Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Per Lonning: Cet effrayant Pari. Une "pensée" pascalienne et ses critiques. Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1980. 208 p.

Nils Soelberg

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Si je veux faire parler de moi pendant les siècles à venir, je n'aurai qu'à laisser à la postérité deux feuilles de papier que j'aurai surchargées, en long, en large et en travers, de notes quasiment illisibles, en prenant soin de laisser transparaître par-ci par-là un mot choquant et une idée révoltante. Du coup, la guerre sera déclarée entre les érudits du monde entier: les uns voudront me disculper en disant que ma parole dépasse ma pensée; les autres voudront m'exploiter en disant que ma pensée dépasse ma parole, et chacun sera le premier à m'avoir compris.

Telle est peut-être la première leçon à tirer du livre de Per Lonning sur le fameux fragment Infini Rien (Brunscvicg 233, Lafuma 418, que j'appellerai désormais le f. 418). Car il faut bien se rendre à l'évidence: on n'en aura jamais fini avec le Pari pascalien. A chaque nouvelle génération de pascalisants, ce texte énigmatique lance un défi auquel on revient encore et toujours. Le livre de Lenning témoigne bien de cette obsession: dans son premier ouvrage sur Pascal, Tro og Tanke e ¡ter Biaise Pascal (Croyance et Pensée selon Biaise Pascal), Oslo, 1958, il avait consacré un chapitre au Pari; maintenant, un livre entier n'est pas de trop.

Double provocation, dit Lonning, faisant allusion à l'argument proprement dit et au déchiffrage épineux du manuscrit, mais ce n'est pas tout. Nous savons depuis Lafuma que le f. 418 n'a pas été classé dans les vingt-sept liasses, ce qui soulève d'emblée le problème ardu de la fonction du Pari par rapport à l'ensemble de l'Apologie de la Religion Chrétienne. Ajoutons à ce triple défi les nombreuses attaques et défenses provocatrices qui, de Voltaire à Goldmann, ont relancé la guerre autour de ces deux feuilles. Si l'objectif de Pascal était de nous tirer de notre indifférence, il semble avoir assez bien réussi.

C'est en fonction de ces quatre aspects essentiels que Lonning a conçu son étude; il se propose d'une part de "contribuer à une compréhension élargie et approfondie du Pari" (p. 13),et, d'autre part, de faire le bilan critique, et forcément sommaire, des interprétations depuis VAvis des éditeurs de Port-Royal jusqu'à nos jours. En ce qui concerne la compréhension, Lonning formule ainsi la question qui servira de fil conducteur à sa recherche: "Lorsque Pascal invite son lecteur à parier en faveur de l'existence de Dieu, que pense-t-il accomplir par cet appel?" (p. 11). Les analyses et discussions portant sur 1) le rapport entre f. 418 et l'Apologie, 2) la rédaction matérielle du texte, et 3) les autres fragments notés sur les mêmes feuilles sont entièrement subordonnées à cette question principale. Ainsi, la question de savoir dans quel ordre et sous quelles influences Pascal a rédigé son texte n'est pertinente que dans la mesure où la réponse nous assurera une meilleure compréhension de l'argument.

Mais d'abord, qu'est-ce que le Pari? C'est un argument constituant le nœud d'un texte (le f. 418) qui occupe la majeure partie de deux feuilles (la Série II dans l'édition Lafuma) où Pascal a noté en outre six autres fragments ayant des rapports thématiques plus ou moins étroits avec le f. 418. A partir de cette distinction terminologique, la recherche se donne pour but 1) d'intégrer l'argument dans le f. 418, 2) d'étudier, sans aucune idée préconçue de cohérence, les autres fragments de la Série II par rapport au f. 418, et 3) de se demander comment s'intègre l'argument dans l'ensemble de la pensée pascalienne. (Ch. I.)

Une première démarche consiste à s'interroger sur les relations éventuelles entre la Série II et l'Apologie. Ayant passé en revue les multiples suggestions à ce sujet, Lonning finit par en retenirdeux qu'il juge dignes d'un examen approfondi: celle de Brunet, qui considère le texte comme un entrepôt de motifs où Pascal avait pensé puiser pour la suite de son travail (Brunet:Le

