Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

A propos des modalisateurs dénonciation 1

par et

Frédéric Nef

Henning Nølke

Pendant des siècles, l'étude logique des conjonctions dans le langage naturel a privilégié les expressions vériconditionnelles. La sémantique des langues naturelles a élargi ce champ d'enquête en posant le problème de la modification adverbiale (cf. Montague, 1974, et Stalnaker et Thomasson, 1973). Cependant, il est apparu dans un troisième temps que certaines expressions adverbiales n'étaient pas vériconditionnelles.

On se propose ici de rappeler le développement récent de cette question ainsi
que d'esquisser une solution limitée aux modalisateurs d'énonciation.

1. Etat de la question

a. Traitements précédents

Un certain nombre d'adverbes semblent former une sous-classe dotée de pro
priâtes particulières. Parmi ces propriétés figurent les suivantes:

Comme les adverbes de phrase, ils ne portent pas sur un constituant particulier,
mais plutôt sur tout l'énoncé. Cependant, contrairement aux adverbes de
phrase, ils n'admettent pas la paraphrase "II est ADV vrai que i¿>":

(Adverbe de phrase:)

(1) Probablement, Paul a mal compris la question.

(2) II est probablement vrai que Paul a mal compris la question.

(Adverbe d'énonciation:)


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...
(3)


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...
(4)

On les paraphrase le mieux par la tournure "je dis ADV que <¿>":


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...
(3)



1: Nous remercions O. Ducrot, R. Martin, E. Spang-Hanssen, et C. Vikner pour leurs re marques sur une première version de cette étude, ainsi que F. Récanati, qui a fait bénéfi cier de son obligeante érudition cette même version préliminaire.

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(5)

On ne peut pas paraphraser probablement de cette manière:

(6) Je dis probablement que Paul a mal compris la question.

(6) n'est pas équivalent de (1).

Ole Mordrup (1976), à la suite de Greenbaum (1969), les nomme des disjonctifs
de style et les fait porter sur l'assertion.

Suzanne Schlyter (1977, pp. 121-131) les traite avec des connecteurs pragmatiques tels que contrairement, premièrement, notamment, etc. dans une classe qu'elle dénomme "les adverbes de relation", dont elle précise les propriétés distributionnelles et sémantiques. Les faits distributionnels sont les suivants: Ils apparaissent surtout en position initiale, mais se trouvent souvent aussi en position finale ou insérés. Ils s'emploient avec les phrases interrogatives ou impératives. Par contre ils ne sont jamais focus. Enfin Schlyter s'efforce de les interpréter sémantiquement. Comme Mordrup, elle dit (p. 125): "... ce ne sont pas des adverbes "du dit", ou de l'énoncé, mais des adverbes "du dire", ou de renonciation", et elle est favorable à l'hypothèse performative : "S'ils modifient quelque chose, c'est plutôt le verbe ou la phrase performative" (s. 125).

Notons enfin que Irena Beilert (¡977), dans une réponse à Jackendoff (1972),
dégage un groupe d'adverbes pragmatiques. Elle distingue deux classes:

a) frankly, sincerely, honestly, etc. prédicats à deux arguments, l'un étant le
locuteur, l'autre étant la proposition,

et

b) briefly, precisely, roughly, prédicats à deux arguments également, l'un
étant le locuteur, l'autre la forme de la phrase.

Remarquons tout de suite que les adverbes de la classe b) ne sont pas pour nous
des adverbes d'énonciation, parce que, comme le remarque justement Beilert, ces
adverbes ne concernent pas renonciation, mais la forme de la phrase.

Beilert semble particulièrement favorable à l'hypothèse performative: "Ail pragmatic adverbs cooccur with the participle speaking, which is implicit in sentences containing thèse adverbs. That is ail sentences with pragmatic adverbs can be paraphrased by sentences in which thè word speaking appears explicitly on the surface immediately following the adverbs". On peut noter que cet argument est douteux pour le français. En effet, on n'aura pas:

(7) *Franchement parlant, Paul a mal compris la question.

mais on a:

(8) Franchement parlé. Paul a mal compris la question.



2: Nous soutiendrons cependant plus loin (3.a.) qu'en réalité (5) n'est pas une véritable paraphrase de (3).

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Nous retiendrons l'idée d'une modification de la force illocutoire, mais nous nous efforcerons de saisir la spécificité du mécanisme de cette modification. La distinction austinienne (cf. Austin, 1962, pp. 94sv) entre l'acte locutoire et l'acte illocutoire est en effet essentielle, d'après nous, pour l'analyse de ces adverbes. Austin entend par l'acte locutoire la production d'un énoncé fourni de sens, alors que l'acte illocutoire est l'acte qu'on accomplit en disant quelque chose: faire une promesse, poser une question, etc.

Dans cette voie, Jean-Claude Anscombre (1980) et Oswald Ducrot (1980b)
ont élaboré un cadre de recherche.

Anscombre (1980, pp. 94-99) distingue trois types de modalisation de l'illocutoire.
Il entend par modalité "toute marque linguistique indiquant l'attitude
du locuteur par rapport à sa propre énonciation" (p. 94). Ces trois classes sont:

a) modalités de constituant

Exemple: ouvertement (l'arbre est de nous):

b) modalités d'énoncé

Exemple: malheureusement-

c) modalités d'énonciation


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Anscombre dit que ces derniers modifient "renonciation elle-même" (op.cit.): "Dans Franchement, ce type ne me plaît pas, c'est renonciation de ce type ne me plaît pas qui est présentée comme franche" (op.cit.). Ici on ne peut faire l'arbre de la phrase parce que franchement, portant sur renonciation, n'appartient pas à une catégorie syntaxique dépendant des relations constitutives de la phrase. Cependant, Nef (1981) montre qu'on peut lui assigner une catégorie à l'intérieur d'une grammaire qui admette parmi ces catégories l'énoncé à côté de la phrase.

