Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Roland Barthes: Le grain de la voix. Paris, Ed. du Seuil, 1981. 352 p.

Steffen Nordahl Lund

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Comment lire Barthes? Question conformiste s'il en fut, qui postule l'existence souveraine d'un Barthes, le vrai, pour en préconiser une îecture: la bonne. Que l'on s'avise, quitte dès lors en dissident à perdre pied dans les anfractuosités d'une approche non-fondée. Lire Barthes tel qu'en lui-même sera vide de sens, certes, si par là on entend promulguer un décret de type canonique. Partant on aura manqué cela même qui justement fait la spécificité de ses oeuvres: le pluriel, leur richesse indécidable. Barthes n'aura pas en vain débusqué les mythes de notre culture; il n'aura pas en vain déchiqueté le sens, étalé le langage, démontré son infinitude. Il nous aura trop bien appris à lire, trop aiguisé notre sensibilité à l'écoute du texte, pour que nous ne puissions encore sans faute vouloir le saisir, lui, et impunément l'incarcérer dans l'enceinte d'une lecture monologique, ajustée, véridique. L'étalon précisément fait défaut, il n'y a pas de modèle. Seule se déploie, par statut insondable dans sa force jouisseuse, l'incontournable travail d'écriture.

Mieux vaudrait sûrement rejoindre Barthes dans une optique par lui-même recommandée et mise en pratique pour la lecture. Mieux vaudrait, contradiction volontaire dans les termes, relire tout de suite ce texte polygraphe, remonter pas à pas, au grain de sa voix, les moments cardinaux d'une intelligence d'essayistephilosophe.

Pour qui donc se propose la relecture, Le grain de la voix, dernier livre dans l'ordre de parution (Ed. du Seuil, mars 1981), constituerait une excellente entrée. Le lecteur trouvera ici réunies en volume la plupart des interviews qu'a données Roland Barthes en français pour voir s'y tresser, le long des méandres d'une écriture, la trace d'un corps en proie au langage qui le déborde de toutes parts.

L'homme derrière l'œuvre alors? Cela serait proprement méconnaître un enjeu majeur
chez Barthes. Et par deux fois.

Le je qui écrit ne réfère pas à un mode d'existence substantielle, unitaire, et, pour syncoper d'emblée toute une consécration psychologique d'un mot qui la résume: subjective. Pas de personnalité en retrait du langage. Ce n'est jamais un sujet qui s exprime (expressivité a prendre au sens - large - d'une certaine vulgate linguistique): c'est un je d'écriture, un je qui énonce, modulé à travers la langue, un je, enfin, symbolique, aux prises avec l'Autre, soumis à sa loi.

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Méconnaissance, en deuxième lieu, du fait que l'écriture n'est pas la parole, même écrite, ou, plus exactement, même transcrite, la transcription étant ce procès d'embaumement (enregistrement, écoute, épuration, dactylographie, ponctuation, premier script; de nouveau, ratures, corrections, suppressions, etc.: la "toilette du mort" dit Barthes) qui fait de la parole, au prix d'une gamme de pertes et de gains, un écrit, rentabilisé, épuré et fardé en même temps, un script antiseptique, à conserver, telle une momie.

Ni parole, ni écrit, l'écriture serait plutôt translation, transport du corps. Prostitué dans le dialogue (j'essaie d'accrocher l'autre); censuré dans la scription (je me coupe la parole, d'une manière castratrice), le corps revient dans l'écriture, en echarpe, médiatisé, mesuré, comme une frappe, juste (au sens musical), par la jouissance.

Attenter, en situation de lecteur ou d'auditeur, à l'homme derrière l'œuvre ne peut se faire que moyennant le mythe encore très vivant d'un sujet psychologique profond de l'auteur, propriétaire de son discours, et celui, non moins tenace, de la traductibilité infinie d'un langage, ou, disons mieux, d'un corps toujours indemne.

Or, ce corps, tout contingent qu'il se veuille, n'existe pas. C'est un corps, au contraire,
kaléidoscopique, fragmenté et ludique, chaque fois différent, varié selon les diverses modalités
de son discours (parole, écrit, écriture).

A lire donc ce texte de la voix. Non pas comme une réplique ou simple explication d'un texte tuteur: l'œuvre de Barthes (et cela d'autant moins que Barthes n'aura pas écrit une oeuvre, au singulier, seulement des œuvres, discontinues, plurielles), mais à la façon, plutôt, d'un accompagnement, joué sur le registre d'un imaginaire transcrit.

Accompagner à son tour, incorporer en lecteur cette écriture vocale, vivre avec Barthes, comme lui désirait vivre avec Fourier, avec Sade (coexistence, faut-il le dire, qui n'a rien d'une projection ou identification), et émerge, transmigre de cette com-position, la polyphonie d'une partition à voix multiples: tresse d'un corps menée entre 1962 et 1980.

Notons parmi ces voix plurielles, celle du structuraliste sémiologue, déchiffreur de la pratique sociale de son actualité; celle du commentateur littéraire, chef de file malgré lui de la "nouvelle critique" et premier défricheur en France de Brecht, du Nouveau Roman, de ce qu'on appelle communément l'activité d'avant-garde; celle ensuite, jubilatoire, du lecteur emporté par le signifiant, l'écriture, le texte; celle enfin de l'amateur (au sens fort, pleinement étymologique, du latin amator) de musique, de peinture, de langage. Mais il y en a tant d'autres encore, traversant, jusqu'au seuil tragique de La Chambre claire, le savant intellectuel aussi bien que l'écrivain savoureux d'un discours amoureux et le professeur au Collège de France arrivé à l'âge de ce qu'il a lui-même nommé la Sapientia et traduit par "nul pouvoir ,un peut de savoir, un peu de sagesse et le plus de saveur possible".

Roland Barthes. Nous possédons désormais, rassemblé en recueil, ce grain d'une voix, ce mixte présent de corps et de langue. Transcrit, il est vrai, mais grâce au mot de Pierre Boncenne pour le magazine Lire en avril 1979, nous effleurons un peu ce que c'était que ce grain: un "équilibre indéfinissable entre une véritable tolérance, une extrême finesse et un discret hédonisme".

Une dernière remarque avant la lecture: le souhait qu'on en fasse autant un jour avec les
innombrables articles de Barthes dispersés dans des revues diverses.

Copenhague