Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Albert Camus 1980, Second International Conférence (February 21-23 1980). Edited by Raymond Gay-Crosier, Conférence Chairman. University Presses of Florida, Gainesville, 1980. 330 p.

Ghani Merad

Indépendamment du regain d'actualité que semble susciter l'oeuvre de Camus (voir la liste exhaustive des dernières études parues dans Jorn Schosler: Camus' aktualitet - en humanistisk renœssance?, NOK 43, Romansk Institut, Odense, mai 1981) et que d'aucuns n'hésitent pas à mettre sur le compte de l'irruption tonitruante des "nouveaux philosophes", voici donc les Actes du second colloque international, le premier ayant eu lieu en 1970.

Il n'est pas facile de faire un compte rendu à la fois succint et suggestif quand il s'agit d'un colloque, c'est-à-dire d'un ensemble de communications aussi nombreuses que variées. Ajouter à cela que certains des contributeurs n'échappent pas à la jargonite qui fait de la critique littéraire un ésotérisme de plus. Heureusement que l'introduction (pp. 1-11) de Raymond Gay-Crosier, qui comporte un petit résumé de chaque contribution, tend au voyageur égaré un généreux fil d'Ariane.

Les 23 communications sont groupées en 6 chapitres: I Problèmes de méthodologie (pp. 13-54), II Narration et fiction (pp. 55-149), 111 Théâtre (pp. 151-186), IV Philosophie (pp. 187-232), V Littérature comparée et relations littéraires (pp. 233-265), VI Réception et biographie (pp. 267-300). Un septième chapitre, intitulé Problèmes actuels de la critique camusienne: un débat libre sur son avenir (pp. 301-310), rassemble les points saillants d'une table ronde en comité restreint, qui a suivi le colloque proprement dit, dirigée et enregistrée par R. Gay-Crosier qui en est le rapporteur. Viennent enfin clore l'ouvrage une Note sur les contributeurs, un Index rerum et un Index nominum.

I Problèmes de méthodologie

1. Fritz Paepcke: Albert Camus en traduction (15-31)

L'auteur de la communication part d'un certain nombre de textes de Camus traduits en allemand pour analyser l'acte de traduction en des formules ramassées et percutantes telles que "Traduire, c'est avant tout saisir le sens à travers la langue" (23) ou "Le traducteur doit donc comprendre le non-dit qui accompagne le dit" (24). Une très subtile théorisation pour aboutir à cette conclusion: "II ne peut à ce titre y avoir de théorie pure de la traduction, pas plus qu'il ne peut y avoir de science de la traduction au sens des sciences exactes" (29).

2. Brian T. Fitch: Le paradigme herméneutique chez Camus (32-48)

L'auteur tente d'appliquer à L'Etranger et d'autres oeuvres de Camus sa méthode réflexive
déjà appliquée à Jonas pour saisir la valeur emblématique du fameux solitaire/solidaire et

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l'impact de telles formules sur l'acte de lecture: "le paradigme herméneutique n'est nulle part plus clairement a l'oeuvre que dans L 'Etranger" (33). Le Renégat serait un discours intermédiaire entre le récit oral et le récit écrit. Et à propos de La Chute: "ce texte ne fait, en dernière analyse, que mimer le dialogue, c'est-à-dire qu'il ne fait que faire comme s'il en était un" (43). Le débat qui suit est particulièrement fructueux, tant La Chute et L'Etranger continuent d'intriguer tous les camusiens. Le conférencier fait du reste remarquer que c'est là sa quatrième interprétation de La Chute. L'intervention de F. Paepcke est significative du dialogue de sourds qui parfois résulte du sens spécial que donnent aux mots telle école ou même tel chercheur: "Aussi faudrait-il préciser davantage, quand on parle d'herméneutique, la différence fondamentale entre Paul Ricoeur et Hans-Georg Gadamer. Pour Ricoeur, il s'agit surtout de l'objectivation opérée par le langage alors que pour Gadamer, il s'agit de l'herméneutique du monde qui pousse jusqu'au niveau ontologique" (48).

3. Robert Champigny: Compositions philosophiques et concepts (49-54)

L'auteur n'ayant pu présenter personnellement sa communication, il n'y a pas débat. Il s'agit d'une réflexion axée sur quatre notions (le ludique, l'esthétique, le moral et le cognitif) et portant sur le fondement des concepts. Ce texte "forme une espèce de cadre conceptuel dans lequel peuvent s'insérer, entre autres, le jeu de concepts tel que Camus le propose à travers la dualité absurde/révolte et les jalons de sa conceptualisation", explique Gay-Crosier (4).

II Narration et fiction

4. Jacqueline Lévi- Valensi: Le temps et l'espace dans l'oeuvre romanesque de Camus: une mythologie du réel (57-71)

Evitant de se confiner dans des théorisations nébuleuses, Lévi-Valensi attaque de front le sujet: "Le lecteur le moins attentif de l'oeuvre de Camus ne peut ignorer à quel point elle est enracinée dans la réalité des temps et des lieux où elle se situe" (58). Mais il ne s'agit point d'un collage servile au réel, qui, par définition, aurait retiré au mythe toute sa substance: "Cependant, cette inscription dans la réalité du temps et de l'espace n'est pas une transcription littérale" (58). Plus loin, "(Camus) 'utilise le réel et n'utilise que lui' mais il donne aux catégories du temps et de l'espace qu'il lui emprunte la portée et la valeur d'éléments d'une fable qui nous raconte notre propre histoire et figure notre sensibilité" (66). Suit un débat fertile sur la mythologisation du concret.