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La distinction que fait Anscombre des trois classes de modalisateurs est satisfaisante. Par contre, l'analyse du rôle précis du modalisateur d'énonciation reste à l'état d'ébauche. On peut d'ailleurs relever qu'implicitement trois possibilités y sont introduites, entre lesquelles Anscombre ne choisit pas:

- le modalisateur d'énonciation (abrégé désormais en ME) porterait sur renonciation,
prise comme un bloc,

- le ME porte sur l'acte illocutoire (qui est une spécification de renonciation),
— le ME porte sur la présentation de renonciation.

Les différences peuvent paraître subtiles entre ces idées, mais nous verrons
qu'elles sont en fait importantes.

0. Ducrot (1980b) opère un classement non des adverbes, mais des "occurrences
d'adverbes". Il reconnaît également trois possibilités d'action de l'adverbe
dans un énoncé: II peut

a) concerner un constituant de l'énoncé. Ducrot soutient que dans Seul Pierre parlait franchement "il est difficile (...) de reconstituer la signification effective de l'énoncé si on commence à donner une valeur à la proposition Seul Pierre parlait et si on applique ensuite à cette valeur l'idée exprimée par franchement" (p. 35). Donc pour les adverbes de constituant, Ducrot admet l'idée classique à la base de la modification adverbiale: il y a un ordre de modifications dans la phrase.

b) concerner l'ensemble de l'énoncé. Ici Ducrot introduit une subdivision nouvelle:

-

"l'adverbe marque une attitude de l'énonciateur vis-à-vis du fait dénoté {Paul, heureusement, est tò)" (p. 35). Mystérieusement, étrangement, etc. (ex.: Mystérieusement, les bijoux ont disparu) appartiennent à cette catégorie.

— "l'adverbe peut avoir pour effet de constituer un nouveau contenu à partir
de celui exprimé dans le reste de la phrase (Souvent seul Pierre parlait)"
(p. 35).

c) concerner renonciation. Dans Franchement, seul Pierre parlait "ce qui est
présenté comme fait d'une façon franche c'est l'assertion accomplie en disant:
"Seul Pierre parlait" " (p. 36).

A partir de là, 0. Ducrot construit des classes d'adverbes, sur la base d'une cornbinatoirede traits marqués ou non-marqués: constituant+/_, énoncé+/_, énonciation+/_.Sont réalisées les classes suivantes: + —,+- + ,++-,-+-. C'est la secondequi nous intéresse, avec énonciation+ . Elle comprend selon Ducrot par exemple: en tout sincérité, à tout hasard. Pour Ducrot, les adverbes qui ont le trait énonciation+ ont donc le trait constituant^. . Il est intéressant de remarquer qu'il n'existe pas d'adverbes capables d'assumer les deux fonctions d:adverbe d'énoncé et d'énonciation, et il n'est pas sans intérêt non plus de signaler que

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c'est la position (détachement ou pas) qui distingue à tout hasard ME et à tout
hasard adverbe de constituant:

(11) A tout hasard, je viens demain.

(12) II est venu à tout hasard.

L'analyse de Ducrot diffère de celle de J.C. Anscombre par le fait que là où Anscombre distingue modalisateur de phrase et ME, Ducrot distingue adverbe d''énoncé et ME. Or on sait qu'il existe une différence capitale entre phrase et énoncé dans la théorie élaborée par Ducrot et son équipe (dont Anscombre). La phrase est un objet abstrait, isolé du contexte, tandis que l'énoncé est la phrase associée à un contexte. A une phrase peuvent correspondre, en droit, une infinité d'énoncés. L'énoncé, c'est l'occurrence. La phrase est la classe d'occurrences d'énoncés présentant la même structure grammaticale. Le producteur de la phrase est le locuteur abstrait repérable à partir des traces de son action (p.ex. le je), tandis que le producteur de l'énoncé, c'est l'énonciateur qui prend en charge l'énoncé dans une situation, et qui est donc responsable de l'acte de langage accompli .3 La différence n'est donc pas secondaire. En fait, en caractérisant certains adverbes comme portant sur l'énoncé, 0. Ducrot réussit à établir des souscatégories et à distinguer ceux qui portent sur la totalité de l'énoncé de ceux qui portent sur la relation énonciateur/énoncé, ce qu'on serait bien incapable de faire avec la catégorie des adverbes de phrase.

Nous conserverons le cadre théorique de O. Ducrot et de J.C. Anscombre,
mais nous nous efforcerons de donner une description et une interprétation plus
détaillée des ME dont ils ont reconnu l'existence avec tant de netteté.4

b. L'hypothèse performative

Certains de ceux qui ont essayé de donner une explication du mécanisme de modification des ME ont recouru à l'hypothèse performative. Nous rappelons succintement en quoi celle-ci consiste avant de critiquer l'interprétation des ME dans le cadre de cette hypothèse.

L'hypothèse performative a été introduite en particulier par Ross (1970) et développée par Lakoff (1972) et Sadock (1974). Gazdar (1979) résume cette hypothèse en présentant ce qu'on pourrait appeler "l'hypothèse performative maximale". Personne ne l'a défendue in extenso, mais tout le monde a soutenu certains points centraux. (Nous simplifions):

- Une phrase P contient dans la structure profonde une proposition avec un
verbe performatif dont le sujet est je et l'objet indirect vous/te, proposition



3: Pour une présentation claire de la théorie de Ducrot, cf. Ducrot 1980a, et Anscombre 1980.

4: Nef 1980 fait déjà usage de cette notion, à propos des usages "pragmatiques" de maintenant.

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qui est la plus haute dans la structure profonde, qui est effaçable, l'effacement
préservant la signification. Ce verbe est le seul de la phrase qui soit performatif;
il représente la force illocutoire de la phrase, qui est de nature sé-

mantique. Chaque structure profonde comprend une telle phrase performative(p.

Appliquée aux ME, cette hypothèse performative donnerait le résultat suivant:

(13) Entre nous, Pierre est stupide.

serait analysée:

(14) (Entre nous (je vous dis)) (Pierre est stupide)

c'est-à-dire le ME portant sur la phrase performative je vous dis (en fait dire est
remplaçable par n'importe quel verbe performatif de dire).

