Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Co Vet: Temps, aspects et adverbes de temps en français contemporain. Essai de sémantique formelle. Librairie Droz, Genève, 1980. 185 p.

Henning Nølke

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Les temps, les aspects et les adverbes de temps font partie des sujets qui reviennent le plus
souvent dans les ouvrages de linguistique française. Le présent livre apporte néanmoins une
nouvelle description qui est différente et très intéressante de plusieurs points de vue.

L'auteur nous donne dans une introduction de deux pages un aperçu excellent du but et
du contenu de son livre. Je me permets d'en citer les toutes premières lignes (p. 11) :

Dans ce livre, nous nous proposons de donner une description sémantique des catégories grammaticales du français qui, dans une phrase, servent à fournir des précisions d'ordre temporel concernant la situation à laquelle se réfère cette phrase. Ce sont, en français, les catégories du temps verbal, de l'aspect et des adverbes de temps. Pour ce faire nous partons de l'hypothèse centrale selon laquelle ces trois catégories forment un seul système.

Il existe une différence importante entre le présent travail et les descriptions sémantiques antérieures du même domaine: elle réside dans l'introduction de moyens formels empruntés à la logique. Néanmoins il ne s'agit pas d'une étude logique: (p. 11) "Nous utilisons la logigue dans un but purement descriptif."

L'ouvrage contient cinq chapitres. Dans le premier Vet propose, après une discussion assez détaillée d'autres systèmes, une description des temps inspirée des systèmes temporels de Reichenbach et de Martin, tout en les complétant et en les modifiant. Après cette discussion le modèle sémantique est construit.

Les deux chapitres suivants sont consacrés à l'étude de l'aspect. L'auteur propose de différencier les aspects dits non déictiques des aspects dits déictiques. Les aspects non déictiques se confondent avec ce que d'autres auteurs ont appelé "les modes d'action". Il y en a deux pour Vet: durati/ et non duratif. La phrase est d'aspect duratif si elle réfère à une situation non transitionnelle, et vice versa. On remarquera que ces aspects sont donc indépendants du locuteur. La notion de situation transitionnelle est d'ailleurs d'une importance primordiale pour le système. Dans la classification hiérarchique des situations aux pages 68-69, le trait [ Í: transitionnel] s'attache ainsi à la première bifurcation.

Le troisième chapitre s'occupe des aspects déictiques, qui sont en grande partie déterminés par la place du moment à partir duquel le locuteur regarde la situation dont il parle (et par conséquent non pas par la nature de la situation elle-même). Ces aspects sont en rapport direct avec le choix que fait le locuteur parmi les temps grammaticaux, et on remarquera que leur définition correspond en effet à la conception générale de ce qu'est ïaspect. Vet admet que le français possède deux aspects déictiques: imperfectif et perfectif (l'aspect accompli est mentionné, mais joue un rôle négligeable), et il les définit à l'aide de la notion de vérité: En se servant de l'aspect imperfectif, le locuteur affirme la vérité d'une partie de la situation, tandis que, en employant l'aspect perfectif, il affirme la vérité de la situation entière. Un avantage crucial de cette définition est qu'elle permet une description univoque des aspects dans le modèle présenté dans le deuxième chapitre.

Seront traités alors, dans le même chapitre et sur la base des notions développées jusquelà, des phénomènes spéciaux de quelques temps du français parlé: l'ambiguïté du passé composé, les temps surcomposés, les passés récents, les futurs proches et le présent utilisé pour placer dans l'avenir la situation dont on parle.

Les deux derniers chapitres traitent des adverbes de temps. Cinq groupes sont dégagés: les adverbes de temps proprement dits, qui servent à préciser la place qu'occupe une situation dans le temps, les adverbes de durée, les adverbes de fréquence, les adverbes universels et existentiels et les adverbes présuppositionnels.

A l'aide d'analyses détaillées l'auteur montre dans le quatrième chapitre que la fonction

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des adverbes des deux premiers groupes est très compliquée. Elle ne peut se décrire en termesd'antériorité, de simultanéité ou de postériorité seulement, et qui plus est, il y a souvent des contraintes sur l'emploi de ces adverbes qui proviennent des aspects déjà présents dans la phrase.

La première partie du cinquième chapitre s'occupe des trois derniers groupes. La notion de présupposition joue un rôle essentiel dans la description de tous ces adverbes, bien que de manière différente. Les adverbes de fréquence et les adverbes universels et existentiels présupposent que les situations qu'ils quantifient existent déjà au moment où l'on veut commencer à les compter, alors que les adverbes (proprement) présuppositionnels {déjà, encore etc.) opposent la situation actuelle à une situation inactuelle (et présupposée).

Le chapitre se termine par une étude du phénomène de Fitérativité et du cas apparenté
de la lecture "habituelle" que peuvent avoir certaines phrases. Je commenterai plus loin le
traitement que Vet propose de ces phénomènes.

