Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Jurgen Klausenburger: Morphologization: Studies in Latin and Romance Morphophonology. Linguistische Ârbeiten 71, Max Niemeyer, Tubingen, 1979. 139 p.

Michael Herslund

Comme l'indique le titre, ce livre est une étude sur les phénomènes de "morphologisation", c'est-à-dire le processus diachronique par lequel un changement phonétique, produit "aveuglément" dans tous les contextes, se trouve isolé par l'action de changements phonétiques ultérieurs, et, de ce fait, réduit à une règle qui est désormais conditionnée par des facteurs morphologiques. Si p.ex. les voyelles moyennes d'une langue à un moment donné se développent en diphtongues, en syllabe ouverte et sous l'accent, on assiste à un changement phonétique qui peut constituer une règle phonologique synchronique (V ->¦ diphtongue / en syllabe ouverte). Mais si, d'autres facteurs intervenant, il se trouve qu'à moment ultérieur ces mêmes diphtongues, qui existaient avant dans toutes sortes de mots, se trouvent cantonnées dans, disons, une classe de verbes, on voit que les conditions qui régissent la règle de diphtongaison sont maintenant de nature plutôt morphologique que purement phonologique: la règle a été morphologisée; c'est le cas p.ex. des diphtongues dans la conjugaison française (venir - vient, etc.). Voilà le concept-clé du livre de JK. Basé sur des études détaillées, parfois même pénétrantes, de différents sujets, par ailleurs bien connus, de la grammaire historique du latin et des langues romanes, il illustre une des notions fondamentales de la phonologie generative naturelle.

Pour la phonologie generative "classique", toutes les règles sont fondamentalement de même type. Les restrictions sur les règles sont formulables aussi bien en termes purement phonologiques qu'en termes morphologiques. En phonologie generative naturelle, par contre, on opère une distinction entre règles phonologiques (P-rules) et règles morphonologiques(M-rules); un troisième type de règle, "via-rules", n'entre pas en considération dans le présent travail. Les règles phonologiques ne contiennent que de l'information phonologique et ne souffrent pas d'exceptions (un bon exemple d'une telle règle est l'assimilation de sonorisationdes obstruantes en français). Les règles morphonologiques, par contre, ont besoin d'information phonologique et morphologique, et sont, presque par définition, sujettes à de nombreuses exceptions (la formation du pluriel des substantifs en -al en français en constitueun exemple). Les règles morphonologiques sont d'ailleurs de plusieurs types différents; ici, la notion de "inversion de règle" (rule inversion) joue un rôle important: si, au stade 1, un changement phonétique introduit la règle A -»¦ B / _ C ("A devient B dans le contexte C"), on peut se trouver dans la situation, stade 2, que le système de la langue, les réactions des locuteurs, les phénomènes d'apprentissage, etc., indiquent que cette règle a été renversée:B -> A / _ C ("B devient A dans les contextes autres que C"). Au lieu d'une règle de

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diphtongaison de voyelles libres sous l'accent, on aura p.ex. une règle de monophtongaison en position non tonique. Selon JK, on a un tel phénomène dans la liaison en français p.ex., où il ne s'agit plus de la troncation d'une consonne finale devant une consonne initiale et de sa conservation devant une voyelle initiale (ce qui est incontestablement le processus historique),mais plutôt de l'épenthèse d'une consonne devant une voyelle initiale. La liaison ne doit donc pas être décrite comme l'effet du non-fonctionnement de la règle C -»• 0 / _ C, mais comme le fonctionnement de la règle 0 -* C / _ V, qui est la règle donnée par JK (p. 62).

Par sa distinction stricte entre règles P et règles M, la phonologie naturelle constitue une sorte de retour en arrière à la phonologie prégénérative où la séparation entre un niveau phonématique et un niveau morphonologique (et encore un niveau morphologique) était absolue dans plusieurs courants du structuralisme. Réaction saine contre plusieurs des tares de la phonologie generative (représentations par trop abstraites, parfois même arbitraires et fantaisistes), la phonologie naturelle en a pourtant retenu la leçon fondamentale: la rigueur descriptive et la notion de règle. Mais, inévitablement, l'austérité méthodologique qu'évoque l'épithète de "naturelle" comporte des désavantages non négligeables: on se trouve trop souvent devant des descriptions qui font peu ou rien d'autre que de reformuler des données directement observables en jargon phonologique: l'analyse phonologique se réduit de nouveau à une transcription phonétique grossière et l'analyse morphologique ne se distingue pas de ce qu'on trouve dans les manuels pour débutants. Et cela au nom d'un parti-pris d'austérité et d'un prétendu réalisme psychologique qu'il me semble un peu prématuré d'invoquer. Voilà brièvement caractérisée l'école phonologique à laquelle appartient le livre de JK (le lecteur désireux de se familiariser davantage avec la phonologie naturelle est renvoyé à l'ouvrage fondamental de Joan Hooper: Introduction to Naturai Generative Phonology. New York 1976).

Le livre de JK est divisé en trois parties. La première partie, Theory (p. 1-36) donne d'abord un aperçu de la place de la morphonologie dans différentes théories phonologiques contemporaines (section 1), présente l'ouvrage, jusque-là assez négligé, du linguiste polonais Kruszewski, Ueber die Lautabwechslung (1881), qui est vu comme un précurseur de la phonologie naturelle, pour exposer, dans la section 3, la propre théorie de JK qui raffine considérablement la notion de morphologisation: "During morphologization, a phonetic rule does not acquire morphological conditioning; rather, morphologization may be defined as the fusion between a pre-existing morphological conditioning, inhérent in allomorphy, the necessary locus for an alternation, with a new phonetic conditioning, introduced diachronically, resulting in a "semi-morphological" rule synchronically. The latter may subsequently be transformed into a "morphological" rule due to the loss of its phonetic conditioning" (p. 31). C'est-à-dire que le phénomène de morphologisation comporte plusieurs étapes (voir p. 32, Table II). Finalement, la morphologisation constitue le vrai changement linguistique: "It may be concluded that morphologization constitutes the change in historical (morpho)phonological study" (p. 36).

