Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Du côté de Méséglise: Les métamorphoses du regard Marcel Proust: Du Côté de chez Swann

par

Nils Soelberg

Remarques préliminaires

Comme chacun le sait, la description de Combray — "sorti de la tasse de thé" - est subdivisée en trois parties: Combray proprement dit, les promenades du côté de Méséglise, et celles du côté de Guermantes. De même, on a souvent fait remarquer que la partie consacrée au côté de Méséglise s'ouvre et se clôt sur des épisodes d'un caractère hautement exceptionnel et qui constituent, chacun à sa manière, des expériences décisives dans la vie du héros. C'est en effet à Tansonville que Marcel verra pour la première fois Gilberte Swann, et c'est à Montjouvain qu'il aura un premier aperçu du lesbianisme et du sadisme.

Si ces deux passages vont faire l'objet de la présente analyse, malgré les nombreuses remarques et études qu'ils ont déjà inspirées, c'est qu'à ma connaissance on ne s'est guère soucié des relations qui se manifestent entre eux. Il est vrai que, de part et d'autre, on trouve de multiples renvois explicites ou implicites à des occurrences plus ou moins éloignées, mais cela n'empêche pas les deux scènes d'établir une série de correspondances significatives, aussi bien dans les détails apparemment contingents que dans les forces conditionnant le déroulement de l'action.

Les deux scènes se ressemblent par un certain nombre de circonstances extraordinairesque le lecteur ne peut manquer de relever. Deux épisodes uniques (ou: singulatifs, cf. Genette 1972, p. 146), racontés au passé simple, alors que les pages intermédiaires, comme d'ailleurs la majeure partie de tout Combray, sont plongées dans le flou temporel de l'itératif (cf. Rousset 1971, p. 43-44). Dans les deux cas, il s'agit en effet d'une occasion tout à fait exceptionnelle: pour une fois, en l'absence (présumée) des Swann, on peut longer le parc de Tansonville; pour une fois, en l'absence de ses parents, Marcel dispose de tout son temps et peut s'attarder à Montjouvain. Le temps est au beau fixe, alors que les promenadesdu côté de Méséglise sont d'habitude réservées pour les temps incertains, si bien que "le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux" (150; la pagination renvoie au premier volume de la Pléiade). Ajoutons à ces détails qu'ici et là, le point d'observation joue un rôle de tout premier ordre et que les deux scènes observéesévoquent un père absent et bafoué. Mais le point sur lequel il faut avant tout attirer l'attention, c'est que le jeu des forces constituant l'une et l'autre intriguese

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triguesedéroule autour de la hantise du regard: le désir, ou le besoin, ou la
crainte de voir et d'être vu.

Or, ces ressemblances font ressortir de manière tout aussi frappante une série de dissemblances qui situent les deux scènes à l'opposé l'une de l'autre. Quand Marcel se rend à Montjouvain, c'est pour revoir le reflet du toit de tuile dans la mare (159, cf. 155), mais ce spectacle est passé sous silence; il reste une annonce à laquelle va répondre indirectement la scène dans le salon de feu M. Vinteuil. En effet, l'épisode de Montjouvain va refléter au sens propre les données fondamentales de celui de Tansonville, c'est-à-dire qu'il va les reproduire en les renversant de façon quasiment symétrique. Outre les positions symétriques qu'occupent les deux passages dans le texte, il faut noter que le premier se déroule en plein jour, le second à la nuit tombée; que Marcel est observé par Mlle Swann, mais observateur de Mlle Vinteuil; que Marcel voit Mlle Swann pour la première fois et Mlle Vinteuil pour la dernière; que Swann (le père) est absent, mais vivant, tandis que le portrait de M. Vinteuil incarne la présence du défunt, — et qu'à Tansonvillle, le point d'observation est atteint après un long cheminement, alors qu'à Montjouvain, il est gagné d'emblée, sans aucun déplacement explicite. Ajoutons encore que les réflexions morales se limitent à une brève remarque pour la scène de Tansonville et qu'elles surviennent après coup, mais qu'elles constituent à Montjouvain toute une grille préétablie à travers laquelle Marcel observe et interprète le comportement de Mlle Vinteuil. Quant à la force principale, l'opposition est de taille: à Tansonville, Marcel nourrit l'espoir insensé de voir Mlle Swann et d'être vu par elle; à Montjouvain, il doit rester sur place sans bouger, sous peine de se faire prendre pour un voyeur, ce qui revient à dire que non seulement il voit sans être vu, mais qu'il est obligé de voir pour ne pas être vu (cf. 159).

Si ses soucis d'ordre visuel sont ainsi parfaitement motivés par la nature de l'intrigue, il faut toutefois leur accorder une attention particulière, car ce qui est en jeu ici n'est rien d'autre que les conventions narratives du MODE et de la VOIX, termes que j'emprunte à Genette (1972) pour désigner respectivement ce qui touche à la question du point de vue (qui voit? - qui sait?) et ce qui concerne Yinstance narrative (qui parle?). S'il est indispensable en l'occurrence de tenir compte des deux conventions, c'est que nous avons affaire à un récit à la premièrepersonne, c'est-à-dire à un récit où un personnage nommé JE (et que j'appelleraidésormais le JE narré) implique à la fois la VOIX d'un JE-narrateur et une perspective limitée en principe au champ de vision et au savoir de ce JE narré (MODE). Quel est le critère qui nous permet de parler de "récit à la première personne"? — Le JE textuel est évidemment un terme très équivoque puisque tout narrateur peut employer le JE pour se désigner lui-même en tant que narrateur,ce qui ne signifie nullement qu'il s'agisse d'un "récit à la première personne".C'est ce qui amène Genette à remplacer ce terme par celui de "récit homodiégétique"dans le but d'indiquer explicitement qu'un personnage dans l'univers narré est appelé JE (Genette 1972, p. 251-52). Or, selon quel critère concret et

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pratique pouvons-nous affirmer qu'un JE textuel renvoie à un JE narré et non à un JE-narrateur? Théoriquement, cette distinction semble aller de soi, mais elle peut poser des problèmes puisque le "récit homodiégétique" évoque presque par définition un JE-narrateur qui a vécu ce que le JE narré est en train de vivre. Le critère pratique, c'est la présence du JE dans l'univers narré, présence non virtuellecomme celle du narrateur, mais confirmée par les autres personnages. En termes plus concrets, le JE narré doit non seulement voir les autres personnages (en quoi il ne se distingue guère du JE-narrateur), mais encore être vu par eux.

Ce critère, qui est à mon avis le critère décisif, se trouve étroitement lié avec un autre critère pratique, que la Recherche met constamment en évidence. Si le JE narré se distingue du JE-narrateur par le fait qu'il se trouve dans l'univers narré, les conventions du MODE le frappent en plein. D'une part, tout l'univers narré est vu par lui, mais, d'autre part, il subit les restrictions imposées au champ de vision et aux connaissances de tout personnage. Le JE-narrateur ne peut rapporter que le savoir du JE narré, soit son savoir au moment narré, soit — à condition de le préciser — un savoir qu'il a acquis ultérieurement (j'ai appris depuis que ...). Raconter ce que le JE narré n'a jamais su, ou n'a jamais pu savoir, équivaut à transgresser la convention.

Ce double critère: le fait d'être vu par au moins un autre personnage et le savoir (et/ou champ de vision) restreint(s) - attire l'attention sur l'équivoque dont se trouve frappé le JE tout au long de la Recherche, mais dans les deux scènes qui vont nous occuper maintenant, il constitue le noeud même de l'intrique et assigne aux modalités du regard une fonction primordiale dans le sens global de l'oeuvre.

