Revue Romane, Bind 17 (1982) 2

Les aventures extraordinaires d'Antoine Roquentin

par

Karin Gundersen

Karin Gundersen

Parlons de la Nausée, non seulement comme journal philosophique, mais aussi et surtout comme roman, soumis à l'ordre du roman, au modèle épique dans les deux sens du terme: forme et idéal. Et cela d'un double point de vue: de l'extérieur, du côté de la réalité, où le roman apparaît comme une totalité structurée se distinguant ainsi de cette même réalité (c'est-à-dire de la vie); et de l'intérieur, du côté de la fiction, où notre héros, Antoine Roquentin, se plaint de l'incohérence foncière de sa vie, qui selon lui n'est justement pas une vie de héros romanesque. Car dès que la vie prend une allure épique, elle ne fait que reproduire un modèle littéraire. Ce penchant épique, si l'on peut dire, a été pour Roquentin une illusion de longue durée, illusion qu'il vient de dévoiler et dont - c'est du moins ce qu'il pense — il s'est enfin libéré. Du point de vue de la réalité, c'est-àdire du nôtre, Roquentin est un personnage fictif, un héros de roman; tandis que du point de vue de la fiction, c'est-à-dire du sien, il est une personne réelle. Contradiction inhérente à toute oeuvre de fiction, mais qui constitue le noeud même de l'aventure de Roquentin.

On sait que le titre primitif du premier roman de Sartre était Melancholia, d'après la célèbre gravure d'Albrecht Durer. Si le roman avait pu garder ce titre, le lecteur aurait peut-être tenu mieux compte de l'aspect fictionnel, le roman se désignant lui-même en tant qu'art en empruntant le nom d'une oeuvre d'art ancienne. La forme allégorique de Durer aurait également accentué le côté allégorique du roman de Sartre, nous faisant alors découvrir le caractère classicométaphysique du personnage de Roquentin: un héros tenté par la recherche de l'absolu, par un désir épistémologique qui l'entraînera vers sa perte.

Cependant le titre de Melancholia fut déconseillé par Gaston Gallimard, qui proposa celui de la Nausée, soulignant le thème existentiel du roman et justifiant l'interprétation qui devait dominer par la suite: une méditation philosophique à partir d'une expérience personnelle et légèrement travestie en journal intime. Ainsi on a traité les pensées de Roquentin comme si elles étaient celles de Sartre, et les expériences de Roquentin comme des arguments philosophiques.

Cette histoire du titre de la Nausée est généralement connue. Par contre, il est
peu connu ou tout au moins peu retenu que l'histoire comporte une phase de
plus, située entre les deux déjà nommées. Puisque Gallimard n'avait pas apprécié

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le titre primitif, Sartre proposa le suivant: Les aventures extraordinaires d'AntoineRoquentin. Sur la couverture du livre, ce titre serait accompagné d'une espèce de devise: II n'y a pas d'aventures, inscrite sur la bande publicitaire. Cette présentation, qui fut également rejetée,l aurait fait ressortir un aspect essentiel du roman de Roquentin, un aspect qui a été pratiquement invisible aux critiques et aux commentateurs, à savoir la question du rapport - de contradiction et de concordance - entre vie et littérature, entre réalité et fiction. Cette ambiguïté fondamentale, parfaitement illustrée par la Nausée et héroïquement vécue par Roquentin, aurait en plus été présentée d'une façon concrète: le lecteur prend le livre, sera frappé par la contradiction des deux énoncés, enlève la bande publicitaire(qui appartient doublement à la réalité: parce qu'il faut la retirer pour entrer dans le livre, et parce qu'elle porte une inscription concernant un aspect de la réalité: il n'y a pas d'aventures); ayant de cette manière "déposé" le réel, le lecteur pourra s'abandonner à la fiction. En s'intitulant les aventures extraordinairesd'Antoine Roquentin, cette fiction prendrait d'emblée sa place dans une longue et glorieuse tradition: celle du roman héroïque, du roman d'aventures et d'action - bref, la tradition fondamentalement épique. Dans ses manifestations multiples (sublimes ou triviales, belles-lettres ou bandes dessinées), ce genre a toujours fasciné Sartre; selon son propre aveu:

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(...) aujourd'hui encore, je lis plus volontiers les "Serie Noire" que Wittgenstein.