Il est vrai que, partant de situations concrètes, Camus a tenté, en particulier dans L'Etranger et dans La Peste de transcender le réel, parce que banal et éphémère, pour aboutir au mythe, qui, lui, échappe au temps et à l'espace. Néanmoins, il reste en filigrane que la base de départ est bien un temps et un espace privilégiés, ceux de Camus lui-même et c'est ce qui fait son engagement.

5. Alfred Noyer-Weidner: Structure et sens de L'Etranger (72-86)

Cette étude n'apporte pas grand-chose de nouveau, sinon qu'elle insiste sur les liens entre l'absurde et "la narration raisonnée" et qu'elle dégage les saillies d'un "style dialectique" s'ajoutant aux niveaux discursifs, familier et métaphorique, tant célébrés par les critiques antérieures. La conclusion manque d'impact lorsqu'on sait le nombre d'interprétations conjecturales suscitées jusqu'ici par L'Etranger: "Ce qui rend le sens du récit, son message, tellement convaincant, c'est sa composition, c'est l'emploi succe«sif de différents styles qui se superposent l'un à l'autre, bref, c'est sa structure" (85).

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6. Oscar Tacca: L'Etranger comme récit d'auteur-transcripteur (87-100)

Là non plus rien de particulièrement nouveau, sinon qu'un des aspects déjà mis en évidence par d'autres se trouve privilégié, systématisé au point de retirer au texte sa valeur intrinsèque: la multiplicité des facettes. Le récit serait "la transcription du manuscrit de Meursault. Une telle conception implique comme principe fondamental d'interprétation une triple cohérence, dans le fond unitaire: cohérence psychologique du personnage, cohérence - et non pas décalage - entre psychologie et expression (ou style) et cohérence dans le fait que Meursault lui-même a 'écrit' le récit" (88). Lors des débats, le bouchon s'en ira encore plus loin: "Avec Barrier et d'autres je maintiens que la première partie constitue un journal. Il y a une évidente immédiateté entre le moment de narration, de rédaction et des événements vécus. La seconde partie raconte, après coup, ce qui s'est passé tout au long des onze mois qu'ont dures le procès et son emprisonnement" (100).

lin tout cas, si la première partie est un journal, elle ne respecte pas les lois du genre, lit puis, est-ce à dire que Meursault, pour avoir commencé à tenir son journal 17 jours avant le crime, savait qu'il allait tuer? Et quel motif, esthétique ou autre, aurait poussé Camus à interrompre le Journal pour en faire une narration "après coup", même si le style et la composition des deux parties sont différents?

7. Gerald J. Prince: Le discours attributif dans La Peste (101-109)

Chiffres à l'appui, le conférencier dresse une véritable arithmétique des verbes et des temps des propositions attributives dans La Peste et aboutit à des remarques très originales: "La volonté d'équilibre du narrateur est manifeste: plus on parle, moins la gamme est étendue; plus un personnage est important, moins ses actes de parole sont mis en valeur" (103). Et à propos des appellations des personnages: "Le point de vue dans La Peste est en général celui d'un chroniqueur qui garde ses distances, qui évite de s'identifier à tel ou tel personnage ou de s'émouvoir en évoquant telle ou telle situation, et le discours attributif fait ressortir ce parti pris" (104-05). L'un des mérites, non des moindres, de cette étude est qu'elle débouche sur des conclusions simplement suggestives et prudentes, bien que solidement charpentées. Pour finir, un appendice récapitule le "Nombre de discours directs par personnage", le "Nombre d'apparitions dans le discours attributif en tant qu'énonciateur", le "Nombre de verbes attributifs par personnage", la "Gamme" (dans les quatre rubriques, Rieux vient en tête), les "Signifiants dénonciateurs" (5 pour Rieux, 7 pour Cottard, 6 pour les autres), les "Verbes de propositions attributives" (les chiffres vont de 354 pour dire à 1 pour balbutier etc.).

8. Lionel Cohn: Signification du sacré dans La Chute (110-122)

S'appuyant plus ou moins sur le schéma que fait René Girard dans La Violence et le sacré pour "décrire la démarche de la pensée mythique: désir mimétique d'abord, prise de conscience, ensuite, du double qui vit en nous, et, enfin, usage de masques destinés à dissimuler la difficulté de l'identité première", Cohn distingue dans La Chute "une quête illusoire du sacré", ensuite "une prise de conscience de l'illusion qui se traduit par la découverte de la duplicité de la personne", enfin une "nouvelle quête du sacré, non plus un sacré illusoire, mais un sacré qui connaît ses limites, et qui accepte désormais, pour vivre cette expérience, de reconnaître qu'il doit revêtir un masque" (111). C'est ce masque qui "va aider Clamence à supprimer la différence qui le sépare de l'Autre; l'Autre va se réintégrer à son Moi, qui pourra, de ce fait, à nouveau dominer les autres, grâce au masque" (115). Suit une discussion féconde et parfois animée sur la définition du sacré.

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9. Peter Cryle: The written painting and the painted word in "Jonas" (123-131)

Cryle voit dans les déplacements horizontaux et verticaux qui s'effectuent dans l'appartement de l'Artiste au travail le pendant de ceux qui se font sur terre et entre terre et ciel. L'étoile symboliserait l'espoir que famille et art ne sont pas incompatibles. Le mot incomplet et ambigu que peint Jonas (soli aire) propose à la fois une solution et une résolution.

