Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Problèmes méthodologiques d'une lecture intertextuelle: prise de la prose

par

Bente Christensen

Après une brève discussion du concept d'intertextualité, je procéderai à une analyse en trois temps, où je présenterai d'abord les deux types principaux de lecture intertextuelle queje crois pouvoir cerner: lïntertextualité projective (la littérature comme expression) et l'intertextualitépoétique (la littérature comme production).

Le deuxième type de lecture est surtout pratiqué par les écrivains de ce qu'on
appelle "le nouveau roman", notamment par son chef de file aujourd'hui, Jean
Ricardou.

Cette lecture est présentée comme le dépassement du premier type quand il s'agit de comprendre le texte comme production / produit social; et Ricardou conçoit sa pratique littéraire comme étant révolutionnaire et ayant pour but non seulement de comprendre, mais de changer le système social où il vit. (Il a d'ailleurs publié un recueil de nouvelles intitulé Révolutions Minuscules, (1971).

Or, il me semble que ces deux conceptions du texte se trouvent sur un même niveau d'immanence, et qu'il faudrait établir un deuxième niveau analytique, le niveau d'intertextualité relative (la littérature comme interénonciation) pour atteindre l'intelligence du "con-texte" social.

Comme texte d'appui, j'ai choisi La Prèse de Constantinople (1965) de Jean Ricardou. Ce texte est privilégié, dans la mesure où il réfléchit son propre fonctionnement et nous montre les limites d'une intertextualité poétique. La Prise de Constantinople (je dirai seulement La Prise) s'appelle au verso La Prose de Constantinople, et le livre fonctionne sur les deux plans de fiction et de théorie.

Pour ne pas perdre cette ambiguïté, j'ai inscrit de larges parties du livre dans mon propre texte, (comme dit Ricardou: le texte n'a pas de propriétaire, il est à celui qui l'utilise). La tradition académique veut pourtant qu'on signale les citations; j'ai donc fait un compromis: je signalerai les citations les plus importantes, le reste sera pour les initiés. Le livre n'étant en outre pas paginé, il sera malaisé de repérer les citations.

D'abord le concept d'intertextualité: prenons comme point de départ la définition
de Julia Kristeva:

Nous appellerons intertcxtualitc cette interaction textuelle qui se produit à l'intérieur
d'un seul texte. Pour le sujet connaissant, l'intertextualité est une notion qui sera l'indice

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de la façon dont un texte lit l'histoire et s'insère en elle. (Julia Kristeva: "Problèmes de la
structuration du texte", p. 311, Théorie d'ensemble (Seuil 1968))

(L'idée de cette interaction textuelle est basée sur la conception de la société, de
l'histoire comme un "ensemble textuel".)

Le concept d'intertextualité est très important en ce qu'il nous fait sortir de l'intra-texte (l'intérieur du texte) où nous sommes enfermés depuis quelque temps, influencés par le "new criticism" anglo-saxon. L'intertextualité nous permet en plus de lutter contre l'illusion d'originalité si chère aux romantiques de toutes époques, et il souligne l'aspect historique et contextuel de l'écriture, selon Ricardou une "aventure dans le temps comme dans l'espace".

Et puis le mot lui-même comporte justement les deux aspects les plus importants
de l'activité scripturale: "inter" signale communication, "textualité" signale
production; cela en même temps qu'il montre l'indivisibilité des deux.

La Prise comporte trois parties, signalées par les figures A sjx V . Un des lieux
principaux de la fiction est une bibliothèque, qui est aussi le centre matériel du
livre (t%). C'est ici que l'activité intertextuelle s'exerce:

Par cette lecture toujours plus attentive accumulant les prospections, la petite table et peu à peu tous les fauteuils de la bibliothèque (...) se trouvent jonchés d'une superposition de livres ouverts. Tel désordre est si minutieux qu'il devient impossible, sans initiation préalable, de comprendre que, par l'effet de références successives, tous ces ouvrages sont mentalement emboîtés l'un dans l'autre.

Les livres, lus par les personnages du roman, sont d'origine différente. Il y a surtout les textes réels, tels les poèmes de Mallarmé: Un coup de Dés, Salut, Le Tombeau d'Edgar Poe, et la citation littérale d'un autre roman de Ricardou: L 'Observatoire de Cannes (1961). (Ici on pourra mentionner les distinctions faites par Ricardou entre intertextualité restreinte (qui fonctionne à l'intérieur de l'œuvre d'un seul écrivain) et l'intertextualité généralisée (entre tous les livres), mais comme ils fonctionnent de la même façon, je n'en tiendrai pas compte. Je ne ferai pas non plus de distinction entre les prétextes réels et les prétextes fictifs (par exemple le roman de science-fiction), étant donné qu'ils se trouvent sur un même niveau de fiction dans La Prise.)