Le livre de Co Vet apporte deux nouveautés très intéressantes à la description des catégories traitées: l'utilisation de la logique - ou plus précisément de la théorie des modèles - comme outil descriptif, et la distinction de deux types d'aspects grammaticaux (les déictiques et les non déictiques) qui sont toujours présents tous deux dans un énoncé, et qui peuvent s'influencer

Regardons d'abord la première. Une approche formelle comme celle de Vet a l'avantage incontestable de permettre une critique minutieuse des résultats, qui sont présentés de manière précise et non ambiguë. Le revers de la médaille est que le modèle exige peut-être une prise de position sur chaque problème rattaché au sujet étudié, si mineur soit-il. De telles décisions deviendront nécessairement - dans l'état de choses actuel — souvent plus ou moins arbitraires — et, de toute façon, il est impossible de les justifier toutes.

L'emploi que fait l'auteur de la notion de présupposition me semble être un exemple d'une décision importante mal justifiée. Vu le rôle que joue la présupposition dans les analyses, il est regrettable que l'auteur laisse son statut théorique dans l'ombre. La présupposition est apparemment un phénomène pragmatique, cf. p. 70:

Puis, nous utiliserons les doubles barres obliques (//... //) comme une sorte d'indice pragmatique,
pour indiquer ce qui appartient à la présupposition de la phrase

mais il semble qu'elle soit traitée comme étant de nature sémantique, de même que l'implication.
Ainsi n'est-il pas toujours important pour les analyses, semble-t-il, de savoir si une ligne
dans l'interprétation doit être "double barrée" ou non (cf. p. 84 note 5).

Comme c'est le but avoué de l'auteur d'employer son modèle logique de façon purement descriptif, il serait injuste de critiquer davantage les points obscurs que contient celui-ci. On ne saura en effet nier que la précision qu'il apporte à la description justifie amplement son introduction. Divers faits dégagés par les analyses peuvent être mis en relation et s'éclairent souvent mutuellement.

Devant une telle abondance de résultats d'analyses, on aimerait évidemment faire des remarques sur beaucoup d'entre eux. Je me contenterai de commenter ici un résultat que je trouve particulièrement prometteur (à savoir l'explication d'itérativité), et un autre que je considère comme douteux: la classification des adverbes.

Certains phrases peuvent recevoir une lecture itérative. Beaucoup de linguistes ont proposé de décrire cette observation bien connue en introduisant le terme d'aspect itératif. Vet aborde le problème autrement: Pour lui l'itérativité est un phénomène "dérivé", qui est provoqué par quelque combinaison spéciale d'aspects déjà présents, et peut-être sous l'influence de la situation.

Ce sont justement les deux nouveautés signalées plus haut qui rendent cette approche
possible. Grâce à l'introduction de deux types d'aspects grammaticaux, Vet peut se servir

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d'un modèle complexe. Chaque composante s'occupe d'un seul type d'aspect, et est capable de prévoir à partir de quelques règles lequel sera présent dans la phrase. Le modèle logique permet alors que les prédictions des différentes composantes soient notées précisément à l'aide des mêmes symboles.

L'auteur est donc à même d'examiner systématiquement les effets des combinaisons possibles
d'aspects, et il trouve deux sources de l'itérativité: "double non durativité" et la combinaison
imperfec tifi non durati/.

Si un adverbe de durée est ajouté à une phrase d'aspect duratif (c'est-à-dire à une phrase
qui réfère à une situation non transitionnelle, on le rappelle), l'aspect change et devient non
duratif: ((2) correspond à (70) chez Vet):


DIVL3337

„,
(1)

(duratif)


DIVL3343

(=(70))

(2)

(non duratif)

(On remaïquera que la perfectivité n'a aucune influence là-dessus.)

Le modèle prévoit maintenant la contrainte suivante: Une phrase non durative ne peut
pas devenir non durative une seconde fois. (3) est en effet un peu bizarre:

(=(74)) (3) Pendant plusieurs mois Jeanne a regardé les bégonias pendant trois heures. Elle peut pourtant recevoir une interprétation durative, et il s'avère que le modèle prévoit cette possibilité d'une manière convaincante: On introduit un ensemble d'intervalles (I). L'un des deux adverbes se rapporte à cet ensemble, tandis que l'autre modifie chacun des intervalles qui en font partie.

Comme le système dispose de moyens pour décrire les intervalles et leur création, on est
à même de prévoir dans quelles situations, avec quels adverbes etc. une lecture itérative sera
possible; et soulignons qu'il est également prévu que cette lecture sera la seule possible.

Par contre la combinaison des aspects imperfectif/non duratif peut toujours avoir une lecture non itérative. Vet explique la possibilité de l'itérativité par (p. 164) 'la tension existant entre ces deux aspects". L'aspect non duratif implique que le début et la fin de l'intervalle situationnel sont déterminés, alors que l'aspect imperfectif implique que l'on fait abstraction du début et de la fin de cet intervalle. Vet admet que la lecture itérative, qui n'est donc jamais obligatoire, dépend de facteurs textuels ou même extralinguistiques.

Il reste évidemment pas mal de problèmes à résoudre concernant l'itérativité, mais la
méthode choisie et les résultats obtenus me semblent prometteurs.