La scène de Tansonville (136-43)

Précisons d'emblée que nous écarterons d'avance un certain nombre d'aspects fort intéressants, mais qui sont peu pertinents pour l'analyse qui va suivre. Il est vrai que la description de la haie des aubépines s'inscrit dans un paradigme qui vaut bien une exploration (voir l'étude de Debray 1976); il est également vrai que la rencontre avec Gilberte Swann inaugure toute une série de "premières rencontres" et qu'elle revêt ainsi un sens qui ne s'éclaire que rétrospectivement (cf. Rousset 1971). Loin de contester le bien-fondé de ces observations, on se propose ici simplement d'envisager cette promenade le long du parc de Tansonville (propriété de Swann) à partir des forces qui en commandent le déroulement. — Quelles sont ces forces?

Un jour, le grand-père de Marcel propose de longer le parc puisque les Swann sont absents. Au dire du grand-père, il s'agirait simplement de profiter d'un raccourci qui, normalement, entraînerait le risque de se faire présenter à Odette Swann, - mais la possibilité d'un coup d'oeil clandestin sur le domaine banni semble être toutefois un avantage non négligeable:

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Le départ de Mlle Swann qui - en m'ôtant la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d'être connu et méprisé par la petite fille (...) me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle m'était permise, semblait au contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un agrément passager, et (...) rendre cette journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté; (137; ici comme partout ailleurs, c'est moi qui souligne)

Tout à son désir de voir Mlle Swann et d'être vu par elle, Marcel est néanmoins conscient du fait que la promenade a lieu uniquement parce que le grand-père veut profiter d'une occasion exceptionnelle pour revoir le parc sans être vu. De cette situation de départ découlent, directement ou indirectement, le comportement et les attitudes successives du garçon. Puisqu'il faut éviter à tout prix de voir les Swann (père et fille) sans être vus par eux - ce qui amènerait les promeneurs à rebrousser chemin rapidement — Marcel n'a plus qu'à espérer une rencontre-surprise, c'est-à-dire un regard réciproque établi d'emblée. Le dernier passage cité continue ...

j'aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu'un miracle fît apparaître Mlle Swann
avec son père, si près de nous que nous n'aurions pas le temps de l'éviter et serions obligés
de faire sa connaissance. (137)

Conformément à cet espoir insensé, il se hâte de détourner l'attention des parents d'une ligne de pêche oubliée, signe possible de la présence de Mlle Swann. Ce stratagème réussit si bien que les parents poursuivent leur chemin - et obligent le garçon à les rejoindre.

Ainsi, l'opposition de base entre le regard à sens unique et le désir d'un regard réciproque a déjà amené une modification sensible dans l'attitude de Marcel. Au départ, la force supérieure, incarnée par le grand-père, était la distinction rigoureuse entre le monde où l'on regarde et celui que l'on regarde; mais, à l'intérieur du premier, il s'agissait d'un regard explicitement collectif:

Mon grand-père montrait à mon père en quoi l'aspect des lieux était resté le même, et en
quoi il avait changé... ( 1 36)

Pour garder l'espoir d'une rencontre-surprise, Marcel doit d'abord se soustraire au regard collectif et s'assurer le monopole du regard devant tout ce qui peut être interprété comme un signe de la présence des Swann. Réaction tout à fait naturelle en l'occurrence, mais qui n'en attire pas moins l'attention sur les rapportstrès particuliers entre le JE et l'objet de son regard: pour être connu par les Swann, c'est-à-dire accéder au statut de personnage dans leur univers, Marcel doit obtenir que les deux mondes soient à la fois regard et spectacle, ce qui l'oblige dans un premier temps à adopter une attitude diamétralement opposée; le regard isolé devant son objet, c'est la notion du regard-sujet poussée à ce point extrême où la création se confond avec la perception. Désormais, les objets vus auront Marcel pour seul spectateur, et son itinéraire sera jalonné de signes dont le sens dépend entièrement de la subjectivité de son regard. Ses interprétations successivesde la ligne de pêche oubliée marquent bien une certaine prudence que le

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regard-sujet doit dépasser pour assumer pleinement sa subjectivité. D'abord, un signe possible de la présence de Mlle Swann, sens très aléatoire en effet, car cet oubli n'exclut nullement son départ. Ensuite, le rapport entre l'objet et Mlle Swann est sujet à caution: comme Swann "avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité" (137). Enfin, Marcel retientpar un choix tout à fait arbitraire le sens que lui dicte son espoir:

(le flotteur de liège) paraissait prêt à plonger, et déjà je me demandais si (...) je n'avais
pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait, — quand il me fallut
rejoindre en courant mon père et mon grand-mère qui m'appelaient ... (137-38)

Au moment de poursuivre son itinéraire - dont la halte suivante sera la haie d'aubépines - le regard-sujet vient ainsi d'attribuer à son premier objet une signification spécialement conçue pour lui. Et cette signification n'est rien d'autre que la présence de ce regard par rapport auquel il aspire ardemment au statut d'objet.

Dans cet ordre d'idées, il est d'autant plus remarquable que jusqu'au choc de la rencontre, Marcel semble avoir complètement oublié Mlle Swann. On peut évidemment expliquer cet oubli de plusieurs manières, et notamment par le fait que la contemplation prolongée des aubépines et les vains efforts pour en dégager une essence secrète se révéleront être beaucoup plus proches de sa vocation littéraire que ses rapports avec Gilberte, — mais à envisager cet épisode en tant que tel, il faut constater que la subjectivité assumée par le regard l'emporte sur l'espoir d'être vu.

Malgré la beauté des aubépines, malgré la multitude d'images et d'associations,
mi-religieuses, mi-érotiques, qu'elles éveillent en lui, le résultat de cette
contemplation est un sentiment de frustration:

Mais j'avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu'elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, (...), elles m'offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu'on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. (138)

Un charme, donc, qui se laisse décrire comme une série de sensations dont on peut rendre compte par des images et des comparaisons, mais dont la pensée ne sait que faire. Bref, décrire n'est pas comprendre; évoquer des ressemblances n'est pas suffisant pour dévoiler un secret qui aurait confirmé le regard dans son rôle de sujet créateur de sens. Ce qui échappe au spectateur maintenant, c'est cette fonction de signe dont la ligne de pêche a fourni un premier exemple. Le regard-sujet est venu se buter contre un objet dont le simple être-là s'oppose à toute tentative d'interprétation.

Tout comme pour l'expérience de la madeleine (cf. Debray 1976, p. 135), Marcel se détourne un moment des fleurs "pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches" (138): il se lance à la poursuite de quelque coquelicot perdu, de quelques bluets, qui ...

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rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils va annonçaient déjà l'immense étendue où déferlent les blés, (...), et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le coeur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée (...) et s'écrie, avant de l'avoir encore vue: "La Mer"! (138-39)

On remarque avec quelle insistance le narrateur attribue une fonction de signe aux objets perçus, signes d'une présence cachée qu'il appartient au spectateur de nommer. L'exaltation de Marcel devant le coquelicot — qu'il ne regarde en fin de compte que pour se changer les idées un instant! - définit ainsi sans équivoque le résultat qu'il attend de sa contemplation des aubépines: percer à jour le sens secret qu'elles semblent garder pour lui seul, établir entre la perception présente et autre chose une correspondance qui n'existe que pour et par la subjectivité de son regard. Or, de retour devant ce spectacle, il a beau réduire son champ de vision à ce seul objet, en faisant un écran de ses mains, - "le sentiment qu'elles éveillaient en moi restait obscur et vague" (139). C'est àce moment-là que le grand-père l'appelle pour qu'il vienne admirer l'épine rose, lui donnant cette joie que nous éprouvons ...

quand nous voyons de notre peintre préféré une oeuvre qui diffère de celle que nous connaissons, ou bien si l'on nous mène devant un tableau dont nous n 'avions vu jusque-là qu'une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l'orchestre... (139)

Trois images pour mettre en évidence que la joie causée par la perception présente dépend entièrement des expériences précédentes du regard-sujet, ou, selon Poulet, la joie que l'on éprouve à reconnaître quelque chose, c'est-à-dire à identifier ce qui est là, au-dehors, à ce qui est au-dedans, puisque c'est notre souvenir {Poulet 1949, p. 422). Joie du souvenir, certes, mais à l'intérieur de cet épisode, cette joie correspond à des données plus précises. Notons d'abord que la longue description de l'épine rose ne comporte pas la moindre allusion à un quelconque sens secret et que les images qu'elles éveillent en Marcel sont sensiblement de la même nature que pour les aubépines: images mi-érotiques, mi-religieuses. Ensuite, la différence perceptible, c'est que la couleur rose trahit ...