Une variante de l'hypothèse performative est la solution conjonctive fournissant
de (13) l'analyse suivante:

(15) Je vous dis entre nous et je vous dis: Pierre est stupide.

Nous acceptons la critique générale faite par Gazdar de l'hypothèse performative. Ici, nous nous attachons à son application particulière à une classe de phénomènes linguistiques. Gazdar montre qu'elle est incohérente; nous montrerons qu'elle est non adéquate descriptivement dans ce cas précis, sans la discuter en général.

0. Ducrot (1980b) et A. Mittwoch (1977) avancent des arguments sérieux contre l'interprétation des ME à l'intérieur de cette hypothèse (Mordrup également, mais sans en tirer les conclusions qui s'imposent, à savoir le rejet de l'hypothèse performative).

L'argumentation de Ducrot est la suivante:

Certains adverbes comme avec franchise, avec sincérité peuvent certes qualifier
un verbe de parole, mais ils ne servent jamais de ME. On peut avoir:

(16) Je t'affirme avec sincérité que Paul est venu,

mais non

(17) * Avec sincérité, Paul est venu.

contre:

(18) En toute sincérité, Paul est venu.

Ducrot (op.cit. 38) montre donc que l'hypothèse performative devrait distinguer
dans ce cas les actes de parole apparents des actes de parole cachés — quelque
chose comme:

(19) Je vous dis (je t'informe avec sincérité que Paul est venu)

où je vous dis est la phrase performative et je t'informe le verbe de parole apparent,ce
qui est une solution bien peu naturelle. Il dégage enfin la signification

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profonde de l'hypothèse performative: "Une telle attitude implique qu'on ne distingue pas énonciation et acte illocutoire. Pour moi au contraire l'acte illocutoireest une qualification de renonciation" (p. 38). Il conclut en formulant les deux thèses suivantes sur les ME:

(1) Un énoncé parle de son énonciation.

(2) Les ME ne portent pas sur l'acte illocutoire, mais sur renonciation (i.e. ce
qui est qualifié de façon illocutoire).

Nous réinterpréterons la thèse (1), et nous modifierons la thèse (2). Ce qui est
significatif dans le cas de la discussion présentée sur l'hypothèse performative est
que les deux thèses sont dégagées à la faveur de la discussion de cette hypothèse.

A. Mittwoch (1977) formule une critique de l'application de l'hypothèse performative aux disjonctifs de style de Greenbaum telle qu'elle a été présentée par Schreiber (1972). Mittwoch substitue à l'hypothèse performative que nous avons mentionnée une hypothèse de juxtaposition. Elle propose une analyse unifiée des parenthétiques et des ME, et enfin elle reprend l'hypothèse de Sadock (1974): les ME sont liés aux conditions d'accomplissement des actes de parole. Nous allons examiner successivement tous ces points.

Mittwoch caractérise les adverbiauxs modificateurs d'actes de parole (speechact modifying adverbials) comme attachés à la "pragmatique de la situation de parole" (p. 177). Sa critique de Schreiber porte sur l'existence d'une certaine place réservée à ces adverbiaux dans des subordonnées introduites par because, since, although :

(20) I voted for John because, frankly, I don't trust Bill.

et sur la difficulté de rendre compte d'un tel type de structure syntaxique avec
ME par le moyen de l'hypothèse performative. Il faudrait dans le cadre de cette
hypothèse soutenir que (20) a la structure suivante:

(21) I tell you that I voted for John and I tell you frankly that I voted for John because
I don't trust Bill.

Ce qui présente plusieurs difficultés insolubles (effacement de deux / tell you, du
second that I voted for John, et déplacement de frankly qui viole la "lowering
constraint", cf. p. 179).

Pour échapper aux difficultés que présente l'hypothèse performative, A. Mittwoch
propose une solution concurrente: la juxtaposition ou parenthesis. Selon
cette version:

(22) Franchement, je me méfie de Paul.



5: Elle étend d'ailleurs son analyse aux subordonnées adverbiales du type si vous n'avez pas entendu dans Jean est parti, si vous n'avez pas entendu, ce qui nous semble fondamentalement correct. Cf. notre discussion d'un exemple analogue, (66) dans la quatrième section de cet article.

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sera paraphrasable en:

(23) Je vous dis franchement: je me méfie de Paul.

(23) peut être mise en relation avec (24) qui comprend une incise (parenthesis):

(24) Je me méfie -je vous le dis franchement -de Paul.

Cette solution s'inspire de la théorie de la citation directe, suivant laquelle (25)
n'aurait pas la structure (26) mais la structure (27):

(25) Kepler est mort dans la misère, je pense.

(26) Je pense que Kepler est mort dans la misère.

(27) Je pense: Kepler est mort dans la misère.

théorie pour laquelle une parenthétique ne dérive pas d'une complétive. Il convient
de noter qu'avec les ME on peut avoir les deux structures: "ME: <p", "ME,

(28) Entre nous: Kepler est mort dans la misère.

(29) Entre nous, Kepler est mort dans la misère.

Le conditionnel convient bien mieux dans (28) que dans (29):

(30) Entre nous: Kepler serait mort dans la misère.

(31) ??Entre nous, Kepler serait mort dans la misère.

parce que dans "ME: <¿>", 'V est cité. Dans "ME, i¿>", 'V" est assumé; or ce type
de conditionnel sert justement à débrayer l'assomption, comme dans (32):

(32) Paul serait à Paris.

Que penser de cette solution? On peut remarquer qu'il s'agit d'une variante de l'hypothèse performative. La modification touche une partie seulement de la définition maximale donnée plus haut mais ne l'affecte pas radicalement. De plus, s'il y a une différence nette d'acceptabilité entre (30) et (31), cette observation constitue un argument indirect contre la solution de Mittwoch, ou plutôt contre la théorie de la citation directe, qui est à la base de sa solution, appliquée aux ME dans la mesure où cette solution dériverait (29) de (28). Cette dérivation est en effet impossible, vu que, comme la différence d'acceptabilité entre (30) et (31) le suggère, (28) et (29) sont loin d'être équivalents.

