Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Ruth Amossy: Les jeux de l'allusion littéraire dans 'Un beau Ténébreux'de Julien Gracq. Neuchâtel (Suisse), Editions de la Baconnière, 1980. 198 p.

Marie-Alice Séférian

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Si la thèse de Ruth Amossy, en dépit des limites apparemment restreintes de son objet, mérite d'être signalée, c'est qu'elle constitue une approche originale d'une œuvre dense et troublante et qu'elle fournit en même temps des instruments théoriques et une réflexion méthodologique.

L'introduction, qui paraîtra ardue au lecteur peu familier de la sémiotique kristévienne, rappelle que l'allusion littéraire, figure exclue de la rhétorique traditionnelle, n'a pas de statut bien défini. RA la considère comme une marque d'intertextualité et se propose de l'étudier dans ses rapports avec les autres éléments du récit. C'est pourquoi elle fait intervenir la catégorie bakhtinienne du carnavalesque afin de pouvoir rendre compte de la fonction et de la signification des allusions, qui dans Un beau Ténébreux (Paris, Corti, 1945) apparaissent travesties.

Il faut dire que le récit de Gracq offre un terrain de choix pour ce genre d'investigation,
tant par le nombre anormalement élevé d'allusions que par le jeu de masques auquel se livrent
les personnages lors du bal où chacun doit se présenter sous les traits d'un héros d'œu-

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vre littéraire. "Episode focal" que cette extraordinaire soirée des dupes, où seuls Alian, le
beau Ténébreux, et son amie Dolores, sont pleinement conscients de se dévoiler sous le
masque - dans leur cas celui des Amants de Montmorency.

Les allusions littéraires qui fourmillent dans le récit ont des statuts extrêmement divers et tissent entre elles, par un jeu subtil d'interactions réciproques, tout un réseau de significations. La méthode élaborée par RA lui permet de déchiffrer ce code particulier et de discerner la nature du traitement subi par les textes romantiques. A la fois raillerie critique et respectueux hommage, Un beau Ténébreux (dont le titre même est un complexe d'allusions) n'est pas seulement reprise créatrice, il est aussi subversion et réécriture, en particulier dans le cas du poème de Vigny, qui se trouve arraché à son contexte idéaliste et en quelque sorte "décentré". Le récit gracquien amène ainsi à la surface le sens que le texte romantique occultait: 'le désir d'une violence fondamentale" (p. 113) et "l'attrait du Mal, de la destruction et delà Mort" (p. 117).

Dans le chapitre consacré aux allusions à Poe et à Rimbaud, Ruth Amossy montre comment la fiction romanesque "projette sur l'artiste la troublante lumière du Carnaval" (p. 144). Alian apparaît alors comme un double du poète surréaliste: s'il se suicide, c'est pour mieux faire passer le courant, pour "crée(r) un état d'absence violente, c'est-à-dire de profonde présence à autre chose..." (p. 144. RA reprend ici les termes employés par Gracq à propos du poète surréaliste).

On doit louer RA d'avoir pris comme guide les "préférences" de l'écrivain pour se diriger à travers le labyrinthe des allusions et de n'avoir pas cédé à la tentation d'en dresser une typologie formelle, qui n'aurait fait qu'augmenter la confusion. L'allusion gracquienne est en effet proteiforme: elle se présente parfois masquée, comme dans le choix des prénoms (Allan/Poe et Gérard/Nerval), et parfois à visage découvert. Tantôt citation avouée, tantôt parodie ou pastiche, les allusions se réfléchissent et s'imbriquent les unes dans les autres. Il suffit de donner comme exemple le très beau passage sur la Vie de Raneé (p. 144-146, au 22 août dans le journal de Gérard), qui renvoie à Hamlet, au Dom Juan de Molière, à Baudelaire, à Cocteau et à Radiguet! Le fait même que la relation des événements, jusqu'au fameux bal, soit faite par le truchement d'un journal intime - genre fort décrié par Gracq dans son essai sur André Breton - est en soi allusion littéraire et subversion, dévoilant par sa nature et dans ses rapports avec le récit du narrateur anonyme l'éclatement du 'je'.

RA ne se contente pas d'étayer ses hypothèses sur les essais de Gracq, elle utilise aussi pour repérer les allusions les recherches publiées jusqu'ici; ce procédé met en effet en cause, plus que tout autre procédé, le lecteur. C'est sur le fond culturel de celui-ci que le texte se construit.

Mais les problèmes sont nombreux. Comment interpréter par exemple les innombrables allusions à la Bible? RA considère, à juste titre, qu'elles transforment l'aventure d'Allan en "imitation de Jésus-Christ", mais comment savoir, par exemple, si la référence à Salomé (p. 182) renvoie à l'Ancien Testament, à la pièce d'Oscar Wilde (dont le nom est cité deux fois) ou tout simplement au mythe? Des questions du même type se posent à propos des fréquentes allusions à Faust et à Don Juan. RA éclaire de façon admirable tout ce jeu de doubles se dédoublant: ainsi le diable, auquel Alian est comparé plus ou moins explicitement, est autant celui de la Bible que le Méphistophélès de Faust et le Satan de Hugo, de même que la référence à Napoléon renvoie moins au héros réel qu'au mythe créé par sa légende et au personnage fictif de Le Rouge et le Noir et de Guerre et Paix.

Dans sa chasse à l'allusion, RA fait preuve d'une extrême perspicacité et il est rare qu'elle aille trop loin, comme par exemple dans le cas des prénoms d'lrène et d'Henri qui renverraient, selon elle, à la comédie-vaudeville de Scribe, que Julien Gracq dit ne pas connaître. Il ne s'agit que de détails peu importants: dans l'ensemble l'approche de RA permet une lecture plus riche d'Un beau Ténébreux, elle ouvre en effet des perspectives insoupçonnées.

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On pourrait toutefois regretter qu'il n'ait guère été accordé d'importance à un texte qui sous-tend tout le récit et qui parfois recoupe les allusions qualifiées dliistorico-religieuses: le cycle d'Arthur, qui n'apparaît explicitement que deux fois (p. 72 et 151) mais qui court comme en filigrane à travers tout le récit. L'aventure d'Allan, et de ses compagnons, est une image - dégradée, subvertie - de la quête du Graal et, lorsqu'on sait la place que les mythes celtiques tiennent dans la pensée et dans l'œuvre de Gracq, on s'étonne que RA n'ait pas exploré cette voie.

RA est naturellement consciente du fait qu'elle ne pouvait épuiser totalement les possibilités d'Un beau Ténébreux, et suggère elle-même de nouveaux champs d'étude: une exploration psychanalytique et une lecture idéologique. Au milieu de la profusion d'ouvrages universitaires publiés ces dernières années sur Julien Gracq, la thèse de Ruth Amossy se distingue comme celle qui, paradoxalement, ouvre les horizons les plus larges, précisément parce qu'elle porte sur une seule œuvre et sur un procédé considéré comme mineur.

Copenhague