A l'attente du lecteur répondrait d'abord "l'Avertissement des Editeurs" où,
dans un style dix-huitiémiste impeccable, on confirme l'authenticité du récit:

Ces cahiers ont été trouvés parmi les papiers d'Antoine Roquentin. Nous les publions sans y rien changer. (...) A cette époque, Antoine Roquentin, après avoir voyagé en Europe Centrale, en Afrique du Nord et en Extrême-Orient, s'était fixé depuis trois ans à Bouville, pour y achever ses recherches historiques sur le marquis de Rollebon.

Cet avant-propos ostensiblement sérieux, qui établit le double jeu conventionnel entre auteur et lecteur: le jeu de la confiance imaginaire, — cet avant-propos corrobore en même temps l'aspect exclusif de la personne d'Antoine Roquentin. Car la publication même de ses souvenirs en garantit d'avance leur qualité exemplaire. Contre cette image stéréotypée du héros se dresse pourtant l'épigraphe, produisant le même rapport contradictoire que celui signalé plus haut:

C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu.

Ainsi, même avec son titre définitif, ce livre annonce d'emblée un équilibre entre
la vie et la littérature, entre le banal et l'héroïco-épique, par la double entrée de
l'avant-propos et de l'épigraphe.



1: Voir Michel Ryhalka, " à trente ans ce bon coup: la Nausée", in Magazine littéraire n° 103-104, sept. 1975, p. 16.

2: Les Mots, Paris 1964, p. 61.

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Pour la première édition, Sartre avait rédigé une prière d'insérer3 qui présente un
condensé de la "vie" de Roquentin. J'en cite quelques lignes:

(...) Sa vie même n'a plus de sens: il croyait avoir eu de belles aventures; mais il n'y a pas
d'aventures, il n'y a que des "histoires". Il saccroche à M. de Rollebon: le mort doit
justifier le vivant.

Alors commence sa véritable aventure, une métamorphose insinuante et doucement
horrible de toutes ses sensations; c'est la Nausée, (...)

Si nous considérons la Nausée comme le récit de l'aventure de la Nausée, nous verrons que ce roman s'accorde parfaitement avec le modèle épique traditionnel. Ce modèle comporte, selon Aristote, une structuration dynamique en commencement, milieu et fin, comme dans les tragédies. Par ailleurs, Aristote souligne la différence entre le genre épique et le récit historique;4 Roquentin fait de même dans ses reflexions concernant l'oeuvre historique sur laquelle il travaille.s Or Roquentin tient un journal, et cette écriture devrait en principe être marquée par la même contingence que le récit historique. Le journal intime se veut reflet de la vie, où événements et impressions sont entassés l'un sur l'autre sans système, pour former une suite chronologique et monotone, sans commencement, milieu ou fin, sans finalité. Mais dès qu'on se met à raconter sa vie, celle-ci prendra inévitablement l'allure d'une fiction. Voilà justement une des grandes découvertes de Roquentin:

Voilà ce que j'ai pensé: pour que l'événement le plus banal devienne une aventure, il faut
et il suffit qu'on se mette à le raconter. C'est ce qui dupe les gens: un homme, c'est toujours
un conteur d'histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d'autrui, il voit

tout ce qui lui arrive à travers elles; et il cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait. Ainsi la vie prend un caractère — non pas fictif, mais — fictionnel. Il en est de même, bien sûr, pour la "vie" de Roquentin. Le récit de tous ces incidents minimeset apparemment accidentels les transforme inévitablement en une aventure de la Nausée, où tout est signe visant la révélation ultime, le dévoilement de la Contingence totale.7 L'aventure commence sur la plage (et cela n'est guère par accident dans un récit de nausée-nausea-mal de mer), par la découverte du galet suspect qui devient un signe de la duplicité de toute chose: lisse et dura la surface(valeur positive dans le système métaphorique articulé dans ce roman), tandisque le dessous en est humide et boueux, valeur négative et indice néfaste de



3: Voir M. Contât &M. Rybalka, les Ecrits de Sartre, Paris 1970, p. 61.