2. Problèmes de méthode

a. Les deux marqueurs

On a vu qu'à propos des analyses de J.C. Anscombre et 0. Ducrot, la question se posait de savoir si le ME portait sur l'acte illocutoire ou sur renonciation. Ducrot, d'ailleurs, fait porter explicitement les ME sur renonciation et non sur l'acte illocutoire (cf. op.cit.). Cette question peut sembler académique. Il n'en est rien. En effet, û faut effectivement distinguer entre acte illocutoire et énonciation, comme on l'a déjà souligné, et le ME porte sur l'acte illocutoire.

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Pour le montrer, il faut d'abord considérer que, si l'on fait porter le ME sur l'assertion (comme le suggérait par exemple Mordrup, 1976, p. 93), on aboutit à un paradoxe: le ME, pour pouvoir modifier l'assertion de la phrase, doit être à l'extérieur de la phrase, mais en même temps il est lui-même asserté — donc il est à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de l'assertion. L'hypothèse performative ne résout pas ce paradoxe en postulant en structure profonde un verbe performatif qui représente l'assertion. Traiter les ME comme des expressions métalinguistiques ne servirait non plus à rien: le recours habituel contre les paradoxes, la stratification des niveaux de langage, n'est pas un recours ici: les ME se distinguent nettement des adverbiaux qui remplissent une telle fonction métalinguistique, et aussi des adverbes de domaine. Que l'on compare par exemple:

(33) En deux mots, Paul est idiot.

(34) Très rapidement: j'ai déroché le contrat.

(35) Géographiquement parlant, Paris est un port.

Les adverbiaux En deux mots et Très rapidement contiennent un commentaire du locuteur sur la forme de son énoncé, et Géographiquement parlant sur la localisation de son point de vue. Il est nécessaire de distinguer ces adverbiaux de nos ME, et comment le faire si nous attribuions une fonction métalinguistique également aux ME?

C'est pour échapper à cette difficulté que nous introduisons une séparation entre indicateur de coordonnées énonciatives (marqueur locutoire) et indicateur de coordonnées illocutoires (marqueur illocutoire). Cette distinction est dans la ligne de celle opérée par 0. Ducrot (1980a) entre d'une part phrase et énoncé, d'autre part locuteur et énonciateur (dérivée de la distinction austinienne entre locution et illocution).

Nous distinguons donc le contexte d'énonciation, i.e. les coordonnées spatiotemporelles de la profération de la phrase, avec l'identification du locuteur qui la produit, de la situation enunciative qui comprend le discours précédant (ou succédant à) l'énoncé relatif à la situation, le type et la force de l'acte illocutoire, ainsi que l'identification de son auteur qui le prend en charge: Fénonciateur, dans sa relation au destinataire (cf. Ducrot 1980a, p. 38).

De ce point de vue l'hypothèse performative a le tort de confondre les deux marqueurs, le "je te/vous dis <p" de leur paraphrase étant la réalisation non du marqueur illocutoire mais du marqueur locutoire. Plus précisément notre désaccord avec l'hypothèse performative peut s'exprimer ainsi: Nous ne faisons pas porter les ME sur renonciation mais sur l'acte illocutoire. Loin d'être académique, la question de savoir si les ME portent sur renonciation ou sur l'acte illocutoire s'est avérée être centrale et nous offre la possibilité de surmonter le paradoxe inhérent à leur mécanisme de modification. C'est sur ce point précisément que nous nous distinguons radicalement des tenants de l'hypothèse performative.

Il nous reste, cependant, à préciser ce que nous entendons par "porter sur
l'acte illocutoire". En effet, cette formulation doit être affinée pour que notre

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hypothèse se dégage avec suffisamment de netteté. Pour ce faire, nous introduisonsla
notion d'interprétation. Le marqueur locutoire est relatif à la phrase,
le marqueur illocutoire à l'énoncé. Par exemple, si nous avons la phrase

(36) Tiens, il pleut!

muni du marqueur locutoire, nous serons capables de faire correspondre à cette phrase son énoncé. Admettons maintenant que (36) soit muni de son marqueur illocutoire, contenant donc une information sur le discours précédent, sur les protagonistes de renonciation, etc., on sera capable de faire correspondre à cet énoncé un type d'acte, un degré de force, etc., soit en schématisant:


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Nous appellerons interprétation le mécanisme en deux étapes qui permet de construire le marqueur illocutoire; et donc de faire correspondre à un énoncé un acte illocutoire après avoir construit le marqueur locutoire. Nous caractériserons la modification effectuée par les ME de la manière suivante: les ME donnent des instructions relatives à l'interprétation d'un énoncé.

Cette idée d'instruction a une double origine: Tout d'abord, la théorie de 0. Ducrot relative à la sui-référence stipulant que tout énoncé parle de son énonciation et, ensuite, les théories du traitement du discours, où l'on envisage celui-ci comme une construction progressive d'un modèle.

Bien entendu, il faut préciser à nouveau notre caractérisation quand nous disons que les ME donnent des instructions relatives à l'interprétation d'un énoncé; nous entendons évidemment par là des instructions qui peuvent très bien ne pas être suivies. En fait, ces instructions sont relatives à la présentation de l'énoncé. En disant "entre nous, </>" je présente <¿> comme confidentiel, et, ce faisant, je livre l'instruction de l'interpréter comme restreint au locuteur et à l'allocutaire. Mais y peut bien, certes, être interprété comme divulgable par l'allocutaire. Ces instructions ne sont donc que des recommandations et non des règles opératoires sans le respect desquelles l'acte illocutoire ne pourrait être interprété. Elles ont donc le même statut métalinguistique que les implicatures conversationnelles, par exemple.