10. Jean Gassin: La Chute et le retable de "L 'Agneau mystique ": Etude de structure ( 133-141)

Approche psychanalytique: "l'oeuvre entière de Camus tourne autour d'une poignée de fantasmes dont j'ai tenté de dégager quelques-uns" (141), réponse à A. Abbou, seul intervenant. Absence donc totale de débat, tant la démonstration semble inattaquable... ou alors franchement

En fait, la démarche de Gassin pour prouver que la véritable clé de l'oeuvre de Camus est plutôt le mythe du Baptiste que le mythe de Sisyphe est subtile et argumentée. Cependant, comme il arrive presque toujours aux approches psychanalytiques, il y a ici aussi une tendance à extrapoler: "Le nom de Jean, en hébreu, signifie 'Yahvé fait grâce'. Par une curieuse coïncidence, le nom de Yahvé sonne en espagnol — langue familière à Camus - comme le mot clé en français. Cette clé (llave) fait de Clamence l'égal de Dieu (Yahvé) en lui permettant d'obtenir la c/émence, ou la grâce, des Juges, d'échapper à toute condamnation à défaut d'être innocent. Peut-être la clé de Clamence/Clémence est-elle aussi la clé de l'énigme de La Chute" (138).

11. Lilliam Hernández: Vers une poétique de Noces (142-149)

L'auteur applique ici la méthode proposée par Ricardou dans Problèmes du nouveau roman pour analyser les techniques métaphorisantes: "la métaphore, figure d'expression, se transforme en 'charnière de fonctionnement'" (142) et plus loin: "la métaphore organise la structure du récit, du point de vue syntagmatique (organisation horizontale, linéaire) aussi bien que du point de vue paradigmatique (vertical et symbolique)" (147), selon la terminologie structuraliste. Voici une définition plus percutante encore: "Outre les rapports linéaires, la métaphore suscite une constellation de sens en reliant les différents niveaux de signification" (147). Hernández tente ainsi de capter le lien invisible qui relie des textes en apparence disparates comme ceux de Noces, qui serait "une métaphore prolongée de l'union devenant le lieu privilégié de rencontre de l'amour et de la révolte, de l'homme et du monde (...) un long poème en prose qui tente de posséder l'univers par le langage" (147), et c'est la conclusion.

III Théâtre

12. Laurent Mailhot: Aspects théâtraux des récits et essais de Camus (153-162)

Etude tout à fait convaincante, d'autant plus que l'on sait que Camus était avant tout un homme de théâtre. Ces aspects théâtraux sont dégages de tous les écrits prosaïques de Camus, des oeuvres de jeunesse aux dernières nouvelles: "Le paysage fonctionne comme un théâtre: il est construit, démontable, etc." (155). L'action est un ensemble de scènes étudiées, plus les jeux d'ombre et de lumière, le message toujours dramatique. Mailhot reconnaît avec Gay-Crosier que la théâtralité de Camus se situe "sur le plan de la rhétorique" mais il pense qu'il faut y ajouter "le présence d'un intertexte dramatique et tragique" (153).

Je considère que, dans la prose camusienne, non seulement la composition est théâtrale
mais aussi le style, tant il est emphatique et grandiloquent parfois (cf. le monologue/dialoguede
La Chute et plus visiblement les écrits journalistiques) et surtout l'intention: faire

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rire ou pleurer dans certaines scènes de L'Etranger, émouvoir dans La Peste, inquiéter dans La Chute, angoisser dans Le Mythe de Sisyphe. On sent derrière l'écrivain l'homme, le méditerranéen:la rue est une scène où les protagonistes jouent la vie, qù les dialogues gesticulants et vociférants, accompagnés tantôt d'effusions, tantôt de bourrades, tantôt même de coups pourraient finir autour d'une anisette. On pourrait s'étonner d'ailleurs que le talent de dramaturgede Camus ait su se déployer plus dans ses récits que dans ses pièces. J'estime qu'il serait bon de faire une étude en profondeur de l'échec du théâtre de Camus, trop compassé, désincarné sans doute volontairement au départ pour marquer l'absurde.

13. Walter G. Langlois: Camus et le sens de la révolte asturienne (163-178)

Dans une première partie, Langlois retrace les grandes lignes de ces événements historiques. Dans la seconde partie, il étudie les adaptations faites par Camus (et ses co-auteurs du Théâtre du Travail) sur le plan dramatique et idéologique: "D'abord, pour encadrer son récit, Camus employa une seule mise en scène: une place publique..." (166). "En plus, pour augmenter l'effet dramatique de l'événement historique, il en réduisit beaucoup la durée" (167). "La pièce elle-même est un scénario ou une petite esquisse plutôt qu'une oeuvre dramatique pleinement développée" (167). Langlois prend ensuite les quatre actes un à un pour les situer dans leur contexte historique et arrive à cette conclusion que la pièce, sielle est "absurde" sur le plan métaphysique, ne l'est point sur le plan politique. "Au contraire, elle nous semble présupposer une position essentiellement optimiste de la part des auteurs" (174). Cette dimension historique, à savoir que la pièce est une "'épopée' sociale des masses en lutte (et finalement victorieuses) contre un autoritarisme répressif" (174), a été souvent négligée par les critiques, aux yeux de Langlois.

