Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Anne Ubersfeld: L'école du spectateur, Lire le théâtre 2, Paris, Editions sociales, 1981, 352 p. Keir Elam: The semiotics of Theatre and Drama, London and New York, Methuen, 1980, XII + 248 p. Patrice Pavis: Dictionnaire du théâtre, Paris, Editions sociales, 1980, 482 p.

A peu de distance sont parues deux études importantes sur la sémiotique du théâtre, ou du drame, celles d'Anne Übersfeld et de Keir Elam, et le dictionnaire de Patrice Pavis qu'on attendait depuis quelques années: il devait combler une lacune et mettre un peu d'ordre dans un domaine que Jean Alter, dans un article récent, caractérisait comme le "cauchemar du sémioticien". Le sous-titre de la première étude indique qu'il s'agit d'une suite à l'étude parue en 1977, Lire le théâtre: là il était question du "texte", cette fois il s'agit du "spectacle"; cette différence conditionne non seulement la veste typographie (cette fois le livre est plein d'illustrations, très bien choisies, bien qu'elles ne soient qu'en noir et blanc, la couverture mise à part), mais aussi, comme on le verra, le plan de l'ouvrage. La seconde étude, celle d'Elam, est, paraît-il, la première présentation d'ensemble parue en anglais des problèmes de la sémiotique théâtrale: cela explique sans doute son caractère plus éclectique et peut-être aussi le fait qu'il traite à la fois du "spectacle" (Théâtre) et du "texte" (Drama); mais ce dernier point est aussi le fait d'une conception toute personnelle qui, en maints endroits, s'inspire de l'école sémiotique italienne (Eco, Serpieri, la Gulli Pugliatti et d'autres), aux travaux de laquelle l'auteur participe activement depuis plusieurs années.

L'étude d'Anne Übersfeld est organisée en huit chapitres dont les titres sont les suivants: La scène et le texte (il s'agit d'une sorte d'introduction à la problématique). L'espace théâtral et son scénographe L'objet théâtral, Travail du comédien, Le temps du théâtre, Le metteur en scène et sa représentation Le travail du spectateur, Le plaisir du spectateur. L'auteur, dans une section intitulée "les catégories" et à la suite d'une discussion sur les "niveaux" de l'analyse, explique et justifie ainsi la manière de structurer la matière à analyser:

L'analyse de la R.T. [c'est-à-dire la "représentation comme texte"] devrait partir de ces niveaux d'analyse (discursif, narratif, sémique); en fait la circulation des signes entre les niveaux rend ce mode d'approche difficile et peu clair au départ: il est préférable de partir de ces ensembles textuels déjà constitués que sont sur scène l'espace, l'objet, la division temporelle, le comédien, et c'est à partir de ces ensembles constitués - isolés et désignés avec plus de facilité - que l'on peut se livrer à une analyse par niveau.

Nous étudierons donc successivement: l'espace, l'objet, le comédien, pour essayei de
donner une sorte de tableau des formes principales de la représentation théâtrale, non

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pas sous forme de classification, ce qui nous paraît aléatoire, mais en fonction de quelques
grands principes d'organisation: le rapport à l'espace et plus encore le rapport au
spectateur.

(p. 37-38)

Présentée ainsi, l'organisation de l'étude pourrait sembler ne pas avoir d'implications (ni de présuppositions) théoriques précises. Mais si l'on regarde de plus près la succession des titres, et surtout si l'on compare celle-ci à la table des matières de l'étude précédente, on se rend compte que les "principes d'organisation" sont certainement aussi le résultat d'une réflexion d'ordre théorique, même si elle n'est pas explicitée comme telle; les titres invitent à relever un réseau de correspondances entre les chapitres, c.-à-d. entre les grands ensembles d'éléments qui constituent la représentation théâtrale, réseau qui reflète une conception assez élaborée de la structure de cette représentation; celle-ci a pour centre le comédien-personnage (165), lequel "s'appuie" sur les bases du spectacle, d'une part l'espace scénique (53), dont le maître est le scénographe (56), d'autre part l'ensemble de la représentation (à la fois travail (14, 18) et "programme" (281)), dont le maître est le metteur en scène (281); l'objet théâtral (125, 146ss, 167ss) et le temps du théâtre (239) servent à relier ces trois composantes fondamentales et à placer le comédien au centre; par rapport au temps du théâtre, le metteur en scène, bien qu'il en soit le maître, est, contrairement au comédien, le "grand absent"