Quelle va être alors l'allure générale de notre cadre explicatif? Grosso modo nous admettons qu'à chaque expression atomique de la langue naturelle (termes syncatégorématiques, catégorématiques, expressions idiomatiques, etc.) nous associons une instruction. Cette instruction peut être de plusieurs types. Parmi les plus importants se trouve celui des instructions relatives à la référence: Un terme (général ou singulier) introduit dans le modèle (ou la représentation) du discours une entité nouvelle ou déjà introduite précédemment (par exemple: un chien/le chien). Un autre type d'instructions est marqué par l'accord grammatical:il est relatif à la construction de l'extension des expressions nominales et verbales. Dans certaines langues, comme le latin, ce type d'instructions suffit à

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une telle construction. Dans d'autres langues, il existe un type supplémentaire d'instructions relatif à l'ordre des mots. Il existe enfin parmi ces types d'instructionsun type particulier relatif à la construction des représentations d'événementsà partir des temps et des aspects (cf. Kamp 1981 ).6

On peut objecter à ce qui précède que tout ceci est une autre manière d'exprimer des choses bien connues sur la référence, l'accord grammatical, l'ordre des mots, le temps, et l'aspect, et que la notion d'instruction n'apporte pas grandchose. Il y a deux arguments pour montrer qu'en fait cette notion est utile: le premier est que cette notion permet de traiter des relations interphrastiques (on renvoie là-dessus à Kamp 1980 et 1981), le deuxième qu'elle permet une unification de la théorie du discours: il existe certes plusieurs types d'instructions, mais c'est à partir de cette notion unique que l'on peut comprendre la construction d'une représentation de discours. Enfin cette notion permet de donner un contenu plus palpable à la notion dont nous avons critiqué le vague, celle de sui-référence de l'énoncé à sa propre énonciation.

Notre cadre explicatif est donc celui d'une théorie formelle du discours où l'on admet la distinction entre marqueur locutoire et marqueur illocutoire. En admettant cette distinction, et ses notions connexes, celles d'interprétation et d'instruction, nous mettons en place une théorie à deux étages7 dont nous allons esquisser la structure, avant de décrire les ME, du point de vue de cette théorie.

b. Théorie à deux étages

Par théorie à deux étages nous entendons une théorie qui a un composant vériconditionnel
et un composant interprétatif (en cela on se rapproche de 0.
Ducrot 1972).

Soit la phrase:

(37) Paul est en train de faucher le champ.

Si elle est munie de son contexte d'énonciation: temps, lieu, locuteur, allocutaire, nous serons capables, avec le modèle de discours qui donne l'extension du prédicat faucher le champ à ce temps et lieu, de déterminer la vérité ou la fausseté de cet énoncé (qui sans contexte n'est ni vrai ni faux: une phrase n'est ni vraie ni fausse, elle est grammaticale ou pas, mais elle apporte des conditions de vérité).



6: On a passé sous silence la dimension argumentative du discours. Nous pensons qu'il existe des phénomènes pragmatiques que l'on peut étudier, abstraction faite de l'argumentation. Nous nous limitons à cette classe de phénomènes plus simples.

7: Cette expression est créée sur le modèle de D. Kaplan (1979), où elle sert à désigner les théories sémantiques qui distinguent entre monde possible et contexte. Nous scindons le contexte en contexte proprement dit et situation.

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Si elle est munie de sa situation enunciative : type d'acte, force, discours précédent, énonciateur/destinataire, nous serons capables d'interpréter cet énoncé, i.e. de lui faire correspondre un acte. Imaginons par exemple que l'énonciateur s'adresse à Jean et que dans le discours précédent on ait un acte illocutoire de reproche du type Ne te fatigue pas trop! Alors (37) pourra être interprété (par Jean ou par un auditeur) également comme un acte illocutoire de reproche.

Il y a une relative indépendance des deux étages: que (37) soit vrai ou faux
n'a pas d'effet sur l'interprétation.

On pourrait être tenté de dire que le premier étage est sémantique et le second pragmatique. Cependant, sous la forme d'un problème de dénomination apparemment innocent, c'est une redoutable question épistémologique qui se pose et que nous ne pouvons discuter ici: celle de l'intégration de la pragmatique à la sémantique, ou, en d'autres termes, celle de savoir s'il faut conserver une composante sémantique (indépendante). Nous ne pouvons ici qu'exprimer la conviction que la sémantique est indispensable, si on veut avoir une vue correcte de l'activité linguistique, qui sert bien sûr à accomplir des actions, mais qui sert aussi à produire des énoncés vérifiables ou falsifiables. Dans l'exemple (37) il est exact qu'en soi la vérité ou la fausseté de cet énoncé n'influe pas directement sur son interprétation. Elle n'intervient que par le biais des croyances du destinataire. Mais si ce dernier croit que (37) est faux, il sera certes en droit de Finterpréter comme un reproche, mais surtout il pourra disqualifier l'énonciateur en lui en imputant la fausseté. Bien sûr, on peut soutenir que "croire que p est vrai" ou "croire que p est faux" sont distincts du vrai et du faux, et que ceux-ci sont relatifs aux univers de croyances, mais l'introduction de ces derniers entraînerait des difficultés immenses, qui ne sont pas près d'être résolues dans un avenir immédiat .B Dans cet état de choses il est nécessaire de conserver un composant vériconditionnel avec bivalence et vérité relative à un modèle.

Que sera le traitement des ME dans une théorie à deux étages ainsi conçue?

L'analyse se fera au deuxième étage de la théorie, celui du marqueur illocutoire.
Cependant, il faut tenir compte du premier étage pour un fait bien connu
(et noté par exemple par I. Bellert, cf. op.cit. p. 343). On ne peut dire:

*à faux dire, .

*en riant, ...

?hypocritement, .

C'est-à-dire que les ME ne peuvent aller contre le principe général que l'assertion
est tenue pour vraie par son auteur. Il s'agit là d'une restriction qu'on peut expliquer
plus simplement si l'on admet un composant vériconditionnel.



8. Il faudrait admettre que si "p implique q", alors "croire que p" n'implique pas forcément "croire que p implique croire que q", ou alors rester dans le cadre de la croyance rationnelle qui suppose une logique consistante, i.e. le principe du tiers exclu, i.e. le cadre vériconditionnel strict. Le prix à payer pour l'inconsistance est très élevé. (a) blague dans le coin blague à part sérieusement toute plaisanterie mise à part sans rire sans plaisanter (b) à vrai dire sans mentir vraiment franchement sincèrement en toute sincérité (c) tout bien considéré après mûre réflexion en fin de compte à ce que je sache finalement si j'ose dire si je ne me trompe

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Nous avons caractérisé les ME comme donnant des instructions pour l'interprétation. Or l'interprétation des actes illocutoires passe par les maximes de coopération linguistique dont les maximes de Grice (1975) sont une des explications possibles.