Je crois plutôt que cette projection historique ne ressortait que trop clairement de la pièce: tout le monde la voyait, il fallait quelqu'un pour la rappeler. Voilà qui est fait. Cependant, ce qui me semble vraiment avoir été négligé par les critiques, c'est plutôt que l'échec de cette révolte représente le second volet du diptyque qu'est le message de Camus, à savoir la mise en garde contre les forces du Mal.

14. A. James Arnold: Pourquoi une édition critique de Caligula? (179-186)

Le conférencier donne donc les raisons d'une telle édition critique et en fixe les critères: le texte de base en serait l'esquisse de 1938 et non les versions existantes (1944, 1947, 1958). Il souligne l'influence de Nietzsche qui ressort du texte de base et les liens avec La Mort heureuse. Il n'y a pas forcément évolution de la première version à la dernière mais, par contre, un changement d'optique radical en 1940, date de la reddition des Français et de l'occupation allemande: nécessité de préoccupations éthiques, d'où passage du lyrique au dramatique.

On ne peut qu'applaudir à une telle approche de Camus, qui s'appuie sur le concret pour montrer la projection métaphysique de notre philosophe à partir du "physique", de l'ahistorique à partir de l'historique, de l'Espace et du Temps à partir de ceux que privilégie l'auteur. N'est-ce pas, en fin de compte, ce que Camus entend par "tragédie moderne"?

IV Philosophie 15. Edouard Morot-Sir: Logique de la limite, esthétique de la pauvreté: Théorie et pratique de l'essai (189-209)

Approche philosophique, théorisante, qui part des conditions génériques de l'essai en général
pour déboucher d'abord sur un parallèle Sartre/Camus: "Camus nous invite à lutter contre

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l'attraction de la transparence, contre cette traversée de l'apparence, qui, selon Sartre, serait l'idéal de la prose. Camus suggère une mise en opacité du texte qui devient obstacle et limite à affronter, non à dépasser" (189). Chez Sartre, le langage serait hypotaxique, chez Camus parataxique. Ainsi, "l'essai camusien s'affirme descriptif et faiblement démonstratif: il fait voir, il fait dire'l'' (199). Abordant l'éthique chez Camus, Morot-Sir aboutit à l'une de ces formulesramassées dont il a le secret: "Notre 'moraliste' est un logicien artiste ou un artiste logiciende l'univers moral" (199). Mais comment se manifeste la logique de "l'artiste"! "Dans son mouvement cette logique est binaire. Elle va d'un concept à l'autre, par poussées antonymiqueou synonymique ..." (202). Quant à l'esthétique du logicien, c'est celle de "la pauvreté" et Morot-Sir s'explique: "L'esthétique de la pauvreté qui fait de l'artiste un pauvre en signes, et de l'écrivain un pauvre en langage, est un exercice de contraintes, c'est-àdireune expérience d'échecs ..." (203).

Dans la discussion, il est, entre autres, reproché à Morot-Sir par André Abbou de plonger "dans une perspective métaphysique verbale qui n'est pas celle de la linguistique actuelle" (209). Ce à quoi Morot-Sir répond, avec beaucoup de modestie: "J'ai bien dit que ce queje présentais était un champ d'hypothèses qui exige toute une série de vérifications" (209). Refusant la position de l'herméneutique comme solution de la critique, il ajoute: "II y a un texte qui est une matérialité et qui, en tant que telle, produit un effet sur moi comme on parle d'un effet chimique. Il s'agit alors de me débrouiller pour essayer de comprendre cet effet. On fait ce qu'on peut" (209).

16. Paul Archambault: Albert Camus et la métaphysique chrétienne (210-220)

Après une analyse succinte du D.E.S. de Camus {Métaphysique chrétienne et néoplatonisme), le conférencier étudie l'influence dudit mémoire sur L'Homme révolté, où il est dit que l'Eglise s'est dégagée de l'emprise grecque pour se soumettre à la pensée germano-judaïque, et aboutit à ceci: "Que l'historisme immanentiste, et les idéologies politiques qui en découlent, représente une version désacralisée d'un christianisme ayant rompu sa première alliance avec la pensée grecque - nous sommes là devant une des convictions philosophiques le plus souvent et le plus passionnément énoncées de Camus" (214). Il considère que Camus a fait siennes les thèses de Nicolas Berdiaev mais en donnant un autre sens aux termes "nature" et "histoire".

S'appuyant sur une analyse par Leo Strauss de la notion d'historisme, Archambault apporte les réserves suivantes: "la thèse de Camus selon laquelle la métaphysique chrétienne a directement engendré l'historisme allemand serait sujette à caution" (216). Pour lui, c'est la désacralisation du christianisme au 18e siècle (philosophes et révolution française) qui provoque une réaction en Allemagne contre "le droit naturel" et c'est cet historisme conservateur qui, "sans le vouloir et par contre-coup", va engendrer une seconde vague d'historisme, "positiviste, scientifique et nihiliste" (216).

