Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Il m'a dit ce qu 'il pense: interrogative ou relative?

par

Olof Eriksson

Olof Eriksson

1. La terminologie grammaticale se ressent de bien des termes dont l'inaptitude à refléter avec fidélité la réalité linguistique saute aux yeux. Parmi les dénominations qui prêtent le plus facilement à la critique, et quinen continuent pas moins à jouir d'un emploi généralisé, une place nous semble devoir être réservée à celle de proposition subordonnée. La raison en est surtout à chercher dans le fait que les propositions ainsi étiquetées entrent quelquefois dans des constructions où le rapport avec un membre avoisinant, loin d'être de subordination, atteint au contraire un état d'équilibre où il y a interdépendance entre les deux membres (rapport de solidarité, de complémentarité). Rappelons par exemple que la proposition relative est bien susceptible d'assumer aussi bien ia fonction de sujet: Qui dit professeur dit un peu éducateur (Aymé 76),1ci comme ailleurs, qui veut faire l'ange fait la bête (Wagner 178), que celle de prédicat: L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites (Camus, Mythe 70), J'ai ma mère qui me court après (Hougron, Histoire 352).

L'impropriété de la terminologie grammaticale peut également être due à ce qu'une ressemblance entre deux termes contribue à créer une apparence d'identité entre des notions qui appartiennent en réalité à des plans différents de l'analyse grammaticale. C'est ainsi que le terme de proposition circonstancielle, qui désigne une unité formelle, a de tout temps été identifié à celui de complément circonstanciel, qui désigne pourtant, lui, une unité fonctionnelle. Ce rapprochement est fâcheux, car, comme cela ressort par exemple de la description faite par Sandfeld (1965), les propositions circonstancielles, bien que leur fonction "normale" soit naturellement celle de complément circonstanciel, ne sont aucunement étrangères à d'autres fonctions syntaxiques. Par exemple, la proposition introduite par la conjonction quand connaît, outre celle de complément circonstanciel (Je bourrais ma petite pipe quand j'entendis toquera la porte; cit. Sandfeld, op. cit. 262), les fonctions de sujet (Quand on a été bien élevé, ça se voit toujours; cit. ib. 293), d'attribut (L'habitude, c'est quand on s'aime tous les deux entièrement; cit. ib. 295), d'objet direct (Ça me rappelle quand j'étais petit; cit. ib. 295), d'objet indirect (ça ressemble à quand nous voyageons dans les hôtels; cit. ib. 293) et de complément adnominal (Elle me racontait ses luttes quand elle recevait mes lettres; cit. ib. 287).

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Pareille diversité fonctionnelle dans une unité syntaxique formelle fait voir à merveille, nous semble-t-il, tout l'intérêt qu'il y aurait à trouver un terme qui ne soit pas en même temps compris comme la désignation d'une fonction syntaxique. Une possibilité de reclasser les quatre types de propositions "subordonnées" traditionnelsl sans avoir recours au facteur sens consisterait à les répartir une première fois en deux catégories principales suivant que l'élément qui les introduit est une conjonction (conjonctive) ou un pronom/adverbe (pronominale) et à distinguer dans un deuxième temps, pour la première catégorie, entre la conjonctive adverbale et la proposition que, à défaut d'un meilleur terme, on pourrait désigner par le nom de conjonctive non-adverbale, catégorie qui réunirait donc toute proposition conjonctive remplissant une fonction autre que celle de complément du verbe ou de la phrase. Pour la seconde catégorie, il y aurait lieu, malgré l'intervention de si interrogatif, dont la nature conjonctionnelle nous semble pour le moins douteuse (cf. Dict. de ling. 1973, 267), de reconnaître, d'une façon analogue, une pronominale adnominale et une pronominale non-adnominale. Quelles que soient les imperfections de cette terminologie tout à fait provisoire, il faut du moins, à notre avis, l'estimer préférable à celles qui se fondent sur autre chose que la forme et la fonction des éléments constituants2. Il est difficile, par exemple, de voir ce qu'il y a de "circonstanciel" dans les exemples cités ci-dessus avec quand et il est évident que dans des phrases comme Qu 'il eût pitié montrait qu'il était très vieux (Montherlant, Chaos 249), Qu'il se fût trompé n'est pas douteux (Romains 156), etc., la complétive n'a pas pour tâche de "compléter" quoi que ce soit.

2. La méthode qui consiste à définir des catégories formelles à partir de critères purement sémantiques mène de temps en temps à des distinctions dont la légitimité nous semble sujette à discussion. Un cas typique et particulièrement délicat est celui qui se présente avec des phrases comme celle qui figure dans le titre de cette étude. Voyons d'abord ce que dit Sandfeld (1965, 59) à propos de phrases comme Je ne sais pas ce qui me retient (Duhamel; cit. p. 58):

La proposition interrogative indirecte prend donc généralement dans ce cas la forme d'une proposition relative indépendante neutre (...). Est-ce à dire qu'elle est en réalité une relative? Evidemment non. De même qu'en anglais, p. ex., what introduit tantôt des propositions interrogatives, tantôt des propositions relatives, de même ce qui et ce que [ce à quoi) ont les deux fonctions suivant les cas, et dans presque tous on ne s'y méprend pas.



1: C'est-à-dire la complétive, l'interrogative indirecte, la relative et la circonstancielle (l'adverbiale).

2: A défaut d'une terminologie formelle-fonctionnelle plus précise et plus définitive, nous avons toutefois choisi de nous en tenir, dans la présente étude, à la terminologie consacrée par la tradition.

3: Disons en passant que la comparaison avec l'anglais ne nous semble pas des plus convaincantes, étant donné que what, à la différence de ce qui, ce que, sert aussi dans l'interroga- tion directe. Disons aussi que nous trouvons curieux de voir Sandfeld employer le mot "fonctions" en parlant des propositions relative et interrogative.

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La question méthodologique qui se pose à propos de ce passage est donc la suivante: Quelle doit être la nature des critères qui nous permettent de dire d'une proposition qu'"elle est "en réalité" une relative indépendante neutre" ou qu'"elle est "en réalité" une interrogative indirecte"? On voit que la réponse donnée par Sandfeld est des plus catégoriques: il faut donner la priorité aux critères sémantiques, si bien que la proposition, quoique formellement relative, n'en serait pas moins à considérer comme une interrogative indirecte.