Et comment ne pas voir que Ricardou a apporté un raffinement inédit à l'histoire
de la Princesse Inter-dite, dont la bouche est un O de surprise, à l'histoire
de la Princesse Belle (au bois dormant).

Elle dormait ... Elle rêvait peut-être.

Il y a toute une série de variations sur la tentative faite pour libérer la princesse
prisonnière du piège hypnotique:

l'expéditioH qui fraye son chemin dans le sous-bois et qui est constamment
arrêtée par la Borne,

le "je" qui essaie d'accéder à la tour où la belle Isa reste prostrée (sans mentionnertous
les jeux sur Isa, il est important pour la compréhension de mon

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texte de savoir que le corps d'lsa, jeune fille qui pose pour un tableau, symbolise
aussi le corps textuel),

le jeu dans la bibliothèque: suivant les lettres ISABELLE, les personnages
entrent successivement dans la bibliothèque, essayant par diverses manipulations
d'accomplir des révolutions minuscules,

le jeu des enfants: le Prince Charmé parcourt à l'inverse les lettres BELLE, affrontant cinq épreuves: La Princesse Apocryphe, Le Basile, La Fillette fallacieuse, Le Double, Le Livre Singulier. (Ces épreuves symbolisent différentes étapes dans la lecture des textes de fiction, comme nous allons le voir.)

Pour ma part, j'emprunterai un chemin qui comporte les deux instances mentionnées, lïntertextualité projective et l'intertextualité poétique (qui correspondent assez bien aux deux "écoles" de chercheurs proposées dans le texte de Ricardou).

A. L'intertextualité projective

Quand on pratique une lecture de projection (l'expression est empruntée à Tzvetan Todorov), on traverse le texte pour en trouver le sens, on ne s'occupe pas de la matérialité textuelle; celle-ci est seulement l'expression d'un contenu donné d'avance.

La première des deux écoles mentionnées ci-dessus semble s'intéresser surtout
à ce côté idéatif du texte :

L'une (des écoles) préconise l'investigation empirique et systématique, sous des prétextes
parfois spécieux, on évoque et prospecte toutes bibliothèques publiques et privées.

On utilise la technique des prélèvements de poussière pour trouver des réminiscences
d'anciens contenus. C'est ainsi qu'on peut parler des variantes d'un
mythe classique.

Je vous donne comme exemple d'une telle conception un texte que j'ai trouvé
dans les Contes de Perrault (référence qui n'est évidemment pas arbitraire). Il
s'agit de la Notice de "La Belle au Bois dormant":

La présence des fées, héritières des Parques, près du berceau d'un nouveau né, le rite du
repas qui leur est dû, le dépit d'une fée et sa vengeance, la longue léthargie que souvent
provoque une piqûre magique, le réveil de la dormeuse à la venue d'un héros ou d'un

prince, autant de thèmes familiers àia tradition populaire, (op. cit., Garnier, 1957, p. 94) Puis on passe allègrement des romans du Moyen Age (Ogier le Danois, Gallien etc.) au "Grec Epimenède demeuré en léthargie cinquante-sept ans", des contes indiens à la saga norvégienne, du conte de Basile (!) "Sole, Luna et Talia" aux frères Grimm "Dornroschen" — on inclut même la musique: "Pavane de la Belle au Bois dormant" de Ravel.

Vous voyez qu'il s'agit de thèmes "essentiels" qui sont directement comparables,
même s'ils sont exprimés de différentes façons. La littérature devient l'expression
de la Condition Humaine, qui est elle-même Universelle.

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Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de s'attarder sur cette lecture, que les écrivains du nouveau roman sont d'accord pour dénoncer. Ce qui est plus grave, c'est que cette attitude s'insinue insidieusement dans les lectures qui croient y échapper. Comme exemple je peux mentionner une lecture intertextuelle que j'ai faite de La Prise il y a quelque temps. Je me suis attaquée au côté "littéraire", en repérant les prétextes réels, notamment Mallarmé (vous vous souvenez des textes que j'ai déjà mentionnés). Après, je ne savais pas quoi faire de mon matériau, je l'ai donc réparti entre des thèmes comme: "l'écrivain comme soldat", "l'écriture comme activité ludique", "l'écriture comme activité erotique" etc. Ma lecture venait malgré moi s'installer paisiblement dans les grands thèmes préétablis: tout s'est retrouvé dans cette conjonction illusoire, ce système homogène.