4: Aristote, Poétique, éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1952, p. 66.

5: La Nausée, Paris, Gallimard, éd. Folio, 1973, pp. 27-28 et 88.

6: Ibid., pp. 61-62.

7: Que ceci soit dit en passant: dans la Nausée, l'Existence est proprement démasquée (Mardi Gras occupe une position centrale dans le récit); le masque tombé laisse voir la Contingence molle et visqueuse. Ce processus est en réalité une émasculation: les choses perdent leur qualité vigoureuse et dure pour "s'efféminiser" au sens mythique du mot.

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la Viscosité et la mollesse de l'existence, telle qu'elle doit couler de la racine du marronnier et remplir le jardin public dans la grande scène de reconnaissance vers la fin du récit. A partir de ce commencement, l'aventure de Roquentin se dérouleraavec une nécessité épique, agrémentée de quelques épisodes. (Rappelons qu'Aristote recommande ce procédé pour "procurer à l'auditeur le plaisir du changement"B). L'histoire d'Anny est un épisode de ce genre, constituant un développementparallèle à celui de Roquentin et contribuant ainsi à rendre vraisemblablel'histoire du héros. Anny représente la partie féminine d'Antoine; son illusionà lui avait été la croyance à l'aventure, aux expériences fantastiques, donc une activité expansive, dynamique, mâle, — tandis qu'Anny s'était blottie sur l'illusion des "moments parfaits", activité de boudoir, immobile, esthétisante et femelle. (Je parle, évidemment, de stéréotypes). L'épisode d'Anny est doublementembellissant: il amplifie les perspectives de l'ensemble tout en donnant au héros une profondeur romanesque conventionnelle: l'amour.

Roquentin est un ancien aventurier; l'avant-propos aussi bien que son propre journal intime contiennent des allusions à une vie traditionnelle de héros. Après ses voyages en pays lointains, il s'est fixé à Bouville, endroit qui déjà par son nom promet peu d'aventures. Bouville n'est précisément pas Florence, Bagdad ou Meknès. Dans cette ville éminemment petite-bourgeoise, il mène une vie qui tend de plus en plus vers une "existence de champignon".9 Selon I'"avertissement" des éditeurs, il est à Bouville depuis trois ans, donc le récit ne commence pas par son arrivée à Bouville, mais au contrairedn medias res. Et le lecteur n'est pas dupe de l'insignifiance apparente de la vie du héros à Bouville — une ville non-poétique du meilleur cru flaubertien -, car c'est justement quand on s'y attend le moins que les grandes choses arrivent.

Nous sommes là au seuil de la "théorie du roman" contenue dans la Nausée. Il s'agit d'une suite d'idées plus ou moins développées que Roquentin déduit de ses anciennes illusions pour en contester l'application aux faits réels. La "théorie du roman" s'étend sur cinq pages tout de suite après la visite de l'Autodidacte.lo J'en cite le début:

Je n'ai pas eu d'aventures. (...) Ma vie présente n'a rien de très brillant: mais de temps en temps, par exemple quand on jouait de la musique dans les cafés, je revenais en arrière et je me disais: autrefois, à Londres, à Meknès, à Tokio j'ai eu des aventures. C'est ça qu'on m'enlève, à présent. Je viens d'apprendre, brusquement, sans raison apparente, que je me suis menti pendant dix ans. Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout



8: Poétique, éd. cit., p. 68.

9: Cf. la Nausée, p. 240.

10: Ibid.,pp. 59-64.

11: Ibid., p. 59. C'est moi qui souligne. Il s'agit d'un trait typiquement littéraire, donc coditie: quelque chose arrive tout à coup, inattendu et apparemment sans raison. Malgré ce qu'en dit Roquentin, sa formule même indique l'aspect romanesque de sa découverte

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ce qu'on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière.
C'est à cette manière d'arriver que je tenais si fort.