La description de Togeby (1965) témoigne sur ce point d'un certain embarras: d'une part, au chapitre consacré à la syntaxe des propositions, il dit ceci (p. 854) au sujet de la construction préposition + proposition (c'est nous qui traduisons du danois): "Par contre, les interrogatives indirectes non-authentiques ("uaegte") avec ce qui, ce que, qui sont en réalité des propositions relatives, figurent sans difficulté après des prépositions"; d'autre part, en étudiant les différentes formes que peuvent prendre les pronoms relatifs-interrogatifs (on sait que Togeby fait entrer les deux catégories dans un même système), il déclare (p. 242) que ce qui, en fonction de sujet, introduit soit des relatives neutres, soit des interrogatives indirectes. On voit donc de nouveau apparaître l'expression "en réalité" ("i virkeligheden"), mais appliquée cette fois-ci à la caractérisation de la relative. Or, on constate également que Togeby ne tire pas de ce raisonnement les conséquences qui semblent y être impliquées, puisque, en admettant que ce qui introduit tantôt une relative, tantôt une interrogative, il ne renonce en somme pas à perpétuer la distinction faite traditionnellement entre les deux types de propositions. Ainsi, on continue, face à ces-deux analyses, à se demander quelle est au fond la "réalité" des choses.

3. Plus récemment encore que dans la grammaire de Togeby, le problème a été évoqué spécialement dans un article publié dans cette revue (Korzen 1973). Le but primaire de cet article est de montrer, en partant de phrases du type//m'a dit ce qu 'il pense et "en cherchant des critères pour déterminer la proposition subordonnée en pareil cas" (p. 135), "la grande différence qu'il y a en réalité (sic) entre les deux types de phrases" (ib.), à savoir entre l'interrogative indirecte et la relative dite indépendante. Alors que, selon Korzen, on peut être en doute quant à l'interprétation à adopter dans les phrases du type // m'a dit ce qu 'il pense (p. 141-142), "on ne s'y tromperait guère" (p. 135) dans les phrases du genre de celles qui figurent dans ce tableau, présenté dans son article (p. 135):


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3: Disons en passant que la comparaison avec l'anglais ne nous semble pas des plus convaincantes, étant donné que what, à la différence de ce qui, ce que, sert aussi dans l'interroga- tion directe. Disons aussi que nous trouvons curieux de voir Sandfeld employer le mot "fonctions" en parlant des propositions relative et interrogative.

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Afin de montrer le bien-fondé de cette typologie en ce qui concerne les phrases comportant ce que et ce qui, Korzen met à contribution, outre celui, purement sémantique, de la présence ou de l'absence de valeur interrogative dans le verbe (p. 136), quelques critères dont la nature est exclusivement formelle, mais dont l'application — ces critères étant, à notre avis, non-pertinents — n'en aboutit pas moins à une classification qui reste foncièrement sémantique.

4. Avant d'en venir à la présentation de ces critères, constatons que selon Korzen (p. 135-136), "la proposition interrogative indirecte ne peut se comporter que comme objet direct", ce qui l'amène à rejeter comme inopérant le critère offert par la fonction syntaxique de la proposition. Cette affirmation est inexacte non seulement parce qu'elle restreint trop la gamme fonctionnelle de l'interrogation indirecte, mais aussi parce que l'ambiguïté que présentent les propositions en ce qui, ce que subsiste dans les autres fonctions que connaissent ces propositions, notamment celles de sujet: Ce qu'il pense m'est indifférent (cf. Sandfeld 1965, 62) et d'objet indirect: Je ne me soucie pas de ce qu 'ilpense (cf. ib., 67). Disons toutefois que, en ce qui concerne spécialement l'interrogative sujet, le français répugne à se servir de cette construction, qui semble lui être structuralement étrangère. Aussi les exemples n'en abondent-ils pas: Qui de la terre ou du soleil tourne autour de l'autre, cela est profondément indifférent (Camus,Mythe 16). En construction neutre: Ce qui déclenche la crise est presque toujours incontrôlable (ib. 17). Il en est tout autrement d'une langue germanique comme le suédois, où elle n'a rien que de très normal: Och vem av de tvà som var den kapitulerande skulle val snart visa sig (Martinson 8) 'Et on verrait bientôt lequel d'entre eux capitulerait' (16), Varfôr han gràt àr obekant (Bergman 18) 'Pourquoi ces larmes? On l'ignore' (4-5), etc. Si l'interrogation est totale, la construction devient franchement incorrecte: Savoir si l'homme est libre ne m'intéresse pas (Camus, Mythe 79) (*Si l'homme est libre ne m'intéresse pas; cf.: Om han var hugenott eller katolik àr inte klarlagt (Johnson 7) 'On ne peut décider s'il était huguenot ou catholique' (13)).

5. Le premier critère invoqué par Korzen est fourni par l'épreuve qui consiste à "désambiguïser" une proposition neutre en la remplaçant par une interrogative indirecte "totale", proposition qui, elle, ne prête bien entendu jamais à équivoque: J'aime ce qui est stable (Hougron, Histoire 236) - *'Je n'aime pas si cela est stable' / je sais bien ce qui l'occupe (France, Crime 226) - 'je ne sais pas si cela l'occupe'.

Deuxièmement, Korzen fait état de l'impossibilité qu'il y a à faire suivre un "verbe interrogatif ' d'un objet direct désignant quelque chose de concret. L'interrogative indirecte, quand elle ne s'oppose pas tout à fait à la complémentation par substantif (*Je me demande la vérité en face de Je me demande quelle est la vérité), n'admet en principe que des compléments dont le sens exprime une notion abstraite (J'ignore la vérité).

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Pour finir, Korzen s'appuie sur le critère qui réside dans le fait qu'il est possible de faire entrer l'interrogative indirecte, mais non pas la relative "indépendante", dans la phrase dite "clivée": *'Je n'aime pas ce que c'est qui est stable' — 'Je ne sais pas ce que c'est qui l'occupe'. Ce critère, particulièrement cher aux générativistes, est considéré par Korzen comme plus important que les autres (p. 137).

