordre des syntagmes dans la phrase. Bibliographies, index et tables des matières. Voilà le programme que nous proposent les deux auteurs. Comme je l'ai déjà laissé entendre, je trouve ce programme très séduisant, et probablement le seul syntaxiquement adéquat. Les critiques que je formulerai ci-dessous porteront uniquement sur des points de détail d'analyse ou d'exposition, bref, sur des points où l'exécution me semble en quelque sorte trahir les bonnes intentions du programme (pour une critique plus détaillée et philologique, je renvoie au compte rendu de Gaston Zink dans Le français moderne 50, p. 160-166, 1982). L'optique de cette syntaxe, comme le fait ressortir peut-être l'aperçu du contenu cidessus,est décidément synchronique, c'est-à-dire qu'il s'agit de décrire le comportement syntaxique du moyen français. Et ce moyen français, tellement difficile à cerner, est représentépar un échantillon de textes couvrant l'espace d'une décennie: "La seconde moitié du XVe siècle juxtapose les traits de l'ancien français finissant avec ceux du français moderne à son berceau. C'est l'étape qu'il importait de décrire. Nous avons retenu plus exactement les dates de 1455 à 1465. Cette décennie offre en effet aux abservateurs un éventail de bons Side 144
textes, bien répartis géographiquement, couvrant tous les genres littéraires et en général éditésde façon satisfaisante" (p. 8). Mais il ne faut pas pour autant perdre de vue la perspective diachronique: "Strictement synchronique par la collecte des matériaux, notre enquête qu'on ne s'y trompe pas ne sacrifie à aucun moment la perspective diachronique; elle vise constamment à dégager l'originalité du XVe siècle par rapport à l'ancien français et àla langue comtemporaine" (ib.). On ne peut évidemment pas faire grief aux auteurs de cette attitude,somme toute raisonnable, mais il en découle deux conséquences qu'on aurait pu, à mon avis, éviter. La première conséquence est qu'on regarde, plus ou moins inconsciemment,les états de langue antérieurs comme imparfaits et qui demandent des corrections indulgentes.Parfois on sent percer la vieille tendance à vouloir reprendre et corriger la vieille langue, cf. la phrase suivante: "Le MF confond toujours le comparatif plus et le superlatif le plus" (p. 119). Fvidemment, le bon sens exige qu'on dise p.ex.: "Le MF ne distingue pas ...", sinon on pourrait tout aussi bien prétendre que le français confond toujours le duel et le pluriel, le subjonctif et l'optatif, pronoms inclusifs et exclusifs, etc. Bref, on peut toujoursdans une langue donnée trouver des catégories que telle autre langue ignore, sans que la conclusion s'impose que cette langue confond quoi que ce soit. Cette croyance dans le progrèshistorique amène aussi les auteurs à des énormités comme la remarque suivante à propos de la concordance des temps: "La langue du XVe siècle n'avait pas encore à cet égard les exigences logiques du FM; il arrive en effet qu'elle nivelle tout relief temporel: // luy souvint de sa dame qui doulcement luy pria qu'il fist a son povoir service au Soudan ... [FM: "priait" ou "avait prié"] {Pontieu, 120)" (p. 89), là où il s'agit tout simplement de deux systèmes syntaxiques différents. Pourquoi l'imparfait du FM serait-il plus logique que le passé simple du MF? En vertu de quel principe linguistique? Dans la même ligne d'idées, on peut citer des cas où les auteurs s'ingénient à trouver des catégories, et partant des distinctions, qui n'ont aucune pertinence en MF, telles que les catégories du participe présent, de l'adjectif verbal et du gérondif (§ 354 ss.), où les faits de langue semblent indiquer que le MF, comme I'AF, n'a qu'une forme verbale en -ant, qui se comporte syntaxiquement comme les autres adjectifs. L'autre conséquence, décidément plus fâcheuse que la première, est qu'on substitue une comparaison avec le français moderne à l'analyse proprement syntaxique du moyen français. On aboutit ainsi à des listes de faits divers, plus ou moins curieux (du point de vue de la langue moderne), cf. le traitement des adjectifs indéfinis (§ 226 ss.), des observations éparses sur les pronoms personnels (§ 266-270), sur les indéfinis (le paragraphe 288 commence ainsi: "Ajoutons quelques remarques de détail", mais les autres paragraphes, 286 et 287, ne contiennent, eux, que des remarques de détail), le traitement des prépositions, § 301-314, où les traits généraux se trouvent quelque peu estompés, et la description de // impersonnel (§ 325). Sur ces deux points, les auteurs échouent sur les écueils de la grammaire traditionnelle, lit comme il arrive souvent dans les ouvrages de longue haleine, les auteurs semblent avoir perdu le souffle vers la fin: le seul principe de classification des coordonnants qu'ils nous proposent est la distinction entre coordonnants perdus (§ 457-461) et coordonnants conservés en FM (§ 462-468). On ne peut pourtant vraiment le leur reprocher puisqu'ils disent clairement que "nous ne nous attacherons une fois de plus qu'à dégager l'originalité du MF" (p. 269). Mais tout compte fait, les conséquences de cette optique implicitement diachronique déparent souvent l'exposé et risquent de faire oublier les bonnes intentions et l'architecture très ambitieuse et très savante de ce bel ouvrage. Fn ce qui concerne les analyses syntaxiques, il y a lieu de signaler les remarques très judicieuses,parmi tant d'autres, sur le passif (§ 329), tandis que le tour factitif est traité d'une façon assez sommaire et, me semble-t-il, embrouillée (§ 327). Aussi la description syntaxiquede l'infinitif laisse parfois à désirer (§ 339 ss.). On apprend, par exemple, que: "La fonction sujet se trouve, par nature, exclue du syntagme infinitif (p. 207; c'est moi qui Side 145
souligne). En dépit d'une approche syntaxique la plupart du temps cohérente et adéquate, on rencontre ainsi parfois des notions qui semblent relever d'une sorte de grammaire métaphysique(quelle est cette 'nature' du sujet qui l'exclut du syntagme infinitif?); ailleurs, ce sont des épaves de la grammaire générative-transformationnelle qui circulent: "structure profonde", "surface" (§ 289, § 474; ce sont les guillemets des auteurs), tandis que la notion de transformation n'est même pas utilisée dans le sens non-technique qu'on rencontre de plus en plus souvent dans les manuels de grammaire pour désigner des phrases plus complexesque les phrases noyaux (comparatifs, passifs, etc.); ici, le terme désigne uniquement des changements dans l'ordre des mots. Les quelques détails de principe que j'ai critiqués ne doivent pourtant pas faire oublier que cette syntaxe représente un véritable tour de force et un progrès énorme: non seulement nous avons là une très bonne description syntaxique du moyen français, mais nous avons un modèle, une façon de penser et d'écrire la syntaxe dont je souhaite vivement qu'elle fasse école. Copenhague
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