Je me demande aussi si une comparaison de structures n'est pas un raffinement de la même lecture. Dans La Prise on pourrait faire entrer presque tout le texte dans la structure de l'étoile (je ne parle pas ici de structures "pures", mais d'un enchevêtrement de structure et de signification: l'étoile de Minuit (aspect scriptural), Vénus (aspect erotique), l'étoile juive (les croisades) etc.

Une telle lecture sur un corpus littéraire est une reconnaissance constante, car tous les livres se ressemblent sur quelques points. Il faut pourtant se demander si une telle réactivation de textes ne fonctionne pas plutôt comme une momification. Pour illustrer ma lecture de La Prise, j'ai utilisé le signe de l'infini: °° et, en effet, compris de cette manière, la littérature est un perpetuum mobile de citations. Or, je crois qu'il faut regarder une telle lecture d'un oeil critique pour ne pas s'enclore "à chaque fois dans des nouvelles parenthèses". Le Prince Charmé se laisse influencer par des "sollicitations lointaines, insidieuses, marginales", justement parce qu'il s'acharne à "compulser plusieurs volumes à la fois". Cette compulsión, qui est une obsession névrotique à faire certaines choses malgré soi, rend le Prince impuissant, car il ne pourra rien faire sans avoir tout lu. (Un danger pour tout chercheur, d'ailleurs!)

Or il faudrait sortir, et, sans tourner une page nouvelle atteindre le couloir puis l'escalier
qui conduisent à la chambre d'lsa. Pour cela il faut refermer le livre et, enfin, le ranger.

B. L'intertextualité poétique

Nous avons atteint le premier objectif principal: "montrer l'illusion de cet espace", montrer qu'il ne s'agit pas d'"illustrer un thème unique, déterminé au préalable". Nous sommes arrivés à la deuxième manière de lecture intertextuelle, la lecture poétique, qui est, comme je l'ai dit, la manière de Ricardou. Dans cette conception de l'intertextualité on cherche ce qui est commun à tous les textes, la spécificité de la production littéraire (je parle ici de textes de fiction).

L'autre école de chercheurs dont il est question dans La Prise essaye "de reconstruire
un possible cheminement de l'ouvrage". Ecoutons ce qu'en dit Ricardou:

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Je me demande s'il n'y a pas lieu de supposer une activité inconsciente ludique se plaisant aux combinaisons incessantes et dont le refoulement serait notamment opéré par les parents pas exemple au moment de l'époque enfantine des jeux sur les mots. En son exercise, elle disposerait un jeu, justement relatif dans les surdéterminations que nous ont montrées Marx d'une part et Freud de l'autre, et serait loin d'être négligeable en matière de littérature. ("Narcisse" n° l,Oslo 1974, p. 149-150)

La matérialité du texte devient primordiale, chaque mot compte dans l'interprétation.

Je vais vous donner les bribes d'une lecture que j'ai faite au niveau des mots:
il s'agit du nom de l'un des membres de l'expédition, Irène Blanc.

Irène est, entre autres choses, le nom d'une impératrice de Byzance qui aveuglait son fils et prit le titre de "basileus". Blanc peut symboliser le blanc du papier à écrire, blanc nous fait penser au mont Blanc, qui est difficile à monter (comme le mont de Vénus) mais cela vaut la peine, selon le grand Larousse, (je parle du mont Blanc) à cause de "la variété, la complexité et la beauté de ses ascensions". — La première tentative faite pour arriver au sommet du mont Blanc fut d'ailleurs dirigée par H. B. de Saussure...

Que je choisisse comme dictionnaire le Larousse n'est pas une coïncidence, la belle Isa est dite être rousse - la rousse; de plus, si nous lisons Villehardouin, nom qui a directement inspiré Ricardou. La Conquête de Constantinople, nous voyons que les Français ont essuyé une défaite près de La Rousse (une ville). Mais je dois m'arrêter, car je suis attaquée à mon tour; comment cette idée n'affleure-t-elle pas quand je cherche dans le Larousse la constellation de la Lyre, et queje trouve Nicolas de Lyre (délire), exégète français, auteur de Postillae Perpetuae...