6. Il est évident que ces trois critères ne sont pas dépourvus de force discriminatoire dans le cas, exemplifié ci-dessus, où les verbes qui entrent enjeu appartiennent à deux catégories sémantiques distinctes (aimer / savoir). Or, il faut constater que les critères en question se révèlent peu pertinents quand on en vient au cas de // m'a dit ce qu 'il pense. C'est que, et Korzen le fait remarquer (p. 141 ), le verbe dire est ici sémantiquement ambigu. La conséquence qu'en tire Korzen est que nous avons affaire à une interrogative si le sens est 'II m'a dit quelle est son opinion' et à une relative si on interprète 'II m'a dit son opinion (et rien d'autre)', interprétation qui permet l'insertion du pronom tout: II m'a dit tout ce qu'il pense. Cette distinction, que Korzen tient de Sandfeld (1965, 59), est bien mise en lumière dans l'exemple suivant, donné par Sandfeld (1970,405): il est grand temps que je vous dise non seulement ce que je pense, mais encore tout ce que je pense (Vautel). Nous avons l'impression, cependant, que, la plupart du temps, la distinction est trop subtile pour que l'usage pratique puisse en tirer profit, et qu'elle reste par conséquent d'un intérêt plutôt théorique. On a beau affirmer que dans une phrase comme Et lui, seul, acculé, devant eux, les regardant d'un œil lourd sans bien comprendre ce qui se passait (Montherlant, Chaos 217), le verbe comprendre peut équivaloir à 'se rendre compte de' ou à 'déchiffrer, interpréter', ces deux sens sont très proches l'un de l'autre dans l'esprit du sujet parlant, qui n'arrive pas, dans l'acte de parole, à les séparer rigoureusement. Témoin le fait que dans une langue comme le suédois, où la distinction est morphologiquement marquée (vad som / det som), on dira 'utan att forstâvad som hànde' ou 'utan att forstâ det som hànde' sans que cela affecte nécessairement le sens communiqué par la phrase. Mentionnons aussi que l'emploi du pronom tout n'exclut pas que la proposition ait valeur interrogative: Je n'avais pas bien prévu tout ce qui allait me tomber sur les épaules (Romains 161), On ne peut pas savoir tout ce qu'on perd (Rostand; cit. Sandfeld 1965, 83). C'est donc, à tout prendre, un critère peu sûr de "relativité".

S'il est possible, pour le verbe dire, de séparer théoriquement le sens de révéler,faire de celui de 'raconter, décrire', du moins n'existe-t-il pas dans la pratique de point précis où l'un prend la relève de l'autre. Des verbes comme dire et comprendre couvrent des champs sémantiques très vastes à l'intérieur desquels,en raison des fluctuations que cause nécessairement tout contexte, les diverssens ne peuvent être déterminés avec quelque précision que quand les verbes se trouvent à l'état isolé d'unités lexicales. C'est pourquoi il convient, en parlant

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des verbes de ce genre, de ne pas employer le terme d'acception, qui implique l'idée d'un sens contextuel précis et stable; il vaut mieux lui préférer valeur, car, une fois sortis du système lexical, ces verbes se caractérisent par de continuels glissements de sens.

7. Le raisonnement qui précède semble aboutir d'une manière naturelle à la question suivante: ne se peut-il que la valeur sémantique d'une unité linguistique donnée reste fondamentalement indépendante de la manière dont elle est constituée et que dans une seule construction grammaticale parviennent ainsi à se couler des contenus sémantiques très divers. En d'autres mots, ne se peut-il que la phrase // m'a dit ce qu 'ilpense, quel que soit le sens qu'on lui donne, ait "en réalité" pour objet direct une proposition relative? Il nous semble bien que les faits parlent en faveur d'une pareille hypothèse.

Le point de départ est celui-ci: tout verbe (à l'exception, peut-être, de se demander) pouvant se construire avec une subordonnée introduite par ce peut également avoir dans cette position un substantif. Cette possibilité n'est donc pas liée à l'absence de valeur interrogative dans le verbe dont dépend la proposition. Voici quelques exemples:

(1) On sait la place qu'occupe à l'école l'analyse logique et grammaticale de la phrase
(Sechehaye 1)

(2) Vous ne pouvez pas savoir, monsieur Bonnard, la joie que j'ai eue de vous voir
(France, Crime 53)

(3) Ma pauvre mère ne peut pas savoir l'embarras où nous plonge, nous autres hommes,
l'éloge public de nos vertus ou de nos prouesses enfantines (Duhamel, Confession
188)

(4) On devine l'état dans lequel ces pauvres gens et le français sortirent de la tourmente
(Wagner 167)

La relative que présentent ces exemples a ceci de particulier que la restriction qu'elle apporte n'est pas de la même nature que celle qu'apporte normalement la relative dans une phrase à verbe non-interrogatif. Si à une phrase comme J'ai compris la femme que vous êtes (Benoit), citée par Sandfeld (1965, 83), on applique la pronominalisation de l'objet, ce n'est pas 'Je l'ai comprise' qu'on obtient, mais plutôt 'Je l'ai compris'. On constate ainsi que la valeur de l'objet se rapproche de celle d'une complétive et qu'avec elle se combine une idée qualitative ou quantitative placée sur l'échelle 'bon - mauvais', 'fort - faible', 'grand - petit', etc. et dont l'intensité peut être considérable. En fait, le choix de la construction relative dans ce cas semble résider précisément dans le fait qu'elle permet au locuteur de laisser implicite un sentiment que la phrase à relative ne fait que suggérer (par exemple: 'J'ai compris que vous êtes une femme cruelle, inconstante, ...'). Aussi voit-on souvent, dans la "phrase interrogative", une complétive se coordonner à une construction relative (surtout quand l'antécédent est ce):

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(5) II savait ce que sa mère pensait et qu'elle l'aimait, en ce moment (Camus, Pesie 233)

(6) Je savais trop bien ce qui se passerait et qu'après le second jour, je resterais seul à
transpirer au soleil (Hougron,Histoire 151)

Cependant, la valeur sémantique foncièrement interrogative de pareilles phrases
est bien mise en évidence par des coordinations comme celles-ci:

(7) je sais bien ce qui l'occupe et qui il attend (France, Crime 226)

(8) Alors, je me demande ce que je dois faire et où se trouve mon devoir de patriote
(Aymé 217)

