Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Gérard Moignet: Systématique de la langue française. Paris, Klincksieck, 1981. 346 p.

Marianne Hobæk Haff

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La Systématique de la langue française, ouvrage posthume de Gérard Moignet, marque une étape importante dans les études de la psychomécanique. C'est que Gérard Moignet est le premier à présenter une description intégrale de la langue française dans l'optique guillaumienne (guillaumien, adjectif dérivé de Guillaume, le père de la psychomécanique). Pour faire ce travail, l'auteur a pu puiser dansdifférentes sources: premièrement et avant tout, il a pu tirer profit de l'enseignement oral de son maître Gustave Guillaume ainsi que de ses ouvrages (cf. Le problème de l'article, Temps et verbe, Langage et science du langage et Leçons de linguistique). Deuxièmement, l'auteur a eu à sa disposition de nombreuses études écrites par d'autres disciples. Enfin, il avait déjà traité lui-même, dans les vues de la psychomécanique, des domaines laissés en friche, telle l'analyse de la conjonction. Ainsi, ce travail se ramenait à rassembler les résultats acquis et à inventer à la fois.

Le guillaumisme est un structuralisme "pas comme les autres". En effet, bien que la psychomécanique (ou psychosystématique) s'inscrive dans le courant structuraliste, c'est une théorie très originale. Au niveau de la langue, Guillaume opère avec deux systèmes hétérogènes: le système psychique (appelé aussi le psychisme) se rapportant au signifié, et le système sémiologique (appelé aussi la sémiologie) se rapportant au signifiant. Le psychisme, système de systèmes très abstrait, qui fait preuve d'une cohérence parfaite, précède en pensée la sémiologie, système moins cohérent, qui est affecté de nombreuses irrégularités. Or, si chaque signe est le résultat de deux processus, le signifié, tout seul, l'est aussi. La première opération, la lexigenèse (ou idéogenèse) consiste à discerner dans la masse amorphe du pensable une notion. La seconde opération consiste à engager la notion discernée en lexigenèse dans un certain nombre de formalisations: "La matière notionnelle est ainsi rendue incidente à une forme" (p. 29).

Ce qui fait avant tout l'originalité du guillaumisme, c'est sa conception cinétique et non statique de la langue. En effet, les systèmes du psychisme, qui sont conçus comme des successivités logiques, comme des positions d'avant et d'après dans une ordination, sont soumis à une reconstruction continuelle. Et le temps mental qui sous-tend ces mouvements de pensée est appelé le temps opérateur.

Une notion clef de la psychomécanique est celle d'incidence. L'incidence est un mécanisme fondamental qui opère aussi bien au niveau abstrait de la langue qu'au niveau concret du discours (le terme saussurien de parole est remplacé par discours chez lesguillaumiens). En effet, les différentes parties de la langue, dénommées parties du discours traditionnellement, se définissent par leur type d'incidence, et dans le discours, c'est encore l'incidence qui établit les rapports entre les éléments. Ce principe fondamental "consiste à assigner un apport à un support" (p. 288); enfin, c'est l'incidence qui permet de dire quelque chose de quelque chose.

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Comme l'indique le titre de l'ouvrage, c'est la systématique, c'est-à-dire l'étude du système psychique, qui est au centre des analyses. Moignet consacre très peu de place à l'autre système de la langue, la sémiologie. L'auteur ne reste cependant pas dans tout le livre au niveau abstrait; il aborde aussi la façon dont les systèmes fonctionnent dans le discours. Le lecteur trouvera ainsi beaucoup de renseignements utiles. La Systématique de la langue française est toutefois un livre très théorique au contenu dense. Ceci explique qu'il nous soit impossible de rendre compte de tout l'ouvrage.