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net:LePari de Pascal, Paris 1956, p. 48), et celle de Sellier, qui voit un rapport manifeste
entre la lettre de la machine (Liasse 1 : Ordre) et la fin du f. 418 (Sellier: Biaise Pascal: Pensées...,Paris
1976, p. 352). Dans les deux cas, Lonning soupèse longuement le pour et le
contre, sans arriver à un résultat décisif. J'estime pour ma part que son objection à Sellier
n'est pas tout à fait convaincante: il est difficile, dit Lonning, de voir dans le document une
lettre, car "aucun des dictionnaires que nous venons de consulter ne nous a proposé comme
sens: "communication écrite sans destinataire particulier"" (p. 33). C'est pourtant le cas
pour la plupart des lettres fictives. Que Pascal ait omis de désigner un destinataire fictif s'expliqueaisément
par le simple fait que le texte n'est pas achevé. Quoi qu'on pense de ces
deux hypothèses, la constatation implicite de Lonning est probablement correcte: elles ne
fournissent aucune indication susceptible de diriger la recherche ultérieure. (Ch. II.)

Mais il est temps de se pencher sur la rédaction proprement dite du document. Exploitant à fond les données du manuscrit original (reproduit en fac-similé avec la numérotation de Brunet, p. 203-206), Lonning parvient à discerner un nouvel ordre de rédaction, lourd de conséquences pour la compréhension du texte. Pour permettre au lecteur d'estimer cette découverte, quelques précisions seront nécessaires. Comme le document comporte deux feuilles, les pages 1 et 2 signifient respectivement le recto et le verso de la première, tandis que les pages 3 et 4 sont le recto et le verso de la deuxième. A la p. 1, Pascal se livre à des considérations épistémologiques sur notre aptitude à connaître l'infini. A la p. 2, il marque une transition ("Parlons maintenant selon les lumières naturelles") et termine à peu près au milieu de la page par ces mots: "Gagez donc que (Dieu) est sans hésiter." C'est ce qu'on appelle le premier jet, car Pascal pense à ce moment-là en avoir fini avec cette démonstration; témoin le fait qu'il note tout de suite après un fragment sans rapport avec ce qui précède (Lafuma 422). Or, le reste de la p. 2 et la plus grande partie des p. 3 et 4 présentent des ajouts destinés au premier jet, ce qui ressort des signes de renvoi.

Selon Gouhier, Pascal aurait écrit tout le développement de la p. 3, c'est-à-dire la démonstration détaillée du calcul des probabilités, avant d'en revenir à la marge de la p. 2 pour y noter le dialogue décisif où l'incroyant s'avoue vaincu tout en se déclarant incapable de croire. (Gouhier: Biaise Pascal. Commentaires, Paris 1966, p. 258). Or, s'appuyant sur les signes de renvoi biffés, Lonning démontre que Pascal a utilisé la marge et le haut de la p. 2 avant la deuxième feuille. Quelles sont les conclusions à tirer de cette démonstration très convaincante? Selon Lonning, Pascal utilise la marge de la p. 2 parce qu'il n'a pas, à ce moment-là, d'autre feuille sous la main, et il y écrit ce qu'il faut retenir à tout prix, c'està-dire les éléments décisifs d'un entretien réel au début duquel il aurait exposé le premier jet à un interlocuteur. Ainsi, 'l'élément dialogique du fragment n'est pas une pure fiction, il rappelle une confrontation authentique" (p. 42).

Cette déduction, qui constitue l'apport essentiel de l'étude, me semble moins convaincanteque les prémisses. D'abord, Lonning reconnaît bien que le dialogue se poursuit sur les p. 3 et 4, donc sur la feuille que Pascal n'avait pas sous la main, mais il se réfère au contenu pour maintenir sa position: le dialogue noté dans la marge de la p. 2 reflète, de par son caractèrevif et personnel, un seul entretien, tandis que le développement ultérieur, plus calme, donne l'essence de plusieurs rencontres; ce qui explique pourquoi Pascal était moins pressé de noter cette suite, qu'il a, plus tard, intercalée dans la partie personnelle de l'échange (témoinles signes de renvoi). Mais il y a plus grave: si le dialogue n'est pas une fiction, mais le compte rendu d'un ou de plusieurs échanges réels, provoqués par la présentation du premier jet. comment expliquer alors que le dialogue commence dès ce premier jeti II semble bien qu'un dialogue fictif précède le dialogue réel. Ce fait un peu gênant aurait tout de même méritéune petite remarque dès ce chapitre, mais Lonning ne le mentionne que dans l'analyse du contenu (ch. IV), où il qualifie le dialogue initial de "réminiscence de plusieurs entretiens"(p. 72). J'ajoute pour ma part qu'un dialogue unique, rédigé sous l'inspiration de plusieursconversations

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sieursconversationsréelles, c'est très exactement ce qu'on entend par un dialogue fictif. Ceci n'empêche évidemment pas que certaines répliques soient très proches de la réalité, mais ce fait relève d'une analyse de contenu beaucoup plus que de l'ordre de la rédaction. Je reviendrai par la suite à la grande question de principe que soulève à mon avis l'hypothèse de Lonning.