8. Si, donc, une phrase comme J'ai compris la femme que vous êtes n'est pas à mettre sur un pied d'égalité avec une phrase comme J'ai aimé la femme que vous étiez ('Je l'ai aimée'; cf.: // imagina la fillette qu 'elle avait dû être (Green 142) 'II l'imagina comme elle était quand elle était une fillette'), cela ne nous autorise évidemment pas à aller jusqu'à dire qu'il s'agit dans le premier cas d'une interrogative indirecte. C'est ce qui est montré par le fait que l'emploi de la construction par relative continue à être courant là où l'idée d'intensité s'est affaiblie au point de n'être plus sentie et où, malgré la valeur manifestement interrogative du verbe, il serait absurde de vouloir attribuer à la proposition subordonnée le statut d'une interrogative indirecte ('Je vous les ai dites', 'Celestino les a imaginées'):

(9) Je vous ai dit les raisons pour lesquelles je devrais n'avoir pas peur (Aymé 186)

(10) Celestino tentait d'imaginer les questions qui allaient lui être posées (Montherlant,
Chaos 186)

De plus, il importe naturellement de faire le départ entre ce cas et celui où la proposition a de l'interrogative indirecte non seulement la valeur, mais en outre la forme. Dans le cas de la phrase à idée d'intensité, cela se produit notamment quand la subordonnée contient une préposition:

(11) On sait, par Ovide, avec quelle ardeur les Satyres poursuivent les Nymphes (France,
Reine 83)

(12) Vous ne pouvez savoir avec quelle acuité je ressens le dramatique d'une condition
où le corps non plus que l'âme ne trouvent ce qu'ils désirent (Montherlant, Filles
1018)

(13) Pensez dans quelle anxiété doit être Mme Archambaud en ce moment (Aymé 262)

(14) Tu n'imagines pas, ma chère grande chérie, dans quel désarroi je suis ce soir (ib. 226)

Quand l'idée d'intensité fait défaut, la construction interrogative et la construction relative s'emploient indifféremment. A côté de Et je ne me rappelle plus quelle était alors l'adresse de Matisse (Romains 121 ), on trouve Je ne me rappelle plus la proportion des voix qui se répartissaient entre les deux candidats (ib. 138). Le mot interrogatif remplit soit la fonction de déterminatif de l'objet: Je ne sais quelle secrete influence je craignais de dissiper en rompant le silence (France, Crime 115), soit celle d'attribut: j'ignore absolument quel peut être le parti que vous avez en vue pour moi (ib. 185).

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Si le sujet de la subordonnée ne contient pas de relative et que sa construction se réduise aux seuls composants d'attribut + copule + sujet, on peut souvent supprimer le prédicat (attribut + copule), si bien que l'interrogative indirecte, comme c'est aussi le cas de la complétive {Je souhaitais sa disparition (Hougron, Histoire 299) = 'Je souhaitais qu'il disparaisse'), entre en concurrence avec le syntagme nominal: La première fois que je fis laver ma voiture, je lui demandai quel serait le prix (Romains 91) = 'je lui demandai le prix':

(15) On comprend ici la place de l'œuvre d'art (Camus, Mythe 131)

(16) Je dirai aux juges ma façon de penser (Aymé 159)

(17) Pussé-je vivre encore le temps de deviner le secret de vos harmonies (France, Crime
147)

9. En admettant que l'objet direct de la phrase J'ai compris la femme que vous êtes est une relative, on admet par là, nous semble-t-il, qu'il n'en est pas différemment de la subordonnée contenue dans la phrase J'ai compris ce que vous êtes. Le parallélisme ressort bien d'un exemple comme celui-ci:

(18) - Vous savez ce qu'elles sont en train de me dire, mes petites filles?
Paul de Morlay avait fait signe à Lise de s'approcher de lui.
- Vous savez la surprise qu'elles voudraient vous faire? (Remy, Express 85)

Non moins probant est l'exemple suivant, où Jules Romains, répondant au questionnaire qui fait partie du dossier ajouté en appendice à son livre autobiographique Amitiés et rencontres (1970, 28), commence, chaque fois qu'une question - jamais explicitée — lui est posée, par la reprendre, mais en donnant chaque fois à cette reprise un aspect différent:

(19) Ce que j'apprécie le plus chez mes amis?
Voir plus haut.
Quel serait mon plus grand malheur?
Celui auquel j'évite le plus de penser.
La couleur que je préfère?
Bleu ciel léger.
Mes autres favoris en prose?
Voltaire, Maurice de Guérin, Flaubert, (...)...
Mes poètes préférés?
Goethe, Hugo, Baudelaire; (...)...
Ce que je déteste par-dessus tout?
La cruauté, la sottise orgueilleuse.
Caractères historiques que je méprise le plus?
Les souverains féroces et tortueux (trop nombreux pour queje les cite).

Il nous est difficile, vu ce parallélisme, de souscrire à l'hypothèse, avancée par Korzen (p. 134) et reprise par Pedersen-Spang-Hanssen-Vikner (1980, 65), que la combinaison ce + qui/que doit être considérée "comme un seul et unique pronom"(Korzen p. 134) et selon laquelle, par conséquent, ce ne servirait pas d'antécédentà la proposition qui suit. 11 est vrai que la combinaison en question se caractérise par une cohésion très forte qui ne permet aucune intercalation et qui