Moignet opère avec 8 parties de la langue, qu'il partage en deux groupes principaux: le substantif, l'adjectif, le verbe et l'adverbe sont les parties prédicatives, et l'article, le pronom, la préposition et la conjonction les parties non-prédicatives. Si Moignet fait cette distinction, c'est avant tout pour la raison suivante: alors que la matière notionnelle des parties prédicatives est fournie par l'univers auquel la pensée humaine est confrontée, celle des parties non-prédicatives est une pure invention de la pensée, sans affinité directe avec le monde extérieur. Le substantif, qui est le pilier central de l'édifice, est la seule partie de la langue à avoir une incidence interne. C'est qu'il ne postule pas, sur le plan de la langue, un support extérieur. L'adjectif et le verbe, de leur côté, sont caractérisés par l'incidence externe du premier degré. La matière de l'adjectif est destinée à s'appliquer à quelque chose qui réside hors de l'adjectif, soit à un substantif. De même, la matière du verbe s'applique forcément à un substantif (ou à un pronom): 'Toute forme verbale, quelle qu'elle soit, emporte avec elle l'image d'un support nominal" (p. 56). La quatrième des parties prédicatives, l'adverbe, se définit par l'incidence externe du second degré: "II est incident à ce qui est incident, ou mieux, il est incident à l'incidence de l'adjectif ou du verbe au substantif (ou au pronom)" (p. 16). Il est à noter, cependant, que nous venons de décrire le mécanisme d'incidence tel qu'il fonctionne au niveau de la langue. Car dans le discours, le substantif peut adopter une incidence externe. Régi par une préposition, par exemple, le substantif peut constituer un adjectif ou un adverbe de discours (exemples: la maison de mon père, il agit avec habileté). De même, si le substantif assume la fonction d'épithète, son incidence est externe (exemple: un rabais monstre)

En ce qui concerne les parties non-prédicatives ou transprédicatives, Moignet les divise en deux sous-groupes: le groupe des non-prédicatifs: le pronom et l'article, et celui des transprédicatifs: la préposition et la conjonction. Pour ce qui est de l'article et du pronom, ils sont caractérisés, grosso modo, par le même système d'incidence que les parties prédicatives. Ce qui les distingue de celles-ci, c'est leur matière notionnelle abstraite. Si la préposition et la conjonction sont appelées transprédicatives, cependant, c'est que non seulement leur matière est sans lien direct avec le monde extérieur, mais le système d'incidence tel qu'il fonctionne entre les parties prédicatives et non-prédicatives est transcendé. La conjonction et la préposition ont en commun le fait qu'elles servent à mettre en rapport deux éléments, appelés le support d'avant et le support d'après. Leur incidence est bilatérale. On doit remarquer, toutefois, qu'il n'y a pas de cloison étanche entre les parties prédicatives d'un côté et les parties non-prédicatives ou transprédicatives de l'autre: la partie predicative peut devenir non-prédicative ou transprédicative et vice-versa. Les prépositions pour et contre, par exemple, constituent des substantifs dans le pour et le contre.

L'article et le verbe sont les parties de la langue qui illustrent le mieux les principes de la psychomécanique. Le cadre de ce compte rendu ne permet pas de les décrire en détail, malheureusement. En ce qui concerne le système verbal, la psychomécanique en donne une représentation ingénieuse, capable de mettre en lumière bien des phénomènes que la grammairetraditionnelle a laissés dans l'ombre. Le guillaumisme explique par exemple pourquoi l'imparfait a plus de valeurs d'emploi que le passé simple. Et il émet des hypothèses très intéressantes relatives au non-emploi du passé simple et de l'imparfait du subjonctif dans la langue parlée. Quant à l'article, ce sont un et le qui forment le système fondamental. Ils représententdeux

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présententdeuxtensions ou mouvements successifs: "Un signifie la première de ces tensions,un mouvement de pensée portant la notion substantívale en direction d'une image particulière;le signifie la seconde tension, un mouvement de pensée portant le substantif à une image générale de lui-même" (p. 132). L'article a pour fonction d'actualiser le substantif. Selon que la saisie est opérée précocement ou tardivement sur les deux tenseurs (qui illustrentles tensions), on obtient des valeurs d'emploi différentes. Il y a quatre saisies principales,ce qu'illustre la figure suivante:

La première saisie donne du substantif une image de généralité. - Exemple: Un enfant est
toujours l'ouvrage de sa mère. - Un correspond à "un quelconque".

La deuxième saisie livre une image "individuée" du substantif; un peut être paraphrasé
par "un certain". - Exemple: Un agneau se désaltérait...

Dans la troisième saisie, le seuil séparant les deux mouvements est dépassé;/? entame le
mouvement de généralisation. - Exemple: Sire, répond l'agneau,...

C'est à cette saisie qu'on a affaire quand on parle d'une personne ou d'un objet déjà mentionnés.

Le quatrième saisie livre une image de généralité du substantif. - Exemple: L'agneau est
le symbole de la douceur.