Toute l'analyse d'AU a pour fin le concept de plaisir du spectateur (7, 330), qui est jouissance et connaissance, désir de savoir et de savourer (329), fondé sur la capacité, ou l'aptitude à voir (319). Cela fait du spectateur un personnage-clef dans le "procès" qu'est la représentation, à la fois destinataire et co-producteur (3035), chargé d'un travail pour lequel on peut s'éduquer. Maintenant, selon cette autre perspective, ou faisceau de correspondances, l'espace scénique et le temps du théâtre déterminent le rapport entre spectateur et représentation: le premier, en tant que dérivé de l'espace théâtral (555), place le spectateur en dehors ou en face de la représentation puisqu'il est dans l'essence de l'espace théâtral d'instaurer deux ensembles distincts: celui des regardés et celui des regardants (54), tandis que le temps du théâtre (double: scénique et fictionnel, et d'un ordre différent (239)) relie le spectateur à la représentation, et au comédien, dans un temps (ou "contemporaneité") vécu (240).

On pourrait facilement continuer à relever de telles relations ou correspondances, qui, bien qu'implicites, témoignent d'un effort pour systématiser nos connaissances actuelles de la représentation théâtrale, dans une conception dont le résultat aura sans doute aussi des conséquences sur notre conception du texte: après la parution de ce travail sur la représentation, on peut difficilement imaginer une recherche sur le texte de théâtre qui serait structurée de la même façon qu'en 1977.

Si cet aspect théorique n'apparaît pas à première vue, c'est peut-être parce qu'AU récuse à plusieurs reprises la théorisation explicite, et refuse de procéder de façon trop systématique (ce domaine de recherche ne s'y prêtant pas encore) (8, 167), ou bien parce qu'en fait il y a parfois des contradictions. Un exemple: lorsqu'on lit (28-29) d'abord "...dans son articulation sur deux axes, l'axe paradigmatique ou axe des substitutions, l'axe syntagmatique ou axe des combinaisons" et peu après "... par projection sur l'axe des transformation (axe syntagmatique) des éléments appartenant à l'axe des combinaisons (axe paradigmatique)", on se demande comment concevoir la différence entre les deux axes. On trouve aussi des notions peu précises comme celle de "réfèrent" (40ss, 67, 25955) ou celle de "construction du personnage" (187 vs 180, 182, 235). En premier lieu pourtant, c'est le style très vif et très incisif d'AU qui en quelque sorte cache l'aspect théorique de son étude; ce style est, avant tout, fortement imprégné de sa grande passion pour le théâtre et porté par son expérience personnelle (inépuisable, semble-t-il), qui lui permet de citer, au cours des analyses, un très grand nombre d'exemples concrets, très instructifs et très convaincants.

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A titre d'exemple, on peut citer le début du chapitre sur le comédien:

Le comédien est le tout du théâtre. On peut se passer de tout dans la représentation, excepté de lui. Il est la chair du spectacle, le plaisir du spectateur. Il est la présence même, irréfutable. Mais le saisir en fonction des signes qu'il produit n'est pas chose simple. Paradoxalement, il est à la fois producteur et produit dans le domaine des signes: il est le peintre et sa toile, le sculpteur, son modèle et son oeuvre. Il est le lieu de tous les paradoxes: il est là et il convoque un personnage absent, il est le maître de la parole mensonge et on lui demande d'être "sincère".

(p. 165)

Si on regarde le passage en soi (en le prenant à la lettre), on y trouve bien des points à discuter: comment peut-on se passer de tout sauf du comédien, si, à la page 53, il est dit que l'espace constitue le domaine fondamental à partir duquel le théâtre peut être analysé? estce le fait que le comédien soit à la fois producteur et produit qui le rend difficile à saisir en fonction des signes qu'il produit? la suite semble dire que c'est plutôt parce qu'il est le "carrefour" de tous les codes; le paradoxe: être à la fois (un comédien) présent et (un personnage) absent, semble devenir ici un des traits caractéristiques, distinctifs du comédien; mais en fait c'est ce qui, selon AU, caractérise fondamentalement tous les éléments et l'ensemble de la représentation théâtrale, qui est à la fois performance et fiction. Ces questions n'empêchent pourtant pas que le passage, lu dans le contexte, communique assez bien l'idée d'AU sur l'importance et la complexité de la fonction du comédien.