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relègue ainsi à d'autres positions dans la phrase les divers compléments susceptiblesde se rattacher à ce. Or, cela ne revient naturellement pas à dire que ces compléments cessent pour autant d'entretenir avec ce un rapport de subordination.Tandis que, dans une phrase comme la suivante, le syntagme prépositionnel de la première subordonnée {de la veillé) se rapporte bien entendu comme complémentcirconstanciel au verbe de celle-ci {reçoit), le syntagme prépositionnel de la seconde {de neuf), bien que placé en fin de proposition, se rapporte à ce en s'y subordonnant ('ce qu'il instaure et qui est neuf; suéd.: 'vad nytt den inleder'): L'originalité de chaque jour résulte d'un accord entre ce qu 'il reçoit de la veille et ce qu'il instaure de neuf (Wagner 21). Avec valeur interrogative: On ne peut pas reprocher aux générativistes de masquer ce qu'elle a de difficile (ib. 128). Le même phénomène s'observe très fréquemment avec les syntagmes prépositionnelsde lieu: Savez-vous ce qui me désoriente dans Boris (Gide, Faux-M. 1075), Ce qui l'inquiétait toujours dans ce grenier venait d'ailleurs (Green 35), etc. Malgré le lien cohésionnel très étroit qui l'attache à qui, etc., ce garde donc toute son indépendance syntaxique en tant que pivot à la fois de la déterminationpar syntagme {ce: déterminé + dans ce grenier; déterminant) et de celle par relative {ce + dans ce grenier: antécédent + qui l'inquiétait toujours: déterminant),ce qui serait impossible s'il s'était agi d'un "pronom complexe" (Korzen p. 135). Selon nous, ce qui de la phrase suivante ne se distingue de ça ... qui de la même phrase que par une différence de cohésion ('pas ce qui m'aurait en tout cas empêché de devenir prêtre'); les deux combinaisons s'analysent au même titrecomme formées d'un antécédent et d'un pronom relatif: Ce n 'est pas ce qui importe, pas ça en tout cas qui m'aurait empêché de devenir prêtre (Hougron, Histoire 229). De même, le changement de J'ajoute encore ceci, qui me semble avoir aussi une importance (Blinkenberg 38) en 'J'ajoute encore ce qui me sembleavoir aussi une importance' n'affecte pas le statut syntaxique particulier à chacun des deux éléments de la combinaison {ceci, qui - ce qui), mais seulement le degré de cohésion qui les unit: d'explicative la proposition devient restrictive. En empruntant le système de notation adopté par Pedersen et al. (1980, 65) et qui consiste à mettre entre parenthèses les éléments qui constituent une unité syntaxique, nous ne ferions, là où les grammairiens danois proposent une dichotomie: Sa mère détestait celui {qu 'elle aimait) - Sa mère détestait {ce qu 'elle aimait),aucune distinction d'ordre structural: 'J'ajoute encore ceci, /ce (qui me semble avoir aussi une importance)'.

10. A la différence de Korzen, nous pensons qu'il est légitime de prétendre que les deux phrases II m'a dit qui est arrivé et // m'a dit ce qui est arrivé contiennent deux espèces foncièrement différentes de subordonnées, celle-là interrogative, celle-ci relative. On sait que dans la langue moderne, l'insertion du ce est devenue obligatoire et que le motif en est le désir d'éviter tout risque de confusion soit avec le qui non-neutre (un qui neutre remplaçant autrefois le que neutre en fonctionde

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tiondesujet (cf. Togeby 1974, 126, 130)): 'II m'a dit (ce) qui est arrivél, soit avec la conjonction que: 'II m'a dit (ce) qu'il pensait'. Or, la conséquence de cette insertion pour la structure de l'objet n'est-elle pas justement de provoquer une situation dans laquelle, par suite de la rencontre de ce et de qui/que, le premierélément se voit forcément assumer le rôle d'antécédent de la proposition - devenue relative - qui s'y rapporte? Constatons que cette situation peut se présentersans qu'elle relève d'un besoin de clarté. C'est ainsi que, quand la propositioncontient une préposition transposée en avant, on trouve parfois la constructionrelative même là où la valeur interrogative est très prononcée et où l'on s'attendrait à voir s'employer la construction non-relative (c'est-à-dire interrogative):Moi, par exemple, quine suis pas sentimental, savez-vous ce dont jai rêvé (Camus, Chute 156) (= 'de quoi j'ai rêvé'; cf.: Et je sais, cher, ce dont je parle (ib. 131-132), où la même construction, à cause de la faible valeur interrogative, est nettement moins aberrante), Je n 'ai pas à savoir ce à quoi mon père tient ou ne tient pas (Mirbeau; cit. Sandfeld 1965, 58) (= 'à quoi mon père tient'). Inversement,la construction non-relative couvre un champ sémantique qui s'étend bien au-delà du point où elle cesse d'être motivée par la seule valeur interrogative de la proposition:

(20) Le jeu devenait dangereux. Je voyais aussi de quoi il était fait (Hougron, Histoire
249)

(21) A la fin, je voyais à peu près à quoi ressemblait sa boîte (ib. 300)

(22) En même temps, il était aux prises avec la succession de sa mère. On a vu en quoi
elle consistait (Montherlant, Célibataires Idi)

L'analyse qui distingue typologiquement on a somme toute bien des chances de trouver en route qui on aperçoit sur un quai (Remy, Express 11) de 'retrouver en route ce qu'on aperçoit sur un quai' soulève le problème de savoir délimiter la notion de "pronom complexe". Il ne ressort pas des exposés de Korzen et de Pedersen et al. si, de ce qui, ce que, ils seraient prêts à étendre cette appellation à ce dont et même, de là, à des cas comme ce à quoi, ce en quoi, ce vers quoi, etc. (cf.: On va vers ce qu'on connaît (Hougron, Histoire 235) —'On connaît ce vers quoi on va'). Si oui, il faudrait compter avec deux espèces d'interrogatives indirectes dans un cas comme 'Savez-vous ce dont / de quoi j'ai rêvé?'.

77. La restructuration qu'opère dans la phrase l'insertion de ce entre principale et subordonnée apparaît d'une manière particulièrement frappante quand elle résulte, non d'un choix libre de construction, mais, comme dans le cas de Je me demande ce qui s'est passé, d'une contrainte syntaxique impérieuse. Nous pensonsici à ce qui se produit quand la proposition est régie par une préposition, construction qui n'est pas admise par la langue moderne, mais qu'on n'en arrive pas moins, exceptionnellement, à relever chez des auteurs réputés: et se moquent bien de qui sortira vainqueur de ce combat inutile (Remy, Enfants 198), II faut faire attention à qui vous rencontrez (id., Express 64) (pour plus d'exemples,

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voir Sandfeld 1965, 68-69). Pour éviter que cette construction ne se réalise, le français dispose, on le sait, de divers procédés qui permettent de la tourner (pour une liste assez complète de ces procédés, voir Sandfeld 1965, 66-68). Les deux procédés sans doute les plus radicaux consistent soit à élargir la construction en combinant un substantif du type question, problème, etc. avec l'infinitif de savoir:Interrogé sur le point de savoir comment il y avait été amené, il avait parlé de sa sympathie pour le peuple (Aymé 216-217), soit à la réduire en supprimant sans plus la préposition (cf.: 'Interrogé comment il y avait été amené, i1...'): Si tu vas à Naples, tu devrais t'informer comment ils font le trou dans le macaroni (Gide, Caves 810). Or, le procédé qui nous intéresse spécialement ici est celui qui a pour effet de transformer en relative une proposition logiquement interrogative ('lnterrogé sur comment...') et qui s'effectue, quand le sens est neutre, au moyen du pronom ce ('lnterrogé sur ce qui l'y avait amené, i1...'):