Voici le commentaire de Moignet: "La généralisation obtenue en saisie 4 n'est pas synonyme
de celle que produit la saisie 1, même si les effets de sens sont voisins. Il n'y a pas
exacte identité entre :

Un enfant est toujours l'ouvrage de sa mère.

et

L'enfant est toujours l'ouvrage de sa mère.

Une certaine orientation particularisante est perceptible dans la première phrase, qui est totalement absente de la seconde. Une nuance d'ordre stylistique est décelable entre les deux aphorismes" (p. 133). La représentation guillaumienne de l'article est à la fois originale et ingénieuse, à notre avis. Bien d'autres analyses, cependant, sont également intéressantes.

L'étude de l'adjectif, par exemple, combine des considérations d'ordre théorique et pratique, et ce d'une façon très réussie. L'adjectif remplit sémantiquement deux types de fonction par rapport au substantif: la fonction de spécification et la fonction de qualification appréciative. Cette distinction étant établie, Moignet constate, entre autres, que "les fonctions grammaticales d'attribut et d'apposition ne sont guère possibles que dans la fonction sémantique de qualification appréciative: ce festin est royal/*ce palais est royal", et que dans la fonction de spécification l'adjectif "ne peut supporter l'incidence d'un adverbe de quantité: *le code est très civil" (p. 45). Un sujet bien difficile, qui a fait couler beaucoup d'encre, à savoir la place de l'adjectif, est aussi traité avec beaucoup de finesse.

Moignet dit dans la préface qu'il a dû établir lui-même la théorie systématique de la préposition
et de la conjonction. Il s'en est bien tiré, à notre avis.

Ouvrage posthume, pas tout à fait terminé avant la mort de Moignet, la Systématique de la langue française aurait peut-être eu un autre visage si l'auteur avait eu la possibilité d'y mettre la dernière main. Ceci dit, nous nous permettons toutefois de formuler quelques réserves. Moignet se propose d'exposer la théorie de Guillaume "dans une perspective simplificatrice,adaptée

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plificatrice,adaptéeaux fins d'une présentation à un public plus large que celui auquel s'adressait l'auteur de Temps et Verbe" (p. 3). A notre avis, cet ouvrage de Moignet ne peut guère servir d'introduction au guillaumisme. Pour bien le comprendre, il faut avoir, croyonsnous,des connaissances de base sur ce qu'est la psychomécanique. Un débutant non initié aurait intérêt à étudier d'abord les Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, qui sont excellentes d'un point de vue pédagogique. Une définition insuffisante de certains termes contribue aussi à rendre ce travail d'un abord difficile. L'auteur introduit, par exemple, le terme sémantèse sans le définir. On devine qu'il s'agit du résultat de la lexigenèse, ce qui est confirmé à la page 251. Les termes idéogenèse et lexigenèse ne sont pas définis l'un par rapport à l'autre. Si nous avons bien compris, il s'agit de deux synonymes.

La psychomécanique, en tant que théorie, présente des points obscurs; Moignet ne contribue pas à les éclaircir dans cet ouvrage. Je pense au terme de temps opérateur, par exemple. Guillaume concevait le temps opérateur comme du temps réel. Certains de ses élèves pensent qu'il s'agit plutôt d'un temps imaginaire, d'une ordination. Nous pensons que l'interprétation à donner à ce terme est très importante. Moignet n'évoque pas ce problème dans sa Systématique. De même, aucune des études de la psychomécanique que nous avons lues n'a abordé d'une façon précise la manière dont se fait la transition du système psychique au système sémiologique. L'ouvrage de Moignet non plus n'apporte pas de précisions là-dessus.

Malgré les quelques réserves que nous avons formulées, nous pensons que cet ouvrage est à la fois intéressant et captivant. Avec la Systématique de la langue française Moignet a mené à bonne fin la tâche difficile qui consistait à donner une analyse intégrale du français dans l'optique de la psychomécanique.

Trondheim, Norvège

Bibliographie

Guillaume, G.: Le problème de l'article et sa solution dans la langue française, Paris, Hachette,

-: Temps et verbe, Paris, Champion, 1929.

-: Langage et science du langage, Québec, Presses de l'université de Laval, et Paris, Nizet,
1964.

-: Leçons de linguistique, 1948-1949, Séries A, B et C, publiées par Roch Valin, Québec -
Paris, PUL-Klincksieck, 1971, 1973.