Vessence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle
allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. (140)

Ce qui revient à dire que, contrairement aux aubépines, l'épine rose expose son essence à la perception directe. En effet, la couleur rose, mélange de rouge et de blanc, constitue l'essence d'un itinéraire dont les étapes ont été marquées par le blanc, le rouge (le coquelicot) et le retour au blanc. Ajoutons à cela que le rose, couleur supérieure dans l'esthétique de Combray, correspond à la préférence de Marcel pour "le fromage à la crème rose, celui où l'on m'avait permis d'écraser des fraises" (139). On ne saurait mieux insister sur la synthèse incarnée par l'épine rose, qui vient de conférer aux étapes parcourues par Marcel un sens et

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une fonction qui tiennent à la fois à leur présence brute et au passage du regard individuel et profondément subjectif. Le sens secret des aubépines résidait précisémentdans cette comtemplation prolongée, suspendue et ensuite reprise, à laquellel'épine rose doit toute sa splendeur.

Cette fusion de deux couleurs aperçues séparément évolue ensuite à la fusion
totale et mouvante de toutes les couleurs du prisme: A travers la haie, à l'intérieur
du parc, Marcel voit une allée bordée de fleurs et dans laquelle ...

un long tuyau d'arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait, aux points où il
était percé, au-dessus des fleurs dont il imbibait les parfums, l'éventail vertical et prismatique
de ses gouttelettes multicolores. (140)

Au terme de son itinéraire, Marcel a gagné un point d'observation où le spectacle entier semble soumis à la subjectivité de son regard. En gros et en détail, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur du monde inaccessible des Swann, il retrouve cette fusion des couleurs qui a constitué le sens caché de son propre parcours. Or, c'est précisément à ce point culminant de la subjectivité, où la distinction entre perception et création devient purement théorique, que s'effectue la rencontre-surprise tant désirée au début de la promenade; Marcel s'aperçoit qu'il est spectacle aussi bien que spectateur (cf. Debray 1976, p. 137), et même qu'il est d'abord spectacle:

Tout à coup, je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d'un blond roux, qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. (140)

II est évident que cette rencontre ne correspond qu'à moitié aux voeux de Marcel puisqu'en l'absence de Swann, il n'y aura pas de présentations. Il ne sera donc pas connu, mais seulement vu par Mlle Swann, ce qui signifie très exactement que le drame va se jouer autour des seules modalités du regard. Cette version subite dispose en effet de l'être entier, et cela sur deux registres, car Mlle Swann réunit en sa personne tous les éléments confirmant le pouvoir créateur du regard de Marcel, tout en dirigeant vers lui un regard par rapport auquel il est, lui, objet.

En tant que spectacle, Mlle Swann n'est rien d'autre que l'incarnation totale de ce sens que Marcel a attribué au monde vu: la fusion des couleurs (blond — roux — rose; cf. Debray, ibid.) consacre définitivement le sens profond de son itinéraire, dont le point de départ était justement l'isolement de son regard. Bref, cette vision est encore une projection de la subjectivité de Marcel, ce qui ressort nettement du fait qu'il prête à la jeune fille, contre toute apparence, une activité semblable à la sienne: elle "avait l'air de rentrer de promenade" — déduction pour le moins fantaisiste au sujet d'une personne qui "tenait à la main une bêche de jardinage", mais qui met d'autant plus en évidence la vision préétablie que le regard-sujet projette sur une perception brute.

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Car la perception brute, c'est d'abord et surtout un regard dirigé vers lui, ce regard convoité qui, précisément parce qu'il ne dépend pas du sien, peut le prendre en charge et confirmer son existence dans le monde des Swann. Parvenu au comble de la subjectivité créatrice, Marcel se trouve irrémédiablement face à un regard qui lui confère le statut d'objet. De quelle manière va-t-il enregistrer ce regard que, jusqu'ici, il a simplement évoqué par deux mots ("nous regardait"), glissés dans une vision éminemment subjective. Le passage est un peu long, mais d'une importance capitale pour le problème qui nous occupe:

Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l'ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n'avais pas, ainsi qu'on dit, assez "d'esprit d'observation" pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d'un vif azur, puisqu'elle était blonde: de sorte que, peut-être si elle n'avait pas eu des yeux aussi noirs - ce qui frappait tant la première fois qu 'on la voyait - je n'aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. (140-41)

Tadié remarque à propos de ce passage que la première image de Gilberte au milieu des fleurs est "sans rapport direct avec la réalité puisqu'elle substitue aux yeux noirs des yeux bleus." {Tadié 1971, p. 36). Inexact! Il ressort sans erreur possible du texte que ce que Marcel voit effectivement — et partant ce dont le JE-narrateur se souvient à propos de l'instant narré - c'est bien le regard authentique de Mlle Swann, c'est-à-dire ses yeux noirs. Par conséquent, le souvenir de ses yeux bleus est une erreur survenue après la scène narrée et rectifiée avant le moment de la narration. Dans ce cas, il y a simplement contradiction et sabotage de la part du JE-narrateur; contradiction dans ce sens que le JE narré vient de dégager correctement "la notion de leur couleur", après quoi le narrateur affirme qu'il en était incapable alors! Sabotage dans la mesure où les allusions au souvenir déformant sont d'une inutilité flagrante, puisque sans rapport avec la scène narrée. Pour la première fois dans la scène de Tansonville, le JE-narrateur anticipe sur l'avenir du JE narré, et son but semble clair: maintenir à tout prix le regard de Marcel dans son rôle de sujet créateur, en recourant au besoin au truchement d'une anticipation déplacée, car ce qu'il faut avant tout frapper d'équivoque, c'est non seulement la perception brute en tant que telle, mais la prise de conscience d'un regard qui ferait de Marcel un personnage à part entière.

Cette équivoque, purement artificielle pour le moment, va constituer la force essentielle dans tout le reste de la scène. Dans la perspective de Marcel, le duel des regards qui va suivre exprime en fin de compte le déchirement d'un être qui aspire à la fois au statut de sujet créateur de sens et à celui de personnage objet d'un regard. Dans un premier temps, la phase très brève du regard réciproque, Marcel regarde d'abord la jeune fille d'un regard qui ...

voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'il regarde et l'âme avec lui; puis, tant
j'avais peur que d'une seconde à l'autre mon grand-père et mon père, apercevant cette

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- Allons Gilberte, viens; qu'est-ce que tu fais, cria d'une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n 'avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la /ère; (141)

Une jeune fille fasisant des gestes dont il ignore le sens, une dame qu'il n'a pas vue, un monsieur qu'il ne connaît pas, voilà en résumé les restrictions imposées aux connaissances et aux champ de vision du JE narré. Ajoutons à cela que la fonction primordiale - et pour le moment unique — de ce monsieur inconnu est de conférer au JE le statut de personnage vu. Ce qui revient à dire que nos critères finissent par se rejoindre, car tout en éprouvant l'insuffisance de ses propres connaissances, Marcel a été observé sans le savoir.