Je suis moins optimiste quant à l'utilité de la classification des adverbes.

Toute description et toute analyse se basent nécessairement sur une théorie qui fournit
le modèle descriptif. La vertu de la description de l'itérativité réside justement dans le fait
qu'elle use des possibilités du modèle d'une manière strictement contrôlée.

Il en va autrement de la description des adverbes.

Le domaine des adverbes de temps est tellement vaste qu'un essai de classement s'impose plus qu'ailleurs. Même dans un but purement descriptif une telle classification doit se baser sur des critères consistants - et de préférence dérivés de la théorie. C'est en fait ce que l'auteur essaie de faire quand il commence par classer les adverbes selon leurs relations avec les points référentiels présents dans le modèle. Vet se rend bien compte pourtant qu'une telle classification ne donne pas de descriptions satisfaisantes des relations entre temps, aspect et adverbes, et il procède à une sous-classification sémantique impressionniste fondée sur des critères ad hoc. Les contraintes du modèle ainsi négligées, le résultat devient arbitraire et son utilité dépend de la génialité de l'auteur.

Signalons pour illustrer ces remarques deux exemples de résultats douteux. Dans 4.1.2.3.
Vet traite des adverbes qui servent à définir la période référentielle "par rapport à*un point

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référentiel qui ne coincide pas avec S" (= moment de la parole). Il s'agit d'adverbes tels que ce jour-là, la veille etc. Le matin,le soir (etc.) en font également partie, et Vet nous apprend qu'ils ressemblent aux adverbes ce matin et ce soir, la seule différence étant que les premiers sont liés à un point référentiel différent de S, tandis que les derniers sont liés à S.

Vet fait alors remarquer (p. 117):

Seulement, en combinaison avec 11MP (ou le PR), le sens dominant est itératif:

(42) Le soir il dînait en ville

Nous traiterons de cette question dans 5.2.

On voit cependant mal comment l'excellente théorie sur l'itérativité (dans 5.2.) explique ce phénomène. Il me semble que celui-ci est lié à l'adverbe lui-même, car les adverbes qui — d'après Vet - y sont apparentés ne provoquent jamais (ou alors très difficilement) le même effet:

(4) Ce jour-là il déjeunait en ville.

(5) Ce matin il déjeunait en ville.

(6) Le matin il déjeunait en ville.

Si (4) ou (5) est acceptable (par exemple dans un discours indirect libre), elle ne l'est certes pas dans un sens itératif. (6), par contre, est tout à fait normale, si elle reçoit une lecture itérative. Si j'ai raison en pensant que cette différence est due à une propriété inhérente de ce type d'adverbe et qu'on ne peut l'expliquer en faisant référence aux combinaisons itérativisantes, la classification des adverbes est clairement défectueuse sur ce point.

Il y a un autre exemple de classification discutable, qui est peut-être encore plus éclatant. Sous l'étiquette Les adverbes de fréquence, l'auteur groupe aussi bien les adverbes du type quatre fois que ceux du type souvent. La seule différence entre ces deux types signalée par Vet est que les derniers "n'indiquent pas le nombre exact des intervalles de l'ensemble I, mais impliquent la référence à une certaine norme" (p. 143).

Il existe pourtant plusieurs différences importantes — aussi bien sémantiques que syntaxiques
— entre les deux groupes, dont je ne signalerai ici que quelques-unes.

(=(1)) (7a) Ce directeur a divorcé quatre fois.
(7b) *Ce directeur a quatre fois divorcé.
(8a) *Jean est sorti souvent.

(=(4)) (8b) Jean est souvent sorti.

souvent s'intercale normalement entre l'auxiliaire et le participe passé, position impossible
pour quatre fois. On trouvera une différence pareille dans les phrases clivées:

(9) C'est souvent Pierre qui fait la vaisselle.

(10) *C'est quatre fois Pierre qui vait la vaisselle.

L'exemple suivant dénote une différence de comportement très importante pour une
étude des temps et des aspects:

(=(7)) (11) Jacques parle souvent longtemps.

Il est impossible de remplacer souvent par quatre fois:

(12) * Jacques parle quatre fois longtemps.

La description proposée par Vet ne permet pas de prévoir cette différence de comportement des deux adverbes. Il semble pourtant être question là d'une différence fondamentatle. Souvent provoque une lecture itérative, il va bien avec l'aspect imperfectif etc., tandis que pour quatre fois c'est le cas inverse. Si j'ai raison, il est évident que la classification sert ici plutôt à obscurcir les problèmes qu'à les résoudre.

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En guise de conclusion j'aimerais souligner que, malgré la critique que l'on peut avancer à propos de certains détails, le livre représente un bon travail qui peut être très utile à plus d'un titre. Il contient un tas d'observations et d'analyses qui sont présentées dans une forme précise. Si le livre reste purement descriptif et son formalisme un peu impressionniste, il est sûr qu'une fois que l'on a appris à lire les résultats, le réseau d'observations qu'il contient sera un bon point de départ aussi bien pour des travaux plus explicatifs que pour des recherches à tendance pédagogique.

Copenhague