Mais il y a pire. Jusqu'à maintenant je me suis contentée d'une lecture sur les
mots entiers; la lecture anagrammatique s'attaque aux lettres, composantes sonores
et graphiques. C'est la théorie du docteur Baseille (de La Prise):

II vouait une inaltérable passion à tout ce qui s'édifie sur les mots, assemblant et combinant calembours et paronomases, homonymes et anagrammes, rimes et palindromes. Il s'avançait jusqu'à prétendre qu'on ne saurait saisir l'enchaînement des pensées et les constellations qu'elles forment, tant qu'on refuserait d'admettre qu'en mainte circonstance les mots, non moins que les choses, s'assemblent selon de secrètes affinités.

Voyons ce qui arrive au Docteur Baseille dans le texte, ou plutôt ce qui arrive à
Isabelle dans la cité Silab Lee, ou dans le Bel Asile où les Abeilles (syllabes)
bourdonnent autour des pensées.

Dans le texte de La Prise "je" perfectionne les éléments "jusqu'à réussir des intersections de lignes appartenant à des réseaux infiniment superposables" et c'est justement ici qu'on arrive à quelque chose de troublant, est-ce que cette superposition ne crée pas une sorte de simultanéité figée? En essayant d'échapper à la causalité linéaire, on tend à établir la littérature comme une "sorte d'immense production intemporelle et anonyme" (la citation est de G. Genette: figures H, "La littérature et l'espace", p. 47). Est-ce que nous sommes aussi loin de la lecture projective que nous le croyons?

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Je dirai qu'au lieu d'un texte essentiel on propose une essence textuelle, ce
qui n'est guère mieux, vu le but de cette lecture.

Nous sommes atteints par l'illusion du Livre Singulier, "ce fictif volume qui
efface les livres":

Comment l'idée n'affleure-t-elle donc pas que ces dialogues établissent des parenthèses
susceptibles de freiner enfin notre marche et de lui donner pour but son perfectionnement

Je crois qu'il est important maintenant de "s'évader de la périlleuse contemplation"
qui "s'efforce ainsi par des effets répétitifs et peut-être par des couloirs
analogiques, de piéger dans une parenthèse la totalité de l'esprit".

Essayons la sortie où l'intertextualité relative est inscrite.

C. Lintertextualité relative

Revenons d'abord à la lecture esquissée dans la partie précédente.

Examiner les éléments constitutifs du texte et leur fonctionnement n'est pas chose facile, car il faut vaincre le deuxième grand obstacle que rencontre l'expédition dans La Prise: la Borne. - Comment échapper à cette pierre plurielle qui tend à accréditer les hypothèses les plus aberrantes (comme nous venons de le voir)? La polysémie d'un texte de fiction fait que toute interprétation du texte devient précaire. Le corps d'lsa, "corps sous-entendu", bouge tout le temps dans tous les sens, et on doit sans cesse "reconstruire la pose (la prose) correcte".

Nous avons pourtant un outil qui pourra nous aider, le concept de surdétermination, que Ricardou utilise pour éviter une interprétation totalement arbitraire. Selon Ricardou le principe de surdétermination "exige que tout élément du texte y figure au moins pour deux raisons", et il continue: "Faire jouer une surdétermination maximale, c'est établir le texte selon le maximum de relations transversales, c'est se risquer aux antipodes du linéaire" (Nouveau roman, hier, aujourd'hui, t. fi, (10/18, 1972, p. 379-380). Nous avons déjà vu ce qu'il en est de cette conception du texte; essayons plutôt de voir si le concept de surdétermination tel qu'il est défini par Ricardou est vraiment suffisant pour justifier une interprétation.

Prenons comme exemple cette ligne de La Prise: "Ca me bloc ici bas chu d'un dé.astre obscur" (les personnages jouent à trouver les lettres qui manquent; ils proposent d'abord un r: "carme" qui est un moine, hypothèse vraisemblable dans un contexte de croisades) etc. — En "réalité" il s'agit d'une ligne du poème de Mallarmé, "Le tombeau d'Edgar Poe": "Calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur". Une lecture qui trouve et le poème de Mallarmé et les autres possibilités est peut-être "meilleure", mais dans ce cas-là, que démontre-t-on et où s'arrêter? Les possibilités de surdétermination deviennent légion si l'on pratique une lecture interlinguale, comme on l'a fait (Jean-Pierre Vidal) pour Les Gommes de Robbe-Grillet: Wallas (wal) qui attend une baleine.