D'autre part, le marqueur illocutoire comprenant le type d'acte, l'indicateur
de force illocutoire, les protagonistes de renonciation, le ME pourra agir plus
spécifiquement sur tel ou tel élément de ce marqueur.

A partir de ces deux idées (spécification de l'interprétation dans un cadre coopératif,
restriction à deux étages) on pourra opérer une description des ME.

3. Description

a. Classification

11 faut tout d'abord distinguer les ME par rapport aux connecteurs pragmatiques. Rappelons qu'on entend par connecteur pragmatique un connecteur non booléen et non vériconditionnel. Un tel type de connecteur connecte par exemple deux actes de langage, comme en revanche, un contexte discursif et un acte de langage, comme puisque, bref, une situation et un acte de langage comme décidément (exemples empruntés à Nef 1981, p. 101). Les ME ne peuvent remplir aucune de ces fonctions connectives que nous venons de citer. Ils peuvent tout au plus connecter l'énonciateur et le destinataire, en rappelant les principes de coopération linguistique, ou en spécifiant les conditions de la relation énonciateur/ destinataire (cf. op.cit. p. 101).

La différence la plus évidente entre connecteurs pragmatiques et ME est que ces derniers, comme nous l'avons déjà souligné, sont dans la phrase soit en position détachée, soit en position incise, qu'il s'agisse de phrases simples ou de certains types de relatives ou de complétives:

(38) Entre nous, Paul ne sait pas lire.

(39) Paul, entre nous, ne sait pas lire.

(40) Paul, qui, entre nous, ne sait pas lire, est un brave type.

(41) Je crois que Paul, entre nous, ne sait pas lire.

On peut remarquer, à propos de (40), que si on déplace entre nous:

(42) Paul, quine sait pas lire, est, entre nous, un brave type.

ce ME porte alors sur l'acte illocutoire accompli par la principale.
Les connecteurs pragmatiques ne permettent pas ce type de contrainte.
Un point obscur concerne la possibilité d'insérer comme incise un ME dans les

relatives du type a.:

a. les enfants qui sont sales et désagréables ont été punis.

b. les enfants, qui sont sales et désagréables, ont été punis.

En prenant un exemple avec un terme singulier (Paul), nous avons voulu éviter
de trancher sur ce point.

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Certains connecteurs pragmatiques peuvent être détachés en position frontale,
mais pas en position finale, ni incise: bref:

(43) Bref, tu en sais aussi long que moi.

(44) en sais aussi long que moi, bref.

(45) ?Tu en sais, bref, aussi long que moi.

D'autres peuvent être détachés frontalement, et détachés finalement, mais ne
s'emploient pas en incise: en revanche:

(46) En revanche, je ne suis pas d'accord avec toi sur ce point.

(47) ?Je ne suis pas d'accord, en revanche, avec toi sur ce point.
•Je ne suis pas d'accord avec toi, en revanche, sur ce point.

(48) Je ne suis pas d'accord avec toi sur ce point, en revanche.

Cela les distingue des ME. (Nous n'avons pas mentionné ceux qui, comme mais,
ne peuvent occuper aucune des trois positions.) Hélas, certains connecteurs pragmatiques,
comme décidément, peuvent occuper les trois positions:

(49) Décidément, vous êtes maladroit!

(50) Vous êtes maladroit, décidément!

(51) Vous êtes, décidément, maladroit!

Il faut donc trouver des propriétés discriminantes des ME par rapport aux connecteurs pragmatiques qui peuvent occuper les trois positions mentionnées. Une de ces propriétés est que les ME que nous étudierons se combinent en général avec les questions, alors que décidément, par exemple, se combine mal ou pas du tout avec une question:

(52) Entre nous, Paul est-il maladroit?

(53) *Décidément, Paul est-il maladroit?

De même, on peut parfois se servir d'un ME pour répondre à une question totale,
ce qui est impossible pour un connecteur pragmatique:

(54) Paul est-il maladroit? a. Franchement! b. nous! c. *Décidément!

On pourrait trouver encore des propriétés discriminantes, mais il nous semble
que celles mentionnées ci-dessus tranchent déjà bien la question de la séparation
des deux types de fonctions.

La structure sémantique des questions avec ME semble d'ailleurs offrir un terrain
favorable à l'hypothèse performative. En effet, les partisans de cette hypothèse
réduisent (55) soit à (56), soit à (57):

(55) Franchement, où étais-tu cette nuit?

(56) Je te demande franchement de me dire nù tu étais cette nuit.

(57) Je te demande de me dire franchement où tu étais cette nuit.

Nous pensons qu'il y a un glissement de franchement, qui est ME dans (55) et

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qui est adverbe de constituant dans (56) et (57). La preuve en est que si l'on
prend un autre ME, pour lequel ce glissement n'est pas possible, la paraphrase ne
passe pas:

(58) Entre nous, as-tu séduit Marie?

(59) ?Je te demande entre nous de me dire si tu as séduit Marie

(60) ?Je te demande de me dire entre nous si tu as séduit Marie.

Nous pensons que dans (55) franchement n'a ni la paraphrase (56), ni la paraphrase (57). Franchement modifie directement l'acte illocutoire correspondant à la question et, suivant la situation, franchement rappelle à l'énonciateur ou au destinataire un principe de coopération linguistique. L'avantage de cette manière de voir est qu'elle peut s'appliquer par exemple sans difficulté à entre nous.