17. Maurice Weyrembergh: Camus et Nietzsche: évolution d'une affinité (221-232)

Selon le contributeur, il y a chez les deux philosophes communauté de destin et de pensée. Mais une première opposition va se manifester déjà et surtout dans Lettre à un ami allemand:"Nous dirions, en utilisant une distinction marxiste, que Camus aboutit aux résultats suivants: subjectivement Nietzsche est à des lieues des tortionnaires nazis par son courage, son intelligence, sa droiture et par sa critique du nationalisme et du racisme, mais, objectivement,par la logique même du nihilisme, certaines composantes de sa pensée se prêtent au travestissement" (227). La deuxième opposition se dégage à propos de l'Art. Dan« /> Mythp de Sisyphe, l'art est mime, comme il est répétition chez Nietzsche;cependant, dans!,' Homme révolté, "l'art n'est plus simple réduplication du monde, il est aussi fabrication, création

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corrigée" (228). Dans sa conclusion, Weyrembergh estime que. à partir du Discours de Suède, Camus "s'identifie de plus en plus avec l'artiste Nietzsche" (229) et il ne comprend pas que Camus se soit contenté de traiter les théories du philosophe allemand sur la Züchtung (le dressage) de 'puériles".

Je crois qu'on peut sans risque de se tromper supposer que l'attitude de Camus vis-à-vis
de Nietzsche a subi une coupure, un court-circuit en cours de route, provoqué précisément
par le nazisme et confirmé, au moment du Discours de Suède, par la guerre d'Algérie.

V Littérature comparée et relations littéraires

18. Alessandro Briosi: Sartre et le caractère "classique" de L'Etranger (235-245)

Briosi tente ici de reconstituer "la préhistoire des rapports connus entre Sartre et Camus, qui jouent surtout sur le plan de la philosophie du langage et de la pratique de la critique littéraire" (235). Se basant sur ce que dit Sartre de la fonction du présent dans la narration chez Renard, Faulkner, Dos Passos et même Mauriac et Giraudoux, il essaie de déceler ce qui, dans L'Explication de L Etranger, préfigure déjà la future querelle qui va l'opposer à Camus. Plus nette sera la différence entre les deux philosophes dans leur analyse des Recherches sur la nature et les fonctions du langage de Brice Parain: "Si pour Camus et Parain le langage n'est 'ni oui ni non', pour Sartre il est question d'un aut-aut" (238). Pourquoi l'étiquette de "classique" appliquée à L'Etranger^. C'est que cette oeuvre est "un populisme désespéré dont la fonction, exclusivement négative, est pour Sartre celle de contribuer à la liquidation du passé" (238). Ensuite, notre critique parvient à dégager les éléments qui vont distinguer les deux philosophes sur la base du jugement de l'un sur La Nausée par référence à Kafka, et du jugement de l'autre sur LEtranger toujours par référence à Kafka: "Pour Sartre, le monde kafkaïen est beau parce que la beauté est 'une contradiction voilée' (...) Pour Camus, au contraire, il ne s'agit pas de contradiction mais d'équilibre" (239). Par ailleurs, un parallèle entre Le Mythe de Sisyphe et tel chapitre de Qu'est-ce que la littérature? permet à Briosi d'aboutir à cette conclusion qu'au fond la liberté chez Camus et chez Sartre se rejoignent presque: "Cette liberté qui s'efforce, en vain, de se replier sur soi jusqu'à devenir son propre fondement n'est pas tellement éloignée de 'l'indifférence clairvoyante' de Camus" (240).

Si j'ai bien compris, il y aurait autant de points communs entre nos deux philosophes que de divergences, la divergence essentielle ayant pour point de départ un malentendu sur le sens qu'il faut attribuer à l'absurde ou plutôt, comme il sera précisé lors des débats, à la gratuité: "Je pense que chez Camus la gratuité comporte un sens négatif qu'il faut rapprocher de la mauvaise foi sartrienne tandis que chez Sartre la gratuité a un statut ontologique" (245).

19. Gilbert Pestureau: Albert Camus et la littérature américaine (246-256)

Outre la parenté avec Hemingway (le style du reporter), communément admise depuis L Explication de L'Etranger de Sartre, Pestureau en découvre d'autres, s'agissant du côté américain: "L'appréhension du monde se fait par les sens, par les sensations primaires, tout au long du roman (...) On pense aux héros de Steinbeck, Caldwell ou Cain aussi bien qu'à ceux de Hemingway" (248).

En fait, il me semble que les techniques utilisées par Camus dans sa première oeuvre d'envergure sont empruntées au behaviorisme, qui, à l'époque de LEtranger, était fort à la mode dans l'enseignement de la psychologie en France, et il entrait bien un certificat de psychologie dans la licence de philosophie passée par Camus à Alger.

A propos du meurtre de l'Arabe, Pestureau fait la remarque suivante: "Dans l'un des
meilleurs thrillers de Dashiell Hammett, Red Harvest, je suis frappé par le récit d'un crime,

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absurde d'ailleurs, commis par un jeune caissier de banque (...) Souvenir de lecture conscient
ou inconscient? Rencontre fortuite?" (249).

Notre critique souligne aussi l'utilisation des moyens du reportage-chronique dans La Peste, à l'américaine, "moyens qui donnent au récit du Dr Rieux 'la subjectivité objective' du témoin intégré" (250). Il passe ensuite au Requiem pour une nonne, qui est "autant scénario de film que pièce de théâtre (...) proprement injouable, monstre que Camus transforme en tragédie à succès" (252). Quant aux thèmes et aux obsessions du Requiem, ils sont repris dans La Chute: "La technique même de cette confession, 'technique de théâtre (le monologue dramatique et le dialogue implicite)', comme le monologue intérieur de l'être à demi fou qu'est Le Renégat, nouvelle écrite de 1952 à 1957, renvoie aisément à la technique faulknérienne, monologues d'idiots, de violents passionnés, d'êtres complexes et masqués, menteurs, insaisissables" (254).