Signalons enfin, à l'attention des lecteurs qui voudraient suivre cette reconstitution pas à
pas, que la reproduction en fac-similé ne comprend pas toute la marge droite - dans laquelle
se trouvent malheureusement plusieurs signes de renvoi. (Ch. III.)

Ensuite, une lecture minutieuse du f. 418, paragraphe par paragraphe, permet de réfuter certaines erreurs classiques (la nécessité du Pari fait partie des prémisses, non de l'argument; le calcul des probabilités n'est pas destiné à prouver l'existence de Dieu, etc.), et de proposer de nouvelles explications de part et d'autre. Citons, à titre d'exemple, le fameux "Parlons maintenant selon les lumières naturelles" (en haut de la p. 2). La difficulté, précise Lonning (p. 68),vient du fait que Pascal a parlé selon les lumières naturelles depuis le début du f. 418; pourquoi alors ce "maintenant"? - C'est qu'auparavant il a parlé des lumières naturelles et surnaturelles, alors que maintenant il va parler selon les lumières naturelles (p. 71). Argument très convaincant, à mon avis, et qui devrait clore un long débat à ce sujet.

Or, en ce qui concerne les parties dialoguées du texte, la lecture de Lonning me paraît tellement
orientée par sa thèse principale que certains points essentiels sont négligés. Voici
quelques exemples:

Dans le § 16 (noté après le premier jet, puis inséré dans celui-ci par un signe de renvoi), Pascal affirme qu'on ne peut blâmer les chrétiens de ne pas pouvoir justifier leur foi puisqu'ils déclarent eux-mêmes que c'est une sottise (cf. St Paul). Ce qui amène l'interlocuteur à répliquer: "Oui, mais encore que cela excuse ceux qui l'offrent telle (...) cela n'excuse pas ceux qui la reçoivent." (C'est moi qui souligne.) Cette distinction ne va pas de soi, étant donné que pour "offrir la foi" il faut déjà "l'avoir reçue", ou "avoir pris un choix" comme on lit plus loin (§ 12). Il y a là, à mon avis, un premier signe avertisseur d'une équivoque fondamentale qui concerne directement la portée de tout le f. 418 (j'y reviendrai), mais Lonning s'en tient au rapport entre ce paragraphe et l'entretien réel (p. 71-73).

Au moment décisif du dialogue, l'interlocuteur se rend aux arguments rationnels tout en se déclarant incapable de croire: "Oui, mais j'ai les mains liées et la bouche muette. On me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas et je suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire." — Plus loin, Pascal exploite habilement les "mains liées": "Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien..." (c'est moi qui souligne). Pascal entend "liés par les passions", mais est-ce bien là le sens de la protestation? L'incroyant ne se sent-il pas plutôt "lié" par les arguments rationnels de Pascal? Cette question relève de la même ambiguïté fondamentale, mais Lonning la passe sous silence pour n'envisager cet échange qu'en tant que procès-verbal d'un entretien réel (p. 71-73).

Enfin, cette rencontre réelle permet à Lonning de proposer une nouvelle explication au fameux "abêtir" ("Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira"). Objectant à de nombreux commentateurs que si Pascal avait simplement voulu faire allusion à la "machine" de Descartes, il aurait choisi un terme moins scandaleux, Lonning suggère que ce mot aurait été prononcé d'abord par l'interlocuteur réel et que Pascal l'aurait repris dans la réplique notée. Dans ce cas, l'interlocuteur réel serait probablement Mitton. Il importe toutefois de remarquer que cette explication ne rend pas le mot moins scandaleux, et s'il faut supposer que "Pascal aurait probablement alterné cette terminologie" (p. 100), les deux hypothèses se valent. (Ch. IV.)

Je tiens à préciser que si j'ai formulé ces quelques réserves, c'est que ce sont les points de
désaccord qui invitent à la discussion,tandis que les très nombreuses observations convaincantes
nous laissent 'les mains liées et la bouche muette".