C'est donc la manière d'arriver qui importe. Et cette "manière" est liée à la finalité
de l'oeuvre d'art. Ainsi, Roquentin compare la forme du récit romanesque à
une expérience musicale:

Quelque chose commence pour finir: l'aventure ne se laisse pas mettre de rallonge; elle
n'a de sens que par sa mort. (...) Je me retourne; derrière moi, cette belle forme mélodique
s'enfonce tout entière dans le passé.

A l'art, à la littérature, à l'aventure appartiennent un mécanisme de sélection et une finalité qui imprègnent tout moment d'une nécessité temporelle irréversible. La vie s'affale en une suite interminable et contingente de jours chronologiques: lundi, mardi, mercredi, etc., "sans rime ni raison", selon Roquentin.l3 L'art, le récit transforme cette accumulation insipide en une nécessité profonde, par exemple ainsi: "C'est un mercredi que tout a commencé." Et alors, lourdement chargé de sens, jeudi s'ajoute à mercredi et il ne pourrait en être autrement. Quand on se met à raconter, on inverse en fait l'ordre du réel:

(...) On a l'air de commencer par le commencement: "C'était par un beau soir de l'automne de 1922. J'étais clerc de notaire à Marommes." Et en réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d'un commencement. "Je me promenais, j'étais sorti du village sans m'en apercevoir, je pensais à mes ennuis d'argent." Cette phrase, prise simplement pour ce qu'elle est, veut dire que le type était absorbé, morose, à cent lieues d'une aventure, précisément dans ce genre d'humeur où on laisse passer les événements sans les voir. Mais la fin est là, qui transforme tout. Pour nous, le type est déjà le héros de l'histoire. Sa morosité, ses ennuis d'argent sont bien plus précieux que les nôtres, ils sont tout dorés par la lumière des passions futures.

Cette description de la structure classique du récit, formulée dans le cadre d'un récit et attribuée au héros lui-même, qui par là désire signaler la différence fondamentale entre lui et un héros de roman, — voilà l'éclatante mauvaise foi de Roquentin, réplique de la mauvaise foi inhérente à tout réalisme, pourtant affichée par Roquentin, — cette description aurait eu un caractère détaché et purement didactique en tant qu'élément métalittéraire, si elle n'était suivie, immédiatement, d'un récit-modèle, d'un récit (dans le récit) qui se modèle justement sur la structure décrite et la réintègre dans l'histoire de Roquentin. Ce récit, que j'aimerais appeler "l'Aventure du Dimanche", constitue une micro-aventure dans la grande aventure, une étape exemplaire dans le conflit dramatique où Roquentin est écartelé entre Nécessité et Contingence, c'est-à-dire entre les figures allégoriques de l'art et de la réalité.



12: Ibid.,p. 60.

13: Ibid.,p. 62.

14: Ibid., p. 63. Notons que le "type" décrit par Roquentin lui ressemble comme un frère, et que pour nous, lecteurs de la Nausée, Roquentin "est déjà le héros de l'histoire".

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C'est dimanche, et notre héros s'en va dans le monde — en quête de nouvelles
aventures -, emportant une fiction célèbre (inutile d'insister sur la fonction emblématique
d'un tel livre):

Dimanche.

J'avais oublié, ce matin, que c'était dimanche. Je suis sorti et je suis allé par les rues comme d'habitude. J'avais emporté Eugénie Grandet. Et puis, tout à coup, comme je poussais la grille du jardin public, j'ai eu l'impression que quelque chose me faisait signe. Le jardin était désert et nu.

A la page précédente, on retrouve le fragment suivant de la "théorie du roman":

"II faisait nuit, la rue était déserte" La phrase est jetée négligemment (...)

Comparons ces deux phrases, celle que je viens de citer et celle-ci, citée plus
haut :

Le jardin était désert et nu.