C'est cette théorie qui est illustrée dans la deuxième partie, Illustrations (p. 37-114), qui comporte les chapitres suivants: la section 4. étudie différents phénomènes du latin (rhotacisme, loi de Lachmann (l'allongement vocalique dans les participes du type ïïctus), infixé nasal (cf. uinco vs. uici)); section 5. étudie quelques phénomènes centraux de la phonologie du français (liaison, e caduc, voyelles nasales) qui sont devenus des exemples modèles pour l'illustration des thèses fondamentales de la phonologie naturelle. La section 6., enfin, étudie certains phénomènes des langues romanes (6.1 la formation du pluriel en roman occidental, 6.2 la diphtongaison romane, 6.3 la palataiisation des occlusives vélaires). La troisième partie, Implications (p. 115-126), forme une sorte de résumé du livre entier.

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Comme je l'ai déjà laissé paraître dans mon introduction, certains dogmes de la phonologie naturelle me laissent assez sceptique. Bien qu'une solution morphologique puisse être bien motivée, et même nécessaire dans certains cas, j'ai l'impression que le choix d'une telle solution dans tous les cas examinés tout au long du livre n'apporte rien de nouveau: c'est plutôt un retour en arrière à la morphologie "de listes" de la grammaire traditionelle. Si on propose une explication morphologique des diphtongues de l'ancien français p.ex., c'est-à-dire si on affirme que l'alternance espérer espoire est réglée par une règle morphologique (et même par une règle du type "renversé": diphtongue -> monophtongue / infinitif, etc.), on peut peut-être expliquer d'une façon simple l'alternance moderne espérer espère (ou l'alternance de timbre est conditionnée phonétiquement) par la perte d'une telle règle. Mais d'un point de vue synchronique, je n'arrive pas du tout à comprendre comment JK peut étudier les diphtongues de l'ancien français sur la base du seul paradigme verbal, ce qui revient à exclure d'emblée la moitié du lexique du champ d'observation. Je m'explique mal comment on peut ne pas reconnaître dans l'apophonie, ces alternances régulières entre diphtongues et monophtongues, un principe fondamental de toute la structure lexicale de l'ancien français, et qui joue, à l'époque classique, dans toutes les parties du discours où des désinences, flexionnelles ou dérivationnelles, introduisent des différences d'accentuation. Bref, dans le schéma d'explication de JK, le substantif espoir (et encore esperement) manque fatalement. Cela ne constitue qu'un exemple; mais partout dans la présentation, on a l'impression que l'optique est peut-être un peu trop étroite, et qu'une théorie phonologique un peu plus riche et une analyse morphologique un peu plus poussée et sophistiquée auraient pu apporter des réponses meilleures. Même parfois des réponses, tout court: ainsi, le chapitre sur e caduc (5.2) reste curieusement sans conclusion. Il semble que JK opte finalement pour une solution épenthétique, c'est-à-dire une analyse à la Martinet, qui introduit des /a/ où il le faut, au lieu de la solution courante en phonologie generative qui efface des ¡ôj sous-jacents; mais il semble aussi que JK n'ait pas le courage de le dire clairement. Le chapitre en question contient, par ailleurs, des inexactitudes phonétiques, ce qui est assez rare dans ce livre qui a été fait avec beaucoup de soins (dans ce contexte, il faut peut-être aussi mentionner, en 5.3 sur les voyelles nasales, une transcription telle que Jean [zân] est ici, avec une liaison qui, pour le moins, ne fait pas partie du français standard; aussi, la discussion du pluriel en portugais, 6.1.4, semble basée sur le portugais brésilien sans que JK en souffle mot, cf. triste [tristi], canal [kanaw]. Ce dernier point n'a aucune conséquence pour l'axgumentation, mais le premier si, ainsi que plusieurs exemples de chute de e caduc qui me semblent tout à fait douteux).

En guise de conclusion, j'aimerais souligner que le livre de JK constitue une contribution importante à la linguistique historique, qui, dans la phonologie generative "classique", a fait un peu figure de parent pauvre. Incontestablement, une des conquêtes durables de la phonologie naturelle est d'avoir vu que la phonologie generative n'avait que des notions assez triviales à apporter à la phonologie diachronique, et d'avoir su proposer des notions plus riches et plus différenciées à l'analyse historique, parmi lesquelles, évidemment, celle de morphologisation. Mais le prix que cela a demande a été de sacrifier, dans l'étude synchronique, l'as pect le plus important de cette même phonologie generative, à savoir la recherche des généralisations et des régularités sous-jacentes: au lieu d'une description générale, p.ex. une seule règle de diphtongaison, qui souffre évidemment quelques exceptions, on nous propose maintenant une description où tout est réduit à l'état d'exception puisque presque toutes les unités de la langue doivent comporter des marques qui spécifient si telle ou telle règle morphologique est applicable ou non. Est-ce que cela vaut la peine de payer ce prix, voilà la question décisive pour la phonologie naturelle. Et le livre de JK, en dépit de ses qualités nombreuses, n'est pas en mesure de me convaincre que la réponse doit être affirmative.

Copenhague