20. Phillip H. Rhein: Camus and Percy: an acknowledged influence (257-265)

Pourquoi un parallèle avec le romancier américain Percy? C'est que, comme Camus il eut à lutter contre les progrès inexorables d'une tuberculose qui le minait, et il fut, comme lui, confronté avec les horreurs de la seconde guerre mondiale et les cauchemards de l'aprèsguerre. De plus, si La Chute est la confession d'un juge-pénitent, Lancelot est celle d'un avocat-repentant, pourrait-on dire. Les deux personnages ont en commun un art consommé de la dialectique émasculant la culpabilité, des armes bien fourbies pour faire d'une immersion dans le péché une emersión vers la rédemption. En conclusion, Camus et Percy s'attachent moins au monde cartésien, "à la logique irréfutable", qu'aux complexités inévitables, seules significatives, qui marquent la situation humaine^ celles de l'homme enquête d'une identité dans un monde sans Dieu. Mais Percy, plus que Camus, "reaffirms the validity of the Christian message through thè medium of space. Space to Percy transmits the notion of infinity; and it is this sensé of infinity that underscores the limitations of human reason, alone, to comprehend the unknown" (264).

VI Réception et biographie

21. Cari Viggiani: Fall and Exile: Camus 1956-1958 (269-276)

Ayant eu 1 insigne honneur de consulter les feuillets inédits du Cahier VII de Camus, que l'équipe des Cahiers Albert Camus n'a jamais pu se procurer aux fins de publication, vu l'opposition des héritiers, Viggiani, contrairement à l'opinion communément admise, arrive à ce jugement que la dernière décennie de l'écrivain non seulement est loin d'être stérile mais même a été féconde.

Il faut dire que Camus lui-même ne cessait de se plaindre du bloquage d'écriture dont il se croyait ou se sentait atteint. En fait, on a l'impression que le doute philosophique et moral qui marque cette période de sa vie a fini par déteindre sur le reste, à se transformer en doute sur ses propres ressources créatrices: il avait encore des choses à dire mais il était harcelé, bousculé par un noir pressentiment.

"J'attends avec patience une catastrophe lente à venir" est la citation qui sert de point de départ à Viggiani. Notre critique voit dans les années cinquante, marquées par un thème obsessionnel, un besoin de confession, en particulier dans Un Cas intéressant et La Chute: "La Chute is a confession in numerous sensés, of which I mention only the obvious: sacramental (confession of sin and confession of faith); legal (confession of a crime): politicai (confession of politicai faith, âuto-critique, self-condemnation)" (273).

On pourrait ajouter que ce besoin de confession a toujours animé les écrivains d'Algérie,
français ou algériens, avec ou sans le doute comme moteur.

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22. André Abbou: La deuxième vie d'Albert Camus: les paradoxes d'une "aventure singulière de notre culture" (277-290)

Abbou analyse ici les attaques dirigées contre Camus après L 'Homme révolté, touchant en particulier à l'appartenance sociale, la compétence socio-culturelle, la situation idéologique. Il démontre, entre autres, que Camus était loin d'avoir une culture bourgeoise comme on le lui reprochait. Boursier, l'enfant Camus "rompt avec les valeurs communautaires des classes populaires", dont il est issu, et "marche vers la solitude et le repli sur soi. Mais à cause de sa mère et du respect de son milieu, il sera imprégné durablement des sujets de réflexion et des attitudes des classes populaires" (284).

Cependant, notre critique semble oublier que cette enfance pauvre s'est tout de même déroulée en Algérie, ce qui implique deux choses: premièrement, la pauvreté en milieu piednoir était une tare plus grande que dans les couches populaires de métropole ou d'ailleurs, parce que plus rare et parce que, par définition, le Pied-Noir devait être d'essence supérieure; deuxièmement, ce complexe d'infériorité sociale, face aux Pieds-Noirs nantis, était malgré tout contrebalancé par le complexe de supériorité raciale que tout Pied-Noir, même miséreux, ressentait face à l'ensemble du peuple algérien.

Ensuite, Abbou admet avec Bourdieux, que: "Au plan de l'oeuvre elle-même, l'origine socio-culturelle de Camus s'est traduite (...) par des marques d'esthétique populaire, par la prédominance de l'éthique sur l'esthétique et le refus de l'esthétisme" (285), en apportant, cependant, la correction suivante: "Que ce soit au plan idéologique, au plan politique, ou au plan artistique, Camus refuse l'indifférence éthique. Il célèbre donc la vraie littérature, celle qui concilie 'le coeur le plus simple et le goût le plus élaboré' " (285-86).

Suit un débat on ne peut plus enrichissant, en particulier à propos de la querelle Sartre-
Camus.

23. Michel Rybalka: Camus et les problèmes de la biographie (291-300)

Rybalka pense, à la suite de Philippe Lejeune. "que connaître l'oeuvre et comprendre l'homme sont des opérations solidaires et que la relation entre l'homme et l'oeuvre est incontournable" (291-92), ce à quoi, pour ma part, je ne peux qu'applaudir. Le modèle de la biographie, à son avis, est L'ldiot de la famille de Sartre, mais "tout le monde ne peut pas être Sartre" (292). Que dire de Herbert R. Lottman, l'auteur de la volumineuse et fort intéressante biographie de Camus (parue en fançais au Seuil, en 1978)? Rybalka n'hésite pas à lui glisser un coup bas: "Né en 1927, il a entrepris des études de littérature française qu'il n'a pas poursuivies. Ce fait me paraît important à signaler, car on remarque immédiatement chez lui un certain préjugé contre l'Université ainsi qu'une tendance à vouloir privilégier le vécu aux dépens de l'écrit et de l'interprétation" (292-93). Toujours pour notre critique, Lottman rectifie un certain nombre d'erreurs mais en en glissant d'autres, en particulier à propos de Sartre et de Beauvoir qu'il n'a pas pris soin d'interviewer, bien qu'axant son travail sur "une étude sur le terrain". A ses yeux, malgré toutes ses qualités, cette biographie pèche par ses limites d'ordre méthodologique, d'où des imprécisions dues, par exemple, aux paraphrases et au manque de proportions ou à l'absence de critique du témoignage: "les témoins de la vie de Camus sont supposés nous révéler directement la vérité sur celle-ci" (295).