L'analogie sémantique est évidente; en outre il y a un rapport symétrique presque parfait entre les deux phrases: à "la rue était déserte" répond "Le jardin était désert", à "nuit" répond "nu". Poursuivons notre relecture de la "théorie du roman":

La phrase est jetée négligemment, elle a l'air superflue; mais nous ne nous y laissons pas
prendre et nous la mettons de côté: c'est un renseignement dont nous comprendrons la
valeur par la suite.l7

En ce qui concerne "notre" phrase, "Le jardin était désert et nu", nous comprendrons bientôt que cette information s'accorde avec le scénario d'une matinée de dimanche ultra-bouvilloise. Car à ce moment, tout le monde est dans la rue Tournebride; par conséquent, le jardin est vide. L'essentiel, pourtant, c'est le fait que ce jardin même va jouer un rôle primordial dans la phase ultime de l'Aventure de la Nausée, et sa vacuité ("désert et nu") devient un présage antithétique du moment fatal où Roquentin sera pour ainsi dire noyé par les masses d'existence qui remplissent le jardin. Qu'il soit vide maintenant signifie alors qu'il est complaisant, mais il s'agit d'une complaisance louche par laquelle notre héros se laisse duper. Passons au contexte de cette phrase :

(...) j'ai eu l'impression que quelque chose me faisait signe. Le jardin était désert et nu.

Et revenons tout de suite à la "théorie du roman":

Et nous avons le sentiment que le héros a vécu tous les détails de cette nuit comme des



15: Ibid., p. 64. L'lndifférence du héros nous fait comprendre l'intérêt essentiel du fait que c'est dimanche. D'une façon analogue, un arrière-fond prédit quelque chose à'insulitt.

16: Ibid., p. 63.

17: Id.

18: La Nausée, p. 64.

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19 ' annoneiations, comme des promesses, ou même qu'il vivait seulement ceux qui étaient des promesses,2o aveugle et sourd pour tout ce qui n'annonçait pas l'aventure. Nous oublions que l'avenir n'était pas encore là; le type se promenait dans une nuit sans présages,

Nous, oublions: Roquentin l'oublie, lui aussi, quand il sort le lendemain pour
aller tout droit remplir son rôle de héros romanesque, ce héros qu'il voudrait être
tout en Vêtant. Et le monde souriait au héros:

(...) tout à coup, comme je poussais la grille du jardin public, j'ai eu l'impression que quelque chose me faisait signe. Le jardin était désert et nu. Mais ... comment dire? il n'avait pas son aspect ordinaire, il me souriait. Je suis resté un moment appuyé contre la grille et puis, brusquement, jai compris que c'était dimanche. C'était là sur les arbres, sur les pelouses comme un léger sourire.

Le jardin sourit. Si l'on considère cette information dans le cadre du réel, le sourire devient illusoire et fictif; si, par contre, on la considère dans le cadre de la fiction, le sourire devient réel en tant que signe et élément nécessaire de l'ordre épique. Car en réalité la nature ne sourit guère; la sensibilité de la nature est une illusion romantique que Roquentin va bientôt dévoiler dans toute son horreur. En réalité la nature est inhumaine. Elle n'a ni sentiments, ni volonté, ni finalité. C'est cette absence totale de sens et de fin, cet encombrement pur que Roquentin comprendra plus tard en termes — métaphoriques — d'inimitié, de menaces, d'apocalypse. Mais aujourd'hui, ce dimanche matin, le jardin sourit, et ce sourire ouvre le récit d'une des plus grandioses journées de notre héros. Dans Qu 'est-ce que la littérature, Sartre explique comment la contingence peut être transformée en finalité dès qu'il s'agit de littérature:

(...) car le parc n'est venu à l'existence que pour s'harmoniser avec un certain état
d'âme.

Reprenons la lecture de notre texte:

(...) brusquement, j'ai compris que c'était dimanche. C'était là sur les arbres, sur les pelouses
comme un léger sourire.

Roquentin a interprété le signe: le jardin sourit parce que c'est dimanche (ou vice versa). Plus précisément: il a l'amorce d'une idée, un pressentiment (la lucidité du héros n'est jamais complète avant la fin du récit), et il s'efforce de retenir cette idée par une formule magique, une espèce d'incantation:

Ça ne pouvait pas se décrire, il aurait fallu prononcer tTès vite: "C'est un jardin public,



19: C'est moi qui souligne.