Ce chapitre sur le comédien apparaît central en ce sens aussi que sa composition reflète, dans les grandes lignes, celle du volume entier: ainsi, dans les deux cas, l'auteur commence par discuter dans quelle mesure on peut employer la notion de signe, ou d'ensemble de signes, pour décrire le spectacle et la fonction du comédien-personnage, et elle termine l'un et l'autre en soulignant tout ce qu'il y a d'insaisissable, et donc hors de prise pour l'analyse, dans ce qui conditionne la perception et la compréhension du spectateur; de même que les autres ensembles d'éléments de la représentation, chacun analysable comme une totalité structurée (38), le personnage (fictionnel) peut être vu comme un "texte" à l'intérieur du texte théâtral entier (173), de sorte que la position du comédien en face du texte-personnage rappelle en partie celle du metteur en scène devant le texte dans son ensemble: l'un et l'autre sont aussi des lecteurs qui construisent, à l'aide de données textuelles, l'un son personnage l'autre son univers personnel (179 et 282ss); c'est pourquoi la problématique de base du travail du comédien, celle de joindre, ou de mettre en rapport, les pôles de l'opposition performance vs fiction, présence vs absence, est fondamentale aussi pour toute la représentation théâtrale; enfin, ce n'est peut-être pas un hasard si l'affirmation plus explicite de l'influence, tout à fait décisive, de Brecht sur la pensée d'AU se trouve dans ce chapitre: "On retrouve toujours et partout la pensée de Brecht, cette pensée fondatrice de toute réflexion sémiotique sur le théâtre" (171). Ceci dit, il y a évidemment des parties aussi où la "transposition" aux problèmes qui ne concernent pas directement le travail du comédien, est plus difficile à faire; ainsi les pages sur le rapport entre paroles et gestes, sur la parole, la mimique, le masque, etc. (193ss).

Puisque tout l'effort d'AU vise l'éducation du spectateur, il est logique que son étude s'achève par deux chapitres sur le travail et le plaisir de celui-ci. Le spectateur est producteur de sens lorsqu'il recueille les propositions de sens construites par le metteur en scène, le comédien, le scénographe et les autres techniciens du théâtre, et pour remplir cette fonction, il faut qu'il sache "déconnecter", "sémiotiser", "mémoriser", "recomposer", "créer", "dialectiser" et 'resemantiser (32ûssj, ce qui présuppose qu'il apprenne à mobiliser

son attention, pour recueillir le plus d'éléments possibles, non pas à l'aide de perceptions

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inconscientes et semi-conscientes, mais par une prise de possession: il s'agit de reconstruire
la représentation comme monde possible. Et pour cela constituer trois systèmes de
signes:

1) l'espace non seulement dans ses coordonnées ou dans le lieu qu'il représente, mais
dans le mode de relations qu'il suppose entre les protagonistes, et aussi entre la scène
et le public;

2) les objets, compris comme référence au monde, mais aussi comme éléments ludiques pour le comédien et envisagés à la fois dans leur matérialité (origine, matériau, temporalité, usure, etc.) et dans leur fonctionnement rhétorique, comme métaphores, métonymies,

3) le comédien en tant que producteur d'un discours verbal-gestuel, mais aussi dans ses rapports avec ses destinataires, protagonistes et public; c'est l'observation du comédien qui est pour le spectateur la tâche la plus difficile, mais la plus excitante: le comédien construit un personnage et c'est le domaine que le spectateur sera toujours tenté de regarder d'abord, mais aussi il parle un discours qui est détaché de lui et que l'on peut entendre comme une réalité autonome, comme un discours sans sujet; enfin il est un être vivant qui a un corps, des particularités physiques et vocales attachantes.

(p. 322)

Arrivé là, le spectateur verra que "lire la représentation théâtrale, apprendre à la lire, c'est
s'inscrire dans une invention productive" qui pourra lui permettre "une relecture du monde,
prélude à sa transformation" (328).

De là naît le plaisir du spectateur puisque "savoir et savourer ne font qu'un", comme dit Brecht (329). Ce plaisir peut être défini et organisé, sémiotiquement, comme un travail (330ss), mais il est autant, sinon plus, défini par le désir, le manque, qui s'oppose à lui et en fixe la limite:

Si le plaisir du spectateur est (...) le plaisir de l'irréfutable d'une présence, de l'être-là (...), il est aussi bloqué par l'interdit (...) de toucher (...) de voir (savoir) au juste; la limite du plaisir est l'existence même de cet entre-deux où il voyage, entre fiction et réel. L'objet du désir fuit, il est et n'est pas, perpétuellement il dit à qui le désire: "Je suis et je ne suis pas ce que je suis." S'il y a une passion du théâtre, elle est dans cette fuite permanente.

(p. 342)

C'est là la passion d'AU; dans ce livre, elle a su, tout en gardant une idée organisatrice, communiquer
à la sensibilité, à l'imagination, à la compréhension du lecteur une idée du spectacle
en tant que réalité vivante et vécue.

Le livre de Keir Hlam est très différent de celui d'Anne Übersfeld. D'une part il ne s'adresse pas aussi directement et consciemment au spectateur (ou au lecteur); il ne porte pas non plus la marque aussi explicite de la même passion pour le théâtre: le rédacteur de la série, New Accents, dans laquelle paraît l'étude de Kt, définit ainsi le but de la série:

(...) the érosion of the assumptions and presuppositions that support the literary disciplines
in their conventional form has proved fundamental. Modes and catégories inherited
from the past no longer seem to fit thè reality experienced by a new génération.