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Après avoir examiné, puis finalement écarté, les fragments avoisinants (Ch. V), Lonning en vient au bilan critique des interprétations proposées depuis 1670. Pour mieux estimer la portée des diverses protestations indignées, il construit une grille, assez remarquable (p. 137-138), ramène la nature des objections à cinq catégories d'ordre logique et trois d'ordre moral. Si cette grille suffit pour expédier la plupart des bons vieux reproches, les exégètes de ces vingt dernières années sont nettement plus difficiles à caser. La majeure partie du chapitre est consacrée à une discussion serrée avec les commentateurs contemporains. Dans l'ensemble, la position de Lonning vis-à-vis de ces prédécesseurs s'explique - cela va sans dire - selon sa propre analyse du texte. Il me semble donc inutile de discuter en détail les remarques faites à un Goldmann, à un Gouhier, à un Guersant, etc. - puisque ces divergences de vue nous amènent inévitablement à reconsidérer le message général que Lonning dégage du f. 418. Mais il faut rendre hommage à l'auteur d'avoir exposé de manière si claire la base personnelle à partir de laquelle il juge les interprétations antérieures.

Un seul détail demande rectification. Prenant la défense de Pascal contre Voltaire, Lonning s'étonne de voir ce dernier faire allusion au "petit nombre des élus" pour qualifier d'absurde cette invitation à parier. "D'où Voltaire a-t-il tiré cette idée?" demande Lonning, "Pas de ce même chapitre selon l'édition de Port-Royal, ni d'aucun autre écrit de Pascal." (P. 144.) Il est en effet fort possible que Voltaire se soit fié à l'opinion commune sur le Jansénisme, mais, dans les Ecrits sur la Grâce, Pascal est tout à fait explicite sur ce point:

Que les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde parce qu'ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous parce qu'ils font une totalité, tantôt plusieurs parce qu'ils sont plusieurs entre eux, tantôt peu parce qu'ils sont peu à proportion de la totalité des délaissés. / Que les délaissés font une totalité qui est appelée monde, tous et plusieurs, et jamais peu. (Deuxième Ecrit, p. 318 dans Vlntégrale, Seuil 1963.)

Il n'y a guère à s'y méprendre. Et ce n'est qu'un exemple.

Dans la Conclusion, l'auteur rappelle sa thèse principale: le rôle du dialogue authentique
dans la genèse du fragment — et il résume en sept points ce que Pascal a accompli dans le f.
418, cf. la question initiale. Sur ces deux points, je voudrais exprimer quelques réserves.

Pour ce qui est du dialogue réel, j'accorde volontiers à Lonning que son hypothèse est parfaitement plausible, quoiqu'un peu moins bien fondée qu'il ne le prétend, mais le vrai problème réside à mon avis dans la pertinence de toute cette question. Quel est, au fond, l'objectif de l'analyse? Reconstituer les circonstances concrètes qui ont amené Pascal à noter ce dialogue, ou bien comprendre le message qu'il prépare à l'intention de ses futurs lecteurs? La question de l'entretien réel est pertinente dans la première perspective, mais elle l'est beaucoup moins dans la seconde; et c'est dans celle-ci que Lonning situe explicitement son analyse. Entendons-nous bien: que Pascal s'inspire de nombreuses expériences vécues lorsqu'ilrédige ses textes (le f. 418 comme tant d'autres), rien de plus normal. C'est le contraire qui serait étonnant. Que la partie vive et personnelle du dialogue provienne d'une expérience vécue qui précède l'écriture de très peu, c'est encore possible. Mais si l'on considère le documentcomme la préparation d'un message destiné au lecteur, il faut bien reconnaître que Pascalest seul maître de ce qu 'il écrit. Même dans le cas où l'interlocuteur aurait dit mot à mot ce que nous lisons aujourd'hui, c'est Pascal, et Pascal seul, qui décide d'en faire usage ou non. S'il note telle ou telle réplique authentique, ce n'est pas parce que l'incroyant l'a effectivementprononcée, mais parce qu'elle sert son propos. Si l'interlocuteur avait donné des argumentssans intérêt pour le développement de Pascal celui-ci ne les aurait pa« notés Dans ce cas, quelque plausible que puisse être l'hypothèse de Lonning, je ne vois pas en quoi elle pourrait contribuer à une meilleure compréhension du document — si tant est que Pascal le préparait dans l'intention de le publier. Il me semble impossible de faire une distinction essentielleentre

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sentielleentrece dialogue réel et toutes les autres expériences vécues qui ont sans aucun
doute laissé des traces dans le grand manuscrit.