Il y a sans doute quelque chose de gênant dans le fait que ce soit un étranger qui prenne
l'initiative de cette seule biographie de Camus digne de ce nom et que, en plus, il fasse appel,
pour ce faire, aux méthodes d'outre-Atlantique.

Rybalka nous indique ensuite ce qu'il attend d'un biographe: "la visée biographique doit être une visée totalisante qui fait appel aux différentes disciplines et qui met en jeu des documents de toute nature" (296). Cela lui permet de nous donner les grandes lignes de la biographie de Sartre qu'il envisage d'écrire et qui "pourrait se lire à plusieurs niveaux, correspondant aux différents publics actuels" (296).

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En conclusion: "Une biographie réussie serait celle qui satisferait la curiosité de ces différents
publics, tout en dépassant leur attente" (297).

Débat animé, malgré l'absence de Lottman, et c'est Gay-Crosier qui a le mot de la fin, tant il est vrai que les exigences de Rybalka semblent ambitieuses: " La constitution de la documentation est un labeur de Bénédictin et doit inclure, de nos jours, non seulement l'écrit et les images, mais tout l'audio-visuel, c'est-à-dire les bandes magnétiques de toutes les interviews accompagnées d'une série de prises (personnes, bâtiments, paysages, etc.)" (300), d'où la nécessité du travail collectif.

VII Problèmes actuels de la critique camusienne: Un débat libre sur son avenir

II s'agit de la table ronde qui a suivi le colloque et dont les débats informels et à bâtons rompus
en cercle restreint, dont Raymond Gay-Crosier est le rapporteur, portent principalement
sur les cinq points suivants:

1. Documentation

Les archives Albert Camus sont gelées par les héritiers. Il faut donc a) demander aux héritiers de constituer un index plus souple et de permettre un accès moins rigide auxdites archives, b) développer le travail de prospection et de chasse aux inédits même mineurs tels que photos, cahiers d'écolier etc..

2. Diffusion des inédits

Nombreuses difficultés a) parce que les héritiers sont trop stricts à ce sujet b) parce que, vu
la crise économique, on ne trouve plus d'éditeurs complaisants.

La constitution d'un centre de recherches s'avère donc indispensable.

3. Biographie

a) Danger du travail solitaire: à preuve celui de Lottman qui, bien que fort méritoire,
pèche par de nombreuses insuffisances.

b) Nécessité d'apporter un éclairage nouyeau au fameux "long silence" de Camus pendant la guerre d'Algérie: "il faudrait examiner l'obscurcissement délibéré dont les activités et publications camusiennes ont fait l'objet dans la France de l'époque" (306), comme par exemple l'accueil mitigé réservé par la presse à Actuelles 111.

A ce sujet-là, je peux d'ores et déjà aider l'équipe du colloque dans sa noble entreprise en disant que la raison en est que les positions de Camus vis-à-vis du problème algérien d'un côté allaient au-delà de ce que pouvaient lâcher les Pieds-Noirs et la droite française et, de l'autre, étaient en deçà de ce que jugeait juste la gauche métropolitaine (et mondiale) pratiquement unanime et même de ce qu'offraient les différents gouvernements français au F.L.N. lors de négociations secrètes. Camus était seul à rêver d'une solution utopique et chimérique et il le savait bien, d'où le "long silence", dû tout simplement au désespoir et à l'impuissance. Quant à Actuelles 111, elles ne faisaient que reprendre des articles déjà parus et inefficaces et les quelques nouveautés y insérées (Algérie 1958 dactylographié en janvier 1958, l'avant-propos en février et la note introductive le 25 mai) n'apportaient rien de nouveau, quand on considère que l'ensemble du recueil paraissait bien après le 13 mai, date à laquelle les colonels d'Alger étaient décidés à faire à la France le coup de Franco. Si, en 1938, il eut des positions nettement en avance sur snn temps en dénonçant la misère et l'injustice qui sévissaient en Kabylie, dans le cadre de ses reportages à Alger républicain, Camus, par la suite, se laissa aussi franchement distancer par les événements, comme ne cessaient de