Il reste maintenant à proposer une classification des ME, c'est-à-dire à les sous-catégoriser d'après les principes qui règlent l'interprétation. Nous nous référerons aux maximes de Grice (1975), dans l'intention d'indiquer une direction. Une meilleure théorie de la coopération linguistique permettrait sans doute une classification plus fine. Nous distinguerons trois classes principales de ME, selon que l'énonciateur veut principalement présenter sa contribution comme sérieuse {a), sincère (b), ou évidente (fondée sur l'évidence suffisante) (c):



8. Il faudrait admettre que si "p implique q", alors "croire que p" n'implique pas forcément "croire que p implique croire que q", ou alors rester dans le cadre de la croyance rationnelle qui suppose une logique consistante, i.e. le principe du tiers exclu, i.e. le cadre vériconditionnel strict. Le prix à payer pour l'inconsistance est très élevé. (a) blague dans le coin blague à part sérieusement toute plaisanterie mise à part sans rire sans plaisanter (b) à vrai dire sans mentir vraiment franchement sincèrement en toute sincérité (c) tout bien considéré après mûre réflexion en fin de compte à ce que je sache finalement si j'ose dire si je ne me trompe

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II existe un quatrième groupe qui ne peut si facilement se ramener à des principes
de coopération. Il s'agit de celui qui est constitué des ME spécifiant la relation
enunciative elle-même (d):

(d) entre nous à mon avis selon moi d'après moi selon nous à notre avis à son avis à ton avis

Nous n'avons inclus dans ce tableau que des locutions adverbiales non phrastiques,
mais il est clair que dans (61) "je veux bien être pendu si" est un ME:

(61) Je veux bien être pendu si tu m'as déjà dit de fermer la fenêtre.

(61) implique évidemment (62):

(62) Tu nemas pas déjà dit de fermer la fenêtre!

donc "je veux bien être pendu si" est non factif. On voit mal comment l'on
pourrait rendre compte de (61) dans le cadre de l'hypothèse conjonctive - (61)
n'est sûrement pas équivalent à (63):

(63) Je veux bien être pendu et tu m'as dit de fermer la fenêtre.

On a vu que certains adverbes (par exemple franchement dans (55), (56) et (57)) peuvent être employés soit comme ME soit comme adverbe de constituant. La question est maintenant de savoir s'il existe des tests qui permettraient de décider automatiquement si, dans un emploi donné, un adverbe est un ME. Il faudrait que ces tests distinguent les ME des expressions avec lesquelles on peut les confondre: connecteurs pragmatiques, adverbes de phrase (comme probablement, etc.), adverbes métalinguistiques (comme en bref, en résumé, etc.). Il s'agit là d'une tâche considérable, et on se contentera ici de faire quelques remarques. Tout d'abord, des adverbes comme probablement (et heureusement), à la différence par exemple de à vrai dire, entre nous,... peuvent être paraphrasés comme suit:

probablement p « il est probablement vrai que p

Soit par exemple:


DIVL4964

„a^
(64)

sera paraphrasable

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DIVL4970

„.-.
(65)

Nous dirions que ce type d'adverbe agit au premier étage de notre théorie et pas
du.tout au second. Il s'agit d'une modalisation de l'assertion de l'énoncé et non
d'une modification de l'acte illocutoire.

Enfin, nous avons noté que les adverbes remplissant une fonction métalinguistique diffèrent des ME par le fait qu'ils portent non sur l'acte illocutoire mais sur la présentation de l'énoncé. On pourrait objecter qu'après tout ces adverbes sont là pour rappeler les instructions relatives à la maxime de quantité et donc qu'ils sont un type de ME. Cependant, cette manière de raisonner repose sur l'oubli d'une chose importante: II existe une différence notable entre les principes de sincérité, d'évidence et de sérieux d'un côté et la maxime de quantité de l'autre (ne pas être trop ou trop peu informatif!). En effet, la dernière ne touche pas à renonciation elle-même, mais au volume d'information que celle-ci véhicule. De plus, des expressions comme en deux mots, en deux mots comme en cent, en bref, doivent être décrites par rapport au discours précédent. On peut en effet soutenir que les adverbes métalinguistiques ont le plus souvent une fonction connective qui les distingue des ME. Nous ne connaissons pas de test qui les distingue des ME.

b. Mécanisme

Nous allons maintenant entrer dans le détail du mécanisme de modification des
ME. Il ne s'agira ici que de donner quelques exemples pour démontrer la fécondité
de notre méthode.

Le marqueur illocutoire a, nous l'avons vu, plusieurs éléments. On peut supposer que les ME agissent de manière sélective sur ces éléments. Rappelons que ces éléments sont: type illocutoire, force illocutoire (cf. Searle et Vandervecken, 1980, pour une logique de ces notions), protagonistes de renonciation, discours précédent. Nous ne connaissons pas de ME qui modifie le type illocutoire. (Nous ne présentons pas ici de typologie illocutoire; nous entendons garder à cette notion un sens restrictif, ce qui n'est pas gênant pour notre analyse.)

Par contre, les ME agissent de manière plus ou moins sélective sur les autres éléments. Ils modifient la force soit en l'augmentant, soit en la diminuant. Ils agissent sur les relations entre les protagonistes de renonciation (cf. par exemple les ME du groupe (d)), enfin ils ont quelquefois, mais plus rarement, une fonction relative au discours précédent — par exemple finalement, ou sans rire, qui peut signifier un passage au sérieux après un fragment ironique ou comique (rétroactivement jugé tel par l'interprétation des ME).

Mais il n'est pas très facile de déterminer les mécanismes de sélection dans la
modification. Par contre, on peut donner quelques exemples d'instructions:

Side 51

En disant "Entre nous, <¿>" l'énonciateur présente le destinataire de <¿> comme réduit au
seul allocutaire.

(On notera que notre batterie de notions permet une extrême concision dans le
formulation de l'instruction)

En disant "Sans rire, <p" l'énonciateur exclut les possibilités d'interprétation par le comique
ou l'ironie qui étaient permises jusque-là et qui risqueraient de fonctionner encore
à propos de ¡p.

Evidemment, il faudrait une définition de cette interprétation par le comique ou l'ironie, toute une théorie de la communication non-sérieuse ou non-informative. L'essentiel est que sans rire fonctionne comme un signal qui montre qu'on entend changer de mécanisme d'interprétation. Donc, selon nous, sans rire fait toujours allusion à un discours précédent ou à des présupposés communs aux protagonistes de renonciation.