Par la suite, le grand-père donne le fin mot de l'histoire: Odette accueillant Charlus en l'absence de Swann, et "cette petite, mêlée à toute cette infamie" (142) — mais la bataille des regards se termine au moment où Marcel, observé par Charlus, voit Gilberte s'éloigner, sans se retourner de son côté.

Ainsi s'accomplit l'itinéraire de Marcel le long de la haie de Tansonville. Parti pour voir et être vu, il a dû d'abord s'assurer le monopole du regard pour s'enfoncer ensuite dans une subjectivité totale qui a assigné à son regard le rôle de créateur de sens. Parvenu au dernier point d'observation, où le spectacle entier confirme le sens institué par son parcours — de telle sorte que la perception et la création se confondent — il se voit soudain observé. Telle est la première démarche: c'est en assumant pleinement sa subjectivité créatrice que Marcel est devenu l'objet d'un regard. Passer au statut d'objet par la voie de la subjectivité est tout aussi impossible, et pourtant possible, que d'alierà Guermantesen prenant par Méséglise.

La personne de Gilberte représente à la fois la vision créée par le JE et le regard par rapport auquel le JE est objet. Par une anticipation très artificielle, le JE-narrateur a tenté de substituer à la perception de ce regard la création accomplie par le souvenir déformant, tentative corroborée par le JE narré, qui consacre le contact visuel présent à la préparation du souvenir. Telle est la deuxième démarche: devant le regard de Vautre, le JE s'accroche désespérément à son statut de sujet, et il semble y réussir dans la mesure où l'autre détourne son regard.

Mais c'est précisément ce regard détourné qui amène le JE à prendre conscience de son savoir restreint, incompatible avec son rôle de sujet créateur. Par les limites imposées à sa perspective, le JE en arrive petit à petit à incarner les deux aspects du JE narré: d'abord, il ne sait pas s'il est vu (par Gilberte); ensuite, il se rend compte qu'il ne se savait pas observé (par Charlus). Telle est la dernière démarche: les deux critères s'opposent dans un jeu subtil dont l'équivoque est finalement tranchée par une nouvelle découverte: "je sais maintenant qu'on me regardait déjà". Par cette constatation, le JE devient JE nané à part entière; il est narré dans la mesure où un regard est dirigé vers lui et que ce regard existe en deho/s de son champ de vision; il est JE dans ce sens que le regard de l'autre ne peut être nommé avant d'avoir été perçu par lui.

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jeune fille, me fissent éloigner (...), d'un second regard, inconsciemment supplicateur, qui
tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître. (141)

Bref, il s'agit de tout stocker dans la mémoire pendant qu'il en est encore temps et d'amener la demoiselle à faire de même. Double désir qui reflète avec précision le statut équivoque du JE narré. La perception qu'il voudrait emporter constitue tout au plus un matériau que son imagination pourra façonner à sa guise, cf. les yeux bleus et, dans ce passage, le regard inconsciemment supplicateur; mais ses efforts pour exercer d'ores et déjà une influence décisive sur le monde vu visent directement le regard de Vautre, auquel il ne demande pas mieux que de se soumettre.

Pendant la seconde phase, Mlle Swann échappe définitivement à son emprise;
s'étant détournée pour ne pas être dans le champ de vision des parents de Marcel,

elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l'air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé que je ne pouvais interpréter d'après les notions que l'on m'avait données sur la bonne éducation que comme une preuve d'outrageant mépris; (141)

Tout est fait dans ce passage pour souligner le deuxième trait essentiel par lequel le JE narré se distingue du JE-narrateur: son savoir limité. Si l'on tient compte du fait que le premier critère distinctif — et qui nous a suffi jusqu'ici — implique un JE narré vu par les autres personnages, l'ironie de la situation présente saute aux yeux: Marcel assume l'ignorance partielle du JE narré en constatant qu'il ne sait pas s'il est vu! Ainsi, dès l'instant où le regard de Mlle Swann confirme la présence du JE dans l'univers narré, le narrateur met tout en oeuvre pour contester la valeur de ce contact visuel, d'abord en lui superposant un souvenir erroné, ensuite en insistant sur l'aspect hypothétique du regard de Vautre. Par cette dernière précision, il relève inévitablement le savoir restreint du JE, ce qui revient à confirmer son statut de JE narré. Deux critères distinctifs: présence confirmée par les autres et savoir restreint — s'opposent ici dans un conflit qui résume parfaitement le statut équivoque du JE.

Désormais, les rôles sont renversés. C'est maintenant Mlle Swann qui se sait observée et qui adresse à Marcel des signes qu'il n'est pas en mesure de décoder, car leur sens - contrairement à celui que son parcours avait créé - ne dépend en rien de son regard-sujet, mais uniquement des pensées secrètes de Vautre. Pour interpréter à l'essai les gestes de Mlle Swann, il dispose des notions qu'on lui avait données (cf. ci-dessus) et du petit dictionnaire de civilité qu 'il porte en lui (141); jusque dans le choix des termes, le narrateur nous présente un personnage qui ne sait que ce qu'il a appris, ce qui, selon la convention, est le propre du personnage

Or, pendant ces quelques instants, où nos deux critères — qui, traditionnellement,
se complètent - semblent se manifester l'un aux dépens de l'autre, un
nouveau regard redresse la situation:

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Les deux tendances qui s'opposent et se complètent dans l'épisode de Tansonville consistent à envisager le JE textuel soit comme sujet créateur soit comme objet vu. Autrement dit, c'est la création d'un passé qui s'oppose à un passé vécu et subi. Si la dernière tendance finit par l'emporter, conformément au désir initial du JE, tout le trajet intermédiaire est profondément marqué par la première. C'est précisément parce que tout est fait pour que le JE devienne et reste sujet qu'il se retrouve objet à l'issue de la confrontation.

La scène de Montjouvain (159-63)

On a déjà signalé que cet épisode, pendant lequel Marcel épie en voyeur Mlle
Vinteuil et son amie, est en quelque sorte annoncé comme un reflet: Marcel se
rend à Montjouvain pour revoir un spectacle qui l'a déjà enthousiasmé, à savoir:

Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une
marbrure rose, à laquelle je n'avais encore jamais fait attention. (155)

La couleur rose, présentée comme un reflet, ne peut qu'attirer notre attention,
et cela d'autant plus que, cette fois-ci, le texte passe directement à la maison de
Vinteuil, sans faire la moindre allusion à une nouvelle contemplation de la mare:

... étant allé jusqu'à la mare de Montjouvain où j'aimais revoir les reflets du toit de
tuile, je m'étais étendu à l'ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la
maison ... (159)

Dès son réveil, à la nuit tombante, Marcel se voit observateur de Mlle Vinteuil,
qui va et vient dans le salon, à "quelques centimètres" de lui:

La fenêtre était entr'ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans
qu'elle me vît, mais en m'en allant j'aurais fait craquer les buissons, elle m'aurait entendu
et elle aurait pu croire que je m'étais caché là pour l'épier. (159)

On constate que cette situation initiale renverse totalement les données essentielles de la scène de Tansonville. Si le point d'observation est toujours d'une importance capitale, il semble ici gagné au hasard - et pour dormir, ce qui est strictement le contraire de regarder. Au désir de voir et d'être vu a succédé l'obligation de voir pour ne pas être vu. Or, ce qui frappe peut-être davantage, c'est que l'invraisemblance de la situation est tellement énorme qu'elle est d'emblée ressentie comme une provocation. Se rendre, soi-disant au hasard, à un endroit dont ü nous est rappelé explicitement (159, 160, 162) qu'il a déjà servi de poste d'observation (Marcel épiant ses parents et M. Vinteuil lors d'une visite précédente, cf. 113); s'endormir à quelques centimètres de la fenêtre, se réveiller au moment propice ... tout semble fait pour amener le lecteur à voir dans cette situation un alibi inventé pour les besoins de la cause. Mais quelle cause? — Répondre à cette question revient à déterminer le premier élément décisif pour la constitution d'un sens global.