Certes, si l'on se situe dans la première perspective nommée ci-dessus et que l'on considère le dialogue comme des notes personnelles que Pascal aurait recueillies sur le vif, sans se soucier encore de l'usage apologétique qu'il pourrait en faire, il est hautement probable que le document reflète le dialogue tel qu'il s'est réellement déroulé. Mais dans ce cas, le papier s'adresse à Pascal lui-même, et nous aurons peu de chances d'y comprendre grand-chose.

L'inconvénient de cette distinction entre un texte à publier (forcément un brouillon) et des notes personnelles, c'est évidemment que l'état du document ne nous permet pas de trancher. On peut se placer dans l'une ou l'autre perspective, mais il faut éviter à tout prix de les confondre. Et il y a à mon avis précisément confusion si l'on cherche à comprendre le Pari par le biais d'un dialogue réel.

Quant au message général du texte, Lonning le résume en sept points dont je résume à mon
tour les quatre premiers (que j'approuve), alors que je cite les trois derniers (que je désapprouve).

1. Impossibilité de prouver ou de réfuter l'existence de Dieu.

2. Le choix entre l'existence et la non-existence de Dieu est un impératif existentiel. Aucune
neutralité n'est possible.

3. La règle rationnelle que nous appliquons dans toute affaire impliquant l'incertitude de
l'avenir nous commande nettement d'opter en faveur de Dieu.

4. Confronté à l'impuissance de l'incroyant à appliquer, en matière de foi, cette règle, dont
il reconnaît le bien-fondé, Pascal conclut que les vrais obstacles à la foi sont d'ordre nonintellectuel.

5. Le chemin des arguments rationnels étant ainsi clos, Pascal a recours à l'expérience de
ceux qui, en pareilles circonstances, ont réussi à pousser à la foi.

6. Par l'"abêtir" il relève la correspondance de cette expérience avec la théorie psychologique
tenue par son interlocuteur.

7. Par les concepts "infini" et "rien" qui terminent la "Fin de ce discours" il rappelle le titre
du fragment et en relève ainsi l'unité essentielle. (P. 181-182.)

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le constater, il est impossible de formuler des réserves à une
telle interprétation sans préciser sur quelles prémisses on le fait. Voici les miennes:

Le point capital du f. 418, c'est qu'une ambiguïté fondamentale éclate au moment décisif du dialogue et saborde en fait tout le fragment. Quelle est cette ambiguïté? — Jusqu'à la protestation principale de l'interlocuteur ("j'ai les mains liées, etc.") l'objectif de Pascal semble assez clair, sinon tout à fait dépourvu d'équivoque: il s'agit simplement de défendre le choix des chrétiens en faisant admettre à l'athée que ce choix est parfaitement rationnel. Le "vous" qui intervient tout au long du texte alterne en effet avec le "on", dont il n'est, à mon avis, qu'une variante. L'équivoque perce dans le § 16, qui introduit la distinction entre ceux qui offrent la foi et ceux qui la reçoivent. S'il est aussi question de ces derniers, on peut prévoir des tentatives de persuasion. Il est significatif à cet égard que Pascal a noté ce paragraphe après le premier jet pour l'y insérer ensuite. (Que cet ajout provienne d'un échange réel est possible, mais cela n'explique pas pourquoi Pascal décide de l'insérer dans son développement.)

Or, ce n'est qu'au moment où l'interlocuteur se déclare forcé à parier, mais incapable de croire (§§ 17, 24) que l'équivoque envahit définitivement le texte. D'une part, Pascal tire la conclusion logique de tout ce qui précède: l'autre est athée, non pas parce qu'il ne veut pas croire, mais parce qu'il ne peut pas; c.q.f.d! Tous les arguments antérieurs de l'incroyant sont renversés, cf. le point 4 de Lonning. Mais, d'autre part, Pascal exploite encore sa victoireen

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reencherchant à pousser cet homme vers la conversion pratique, ce qui renverse totalement les données du Pari. D'abord, il conseille à l'incroyant de faire comme s'il croyait, de prendrede l'eau bénite, etc., bref de s'abêtir, mais comme ces conseils pastoraux ont très peu d'effet, il abat sa dernière carte:

Fin de ce discours. / Or quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable... A la vérité vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices, mais n'en aurez-vous point d'autres?...

Arrêtons-nous là un instant. Ce que promet Pascal ici n'a strictement rien à voir avec l'existence de Dieu et la vie éternelle. Il dit simplement que si l'on applique la morale chrétienne, on obtiendra un maximum de bonheur sur terre. Qu'est donc devenu le Pari? Le dernier alinéa nous réserve encore des surprises:

Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et que à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous harsardez que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'avez rien donné.