New Accents is intended as a positive response to the initiative offered by such a situation. Each volume in the series will seek to encourage rather than resisi the process of change, to stretch rather than reinforce the boundaries that currently define literature and its académie study.

(p. IX)

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c'est donc un projet qui vise une organisation nouvelle et plus adéquate de nos connaissances dans le domaine du théâtre. D'autre part KE ne discute pas seulement de la représentation théâtrale, mais aussi du texte dramatique; le rapport entre les deux constitue même un des principaux problèmes de cette étude: ainsi une question déjà posée dans l'introduction (3) est reprise à la fin en ces termes:

to what extent does the broad and heterogeneous range of objects and concepts, rules and practices, structures and functions discussed in this book make up a single field of investigation? Can a semiotics concerned at once with theatrical communication and dramatic principies, performance and written play, hope to be a cohérent project?

(p. 209)

Voici la réponse, très juste, de l'auteur:

there appears to be little dialogue at présent between semioticians working on the performance and its codes and those whose principal interest is in the dramatic text and its rules. But it is very difficult, on the other hand, to conceive of an adequate semiotics of théâtre which takes no account of dramatic canons, action structure, discourse functions and the rhetoric of the dialogue, just as a poetics of the drama which makes no référence to the conditions and principies of the performance has little chance of being more than an eccentric annexe of literary semiotics.

(p. 210)

Cette conclusion, comparée à celle du livre d'Anne Übersfeld, peut aussi illustrer la différence
de style qu'il y a entre les deux études.

Un court chapitre d'introduction est à la fois une discussion d'ordre théorique sur l'utilisation de la notion de signe dans le domaine du théâtre et un aperçu historique de l'évolution de la sémiotique du théâtre: née avec l'Ecole de Prague dans les années '30 (Otakar Zich, Mukaïovsky, Bogatyrev, etc.), elle connaît une renaissance, dans les années '60, avec des études de Barthes et de Kowzan, pour se développer, au cours des années '70, d'une façon telle qu'il est de plus en plus difficile de suivre son évolution. Elam pourtant en est vraiment bien informé, et son étude peut aussi servir de mise au point très utile sur l'état actuel des recherches en ce domaine.

Ce qui caractérise les recherches delà seconde période, ce sont surtout les tentatives qui, partant de Saussure ou de Peirce, visent à formuler une définition du signe théâtral minimal. KE se montre, avec raison, assez sceptique sur la possibilité de trouver une solution à ce problème (47ss); il y a sans doute plus de perspective dans l'hypothèse, empruntée à Eco (495), selon laquelle le problème central est celui d'élucider la fonction signifiante spécifique qui, dans la représentation théâtrale ou dans le texte dramatique, met en rapport un système syntaxique de signaux (c'est-à-dire d'"énoncés" auditifs-visuels ou textuels) et un système sémantique d'unités de sens culturelles, et qui fait ainsi du premier l'expression et du second le contenu dans une "grande unité" donnée de signification ou de communication.

Après cette "introduction", trois grands chapitres constituent le "corps" du livre: la communication théâtrale, la logique dramatique et les discours dramatique. Les deux premierstraitent, respectivement, d'éléments qui, grosso modo, appartiennent à ce qu'Anne Übersfeld nomme la performance et la fiction, c'est-à-dire d'un côté des différents codes (ou systèmes) qu'on peut relever dans la représentation (relations proxemiques, facteurs kinésiques,traits paralinguistiques, etc.) et de l'autre côté des composantes qui contribuent à organiserl'univers fictionnel du drame - sous une forme différente sans doute selon qu'il s'agit d'une représentation r>u d'un texte mais dans les deux cas. une forme soumise aux efforts faits par le spectateur ou le lecteur pour réunir dans une structure cohérente les "bits" partiels et épars de l'information dramatique (98s); l'auteur présente, utilise et discuteici les concepts tels que "monde possible", "action dramatique" (reliée aux notions de

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"temps", de "plot" et de "fable") et "modèle actantiel" (relié à la notion de "dramatis personae").

Le "discours" dont traite le troisième chapitre est le dialogue dramatique: il s'agit de voir comment fonctionne le langage des "dramatis personae" à l'intérieur de l'univers de fiction (135). L'analyse se fonde ici sur les contributions de Benveniste et de Jakobson en particulier, concernant l'importance du contexte et de la déixis dans la situation de renonciation (contributions accueillies et développées par Serpieri et son groupe, auquel appartenait aussi Elam) et sur les théories des "speech acts" (Austin, Seaile) et de l'analyse conversationnelle (Grice).