Si les allusions au voyeur malgré lui sont un alibi, quelle est alors la vérité dissimulée?
- Selon Muller (1965, p. 152), il s'agit de maintenir l'apparence d'un

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Marcel simple témoin, et non acteur dans la scène sado-érotique qui va suivre; bref, le manque de vraisemblance provoque le lecteur à se demander si le JE n 'a vraiment été que témoin. Suggestion très pertinente, mais à compléter par une autre qui va dans le sens opposé: le point d'observation est un alibi qui permet au narrateur de situer dans la perspective du JE narré une scène inventée de toutes pièces. L'essentiel n'est pas la préférence pour l'une ou l'autre origine, mais précisément la coexistence de deux virtualités contradictoires: le JE occupe une position intermédiaire d'où le récit peut à tout instant basculer soit du côté du vécu, comportant un JE narré à part entière, soit du côté de Yimaginaire, comportant un regard de pure forme. (Par "vécu" j'entends bien évidemment cette illusion de vécu que peut créer la fiction en désignant le héros par JE, contrairementà la création explicitement imaginaire, propre au narrateur "omniscient").On a déjà précisé qu'un JE narré doit être vu par les autres personnages. Ici, ce critère est indirectement confirmé par un narrateur qui souligne le statut équivoque du JE en postulant qu'il aurait pu être vu.

Cette équivoque se manifeste tout au long du texte sous une forme qui met en jeu notre deuxième critère: le savoir restreint du JE. D'une part, Marcel éprouve à tout instant les limites imposées à son champ de vision, mais, d'autre part, les pensées intimes de Mlle Vinteuil n'ont (presque) aucun secret pour lui. Double focalisation (cf. Genette 1972, p. 223) dans la mesure où la perspective est tantôt celle du JE narré, tantôt celle d'un narrateur omniscient. Cet aspect, qui a déjà suscité de nombreux commentaires, doit d'ores et déjà être complété par deux remarques. Premièrement, l'équivoque est d'autant plus flagrante que le narrateur respecte ostensiblement la convention — pour la transgresser avec éclat l'instant d'après. Non seulement la vision restreinte du JE est partout observée, mais sa connaissance, en principe impossible, des pensées de Mlle Vinteuil est parfois tempérée d'un prudent "sans doute" et "peut-être", comme pour mettre en évidence les transgressions accomplies par ailleurs. Deuxièmement, si le regard du JE est simplement inexistant pour les demoiselles à l'intérieur, l'objet unique de leur dialogue est néanmoins un regard qui les observe.

Ainsi, le statut équivoque du JE, tel qu'il ressort de la situation initiale, revêtira par la suite deux aspects complémentaires qui constitueront le noeud dramatique de toute la scène: le regard personnel et pourtant omniscient — et le regard inexistant, convention de langage.

Le paragraphe suivant est une digression amenée par la vue de Mlle Vinteuil "en grand deuil": analepse sur la mort du père et sur les remarques faites par la mère de Marcel à propos de sa triste fin de vie, des soins presque maternels qu'il prodiguaità sa fille, et de l'ingratitude et du remords tardif de celle-ci. Comme l'a bien fait remarquer Muller (1965, p. 150-52), cette digression permet d'établir une certaine identité entre Mlle Vinteuil et Marcel dans leurs rapports avec respectivementle père, et la mère et la grand-mère. Cet aspect n'est pas très pertinent

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pour le problème qui nous occupe ici, mais il faut toutefois retenir le fait que le couple ingratitude-remords pose dès avant le début de la scène comme un écran à double face à travers lequel Marcel va observer et interpréter les gestes et paroles de Mlle Vinteuil.

La scène commence "au moment où retentit le roulement d'une voiture"
(160). Mlle Vinteuil s'étend sur un canapé en posant près d'elle le portrait de son
père ...

comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu'il avait le désir de
jouer à mes parents. (160)

Apparemment, le JE se garde de toute interprétation. Aucune relation de cause à effet n'est signalée entre le bruit de la voiture et le comportement de Mlle Vinteuil (cf. Muller 1965,p. 14849),et rien n'indique dans quelle intention elle déplace le portrait. Néanmoins, l'allusion au geste précédent de M. Vinteuil semble sous-entendre qu'il s'agit maintenant pour sa fille d'attirer l'attention de l'amie sur le portrait. Mais les choses se compliquent si l'on se souvient que M. Vinteuil avait peut-être désiré se faire prier de jouer le morceau, mais qu'il avait refusé obstinément de donner suite à cette prière (cf. 113). La motivation sous-entendue, qui pourrait conférer un sens à l'apparence présente, est en fait composée de deux désirs contradictoires.

Cette notion d'une apparence qui donne lieu à des interprétations contradictoires
va conditionner toute la séquence précédant le dialogue. A l'entrée de
l'amie ...

Mlle Vinteuil l'accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu'elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d'elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son coeur s'en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l'envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s'était ainsi étendue. (160)

A observer le mouvement d'ensemble de ce passage, on constate que toutes les intentions de Mlle Vinteuil, qu'elles soient postulées ou supposées, se trouvent à la fin complètement anéanties; l'apparence prime la vérité. La première déduction est marquée d'une prudence appréciable (... comme pour faire une place ...; cf. Muller, ibid.), mais aussitôt après, les sentiments du personnage nous sont livrés sans réserve. Avant de conclure à la simple omniscience du narrateur, il faudrait peut-être se demander en quoi consistent lesdits sentiments et pensées. Sur les motifs de Mlle Vinteuil, pas un mot; l'objet unique de ses réflexions est la manière dont l'amie pourrait interpréter son attitude. Comme cette interprétation supposée lui paraît choquante, elle annule son geste (reprenant toute la place) et se compose une nouvelle apparence (se mit à bâiller ...).

Ce passage appelle deux remarques. Premièrement, nous avons suivi un
mouvement qui va d'une apparence à une autre sans aborder à aucun instant une

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quelconque vérité sous-jacente. La première apparence est interprétée à l'essai par le JE, puis, également à l'essai, par la personne elle-même parce qu'elle se sait observée par l'amie. Ce qui revient à dire que le regard de Marcel se trouve intériorisé - en tant que force - en la personne de l'amie. Le propre du regard invisibleest de découvrir la vérité que dissimule d'habitude une apparence, mais le regard de l'amie lui enlève ce privilège, en incitant Mlle Vinteuil à garder les apparences.De ce point de vue, l'équivoque initiale est maintenue: le regard du JE est incontestablement dehors, mais tout se passe comme s'il était dedans.

Deuxièmement, l'omniscience du narrateur — et partant la transgression de la perspective impliquée par un JE narré — est à peine évoquée qu'elle se trouve réduite à une pure forme. J'entends par là que cette omniscience, qui se déclare explicitement telle, ne sert en fin de compte qu'à annoncer ce que suppose un personnage au sujet des pensées d'un autre. Qu'est-ce à dire sinon que l'incertitude propre au JE narré se trouve simplement déplacée d'un cran? — Quelle est, après tout, l'information apportée par cette intrusion d'un narrateur omniscient? Le lecteur n'a appris ni pourquoi Mlle Vinteuil se comporte ainsi, ni comment l'amie a interprété son geste; tout ce qu'on lui dit, c'est que Mlle Vinteuil a été consciente d'un regard dirigé vers elle, Ainsi, l'équivoque est encore soulignée par une omniscience qui s'impose avec éclat, mais qui se borne en fait à enregistrer des apparences.