20: Autrement dit des signes sélectionnés.

21: La Nausée, p. 63.

22: Ibid.,-p, 64.

23: Op.cit., Paris, Gallimard, coll. "Idées", 1969, p. 69. Notons que dans l'exemple choisi par Sartre, il s'agit précisément d'un parc.

24: La Nausée, p. 64 (passage cité ci-dessus).

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l'hiver, un matin de dimanche." J'ai lâché la grille, je me suis retourné vers les maisons et
les rues bourgeoises et j'ai dit à mi-voix: "C'est dimanche."

Et le dimanche s'épanouira: dans la rue Tournebride où les bourgeois se promènent, ensuite au restaurant où Roquentin lit un dialogue de Balzac tout en écoutant le dialogue de la table voisine. Voilà une coordination parfaite de la vie et de la littérature qui obscurcit le fait qu'ici, la "vie" est encore de la littérature. A ce propos, j'aimerais faire remarquer dans quelle mesure Roquentin affiche une indifférence toute particulière à l'égard de Balzac:

Je vais lire Eugénie Grandet. Ce n'est pas que j'y trouve grand plaisir: mais il faut bien
faire quelque chose. J'ouvre le livre au hasard: (...)

C'est naturellement le même "hasard" qui a joué quand Roquentin trouve le
livre à la bibliothèque:

Quelqu'un a laissé Eugénie Grandet sur ia table, le livre est ouvert à la page vingt-sept. Je
le saisis machinalement, (...)

Mais la littérature est justement le lieu où tout ce qui arrive par hasard, arrive par
hasard à dessein. Et Balzac, lui, est loin d'être accidentellement présent à Bouville.

Etant sorti du restaurant, Roquentin continue sa promenade en descendant la rue Bressan pour arriver au port. Pendant ce trajet, "dimanche" sonne comme une sorte de refrain, répété plusieurs fois sur deux pages. Sur le port commence la véritable aventure, lorsque les premières petites lumières s'allument dans le crépuscule. Les lumières dans la nuit — blanc sur noir — ont une valeur positive générale dans la Nausée, aussi bien en tant qu'espoir du promeneur solitaire (c'est une stéréotypie poétique) qu'en tant que métaphore de la connaissance véritable: celle qui émerge sur un fond d'ignorance reconnue.

La première lumière qui s'alluma fut celle du phare Caillebotte; un petit garçon s'arrêta
près de moi et murmura d'un air d'extase: "Oh! le phare!"
Alors je sentis mon coeur gonflé d'un grand sentiment d'aventure.

Les trois pages suivantes racontent la marche triomphante de Roquentin à travers
la ville, où tout dépend de lui et où il domine toute chose, comme dans les
romans. A ce niveau-là aussi, Roquentin est un homme conscient et réfléchi:

(...) je suis heureux comme un héros de roman. (...) Je me vois avancer, avec le sentiment
de la fatalité.

Dans les romans, tout converge vers le héros, lieu pivotai du récit; tout élément



25: Id.

26: La Nausée, p. 73.

27: Ibid., p. 49.

28: Ibid., p. 81.

29: Ibid., p. 82.

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doit contribuer à la destinée unique du héros, et ce qui n'est pas nommé est proprementinexistant.
Roquentin en est conscient, tout en sachant qu'une grande
responsabilité est liée à ce privilège:

Devant le passage Gillet, je ne sais plus que faire. Est-ce qu'on ne m'attend pas au fond du passage? Mais il y a aussi, place Ducoton, au bout de la rue Tournebride, une certaine chose qui a besoin de moi pour naître. Je suis plein d'angoisse: le moindre geste m'engage. Je ne peux pas deviner ce qu'on veut de moi. Il faut pourtant choisir: je sacrifie le passage Gillet, j'ignorerai toujours ce qu'il me réservait.