Le chapitre se termine par un schéma impressionnant (192-207) qui concrétise et systématise ce à quoi pourrait conduire une analyse dramatologique, c'est-à-diie une analyse qui relève, dans un passage donné, tous les facteurs en jeu parmi ceux dont il a été question au cours du livre et surtout au cours de ce dernier chapitre: l'exemple choisi: les 79 premiers vers i'Hamlet, divisés en 80 micro-séquences (de longueur variable, d'un demi-vers à plusieurs vers) selon les facteurs ou fonctions qui les déterminent: interlocuteurs, orientation déictique, temps, canal, objet (topique) du discours, force Ulocutionnaire, etc.; il y en a 17 types différents.

Ce schéma témoigne d'une analyse extrêmement minutieuse, précise, attentive aux moindres nuances de la langue du dialogue; mais elle risque aussi, par cela même, de conduire à une description "atomisante" du texte qui, à elle seule du moins, ne rend peut-être pas compte de ce qui conditionne la compréhension, la réception du discours dramatique par le spectateur ou le lecteur. Il faudra donc - comme l'auteur le suggère d'ailleurs luimême (185) - combiner l'analyse proposée ici avec des analyses conduites à partir d'autres approches afin de pouvoir, espérons-le, élaborer une analyse et une conception plus cohérentes et plus compréhensives.

On voit comment cette étude présente, à côté de son aspect informatif, un autre aspect dans la mesure où s'y trouve formulée aussi une conception personnelle et précise du théâtre et du drame; parfois celle-ci invite a une discussion que je voudrais illustrer ici par deux exemples.

Au début du chapitre sur la communication théâtrale, l'auteur note que

Paradoxically, thè effective historical starting-point of research into theatrical communication is a déniai of its very possibility. In 1969 the French linguist Georges Mounin challenged the classification of the performer-spectator bond as a communicative relationship, on thè grounds that genuine communication - of which linguistic exchange is for him the prime example dépends on thè capacity of thè two (or more) parties involved in the exchange to employ the same code (e.g. the French language) so that "the sender can become receiver in turn; and the receiver the sender".

(p. 33)

On ne peut pas dire que cette discussion soit encore terminée. L'argument de base de Mounin n'est pas, à mon avis, Fexigence d'un canal commun aux interlocuteurs (point sur lequel Ruffini, cité par Elam, critique la position du Mounin), mais l'argument qui dit que pour qu'on puisse parler de communication, il faut que les personnes impliquées dans la situation de communication puissent "changer de rôle" - de récepteur devenir émetteur et inversement. Selon Mounin, cette possibilité n'existe pas dans le rapport qui s'établit entre acteur et spectateur. A ceci, KF répond:

Not only are the audience's signais, in any vital form of théâtre, an essential contribution to the formation and reception of the performance text - and indeed various postwar performers and directors such as the Becks and Richard Schechner hâve extended the bounds of the performance to include the audience explicitly - but the spectator, by

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virtue of his very patronage of the performance, can be said to initiate the communicative
circuit (...)

(p. 34)

et

The spectator will interpret this complex of messages - speech, gesture, thè scenic continuum, etc. as an integrateci text, according to the theatrical, dramatic and cultural codes at his disposai, and will in turn assume the role of transmitter of signais to the performers (laughter, applause, boos, etc.), along visual and acoustic channels, which both the performers and members of the audience themselves will interpret in terms of approvai, hostility, and so on. This feedback process and the /rciercommunication between spectators is one of the major distinguishing features of live théâtre, which can in this sensé be seen as a "cybernetic machine" (...)

(p. 38)

KE semble donc accepter, comme Mounin, que la possibilité de "changer de rôle" soit une caractéristique essentielle de la situation de communication; mais contrairement à Mounin, il interprète la situation de la représentation théâtrale de façon à trouver cette possibilité, ce qui permet de maintenir que la communication en est une composante fondamentale. Le problème alors n'est pas tant, à mon avis, de décider si cette interprétation, ou hypothèse, est vraie ou fausse, mais de voir quelles sont les conséquences qu'elle entraîne.