Que l'apparence prime désormais toute vérité ressort nettement du geste précédant
immédiatement le dialogue:

Bientôt (Mlle Vinteuil) se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n 'y pas réussir.
(160)

Puisque rien ne permet, à cet instant du récit, de voir dans cette tentative une feinte, on peut conclure à un excès de prudence, qui donne le résultat contraire. Le savoir restreint du JE narré aurait exigé la neutralité (elle semblait vouloir ...), mais si l'on qualifie a priori le geste de feint (elle ne veut pas, elle fait semblant), cette information relève autant de l'omniscience que son pendant positif (elle veut, mais ne peut, fermer ...). Tout en transgressant ainsi les limites que la narration s'est imposées, cette information correspond toutefois à une nécessité vitale — pour cette même narration! Il faut d'avance qualifier ce geste de feint, car s'il avait simplement pu traduire une intention sincère, il aurait risqué de couper le JE de son champ de vision. Ici, l'équivoque tourne littéralement en paradoxe: pour sauvegarder l'alibi du regard narré, il faut dépasser la perspective restreinte qu'il incarne.

Ce geste, dont il a fallu postuler la fausseté pour maintenir le JE dans son rôle de
témoin, déclenche en même temps un dialogue dont le premier objet sera le regard
anonyme à l'extérieur:

- Laisse donc ouvert, j'ai chaud, dit son amie.
-

Mais c'est assommant, on nous verra, répondit Mlle Vinteuil. (161)

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Comme Mlle Vinteuil vient de se trouver face à Marcel, à "quelques centimètres" de lui, on ne peut que se demander si elle l'aurait vu sans se trahir. Dans ce cas, l'équivoque serait levée, et toute la scène se rangerait du côté du vécu, mais la suite infirme sérieusement cette hypothèse. Le passage continue ainsi:

Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu'elle n'avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres, qu 'elle avait en effet le désir d'entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser l'initiative de prononcer. Aussi son regard, que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l'expression qui plaisait tant à ma grand'mère, quand elle ajouta vivement: ...

Par rapport à la scène d'accueil, ce passage marque une évolution importante quant au savoir du JE. Nous retrouvons la prudence et l'assertion téméraire, de même que le champ de vision est scrupuleusement respecté. Mais les réserves prudentes sont imbriquées les unes dans les autres de manière à présenter la vérité comme totalement inaccessible - ce qui n'empêche pas le narrateur de révéler l'instant d'après que la supposition au troisième degré est conforme à la vérité. En substance, nous apprenons que le JE croit que Mlle Vinteuil devine que son amie va penser qu'elle (Mlle V.) désire entendre certains mots ... ce qui est d'ailleurs exactW Comme exemple de "double focalisation" dans son aspect de forme paradoxale, on ne trouvera guère mieux.

Forme paradoxale, en effet, tout comme le regard à l'extérieur. Le "on nous verra", qui semblait d'abord confirmer la présence de Marcel, se révèle être maintenant un code de langage, une métonymie qui sert à nommer le regard plutôt que son objet — innommable. Cette pudeur verbale correspond, bien entendu, aux désirs contradictoires de Mlle Vinteuil (cf. les remarques de la mère de Marcel mentionnées plus haut), mais ce qu'il importe de souligner, de notre point de vue, c'est que le regard invoqué fonctionne tour à tour comme le renvoi à un spectateur, sans lequel il n'y aurait rien eu à raconter, et comme une forme vide, sans laquelle il n'y aurait pas eu de communication entre les demoiselles. Autrement dit, ce terme de regard représente à la fois une présence indispensable à la narration et une absence nécessaire pour le dialogue narré. Or, le code est à peine institué que Mlle Vinteuil cherche désespérément à y incorporer un sens dénotatif; voici ce qu'elle "ajouta vivement":

- Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire; c'est assommant, quelque chose insignifiante
qu'on fasse, de penser que des yeux nous voient. (161)

Puisque le narrateur a eu la complaisance de nous dire qu'elle n'en pense pas un mot, cette précision n'est évidemment pas à prendre au sérieux; mais û faut toutefois noter que, pour Mlle Vinteuil, le terme ne peut fonctionner qu'à condition de garder un semblant de sens dénotatif et que le rétablissement de ce dernier équivaut littéralement à rendre le signifié du code (donc ce qu'il y aurait à voir) insignifiant. — La réponse de l'amie est une nouvelle variante de ce va-etvient entre code et sens dénotatif:

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- Oui, c'est probable qu'on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. lit puis quoi?" ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d'un clignement d'yeux malicieux et tendre ces mots qu'elle récita par bonté, comme un texte qu'elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d'un ton qu'elle s'efforçait de rendre cynique) "quand même on nous verrait, ce n 'en est que meilleur." (161)

Muller (1965, p. 152-53) remarque ajuste titre que l'ironie de l'amie frappe en plein la position précaire du JE narré, mais dans le dialogue tel quel, elle vise l'absurdité du terme tout court, en l'absence de tout sens dénotatif. Mais pour exploiter le sens métonymique, elle est obligée de réintroduire la dénotation, sur le mode hypothétique (... quand même on nous verrait ...). Cette dernière phrase frôle le tabou et donne ainsi au code son maximum de sens; il est impossible de cerner l'innommable de plus près, ce qui signifie inversement que le regard du JE se trouve réduit à une pure virtualité. On constate en effet dans ce passage que le narrateur étale son savoir universel par-dessus le tête de son personnage focal: pour la première fois, les pensées de l'amie nous sont révélées.

D'autre part, ce recours manifeste au code implique la notion d'apparence dans son acception extrême: la représentation théâtrale. Les paroles prononcées sont un texte récité, et, du coup, Mlle Vinteuil devient une actrice qui ne sait pas son rôle:

Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son coeur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles
devaient spontanément venir s'adapter à la scène que ses sens réclamaient. (161)

Or, le propre de la représentation théâtrale, c'est qu'elle implique des acteurs conscients d'être vus et qu'elle exclut toute intervention explicite de la part d'un narrateur. A nouveau, les extrêmes se touchent: sonder les apparences est un art qui réclame un narrateur omniscient, mais le théâtre ne lui laisse pas la parole. Devant ce risque, créé par ses propres interventions, le narrateur n'a pas d'autre moyen que de raconter, au style indirect, la réplique de Mlle Vinteuil, tout en y laissant quelques fragments coupés de leur contexte:

... les mots qu'elle pensait qu'(une fille vicieuse) eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu'elle s'en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d'audace, et s'entremêlait de: "Tu n'as pas froid, tu n'as pas trop chaud, tu n'a pas envie d'être seule et de lire?" (161)

Des paroles explicitement prononcées par un personnage, mais tout aussi explicitement racontées par le narrateur, telle est la nouvelle manifestation du dilemme fondamental; il s'agit à la fois d'une scène vue de près par un JE narré et vue de loin par un narrateur implicite. Les deux paragraphes suivants exposent ces deux principes inconciliables. D'abord le JE narré, spectateur personnel, aux prises avec des apparences:

Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques ce soir, finit-elle par dire, répétant
sans doute une phrase qu'elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
(161)

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Ensuite, le narrateur omniscient:

Dans l'échancrure de son corsage de crêpe, Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s'échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. ( 162)

Le premier passage nous ramène au savoir restreint du JE narré, alors que dans le deuxième (dont je n'ai cité que la première moitié), rien n'indique sa présence. Bien au contraire, l'omniscience du narrateur s'épanouit aux dépens du regard narré dans ce sens que le baiser est senti par Mlle Vinteuil et non vu par Marcel. Ce dernier point marque un nouveau tournant: jusqu'ici, le narrateur s'est borné à compléter les connaissances de Marcel, en lui laissant le privilège de la vue; maintenant, son regard est devenu proprement inutile.