En disant "En fin de compte, i¿>" l'énonciateur présente ¡p comme un acte de clôture.

On entend ici par acte de clôture non point, bien sûr, un acte du type: "la conférence
est terminée!", mais un acte qui indique que le discours qui précède doit
être considéré (provisoirement) comme un tout.

On peut se demander si les instructions peuvent distinguer les ME des connecteurs
pragmatiques, et si elles peuvent distinguer les ME entre eux.

Pour le premier point, on peut répondre par l'affirmative. Soit par exemple
l'instruction de décidément:

En disant "Décidément, tp" l'énonciateur invite le destinataire à rechercher dans les situations
passées un élément répété à mettre en rapport avec y.

(Cette instruction n'est qu'esquissée. Elle serait sûrement beaucoup plus compliquée.
Elle peut cependant rendre compte d'un exemple simple comme:

(i) Décidément, tu gagnes bien ta vie!

où l'énonciateur a déjà fait remarquer au destinataire qu'il a repéré chez lui des
signes de bien-être. Voir d'ailleurs Bruxelles et al. 1980 pour une discussion plus
détaillée de la fonction de décidément.)

La différence entre les instructions saute aux yeux. Dans le cas des connecteurs pragmatiques, le destinataire est toujours invité à rechercher dans son univers un élément qu'il doit mettre en rapport avec <p. Il ne s'agit pas directement de l'interprétation de ip.

Peut-on, maintenant, distinguer les ME entre eux, à l'intérieur de la même classe, à l'aide des instructions? Comment distinguer par exemple franchement de sincèrement ? si je ne me trompe de à ce que je sache ? sans rire de sérieusement

Devons-nous imaginer qu'il y a une instruction par classe, ou bien une instructionpar
expression, ou bien une instruction par groupe d'expressions? II semble

Side 52

que ce soit cette dernière possibilité qui soit la bonne. En effet, on ne voit pas comment l'on pourrait distinguer les paires d'expressions ci-dessus par leurs instructions.Mais, d'autre part, il existe des différences d'intensité qui doivent être représentées dans les instructions.

Là où les instructions seront les plus significativement différentes, c'est à propos
de "à mon/ton/son/ ... avis", où l'instruction doit spécifier chaque fois une
relation entre protagonistes.

4. Varia

L'extension de cette solution permettrait de résoudre certains problèmes irritants
de sémantique. Nous pouvons donner comme exemple l'analyse du type
d'énoncés bien connu:

(66) Si tu as soif, il yadela bière au frigo.

(67) Si tu veux savoir ce que je pense, TU.R.S.S. est aussi capitaliste que les Etats-Unis.

(68) Au cas où ça t'intéresse, c'est François Mitterand qui est président de la République

type d'énoncés où la fausseté de l'antécédent n'affecte pas la vérité du conséquent. Dans notre optique, c'est une erreur de se concentrer sur le statut sémantique de si (d'ailleurs remplaçable par au cas où, ce qui montre bien que ce n'est pas le si de si... alors qui n'est significatif que dans l'expression complète). C'est l'adverbial tout entier (si tu as soif, ...) qui doit être traité comme un ME. Il n'y aurait donc pas de différence structurelle, selon nous, entre si tu as soif, \p et entre nous, if. Ce que fait le ME dans (66), c'est restreindre la pertinence de l'acte illocutoire à une situation comprenant un certain état du destinataire: l'instruction est de tenir l'acte comme dénué de pertinence dans les cas où cet état n'existe pas.

C'est tentant de traiter l'exemple suivant de manière analogue:

(69) Puisque tu sais tout, dis-moi où je suis allé ce matin.

Puisque tu sais tout justifie renonciation de la phrase suivante.

Mentionnons à ce sujet un autre type d'adverbial qu'on pourrait traiter
comme un ME:

(70) Cette robe est pour le moins affreuse.

Pour le moins porte sur renonciation du constituant affreuse. Cette observation laisse entendre que les ME ne forment pas une troisième catégorie par rapport aux modalisateurs d'énoncé et aux modalisateurs de constituant, mais qu'il faudrait plutôt opérer une quadripartition de la manière suivante:

Side 53

DIVL5061

Voir Nolke, 1982, pour un développement de cette idée.

Il reste certes beaucoup de problèmes concernant les ME (p.ex. la cooccurrence de plusieurs ME, ou des ME et des connecteurs pragmatiques) que nous n'avons pas abordés ici, mais il nous semble que le mécanisme développé permet déjà d'expliquer la nature de la fonction modificatrice des ME, et qu'il permet par là de prévoir une intéressante approche explicative d'une gamme de problèmes

Dans cette étude, nous avons présenté les problèmes de manière intuitive et informelle, et, de plus, nous n'avons fait qu'esquisser la description des ME. Il reste à accomplir deux tâches: donner une théorie formelle de l'interprétation et fournir une description détaillée des ME. Ce qui précède a l'ambition de montrer qu'elles ne sont pas irréalisables, et que même dans le domaine subtil de la modalisation de l'acte illocutoire, û est possible, grâce à l'analyse conceptuelle (développée ici à partir des hypothèses initiales de J.C. Anscombre et 0. Ducrot), de proposer un cadre explicatif et falsifiable.

Frédéric Nef

Paris

Henning Nolke

Copenhague

Résumé

L'article discute du propre traitement des modalisateurs d'énonciation (ME) qui, portant sur
le dire plutôt que sur le dit, posent un problème spécifique pour une description du langage
naturel.

Les auteurs acceptent les hypothèses centrâtes de Ducrot et Anscombre, mais (contrairement à ces linguistes) ils restent dans le cadre de la logique vériconditionnelle. Ils rejettent une solution fondée sur l'hypothèse performative et proposent en revanche une description qui fait porter les ME sur l'acte illocutoire. Celle-ci consiste en des instructions (formelles) pour l'interprétation de l'énoncé.

La solution proposée est appliquée au si dii dénonciation.

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