Je crois que nous sommes ici arrivés à un problème pour lequel nous n'avons

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pas encore de théorisation satisfaisante. Essayons pourtant de voir si nous pourronstrouver quelques justifications supplémentaires de l'interprétation, telle que par exemple l'intention de l'écrivain. Les auteurs du nouveau roman sont "pédagogiques"en ce qu'ils montrent dans le texte ce qui s'y passe, et La Prise nous donne constamment des indices de cette espèce. Le jeu dans la bibliothèque est dit être inspiré par un rêve; on sait donc en lisant qu'il ne faut pas s'attendre à une logique aristotélicienne.

Mais qu'en est-il de l'intention de l'écrivain si elle n'est pas explicitement présente
dans le texte, et si nous n'avons pas la possibilité de la connaître d'une
autre manière?

Pour la lecture anagrammatique nous avons peut-être intérêt à regarder leur récurrence (si les anagrammes sont fréquentes, ce peut être un indice), leur complexité ( le plus grand nombre possible de lettres d'un mot doit être utilisé pour former l'autre: lièvre/livre/lèvre est plus complexe que lièvre/pigeon). Ici les concepts variante et similante peuvent nous être utiles:

Variante: séquence où joue la "macro-similitude", où l'identité est plus grande que la différence.

Similante: séquence où joue la "micro-similitude", où la différence est plus grande que
l'identité.

(Ricardou: Le Nouveau Roman (Seuil 1973, p. 75-109)

Ce sont donc les variantes qui sont le plus marquées anagrammatiquement.

Finalement nous pourrons considérer la contiguïté des anagrammes (pensons
aux mannequins de Saussure qui ne dépassaient pas la ligne). Siles anagrammes
sont proches dans le texte, il est plus facile d'établir des connexions.

Tout cela dépend cependant largement du lecteur, de son habileté à voir le texte comme un palimpseste. Et même si on voit le texte — comme le théoricien belge Jean-Claude Raillon - comme "un champ de travail où il se passe un jeu de surdéterminations non hiérarchisées", travail "cruciverbiste" avec une "restriction progressive de la liberté créatrice", il y a toujours un choix initial de surdéterminations.

Je crois que ce que nous avons vu maintenant montre qu'il n'est pas possible (ou souhaitable) de fixer des limites absolues à l'interprétation d'un texte de fiction. Ce qui est important, c'est de faire un effort pour expliciter ce qu'on fait quand on interprète, car nous sommes souvent dans la même situation que le Prince Charmé, qui lutte contre sa propre image:

Celui qui s'approcherait ici pour mieux voir et qui s'intéresserait particulièrement à cette zone confuse que modifient à chacun de ses déplacements, des protubérances et des encoches minuscules, comprendrait peut-être, à la fm, qu'il est en train d'observer à son insu sa propre image déformée - apparue de surcroît.

Est-ce dans ce sens que nous devons comprendre la phrase finale de La Prise: "Je
suis le livre"?

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On peut croire que la lecture ne se passe pas à un niveau abstrait de rencontres entre textes, (comme on a une tendance à penser après avoir lu Kristeva). Il s'agit toujours d'une lecture concrète faite par un individu, un lecteur/scripteur (je préfère ne pas utiliser le terme "sujet" pour éviter une discussion sur le sujet psychologique, discussion qui ne serait certes pas superflue dans ma problématique, mais qui n'entre pas dans le cadre de mon exposé). Le texte n'est pas lisible/intelligible en soi, il faut voir l'activité scripturale dans son contexte, et dans notre théorisation nous devons reculer d'un pas pour essayer de penser la manière d'être d'un texte de fiction dans la pratique sociale. Au lieu d'intertextualité il conviendrait peut-être mieux de parler d'interénonciation. Si l'on considère l'activité littéraire de cette façon, il me semble que ces fameuses surdéterminations ne peuvent pas jouer le rôle de justificateurs absolus, mais qu'il faut renverser le problème et dire que c'est le potentiel du lecteur qui décide en grande partie les surdéterminations. Car ce qui est typique pour l'homme, c'est qu'il choisit et interprète son entourage. IL en est de même pour la lecture; elle fait passer les significations d'une constellation à une autre. Citons La Prise: "Le moindre déplacement de l'oeil impose pourtant une version différente." Le jeu/je relatif dont parle Ricardou est peut-être justement cela?