Ensuite, le dialogue repart, ramenant le regard au centre des forces. Etendue
sur le canapé, recouverte par le corps de son amie, Mlle Vinteuil attire son attention
sur le portrait du père:

- Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j'ai
pourtant dit vingt fois que ce n'était pas sa place. (162)

Voilà précisément ce regard présent et pourtant de pure forme qui incarne à la fois le code et la dénotation. Le portrait du père défunt, c'est l'équivoque du regard réduite à sa forme la plus simple, et la plus radicale: une présence témoignant d'une absence. Tout comme pour le regard du JE, il s'agit en fin de compte d'un regard représenté et qui ne voit que ce qu'on veut bien lui "faire voir".

Par le biais du regard-portrait, le regard-alibi, que la narration avait totalement
supprimé au passage précédent, reprend maintenant le dessus:

Je me souvins que c'étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profa nations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de se; réponses liturgiques: ...

Double insistance sur le regard personnel dans la mesure où le JE se réfère à son passé vécu et que son savoir restreint est par deux fois précisé. Mais le regard qui fait l'objet du dialogue narré est aussitôt déclaré inexistant; voici la "réponse liturgique" de l'amie:

- Mais laisse-le donc où il est, // n'est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu'il pleur
nicherait, qu'il voudrait te mettre ton manteau, s'il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vi
lain singe, i 162)

Une fois l'absence du père relevée, l'amie passe directement à l'hypothèse de sa présence. Allusions impitoyables à l'attitude maternelle de M. Vinteuil, mais qui nous ramènent en même temps à l'obsession du regard: voir Mlle Vinteuil, la fenêtre ouverte, telle est en effet la source de tous les "embêtements", du côté de la scène narrée comme du côté de la narration.

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Nous pouvons passer rapidement sur le paragraphe suivant (162-63), où le narrateur a recours à tout son savoir universel pour scruter, derrière les apparences, le caractère complexe de Mlle Vinteuil tout aussi bien que les sentiments intimes de l'amie. Le seul propos qui nous rappelle la perspective restreinte concerne l'indignation que les paroles de l'amie auraient pu causer à Mlle Vinteuil, mais qu'elle s'est habituée à faire taire — "à l'aide de quels sophismes?" (162), mais, comme un fait exprès, cette remarque est mise entre parenthèses!

Par contre, la fin de la scène expose en grand les efforts réitérés du narrateur pour réinstaller le JE narré dans ses fonctions de spectateur, sans pour autant sacrifier des parties essentielles du récit. Mlle Vinteuil se trouve maintenant sur les genoux de son amie, qui vient de l'embrasser sur le front, puis ...

- Sais-tu ce que j'ai envie de lui faire à cette vieille horreur? dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura à l'oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
- Oh! tu n'oserais pas.
- Je n'oserais pas cracher dessus? sur çal dit l'amie avec une brutalité voulue. (163;1e
"fû" est souligné dans le texte)

Baisser le son de manière à ce qu'une phrase échappe au personnage focal, c'est évidemment un procédé parfaitement adéquat pour rétablir un alibi par ailleurs gravement compromis. Mais à quoi bon un alibi qui empêche la transmission d'un élément indispensable? Pour sortir de cette impasse, il faut faire répéter la phrase à haute voix, quitte à introduire un aspect quelque peu artificiel.

Si le côté forcé du procédé souligne en lui-même la nécessité de cet élément (cracher sur le portrait), il convient de se demander en quoi il est nécessaire. — Premièrement, bien sûr, parce qu'il incarne la tension extrême du conflit psychologique et qu'il se trouvera, après coup, au centre des réflexions de Marcel, mais, du point de vue qui nous occupe, une autre raison semble pour le moins aussi importante. Cracher sur le portrait, c'est se moquer ouvertement de ce regard purement conventionnel, qui n'est ni vraiment absent ni vraiment présent; se moquer, non en signe d'indifférence, mais de défi. Tel est précisément le procédé que le narrateur a constamment appliqué vis-à-vis de la convention du MODE et qu'il s'arrange maintenant pour faire dire tout haut. C'est une transgression qui se veut transgression et qui doit donc à tout instant désigner la convention transgressée. L'identité entre les défis lancés respectivement par le narrateur et par le personnage me semble encore accentuée par le fait que ce dernier s'en tient exclusivement à ce qui est le seul moyen du narrateur: la parole et non l'acte. Marcel a beau remarquer par la suite que c'est au théâtre, et non dans une maison de campagne véritable "qu'on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d'un père ..." (163); il n'empêche que c'est précisément cela qu'on n'a pas vu, on l'a seulement entendu dire par un personnage.

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Ce défi verbal marque la fin du dialogue, car

Je n'en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d'un air las, gauche, affairé, honnête et
triste, vint fermer les volets et la fenêtre ... (163)

A l'instant même où la parole pourrait se transformer en acte, c'est-à-dire où le sens dénotatif risque de supprimer définitivement le code institué, le narrateur suspend la narration - et confirme par là la présence du regard narré. Mais dans l'univers observé, le double sens du geste final de Mlle Vinteuil circonscrit avec précision l'équivoque foncière que toute la scène a constituée. Pourquoi ferme-telle les volets et la fenêtre? - Ecartons tout de suite la précaution de principe; vu la position très particulière de la maison, l'éventualité d'un promeneur passant par hasard devant la fenêtre est simplement absurde. Dans ce cas, ou bien son geste est le signe (non-verbal) correspondant à l'énoncé-code "on nous verra", ou bien il traduit un savoir refoulé jusqu'ici: elle sait qu'il y a quelqu'un. On peut évidemment accorder plus ou moins de probabilité à ce dernier point, mais l'essentiel, c'est que la question se pose inévitablement et que la scène aboutit ainsi à la coexistence impossible du regard narré et du regard convention de langage. La fin de l'épisode consiste à désigner la fragilité de cet alibi qui a rendu possible sa narration.

Ainsi, la scène de Montjouvain nous expose en concentré, aussi bien sur le plan des forces narrées que sur celui de la narration, les efforts désespérés du narrateur pour maintenir le MODE dans cette position intermédiaire que menacent à la fois la perspective restreinte du vécu et l'omniscience propre à la création imaginaire. On a vu que ce qui se présentait au début comme un simple alibi, très peu convaincant mais indispensable pour l'existence du récit, a imprimé sa marque sur chaque détail de la scène narrée et que la superposition des deux conventions a évolué en véritable paradoxe: tout ce qui est fait au nom de la perspective restreinte fournit des appuis à l'omniscience, laquelle ne peut évoluer sans engendrer son antipode. Transgression d'"une "loi de l'esprit" qui veut qu'on ne puisse être à la fois dedans et dehors", dit Genette (1972, p. 223), et nous avons vu qu'il s'agit d'une transgression voulue, qui tient autant à désigner l'impossible qu'à le pratiquer.

Avons-nous affaire à un romancier qui s'amuse parfois à dénoncer les lois romanesques comme des conventions vides de sens, ou est-ce que ces trangressions spectaculaires contribuent à la constitution du sens global de l'oeuvre? — Telle est la dernière question à laquelle cette étude va tâcher de répondre.