Sans aucun doute, cette séquence est lisible comme argument philosophique, aussi bien d'un point de vue phénoménologique: "une certaine chose qui a besoin de moi pour naître", qu'existentiel: angoisse, choix, engagement. Dans cette perspective, l'énoncé aura pourtant un effet légèrement parodique, puisqu'il s'agit littéralement de choisir son chemin: Roquentin est saisi d'angoisse devant le choix entre le passage Gillet et la place Ducoton!

Voilà pourquoi je laisse de côté l'interprétation philosophique pour choisir, à cette occasion, l'interprétation métalittéraire, - non pas parce qu'elle est la seule possible, mais à cause de son intérêt dans le cadre de "l'Aventure du Dimanche". Cette dernière se termine de façon exemplaire, par "la fin qui transforme tout" (structure que Roquentin avait signalée dans sa "théorie du roman"3l), à savoir le tableau harmonique du café Mably, quand Roquentin comprend que tout ce qui était arrivé ce jour-là avait préparé cette fin:

(...) j'ai traversé tout ce jour pour aboutir là, le front contre cette vitre, pour contempler ce fin visage qui s'épanouit sur un rideau de grenat. Tout s'est arrêté; ma vie s'est arrêtée: cette grande vitre, cet air lourd, bleu comme de l'eau, cette plante grasse et blanche au fond de l'eau, et moi-même, nous formons un tout immobile et plein: je suis hereux.

L'aspect ambigu et louche de Roquentin n'est pas uniquement un effet de son existence littéraire, c'est-à-dire du fait qu'il est en même temps un personnage fictif (héros romanesque) et un personnage de fiction qui fait semblant d'être réel (héros réaliste). C'est là un trait général de toute littérature réaliste. Le caractèreinsolite de la Nausée réside en ceci: dans le cadre de l'opposition conventionnelleque je viens de nommer, notre héros dégage, par sa "théorie du roman" et l'aventure romanesque qui s'y juxtapose, les modèles fictionnels qui dominent tout héros de roman; et d'autre part, cette même soumission à des lois épiques, fictionnels, sera en quelque sorte une caution de sa représentativité réaliste, pourvu que nous reconnaissions, en tant que lecteurs, la vérité de sa thèse capitale:la vie tend à imiter la littérature. Quand Roquentin, par son "Aventure du Dimanche" et d'autres structures, témoigne du fait que nous tendons à vivre notre vie d'après un modèle épique, il représente une fonction qu'on retrouve



30: Ibid., p. 83. C'est moi qui souligne.

31: Ibid., p. 63.

32: Ibid., p. 84.

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dans le monde réel. Mais c'est ce même modèle qu'il imite et explicite en tant que héros de roman. Alors surgit l'ambiguïté fondamentale: comme distinguer, en dernier lieu, entre le fictionnalisme33 et le réalisme du personnage? Car, comme je viens de le dire, s'il est fictionnel précisément quand il imite ouvertementun modèle littéraire, il est "réel" — c'est-à-dire ressemble à une personne réelle - pour la même raison et en même temps. Au processus épistémologique dont la Nausée est le récit, cette vérité (du moment que nous l'acceptons comme telle) semble s'ajouter subrepticement, produisant une dimension nouvelle qui réunit à la fois le littéraire, le métalittéraire et le réel. Du réalisme traditionnel Roquentin nous entraîne dans un domaine étrange, où les catégories connues se mettent à renverser leur propre essence. Non seulement Roquentin intègre-t-il la fictionnalité dans la fiction en l'articulant (ce qui n'est pas extraordinaire en soi), mais il va plus loin encore en transportant la fictionnalité dans la réalité. Et en fin de compte, c'est le réalisme de la vie fictive de Roquentin qui rend possible une telle transposition, manoeuvre qui aboutit à une inquiétante fictionnalisationde la vie.

La Nausée montre la fragilité de la cloison entre vie et littérature, tout en dévoilant un problème réaliste inversé: comprendre non seulement la littérature comme représentation de la réalité, mais aussi la réalité, la vie comme représentation de la littérature. Cela ne rend pas la vie fictive, mais lui impose une marque fictionnelle. Je rappelle le mot de Roquentin: c'est la manière d'arriver qui est en jeu.