Supposer que la situation de la représentation théâtrale soit fondamentalement une situation de communication, implique d'abord une hypathèse selon laquelle la situation du spectateur de théâtre sera plus voisine de celle de l'interlocuteur d'une conversation quotidienne que de celle du spectateur d'un drame télévisé ou d'un film puisque les réactions de ce spectateur ne peuvent pas "influencer" le comportement des acteurs ou performants; est-ce là une hypothèse utile pour les recherches ultérieures? En second lieu, cela entraîne l'utilisation de différentes notions, liées à celle de communication, mais qui, à mon avis, restent peu précises; ainsi la notion de "message": il est, dans le schéma de la communication théâtrale proposé par KE (39), caractérisé comme formé de "speech, gesture, music, scenic continuum, etc." d'une part, et de "applause, whistles, boos, walk-outs, etc." d'autre part; mais en quel sens, ces éléments, ou phénomènes, forment-ils un "message"? Enfin, dans cette étude, un problème surgit, me semble-t-il, lorsqu'on compare les premières parties du chapitre (sur la communication) et les dernières parties où il est question du "cadre-base" ("the frame") à l'aide duquel le spectateur définit la situation dans laquelle il se trouve et sa position dans celle-ci, ce qui est la condition pour comprendre, de sa part, ce qui se passe (97). A propos de ce "frame", KE dit:

The theatrical frame is in effect thè produci of a set of transactional conventions governing the participants' expectations and their understanding of the kinds of reality involved in the performance. The theatregoer will accept that, at least in dramatic représentations, an alternative and fictional reality is to be presented by individuáis designated as the performers, and that his own role with respect to that represented reality is to be that of a privileged "onlooker" "The central understanding is that the audience has neither the right nor the obligation to particípate directly in the dramatic action occurring on the stage" (Goffman 1974, p. 125). This definitional constraint, whereby the actors' and spectators' roles are distinguished and the levéis of reality (dramatic versus theatrical) are conventidnally established, is the crucial axiom in the theatrical frame.

(p. m

Mais cette conception du "frame" de la situation de la représentation théâtrale se laisse-t-elle
concilier avec celle d'un rapport de communication réciproque entre acteur et spectateur?

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L'autre discussion concerne en premier lieu un aspect du chapitre sur le discours dramatique.Même si ce n'est pas dit explicitement, il me semble ressortir des exemples et des problèmesabordés par l'auteur que l'analyse, qui porte ici en premier lieu sur le (dialogue du) texte dramatique écrit, ne pourra tenir compte que très peu des parties didascaliques de celui-ci. L'importance ainsi accordée, dans une théorie du texte dramatique qui se veut sans doute générale, à la partie dialogique au détriment de la partie didascalique, pose un problème.Elle s'explique probablement du fait que l'oeuvre de Shakespeare constitue le "corpus" privilégié des analyses d'Elam (et du groupe de Serpieri); mais un autre "corpus", formé de textes de la littérature dramatique moderne occidentale, depuis le Théâtre romantiquepar ex., conduira certainement à des conceptions théoriques quelque peu différentes: que faire des didascalies des textes d'un Hugo, d'un Ibsen, d'un Pirandello ou d'un lonesco? il n'est pas possible de les subordonner seulement aux dialogues, comme texte secondaire (ou "Nebentext"). Pour cette raison aussi (en plus de celle d'éviter le risque d'"atomiser" la description), il faudra donc essayer de modifier le fondement de l'analyse du discours dramatiquede sorte que les facteurs ou fonctions relevés dans le dialogue puissent être mis en rapport avec ceux de la didascalie et intégrés dans l'ensemble dialogue + didascalie qui constituele texte dramatique.

Pour ma part, je pense que la conception du "phénomène théâtral-dramatique" qui pourrait en résulter devra accorder une place centrale et fondamentale (plus peut-être que ne le fait KE) aux éléments et relations appartenant à ce que KH appelle "la logique dramatique": cette logique pourrait être considérée comme fondement du système (ou structure) qui conditionne, mais sans les déterminer, les significations qu'on peut attribuer à une représentation ou à un texte donnés. En dernière instance, ce que dit KE vaut pour l'une et l'autre:

It is thè spectator who must make sensé of the performance for himself, a fact that is disguised by the apparent passivity of the audience. However judicious or aberrant the spectator's decodification, the final responsibility for the meaning and cohérence of what he constructs is his.

(P-95)

Et ce serait à partir de cette logique qu'on pourrait approfondir et préciser la notion d'intertextualité
que l'auteur, partant d'une citation de la Gulli Pugliatti, utilise pour décrire le rapport
compliqué, et tant discuté, entre le spectacle et le texte:

What this suggests is that the written text/performance text relationship is not one of simple priority but a complex of reciprocai constraints constituting a powerful intertextuality. Each text bears the other's traces, the performance assimiJating those aspects of the written play which the performers choose to transcodify, and the dramatic text being "spoken" at every point by the model performance or thè n possible performances that motivate it. This intertextual relationship is problematic rather than automatic and symmetrical. Any given performance is only to a limited degree constrained by the indications of the written text, just as thè latter does not usually bear the traces of any actual performance. It is a relationship that cannot be accountcd for in terms of facile dcterminism.