Conclusion

Ce qui relie entre elles les scènes de Tansonville et de Montjouvain, c'est que le regard, implicite à toute narration romanesque, est situé au centre des forces narréesoù il devient une véritable hantise. Dans les deux cas, tout dépend exclusivementd'un regard, et l'intrigue est conditionnée soit par le désir de voir et d'être

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vu, soit par le risque d'être vu en voyant. Ce dernier point a inauguré l'oppositionradicale, quasiment symétrique, entre deux épisodes qui semblent en effet traiter d'un même aspect fondamental, envisagé de points de vue diamétralement opposés.

A Tansonville, où le JE désire ardemment être vu et connu, ce qui revient à accéder au statut de personnage dans le monde des Swann, le narrateur met tout en oeuvre pour le maintenir dans son rôle de sujet; d'abord par le triomphe de la subjectivité créatrice, ensuite par le truchement du souvenir déformant. Mais toute tentative pour transformer cette promenade en itinéraire de création donne invariablement le résultat contraire. Par le chemin de la subjectivité, le JE parvient au statut d'objet perçu. Frapper d'équivoque le regard de Vautre équivaut, non pas à maintenir le JE dans la subjectivité créatrice, mais à lui conférer le savoir partiel propre au personnage narré; et en fin de compte, le point d'observation où la nature entière semble créée pour et par lui comporte un regard dont il ignore être l'objet. Renforcer par tous les moyens le côté de la création imaginaire revient à consolider la perception confirmée.

A Montjouvain, les données sont totalement renversées. Toute la scène tient à ce postulat désespéré selon lequel la présence du JE aurait pu - mais ne doit à aucun prix — être confirmée par le regard d'autrui. Ici, l'illusion du vécu, qui se manifeste dans la perspective restreinte, doit constamment résister à la création imaginaire, dont le signe est l'omniscience du narrateur. Mais, ici encore, toute tentative dans un sens est couronnée par le triomphe de l'autre, de telle sorte que la scène semble vécue parce imaginée parce que vécue.

Deux paradoxes se complètent ici: d'une part, le chemin de la subjectivité
créatrice mène au statut d'objet perçu; d'autre part, la perspective du JE narré
implique l'omniscience tout en la reniant. Où le narrateur veut-il en venir?

Pour justifier, tant bien que mal, les recours alternés à deux MODES qui s'excluent mutuellement, on s'est souvent référé à des besoins créés par un récit qui veut à la fois retracer une expérience individuelle et profondément subjective, et produire une vaste chronique sociale.Muller (1965, p. 156) énumère ainsi les objectifs divergents de la Recherche: roman de la subjectivité, autobiographie déguisée, pseudo-chronique balzacienne, roman humoristique et roman de l'homosexualité — et il conclut:

Ce sont ces intentions divergentes que l'auteur a servies en maintenant, en dépit de toute
exigence de cohérence théorique, deux modes inconciliables de relation: celui du Narrateur,
celui du Romancier.

(par les deux derniers termes, Muller entend ce que j'ai appelé le JK-narrateur et le narrateur

Genette adopte une position à peu près analogue, du moins enee qui concerne le
principe (1972, p. 258):

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En fait (...) le roman proustien ne réussit qu'à grand-peine à réconcilier deux postulations contradictoires: celle d'un discours théorique omniprésent, qui ne s'accomode guère de la narration "objective" classique et qui exige que l'expérience du héros se confonde avec le passé du narrateur, qui pourra ainsi la commenter sans apparence d'intrusion (...) — et celle d'un contenu narratif très vaste, débordant largement l'expérience intérieure du héros, et qui exige par moments un narrateur quasi "omniscient": d'où les embarras et les pluralités de focalisations que nous avons déjà rencontrés.

Sans contester la pertinence de ces explications, j'estime pour ma part qu'elles sont nettement insuffisantes. A la rigueur, ces objectifs divergents auraient amené un certain nombre de transgression discrètes, causant le moins de dégâts possible, mais on voit mal comment ils pourraient justifier cette multitude d'occurrences spectaculaires dont on a vu l'aspect voulu et provocateur.

Pour établir le sens créé par ces transgressions, plutôt que de les considérer comme des inconvénients accessoires, il faut envisager la Recherche dans son double aspect de passé vécu et de livre à venir. On sait qu'au cours de la Matinée Guermantes, Marcel en arrive brusquement à concevoir son oeuvre comme l'histoire d'une vocation, ou, plus précisément, comme ce qui va faire de sa vie passée une vocation. En effet, une nouvelle lumière vient de se faire en lui:

Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m'avait fait apercevoir que l'oeuvre d'art
était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je
compris que tous ces matériaux de l'oeuvre littéraire, c 'était ma vie passée;...

(Temps Retrouvé, 111, 899)

Cette prise de conscience est pour le moins aussi importante que l'expérience de la "réalité extra-temporelle", car c'est elle seule qui va réunir en une même oeuvre le livre que Proust a presque terminé et celui que Marcel se propose d'écrire. A prendre la phrase citée au pied de la lettre, l'oeuvre à venir ne sera rien de moins que la création artistique et donc imaginaire de ce qui est vécu. Ce qui va donner au vécu son sens et sa raison d'être, c'est la création imaginaire, et ce que la création va imaginer, c'est le vécu. Ainsi, la distinction radicale — et combien soulignée tout au long de l'oeuvre! — entre la Vie et l'Art se trouve maintenant abolie: le passé vécu est d'autant plus vécu qu'il est créé, l'imaginare est d'autant plus imaginaire qu'il est vécu. A partir de cette prise de conscience fondamentale, on comprend que l'itinéraire de la subjectivité mène au statut d'objet perçu — et que le JE narré, garant du vécu, ne donne son sens à l'oeuvre que si sa perspective est débordée par la création imaginaire. Transgresser la convention du MODE, en veillant soigneusement à ce que cette transgression ne passe pas inaperçue, c'est ce que Proust a déjà fait, et c'est ce que le futur écrivain déclare vouloir faire - pour accomplir la création du vécu.

Mis Soelberg

Copenhague

Side 110

Résumé

Partant des ressemblances et dissemblances qui situent les scènes de Tansonville et de Montjouvain en reflets l'une de l'autre, la présente étude cherche à démontrer que les modalités du regard, force principale de part et d'autre, engagent et transgressent les conventions narratives impliquées par le "récit à la première personne". La scène de Tansonville est envisagée comme la subjectivité assumée, mais qui mène au statut d'object perçu, tandis que l'épisode de Montjouvain est défini comme une série d'efforts pour maintenir le regard central, témoin invisible, dans une position intermédiaire, entre la perspective restreinte du JE narré et Fomniscience du narrateur-créateur. Il en résulte, dans les deux cas, une équivoque foncière dont le caractère voulu et nécessaire sera confirmé par un aspect important du projet littéraire: la création imaginaire du passé vécu.

Ouvrages cités

Debray (1976): Raymonde Debray-Genette: Thème, Figure, Episode. Poétique 25. Cité
d'après: Recherche de Proust, Ed. du Seuil, Coll. "Points" No 113,
1980.

Genette (1972): Gérard Genette: Discours du Récit, in: Figures 111. Ed. du Seuil, Coll.
"Poétique".

Muller (1965): Marcel Muller: Les voix narratives dans la Recherche du Temps Perdu.
Genève, Droz.

Poulet (1949): Georges Poulet: Etudes sur le Temps Humain I. Cité d'après l'édition en
10/18, Paris, U.G.E. 1972.

Rousset (1971): Jean Rousset: Les premières rencontres. Paragone 260. Cité d'après:
Recherche de Proust (cf. Debray).

Tadié (1971): Jean-Yves Tadié: Proust et le Roman. Gallimard, 1971.