On sait que le conflit principal de la Nausée, c'est l'opposition ontologique Nécessité/Contingence. Dans son journal, Roquentin fait le récit du processus qui va aboutir à une double connaissance : d'un côté il y a le réel, l'existence qui est dominée par l'accidentel, l'amorphe et la Nausée, — et de l'autre il y a donc l'art, qui se distingue par sa plénitude positive: nécessité, forme et bonheur. Cet antagonisme entre réalité et art risquerait d'être réduit à une simple symétrie stérile, s'il n'y avait pas Roquentin qui, par son ambiguïté même, en représente le lien médiateur. Lui n'est ni art pur ni réalité pure : il est à cheval entre les deux contraires. Il incarne donc une transgression dialectique de la contradiction art/ réalité, en montrant que le réel emprunte certaines ressources à l'art autant que l'inverse.

Cette évolution épistémologique a deux faces: connaissance de l'existence qui attend, menaçante, sous la surface polie de la culture, et connaissance de l'art, qui donne forme et finalité à l'existence, — cette duplicité se manifeste de même dans la double fin du roman. Car il y a deux scènes finales dans la Nausée. La première prend l'existence comme thème et l'art comme modèle: c'est l'avant - dernier jour à Bouville ("Aujourd'hui, ma vie prend fin", dit Roquentin à ce



33: C.à.d. son appartenance à la fiction; les fonctions qui font ressortir que nous avons affaire à un personnage artificiel et non pas à un être humain.

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propos34). Voici le héros au sommet d'une colline, promenant son regard sur
Bouville et les Bouvillois:

Comme je me sens loin d'eux, du haut de cette colline. Il me semble que j'appartiens à
une autre espèce.

Là, dans cette pose héroïque classique, élevé au-dessus de tous les autres (l'exclusivité du héros rendue littérale par sa position dans l'espace), Roquentin récite sa grande vision apocalyptique, celle de "la grande nature vague" qui s'est glissée dans la ville pour y produire, bientôt, les métamorphoses les plus abjectes. Voilà la fin épique de la Nausée. Mais il y a, évidemment, encore une scène finale (dernier jour et dernière page), et celle-ci a pris l'existence comme "forme" ou modèle et l'art comme thème. C'est donc le dernier jour de Roquentin à Bouville; il est dans un café, écoutant son disque favori pour la dernière fois:

Je m'en vais, je me sens vague. Je n'ose pas prendre de décision.

Il y a un contraste assez frappant entre cette attitude très peu héroïque et le héros stéréotypé qu'il incarne dans la scène citée ci-dessus. Et pourtant, à la dernière page de la Nausée, où Roquentin décide de se faire écrivain, on perçoit un écho indéniable de la fin d'un autre et très célèbre roman, à savoir de la Recherche du temps perdu.

En ce qui concerne la question de savoir si Sartre a voulu dire, dans la Nausée, que l'homme peut être sauvé par l'art, cela est sans doute un faux problème. Le caractère exemplaire de Roquentin est à un autre niveau. Citons, en guise de conclusion, un mot de Sartre colporté par Michel Rybalka:

Quand Roquentin pense qu'il va être sauvé à la fin par l'oeuvre d'art, il se trompe, il ne
sera pas sauvé. Mais je l'écrivais quand même en le faisant croiie parce que cela avait été
le point de départ, l'idée première du livre.

Oslo

Résumé

En opérant une analyse de la structure épique et des énoncés métalittéraires de la Nausée, cet exposé se propose de montrer qu'au célèbre processus épistémologique et existentiel mis en fiction dans le premier roman de Sartre, s'intègre un thème pratiquement ignoré jusqu'ici mais tout aussi fondamental: celui de la fragilité de la cloison entre vie et littérature. Paraît alors un problème réaliste inversé: comprendre non seulement la littérature comme représentation du réel, mais aussi la réalité, la vie comme représentation ou reproduction de la littérature.



34: La Nausée, p. 219.

35: ïbid., p. 220.

36: Ibid.,p. 247.

37: M. Rybalka, art. cit. (voir la note 1), p. 18.