Comment ne pas remarquer que cette conclusion apparemment triomphante comporte une contradiction qui réduit le fragment à l'absurde? Parier pour une chose certaine, c'est ne pas parier; et pour qu'il ne subsiste aucun malentendu, Pascal précise encore que ce "pari" ne demande aucun enjeu. Ainsi, il convient de lire: ... que vous connaîtrez à la fin que vous n'avez pas parié du tout! La certitude d'obtenir Yinfini - le seul terme qui n'est pas nié - n'a donc rien à voir avec le Pari.

Il ressort de ces observations que les points 5 et 6 de Lonning me semblent corrects, mais d'une importance limitée, tandis que son point 7 est à mon avis faux: il n'est pas vrai que la dernière phrase "relève l'unité essentielle du fragment"; elle le fait au contraire éclater totalement.

Quelles sont les raisons qui ont amené Lonning à écarter de sa récapitulation cette certitude chrétienne dont il relève bien le caractère frappant dans son analyse détaillée (p. 110)? - S'il admet qu'à la fin du fragment, il s'agit d'une "certitude existentielle accessible seulement à ceux qui se laissent entraîner dans cette transformation..." — il refuse toutefois de tirer la conclusion qui, à mon avis, s'impose avec rigueur (dans la perspective de la foi, il n'y a pas de pari), car ... "il est impossible de soutenir que Pascal se soit tellement contredit sur un point aussi essentiel que celui-ci".

J'estime pour ma part que l'essentiel, c'est précisément cette contradiction. Elle est à prendre rigoureusement au pied de la lettre, car elle détermine mieux qu'un long raisonnement le véritable dilemme: l'argument du Pari est une image, une comparaison théorique destinée à traduire les données de la foi en termes athées. Evoquer le Pari, c'est parler des lumières de la foi, alors que si l'on parle selon ces lumières, le Pari n'a plus aucun sens. Le Pari fonctionne dans la défense du christianisme, tandis que la pratique de la foi l'exclut. Si l'on vise les deux objectifs à la fois, on confirme et renie le Pari.

Cette ambiguïté foncière n'a absolument rien d'accidentel; elle est la manifestation d'un dilemme qui revient encore et encore dans l'Apologie: Pascal se propose-t-il de défendre simplement la Religion Chrétienne en faisant admettre à l'athée que la foi est raisonnable, ou bien espère-t-il pousser ce lecteur à chercher Dieu? Les vingt-sept liasses nous ramènent constamment à cette équivoque, depuis le fragm. 4: "Lettre pour porter à chercher Dieu" — jusqu'au fragm. 380. "On ne croira jamais, d'une créance utile et de loi si Dieu n'incline le cœur et on croira dès qu'il l'inclinera." Tel est exactement le dilemme profond de l'apologiste. Démontrer le bien-fondé du christianisme est un tour de force intellectuel, sans plus. Entraîner son prochain dans le chemin de la foi est une tentative surhumaine qui fait éprouver, à tout instant, le vouloir et ne pouvoir.

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Lonning a donc parfaitement raison lorsqu'il constate (p. 184) que 'le Pari détermine l'interprétation des Pensées, et les Pensées déterminent l'intelligence du Pari - sans point de départ et sans ligne d'arrivée". Je regrette seulement qu'il écarte un peu vite la possibilité de "considérer (le Pari) comme l'expression de quelque défaut qui imprimerait sa marque sur toute l'Apologie pascalienne".

S'il faut chercher, parmi les prédécesseurs de Lonning, celui qui a fourni le plus d'inspiration aux pascalisants, je pense que Lucien Goldmann bat tous les records, et cela précisément parce que son analyse était un défi que personne ne pouvait négliger. Tel est à mes yeux le seul critère pertinent pour juger de la valeur d'une analyse: est-elle assez provocante pour amener ses lecteurs à de nouvelles réflexions? Comme j'ai essayé de l'exprimer dans ce qui précède, le livre de Lonning répond pleinement à cette exigence. Double provocation, a-t-il dit au sujet du Pari. Il mérite bien ce compliment lui-même.

Dernière remarque: On aimerait savoir si la Librairie Philosophique J. Vrin ne dispose pas
d'un correcteur? Les nombreuses fautes d'impression et impropriétés de langage témoignent
d'un certain laisser-aller qui n'est pas à l'avantage du livre.

Copenhague