(p. 209)

Si l'on accepte que c'est par la logique dramatique que la représentation théâtrale et le texte dramatique acquièrent le caractère spécifique qui nous intéresse ici, on pourra peut-être développer les idées que contient ce passage, bien caractéristique de l'étude de KE en ce qu'il réunit une réflexion sur les recherches déjà faites et un progrès par rapport à elles, qui incitent le lecteur à des recherches ultérieures.

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En lisant de telles études, il est utile d'avoir à sa disposition un dictionnaire où l'on puisse chercher des approfondissements, des élargissements, d'autres façons d'employer et de comprendre les termes-notions rencontrés au cours de la lecture. De tels dictionnaires, il en existait déjà; mais celui de Pavis est le premier à être rédigé dans la même perspective que celle des recherches sémiotiques des dernières années.

Comme les études d'Anne Übersfeld et de Keir Elam, ce dictionnaire témoigne d'un effort pour ordonner tous les matériaux et tous les problèmes dont les recherches actuelles sur le théâtre, d'ordre théorique ou pratique, nous obligent à tenir compte. Dans l'avantpropos, l'auteur définit ainsi son projet: il

repose sur l'hypothèse de travail que l'on pourrait formaliser un "vocabulaire de base" de la langue critique, grâce auquel - avec les aménagements adéquats - il serait possible de montrer les composantes et le fonctionnement esthétique et idéologique de l'oeuvre théâtrale. (...) Un tel ouvrage doit fournir un vocabulaire aussi complet que possible et enregistrer l'usage des différentes paroles sur le théâtre; mais, s'il se veut homogène et nourri d'une réflexion théorique, il est contraint de reconstituer pour chaque terme le cadre conceptuel où il prend place.

(P. 12)

Mais c'est un dictionnaire, et l'auteur a choisi la forme traditionnelle des "vocables-entrées" rangés par ordre alphabétique (et non, par ex., la forme du Dictionnaire des sciences du langage de Ducrot et Todorov; cela d'ailleurs ne serait guère possible ici puisque cela présuppose une organisation conceptuelle déjà fixée dans les grandes lignes et généralement acceptée; or dans les recherches sur le théâtre, c'est encore à peine si l'on peut entrevoir une telle organisation); il est donc normal que ce livre ait un caraotère encore plus éclectique et plus disparate que celui d'Elam. Ce caractère est pourtant contrebalancé d'une part par de nombreux renvois d'un article à un autre, "ce qui, outre le délestage du texte, est une manière de tracer quelques pistes et circuits dans un paysage critique fort touffu. L'index systématique en fin de volume invite à quelques-unes de ces promenades" (14), et d'autre part par la composition des articles les plus importants; ils forment de petits essais sur la notion en question et les problèmes qui s'y rattachent, ne laissant aucun doute quant aux positions théoriques et méthologiques personnelles (ou "subjectives" (13)) de l'auteur.

Dans l'ensemble, ces "procédés" fonctionnent bien, c'est-à-dire qu'ils permettent d'utiliser le dictionnaire comme simple vocabulaire pour préciser le sens d'un mot (anagnorisis, flash-back, hamartia, opsis, etc.), ou comme encyclopédie pour chercher des informations sur telle ou telle notion et ses différents usages (genre, intrigue, mimesis, par ex.), ou enfin comme intervention et prise de position dans un débat actuel: ainsi texte et scène, avec des renvois à scénario, visuel et textuel, mise en scène et pré-mise en scène, ou bien espace avec une minutieuse distinction entre les différents aspects ou types d'espace que comporte cette notion, ou enfin sémiologie théâtrale, l'article le plus long du dictionnaire.

Il en résulte évidemment qu'un article peut parfois être discutable sur un point ou un autre - aussi parce que l'auteur ne craint pas de se hasarder souvent dans le domaine encore très hypothétique de la sémiotique dont l'approche et les principes constituent, comme je l'ai dit, le fondement principal de sa théorisation. Par ex., dans le dernier article cité, la distinction maintenue et discutée entre "sémiologie" et "sémiotique" (359) ne me semble pas très claire ni très convaincante, d'autant que les deux termes semblent parfois confondus; dans l'article sur le personnage, du reste très bon, je ne vois pas très bien s'il y a ou non une différence (de sens) entre "aspect sémiotique" et "système sémiologique" (291). Cela m'étonne aussi un peu,que Pavis ne mentionne pas du tout la discussion qu'il y a eue, au sein de I'AIS, sur les deux termes, et qui a abouti à la décision, prise au congrès de Milan, d'adopter le terme de sémiotique comme dénomination générale de la discipline.