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le lui répéter ses pairs de la Fédération des Libéraux d'Algérie, restés sur place, eux, donc mieux placés pour juger de la situation. "Il croyait encore que les musulmans accepteraient de vivre dans une fédération française comme Porto-Rico sous la tutelle américaine, mais Roblès lui déclara d'une voix ferme: 'II est trop tard pour Porto-Rico'" (Lottman: Albert Camus, Seuil, poche, p. 577). En effet, sa position la plus avancée fut d'appuyer le Plan Lauriol (le professeur de droit d'Alger qui n'a jamais passé pour très progressiste), visant tout bonnement l'absorption de l'Algérie dans un "Commonwealth français" (Actuelles 111, Pléiade, p. 1017). Certes, il a bien plaidé la grâce de certains condamnés algériens ou libéraux pieds-noirs (voir, entre autres, Roger Quilliot dans ses commentaires à Actuelles 111, Pléiade, pp. 1844-47); mais des milliers de Français et de nombreux libéraux pieds-noirs ont soutenu non seulement des cas individuels mais toute la cause algérienne. Lit puis, il y a tout de même des déclarations qui ne trompent pas, rédhibitoires et irréversibles comme celle faite à Roblès, en mars 1956: "J'aime la justice, mais j'aime aussi ma mère" (Roger Quilliot, op.cit., p. 1843 et Lottman, op.cit., p. 586), radicalisée dans Le Discours de Suède, en décembre 1957: "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant lajustice" (Pléiade, p. 1882 et Lottman, op.cit., p. 622) ou celle-ci, irrévocable, irrémédiable: "II est vrai queje n'ai pas été choqué par la résistance aux nazis, parce que j'étais français et que mon pays était occupé. Je devrais accepter la résistance algérienne aussi, mais je suis français ..." (Lottman, op.cit., p. 633). La guerre d'Algérie, comme l'a souvent répété Camus, était pour lui un malheur personnel, mais alors il ne lui a opposé qu'une position personnelle.

4. Correspondance

Une correspondance générale ne verra probablement jamais le jour. D'abord, Camus n'était pas un fécond épistolier; ensuite, bon nombre de ses lettres étaient improvisées, souvent personnelles, donc non publiables. Néanmoins, cela n'empêche pas d'en détecter l'existence et de les répertorier.

Il faudrait au moins tenter de publier la correspondance suivie qu'il eut avec Roger Martin du Gard et Jean Grenier. Signalons que pour ce qui est de ce dernier, le voeu de la table ronde vient d'être exaucé: Correspondance Albert Camus-Jean Grenier 1932-1960. Avertissement et notes par Marguerite Dobrenn (Paris, Gallimard, 1981).

5. Travail d'équipe et centre de documentation

Un tel projet comporte de nombreuses difficultés a) les documents en question sont tellement dispersés qu'il faudra des années pour les rassembler b) si la centralisation se fait dans un établissement universitaire, il se posera un problème financier difficile à résoudre c) installer des Archives Albert Camus à la Bibliothèque Nationale poserait également des problèmes financiers (personnel extra) et ne faciliterait pas le travail des chercheurs (documents entassés dans quelque coffre inaccessible).

Cependant, un travail d'équipe n'est pas tout à fait exclu: témoin celui pratiqué sur le
plan diacritique par la Série Albert Camus (Revue des Lettres modernes).

La rapporteur, en guise de conclusion, propose la solution suivante, qui lui est venue à l'idée après la discussion, et qui, bien que pragmatique et temporaire, offre de nombreux avantages, ne serait-ce que sur le plan du coût: "création d'une section de correspondance ouverte et permanente, grâce à laquelle il serait possible de poser des questions et fournir des réponses, fussent-elles partielles, au sujet des documents et inédits camusiens" (310).

Ces comptes rendus succints ne peuvent qu'imparfaitement refléter les doctes communications
de ce second colloque, vu que, par définition, une communication est déjà en soi un
condensé, une pensée ramassée sur le point de bondir pour s'étendre en se détendant.

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Copenhague

Dans l'ensemble, on ne peut nier l'apport concret de ce colloque aux études camusiennes, d'autant plus qu'il affronte presque tous les écrits de l'écrivain, qu'il touche aux multiples facettes de l'oeuvre et qu'il réunit différentes approches méthodologiques. Certes, de telles études gagneraient à se libérer des jargons à la mode pour atteindre un public plus large. C'est à ce titre qu'on ne peut que regretter l'absence à cette rencontre de camusiens tels que Paul Viallaneix et Roger Quilliot, dont les travaux, bien que quittant les nébulosités obscurcissantes et occultantes, bref, pour clairs et accessibles qu'ils soient, n'en sont pas moins respectueux de l'esprit de méthode et de rigueur: il ne fait pas de doute que leur présence aurait oxygéné ces assises et aéré l'ouvrage qui en découle. Remercions en particulier Jacqueline Lévi-Valensi qui a le mérite, non des moindres, de ne pas perdre de vue que Camus était, malgré tout, algérien (c'est qu'elle a vécu un bout de temps au Maghreb), ce qui lui permet de doubler son analyse textuelle d'une vision psycho-sociologique; André Abbou qui s'attache au côté socio-culturel; Michel Rybalka qui refuse de détacher l'oeuvre de l'homme.

Ouvrage âpre et ardu mais non totalement aride et indigeste: quelques oasis rafraîchissantes, en particulier les débats qui suivent presque chaque communication, aident le voyageur qui s'y aventure. Les initiés - pour peu qu'ils soient dans le secret des dieux - thuriféraires ou contempteurs de Camus, camusiens ou sartriens, le liront avec grand profit, maintenant que se fait sentir un retour à la pensée tout court, théorisante et spéculative, après l'interpellation idéologique des 30 dernières années. Mais simples mortels, s'abstenir!

Au terme d'une lecture par endroits épuisante, je ne puis m'empêcher de m'interroger sur
la raison d'être de la critique littéraire et de m'inquiéter: où donc va-t-elle et où diable veutelle
en venir?