La relativité joue sur différents niveaux (classes sociales, cultures etc.). Comme un exemple de la relativité culturelle, je peux mentionner mon propre travail sur la littérature française. Combien de fois n'ai-je pas souhaité devenir française pour capter toutes les allusions dans le texte! Jusqu'au moment où j'ai compris que c'est justement quand on est "dehors" qu'on peut comprendre qu'il existe une relativité. Chaque lecteur vit dans un système social donné, avec des environs aussi bien matériels que symboliques et qui ne varient pas seulement d'un système social à un autre, mais aussi à l'intérieur d'un même système.

Les symboles, lieu de rencontre entre la production et l'interaction, ne sont pas quelque chose d'inné, ils sont des significations apprises. Cet apprentissage est à peu près le même pour un groupe donné (société, couche, etc.), et la compréhension de différentes énonciations tel le texte de fiction, dépend largement de quelques présuppositions.

Mais comme les environs de l'homme ne sont pas les mêmes, ces présuppositions sont elles aussi variables. Ce n'est pas mon propos ici d'en tirer les conséquences sociales, je dirai seulement qu'il s'agit d'un pouvoir (souvent caché) qui serait le contrôle des prémisses de l'interaction symbolique, de l'interénonciation.

Quelle est donc, pour revenir à mon point de départ, la fonction d'une lecture telle que je l'ai présentée sous les qualificatifs de "projective" et "poétique"? De la première, on peut dire qu'elle reproduit, d'une manière euphorique, des clichésculturels — elle continue avec des "commentaires chuchotes" le "murmure discret de la bourgeoisie" (l'expression est de Per Aage Brandt d'après Bunuel). Quant à la lecture poétique, elle a selon moi besoin d'une connaissance encore

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plus approfondie du trésor culturel, étant donné qu'on se meut sur un plan implicite.On croit peut-être contester les grands textes du passé en les distordant, mais en même temps on les rend plus "riches", plus intéressants, et on perpétue le contenu imprégné de l'idéologie dominante, ce que Ricardou souhaite à tout prix éviter. Car la littérature est selon Ricardou un problème aussi bien temporel (relatif au temps) que temporal (relatif aux temps). De plus, la lecture poétique implique une sélectivité très forte, car, pour prendre une image de La Prise, il faut se rendre digne d'assister au strip-tease dans la Bibliothèque (le dénudement des procédés scriptureaux): "Comme tels exercices impliquent un apprentissage rigoureux".

La plupart des lecteurs n'y accèdent jamais:

Mais les indésirables, penchés sur les bords fragiles ne perçoivent aucun vestige d'lsa -
sauf, peut-être, les nombreuses abeilles qui inscrivent dans l'air mainte courbe tantôt
lumineuse, tantôt assombrie.

Il est loin de mes pensées de vouloir nier l'histoire; symboliquement nous sommes
dans la Bibliothèque; il est impossible d'y échapper. Il faudrait pourtant voir
à quel prix nous arrivons à maîtriser des codes de plus en plus impénétrables.

Est-ce que les Révolutions Minuscules doivent consister à tourner en rond
dans la Bibliothèque, ce système clos, "cette oubliette dont les contours et l'exiguïté
commencent, néanmoins, confusément, à m'apparaître"?

Je crois qu'il ne faut pas attendre, telle la Belle au Bois dormant, qu'un prince vienne nous libérer, mais que nous devons écouter "le fragment de dialogue qui tend à s'accréditer dans la pénombre de la bibliothèque" pour faire en sorte que la prose ait prise, sinon sur Constantinople, au moins sur le système que nous voulons changer.

Bente Christensen

Oslo 1978

Résumé

Après une brève discussion du concept d'intertextualité, je procède à une analyse en trois temps, où je présente d'abord les deux types principaux de lecture intertextuelle queje crois pouvoir cerner: l'intertextualité projective (la littérature comme expression) et Vintenextualité poétique (la littérature comme production).

Le deuxième type de lecture est présenté comme le dépassement du premier quand il
s'agit de comprendre le texte comme production/produit social.

Or, il me semble que ces deux conceptions du texte se trouvent sur un même niveau d'immanence et qu'il faudrait établir un deuxième niveau analytique, le niveau d'intertextualité relative (la littérature cnmme intersubiectivité) pour atteindre l'intelligence du "contexte"

Comme texte d'appui, j"ai choisi La Prése de Constantinople de Jean Ricardou (Paris
1965), texte privilégié, dans la mesure où il réfléchit son propre fonctionnement et nous
montre les limites d'une intertextualité poétique.