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Presque tous les articles sont écrits dans une langue, un style très clairs, faciles à comprendre, ce qui est un grand avantage. Mais parfois cela conduit aussi l'auteur à passer trop vite, il me semble, ou trop facilement sur des problèmes autrement compliqués. Ainsi, dans l'article sur l'espace dramatique, lorsque l'auteur, après avoir affirmé que

cette configuration de l'espace dramatique que nous reconstituons à la lecture du texte influe en retour sur l'espace scénique et la scénographie. Fn effet, un certain espace dramatique a besoin, pour se concrétiser, d'un espace scénique qui le serve et lui permette d'afficher sa spécificité. Ainsi, pour une structure et un espace dramatique basés sur le conflit et la confrontation, il est nécessaire d'utiliser un espace mettant en valeur cette opposition

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se limite ensuite à dire: "Pour l'espace scénique, la séparation en deux portions de scène correspondant à deux camps fera très bien l'affaire" (154). C'est bien peu! Ailleurs, on s'étonne d'une belle formule "à effet" dont l'utilité n'est pas évidente: sans être excessivement puritain, on peut, il me semble, se demander ce que vient faire la parenthèse finale dans le passage suivant (si c'est une citation, j'aurais préféré que cela soit indiqué):

La représentation théâtrale n'est plus un objet architectural à l'intérieur duquel le public peut se situer et se réfugier; elle devient un objet plastique autour duquel le public doit circuler, qu'il doit manipuler, s'il veut en extraire un sens (agressivité mâle nécessaire à la pénétration du sens).

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Une autre sorte d'observations s'imposent à propos du système des renvois: en effet celui-ci ne me paraît pas assez précis. Parfois cela est dû à de simples erreurs d'impression (il y en a trop, du reste, dans l'ensemble de l'ouvrage), comme lorsque le renvoi est "fauteuil" (355) au lieu de "théâtre dans un fauteuil", ou "scénique" (108) pour "texte scénique"; sous le terme chambre (58) manque un "Voir théâtre de chambre". Parfois cela doit être à cause d'une lecture définitive insuffisante du manuscrit: longtemps on cherche l'article auquel renvoie l'indication "approche mathématique" (86); il se trouve sous la lettre M puisque le titre en est devenu mathématique (approche...) du drame; et c'est en vain qu'on cherche l'article auquel renvoie l'indication, très fréquente (par ex.: 63, 93, 163, 219, 358, 366,406,472), d'"herméneutique": cet article a disparu! et c'est quand-même une lacune assez grave; c'est le cas aussi pour l'article sur Yidéologie (cf. 46, 213). L'absence d'articles sur d'autres termes (tels que "paradigme", "performance", "syntagme" (fréquemment utilisés par Anne Übersfeld) ou "illocutionnaire", "perlocutionnaire" (importants dans l'étude d'Elam)) présente un problème tout à fait différent et sur lequel il y aura toujours une discussion (prévue du reste par Pavis, (13)), celle du choix effectué par l'auteur du dictionnaire.

A la fin de l'ouvrage, on trouve une bibliographie (où on s'étonne un peu de l'absence de noms comme Brunetière, Corneille, Hugo puisqu'on trouve par ex. ceux de Bergson, de Diderot et de Schlegel; il est à noter quand-même que Corneille et Hugo sont mentionnés ailleurs dans une liste de poétiques théâtrales (300)), un index systématique des termes du dictionnaire, et un lexique des termes de théâtre en français, anglais et allemand: dans ce dernier, il y a aussi un assez grand nombre de fautes d'impression qui en rendent l'utilisation peu sûre: on pourrait penser que "didascalie" se traduit par "didactic", "point de vue" par "turning point", "travail théâtrale" par "Handlungsfaden", etc. Ce lexique doit donc être révisé attentivement; en même temps, on pourrait peut-être y ajouter une colonne avec les termes italiens, et éventuellement compléter avec de nouveaux termes: il manque par ex. en français un terme qui corresponde à celui de l'allemand "Verlauf, qui (dans "Verlauf der Zeit" ou "Handlungsverlauf" ou "Textverlauf") n'est pas exactement "déroulement", ni

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"durée", ni "cours"; mais l'un des trois, ou un autre, pourrait être "institué" comme équivalent
par un tel lexique. Cela vaudrait la peine parce qu'un dictionnaire de ce genre, s'il fonctionne
comme un bon instrument de travail, aura une influence organisatrice et normative.

Pour ce qui est du contenu et de l'organisation d'ensemble, le dictionnaire de Pavis est un instrument utile (bien qu'on puisse toujours proposer d'y ajouter du nouveau: l'article sur le plaisir théâtrale profiterait grandement de l'étude d'Anne Übersfeld, et celui sur texte et scène de celle de Keir Elam, par ex.), et il y en aura sans doute des rééditions ou réimpressions. Ce serait dommage d'y retrouver les fautes d'impression et les imprécisions relevées plus haut, et de ne pas y trouver l'article sur l'herméneutique.

Copenhague