(23) Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs (Camus, Chute 11)

(24) Je n'ai nul moyen de décider de ce qu'il y a en vous; peut-être n'y a-t-il rien (Montherlant,
Filles 948)

(25) Léopold s'égara dans une vision de vin blanc et, (...) reprit sans penser à ce qu'il disait
(Aymé 165)

Manifestement interrogative dans ces exemples, la valeur sémantique de la proposition est sujette à de continuelles fluctuations qui rendraient impossible, dans des phrases comme les suivantes, toute distinction de statut syntaxique basée sur la seule notion de la valeur sémantique {réfléchir: 'se demander -> méditer'):

(26) Le vieux monsieur put donc réfléchir à son aise sur ce qui venait de se passer (Montherlant,
Chaos 178)

(27) J'en conclus que je ne devais pas m'étonner excessivement de ce que je venais de
voir (France, Reine 82)

(28) Durant tout ce temps l'analyste dépend de ce qui lui est proposé mais le dépouille
de tout ce qui, en lui, est superflu ou excède l'objet précis de sa recherche (Wagner
101)

Conformément à ce que nous avons dit précédemment, la présence du pronom tout n'est pas incompatible avec la valeur interrogative: Quand je serai làbas, tu tâcheras de t'informer de tout ce qui pourrait me concerner (Aymé 107-108).

Quand principale et subordonnée contiennent toutes deux une même préposition:j'eus l'innocence de m'y rendre, sans m'informer seulement de ce dont il s'agissait (Montherlant, Assassin 220), la suppression de la préposition régissante semble entraîner la construction non-relative: 'sans m'informer de quoi il s'agissait'(?'sans m'informer ce dont il s'agissait') (cf. Sandfeld 1965, 69: on ne se souvient jamais de combien on a été volé (Benjamin), où la préposition est vraisemblablementcelle de voler; de même. - Mais attention à quoi vous vous expo sez (Remy, Cordelia 207)). (Cf., sans valeur interrogative: il préférait être debout,en à quoi il pouvait (Romains 116) = 'en s'accrochant à ce à

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quoi il pouvait s'accrocher'; cf. Sandfeld 1965, 111: ça ressemblait à ce que ça
pouvait (Pérochon) = 'à ce à quoi' = 'à quoi'.)

12. Que ce soit à la séquence ce antécédent + relative que nous ayons affaire dans les exemples cités ci-dessus, c'est ce qui est montré par le fait que d'autres substantifs peuvent prendre la place de ce quand le sens n'est pas neutre. En fait, il semble qu'il en existe quelques-uns pour chaque pronom ou adverbe interrogatif. Ce sont des substantifs dont le sens correspond bien à celui, très général, qu'expriment les divers mots interrogatifs: 'comment': manière, façon, etc.(29-31); lieu, endroit, etc. (32-33); 'qui': personne, gens, celui, etc. (33, 37); 'pourquoi': raison, cause, motif, etc. (34-35); 'quand': date, jour, époque, etc. (36); 'combien': quantité, nombre, somme, prix, etc. (37-38):

(29) Une première différence tient à la manière dont ils conçoivent la relation du sujet
avec les phrases qu'il émet (Wagner 115)

(30) Mais, intérieurement, son attention était contractée sur la façon dont il raconterait
son affaire (Montherlant, Célibataires 807)

(31) Par exemple nous fûmes amenés à parler de la façon dont nous entretenions nos
barbes (Romains 122)

(32) Je me doutai du lieu où elle était cachée (Dumas 767)

(33) et sa vie eût-elle dépendu de l'endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui
devait l'accompagner, d'Artagnan serait rentré chez lui (ib. 156)

(34) Le second logis niçois où je connus Matisse - sans d'ailleurs bien me souvenir des
raisons qui le firent passer de l'un à l'autre - était situé à l'extrémité du cours Saleya
(Romains 125)

(35) Les opinions différent sur les motifs qui lui valurent d'être le travailleur inutile des
enfers (Camus, Mythe 163)

(36) Vous souvenez-vous du jour où vous m'avez répondu que vous ne pleuriez pas
(Gide, Symphonie 59)

(37) Sans se douter du prix que coûtaient ses toilettes, ni surtout de celui qui les payait
(Daudet; cit. Sandfeld 1965, 83)

(38) et songeant aussi à la somme qu'elle pouvait demander sans s'attirer un refus immédiat
(Maupassant; cit. ib., 67)

Ajoutons à cela la correspondance qu'on peut constater entre cette construction et celle par savoir et dont nous avons parlé plus haut: Interrogé sur le point de savoir comment il y avait été amené, il avait parlé de sa sympathie pour le peuple (Aymé 216-217) = 'Interrogé sur la manière dont il y avait été amené, i1...'.

La ressource dont dispose ici le français est bien mise en œuvre quand il est question de traduire en français un texte écrit dans une langue comme le suédois, où la restriction qui interdit la séquence préposition 4- interrogative indirecte n'existe pas:

(39) Esther ochjaghade skilda meningar om Esther et moi n'avions pas les mêmes
hur vi skulle leva vârt liv samman (Mo- idées sur la manière dont nous devions
berg 230) mener notre vie (243)

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(40) Dar finns socknar som gràlar sedan fem- II y a des communes qui se disputent
tio âr tillbaka om var sjòarna ska ligga depuis cinquante ans sur l'endroit où
(Martinson 119) doivent être les lacs (145)

Le parallélisme entre la construction avec ce et celle avec substantif est encore souligné par le fait que le sens qu'exprime celui-ci est parfois assez imprécis et assez général pour qu'on puisse le remplacer par ce: dans la pensée à exprimer l'enfant s'attache moins à la manière dont son être est affecté qu 'à l'objet qui Vébranle (Sechehaye 15) ('qu'à ce qui l'ébranlé'), Ces sortes de "prédications" sont réversibles: Jacques est l'aîné - L'aîné est Jacques. Cela dépend de l'idée que l'on prend comme point de départ (ib. 58) ('de ce que l'on prend'). D'autre part, l'emploi de la relative s'étend à des cas où cette substitution demeure inapplicable à cause du caractère plus spécifique du substantif (41: ville; 42: film); on voit que la présence des deux facteurs construction relative 4- spécificité de l'antécédent laisse intacte la valeur interrogative de la proposition; elle ne s'en trouve pas affaiblie, assurée comme elle l'est par le sens qu'exprime le verbe par luimême:

(41) j'ai l'honneur de connaître monsieur votre père, avec qui je m'entretiendrai demain
de la ville où le Roi vous enverra méditer la honte de vos déportements (France,
Reine 171)

(42) Pendant une heure alors, ils tentaient de se mettre d'accord sur le film qu'ils iraient
voir (Perec, Choses 76)

Comme c'était le cas dans la construction neutre (cf. ci-dessus) et comme c'est aussi le cas dans la construction "personnelle": Ils me respecteraient, pensait-il, s'ils savaient tous les hommes que j'ai tués (Montherlant, Chaos 113), la présence du pronom tout, érigée par Korzen (p. 142) en critère de différenciation, se montre aussi peu révélatrice quand ce pronom s'intercale entre préposition et substantif (on notera, dans les deux exemples, l'idée très marquée d'intensité et le glissement vers la valeur de complétive qui en découle): Alors Mme d'Hubières, (...) leur parla de l'avenir du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner plus tard (Maupassant, Contes 179).

Notons pour finir que l'objet "prépositionnel" peut se présenter sous la forme
d'un syntagme nominal composé d'un substantif défini et d'un infinitif précédé
de à:

(43) II hésitait encore sur la conduite à tenir (Aymé 287)

(44) Dans sa chambre, (...) elle s'interrogea sur la conduite à suivre en pareil cas (Green
22)

(45) Sur les moyens à employer pour en faire prendre conscience à la masse des gens,
Djinn est plus discrète et moins explicite (Robbe-Grillet 78)

13. Les pages qui précèdent visent à montrer que la sémantique de l'interrogationindirecte
prend l'aspect d'un continuum aux dégradations infinies et qui, en
français, trouve son expression linguistique dans plusieurs formes, parmi lesquellesla

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quelleslaplace des subordonnées relative et interrogative indirecte est primordialemais
où une place importante revient aussi à d'autres constructions, surtout
au syntagme nominal, combiné ou non avec un infinitif en à (la morale à en tirer):

(46) quand ils ne poussent pas la complaisance jusqu'à vous expliquer le détail, les causes
et les effets, les séquelles, comment ça s'enchaîne, comment ça bifurque, où ça
mène et la morale à en tirer (Hougron, Histoire 314)

Comme nous avons pu le constater, la part de la construction relative dans l'expression du sens interrogatif est considérable, même quand la valeur interrogative est très prononcée. Et encore ce rôle n'est-il qu'un parmi d'autres qu'assume en français la construction relative. En effet, le domaine sémantique qu'elle y couvre n'est rien de moins qu'immense. Outre les rôles, fondamentaux, d'opérer une restriction et de fournir une explication ainsi que celui, non moins fondamental peut-être, de faire avancer le récit ("relative narrative": // tira de sa poche un cigare dont il mordit le bout qu 'il cracha dans une corbeille à papier (Green 170)), la relative sert, employée prédicativement, à compléter le sens du terme auquel elle se rapporte. A ce propos, on la trouve dans toutes les fonctions primaires de la phrase: sujet: La nuit qui tombait augmenta les appréhensions (Maupassant, Boule 40); attribut direct: ce soupir, c'était cette âme si chaste et si aimante qui remontait au ciel (Dumas 749); attribut indirect: Ils étaient quatre qui juraient, qui dérapaient, les armes à la main (Hougron, Histoire 318); objet direct: On sentait le soleil qui pesait de toute sa lumière contre cette écorce de nuages (ib. 87); objet indirect: J'ai parlé des phares de mon vélo qui ne marchaient pas trop bien (ib. 160); apposition: Ils me prenaient pour confident, ils s'épanchaient, la paperasse à remplir, les amendes qui leur pendaient au nez (ib. 153); complément circonstanciel: Certains voisins se plaignaient à cause de la machine à coudre qui les empêchait de dormir (Duhamel, Notaire 124); complément adnominal: Excusez-moi de vous quitter avant le quai, mais la vue du train qui s'en va me cause une tristesse inexprimable (Gide, Caves 820).

Qui plus est, la combinaison dans laquelle la relative fait fonction de prédicat tend souvent à revêtir différentes valeurs sémantiques généralement réservées aux compléments circonstanciels; elle peut exprimer une idée de cause: Comment faire un travail de tête avec ces enfants qui braillent (Duhamel, Notaire 34); de condition: La même personne qui serait grasse, on l'appellerait un boudin (id., Désert 753); de temps: Vers le soir, Olivier a commencé d'aller sensiblement mieux. Mais la vie qui revient ramène l'inquiétude avec elle (Gide, Faux-M. 1189).

Enfin, il existe une foule de cas où la relative, predicative ou non,s'emploie à des fins plutôt psychologiques et où la combinaison dont elle fait partie forme un énoncé; il peut s'agir de donner à l'expression une valeur affective qui lui vient du désir de lui conférer un accent dramatique:

(47) Qu'est-ce qu'il se passe? Des gens qui viennent... J'ai entendu appeler tout à l'heure
(Hougron,A/cv7 69)

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(48) Pauvre Julius! Tant de gens qui écrivent et si peu de gens qui lisent! (Gide, Caves
823)

(40) — Huit heures! dit-elle en secouant la tête. Et Ferdinand quinen finit pas d'arriver
(Duhamel, Jardin 179)

(50) "Mamette!" Une porte qui s'ouvre, un trot de souris dans le couloir... c'était Mamette
(Daudet 114)

(51) Ma mère s'affairait déjà. Peu de café, beaucoup de chicorée, et le lait que j'allais
chercher (Perry 14)

Avec tout:

(52) - Je vois que vous n'aimez pas donnner de l'argent. Sauf à Sanchita, bien entendu
Tout l'argent que vous pouvez gaspiller avec cette fille (Montherlant, Assassin 53)

14. A ces manifestations sémantiques de la relative s'en ajoutent encore bien d'autres et on voit mal comment une tentative de les ramener toutes à une formule tant soit peu généralisante pourrait être couronnée de succès. Il est évident, cependant, que, pour ce qui est du secteur limité de l'interrogation indirecte, la relative embrasse tout le registre des valeurs interrogatives. Or, il arrive aussi que, inversement, l'interrogative indirecte connaisse un affaiblissement de sens. Celuici peut l'amener jusqu'au point où elle ne fait que constater un fait et où rien ne la distingue plus sémantiquement d'une complétive. Dans le cas de la proposition avec si, cet emploi est lié à l'expression d'une idée affective très nette:

(53) Tous leurs amis - et Dieu sait s'ils étaient nombreux — les appelaient Pic, Piquette
et Picou (Romains 129)

(54) Comme elle n'a rien à faire absolument, qu'à penser à moi, tu devines si elle s'en
paye (Montherlant, Filles 932-933)

Ailleurs, il n'y a plus que l'implication d'une certaine idée d'intensité ('très',
'grand', etc.):

(55) Pensez à ce bon gros ours qui se cogne aux murs de sa prison et vous comprendrez
combien il doit être malheureux (Aymé 181)

(56) On voit assez combien de telles phrases diffèrent de celles que nous avons étudiées
précédemment (Sechehaye 27)

(57) Je ne pouvais que constater à quel point Valéry était loin de nous (Romains 66)

(58) Depuis, ces estimables magistrats font ma seule compagnie. Là-bas, au-dessus du
comptoir, vous avez vu quel vide ils ont laissé (Camus, Chute 150)

Avec comment, cette idée se fait nettement plus faible, de sorte que son rôle se réduit essentiellement à celui d'un outil conjonctif, presque aussi dénué de valeur sémantique que la conjonction que (cf. suéd.: 'Jag sâg att/hur han svàngde runt hòrnet'):

(59) Mais j'en reviens à Beladin. J'ai dit comment ils le contournaient à la maison, comment
ils possédaient tous une merveilleuse aptitude pour l'oublier (Hougron,'Histoire

(60) Elle nous racontait tout et comment à la maison elle était toujours sur le qui-vive
(ib.l2)

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75. Toute analyse syntaxique engage nécessairement les trois notions de forme, sens et fonction. Ce sont elles qui garantissent à chaque unité syntaxique son identité propre et l'analyse restera forcément incomplète tant qu'on ne les a pas toutes déterminées avec rigueur. Dans le cas qui nous occupe ici, la fonction est constante (objet direct) alors que la forme et le sens sont susceptibles de variation. Mais cette variation se présente différemment pour les deux notions; nous reconnaissons facilement deux formes distinctes, mais il n'existe pas, nous l'avons vu, de limite qui nous permette de circonscrire aussi rigoureusement les domaines d'un sens interrogatif et celui d'un sens non-interrogatif; et toujours est-il qu'il n'y a aucune correspondance entre forme interrogative et sens interrogatif d'une part, et entre forme relative et sens non-interrogatif de l'autre.

Ailleurs, il peut s'y mêler une distinction de fonction. Dans le cas illustré par les phrases suivantes, une telle distinction se trouve imposée de par la forme même des éléments constituants (adjectif: attribut indirect — adverbe: complément circonstanciel), mais on constate que la forme n'exerce à son tour aucune influence sur le sens: les deux formes sont également aptes à se situer quelque part à mi-chemin sur l'échelle qui mène de la valeur exclusivement predicative (77 est fort) à la valeur exclusivement adverbiale {II parle fort):

(61) avant de quitter Gênes, il se fit raser, et il me fallut faire ma toilette en granpour
arriver décent à Rome (Gide, Ca- de hâte pour paraître décemment deves
780) vant Mme de Gabry (France, Crime 87)

(62) Le soleil d'automne vint le toucher en Dargoult marchait pensivement, près
pleine forêt, alors qu'il cheminait,pen- de son étrange compagnon (Duhamel,
sif, vers Test (Duhamel, Compagnons Telili)
234)

(63) Denise s'asseyait familière avec les pay- Puis M. Mayer, (...) s'assied familicresans orgueilleux (Hamp; cit. Nyrop ment, nous invite à l'imiter et, tout à 1925, 143) trac, pénètre dans le vif du sujet (Duhamel, Journal 106)

(64) -Oh! m'écriai-je,/M/7e«.x:, tu ne penses - Non! cria furieusement le jeune
donc qu'à l'argent? (Duhamel, Jardin homme (Duhamel, Jardin 200)
270)

16. S'il va de soi que ce rapprochement de sens (caractérisation à la fois du sujet et de l'action verbale) ne s'accompagne pas d'un rapprochement de forme (adjectif +> adverbe), il nous semble tout aussi clair que rien de tel ne se produit dans un cas comme // m'a dit ce qu'il pense, où, par surcroît, une distinction typologique nous semblerait d'autant plus fâcheuse que le rapprochement de sens (interrogatif ¦«¦ non-interrogatif) est bien près d'atteindre le point où les deux interprétations sémantiques se soudent en une seule (cf. supra).

Ainsi, pour conclure, la relative, comme l'adjectif, l'adverbe ou l'interrogative
indirecte, est une unité formelle qui, en tant que telle, doit être définie à partir

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de ses traits formels: dire d'un constituant syntaxique qu'il a la forme d'une relative,c'est
dire qu'il appartient à la classe des relatives, c'est dire qu'il est "en réalité"une

Gôteborg

Résumé

Dans une phrase du type II m'a dit ce qu 'il pense, la proposition subordonnée est à considérer comme une relative indépendamment de la valeur sémantique qu'elle revêt dans le contexte fourni par la phrase. L'article retient en particulier quatre facteurs qui concourent à confirmer son auteur dans cette opinion:

1) A l'instar des unités syntagmatiques (le syntagme nominal, le syntagme adjectival, etc.),
les unités propositionnelles sont des formes syntaxiques dont l'identification typologique repose
sur l'ensemble des traits formels qui les caractérisent.

2) La correspondance entre forme et sens que présuppose l'analyse sémantique n'existe pas:
Je sais/vois comment il entre dans la boutique - II sait/aime le profit qu 'on peut en tirer.

3) Dans la phrase // m'a dit ce qu 'il pense, le pronom ce est l'antécédent de la proposition qui suit au même titre et au même degré que le substantif susceptible de le remplacer: Je sais cella surprise qu 'il vous prépare. Ce remplacement est de règle quand la proposition est régie par une préposition: Je sais comment/me doute de la manière dont il entre dans la boutique. 4) L'ambiguïté de la phrase II m'a dit ce qu 'ilpense est une création de la pensée que l'acte de communication est incapable de réaliser.

Bibliographie

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