Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Le rêve du voile dans La Nouvelle Héloïse

par

Paul Pelckmans

Que le rêve lui aussi ait une histoire, l'idée, pour n'être à tout prendre qu'une lapalissade, risque de faire à jamais le désespoir de l'historien: non content de s'altérer, comme toute autre chose, au fil des siècles, le monde onirique s'évanouit, chaque matin, dans l'oubli des réveils. Ses évolutions, de ce fait se dérobent à toute investigation — ou, du moins, celle-ci ne saurait guère dépasser les approches latérales, le rassemblement des indices et des échos qui, quelque fatalement insuffisants qu'ils soient, seraient, par la force des choses, les seuls vestiges de cette Atlantide de l'histoire des mentalités.

Parmi ces traces, certains hésiteront à retenir les matériaux que proposent çà et là les œuvres littéraires. Les songes prémonitoires ou oraculaires de la tragédie classique, les allégories hautement structurées que certains poètes médiévaux ou baroques prétendaient avoir vu en rêve sont trop éloignés de notre expérience moderne pour qu'on ne soit tenté de croire que, dans ces textes, la convention littéraire l'emporte sur la transcription des vécus. Reste que, sauf à admettre que les vraisemblances de l'art sont radicalement arbitraires par rapport à celles de la vie quotidienne, l'existence même de ces conventions est sans doute significative: au théâtre et dans la poésie, le rêve de l'âge classique garde, jusque dans son opacité, une cohérence qui pourrait suggérer que le décousu dont nous avons, dans ce domaine, l'habitude ne caractérise peut-être que notre modernité.

Dès lors, on en vient à se demander si l'herméneutique freudienne a bien la portée universelle qu'on lui attribue communément. Outre par sa rigueur scientifique, sa patience à justifier longuement chacune de ses interprétations, la Traumdeutung se distingue de la formule traditionnelle des Clés des Songes en fournissant, aux côtés d'une copieuse série de symboles oniriques, une méthode, celle des associations libres, qui, ne se liant à aucune figuration particulière, parvenait à réduire l'obscurité de n'importe quel rêve. Cette technique, qui invite à ramener la disparate des rêves manifestes à un désir censuré qui serait leur vérité à tous, a pu devoir une partie de son succès au fait qu'elle parvenait à faire face à un débordement au-delà de toute inventorisation: conjurant une complexification typiquement moderne de l'onirique, elle éludait les questions, à bien des égards inquiétantes, qu'aurait pu susciter cette nouvelle complexité.

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C'est dans la perspective de ces questions que nous aimerions interroger le
rêve énigmatique de Saint-Preux, auquel Jean-Jacques Rousseau consacre les lettres
9àll de la Cinquième Partie de son roman.

On s'étonnera sans doute qu'une contribution littéraire à l'histoire du rêve choisisse, au sujet d'un texte vieux de deux cents ans, d'inscrire son propos dans les débats actuels autour de la psychanalyse. Le paradoxe n'est qu'apparent: le XVlllème siecie semble avoir été le lieu d'une mutation onirique au terme de laquelle le rêve avait acquis l'essentiel de sa physionomie actuelle.

C'est du moins, fatale incertitude de cette histoire lacunaire, ce que donnent à penser certains indices. Dans le contexte d'une histoire plus large des difficultés spécifiques des rapports humains modernes, le psychiatre néerlandais Jean-Henri Van den Berg suggère que le rêve a pu devenir, au XVlllerne siècle, un phénomène de plus en plus fréquent. A la fin du siècle, Emmanuel Kant affirme

qu'il ne saurait y avoir de sommeil sans rêve et que celui qui croit ne pas avoir rêvé a
tout au plus oublié son rêve.

Cette affirmation, dont le ton tranchant nous surprend peu, aurait, cent ans plus tôt, été impensable: dans son Essay Conceming Human Understanding (1690) John Locke cherche à réfuter la thèse cartésienne selon laquelle l'âme pense toujours en arguant, entre autres, que la plupart des sommeils se passent sans rêve; et lorsque Leibnitz, en de Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain (1704), réfute à son tour les objections de Locke, il n'a pas un mot pour stigmatiser ce qui nous semble être une énormité. Un tel silence donne à penser que Leibnitz reconnaissait, dans l'assertion de son adversaire, un fait d'expérience.

A ce contraste suggestif qu'évoque Jean-Henri Van den Berg (Leven in Meervoud,
p. 201-205), nous ajouterons, avec Albert Béguin, le soudain engouement
de la seconde moitié du XVlllerne siècle pour les problèmes du rêve:

Les livres sur les songes, les revues qui leur consacrent un rubrique intermittente ou régulière, foisonnent à partir de 1750; il n'est guère de traité de psychologie qui ne leur voue un chapitre. Les mémoires du temps évoquent les entretiens des mondains qui se racontaient leurs songes prophétiques; ce n'est pas dans les milieux piétistes seulement, mais dans les cercles les plus "éclairés" que l'on affectionne les histoires de pressentiments vérifiés, d'accidents mortels ou de coups de fortune annoncés par un rêve avertisseur. (L'Ame romantique..., p.4).

Sans doute, la plupart des psychologues de l'époque sont des associationnistes qui, lorsqu'ils traitent du rêve, ne cherchent qu'à dégager les mécanismes qui régiraient ce dérapage d'une pensée momentanément soustraite aux contrôles de la raison diurne. Aux Dédains des Hartley et des Condillac, Georges Gusdorf oppose toutefois (L'Avènement des Sciences humaines..., p. 76) cet "aphorisme" de Georg-Christoph Lichtenberg.

Ce serait un sujet digne du plus grand psychologue que d'étudier la nature de l'âme
à partir des rêves.

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La promotion de l'onirique, qu'attestent à la fois son acrroissement quantitatif et le nouvel intérêt qu'on lui témoigne, débouche ainsi sur une annonce directe du programme freudien, pour lequel le rêve est la via regia vers l'inconscient. Dans le détail de sa pratique, Freud recueille d'ailleurs aussi l'héritage de la psychologie mécaniste: sa méthode des associations libres, loin d'encourager la spontanéité du rêveur, vise au contraire à écarter toute intervention de celui-ci afin de retrouver les enchaînements contraignants dont la trame, combien serrée, est censée constituer le travail du rêve.

Le romancier, c'est un fait bien connu, en sait souvent plus long que les philosophes et les psychologues professionnels. Aussi ne croyons-nous pas que la leçon de la Traumdeutung, si nettement annoncée dès le XVlllème siècle, suffise à rendre compte du texte de Jean-Jacques.

Non qu'il soit impossible de "psychanalyser" le rêve de Saint-Preux. Accompagnant en Italie son ami Milord Edouard, l'ancien amant de Julie occupe, en route, une chambre d'hôtel où il avait déjà passé une nuit au temps de ses premières amours. Assailli par les souvenirs, il y dort d'un sommeil agité, hanté de songes confus: il revoit notamment la mère de Julie, morte de désespoir en apprenant le déshonneur de sa fille. Puis, la scène change:

Je vis Julie à sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fut couvert d'un voile. Je fais un cri; je m'élance pour écarter le voile;je ne pus l'atteindre; j'étendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. Ami, calme toi; me dit-elle d'une voix faible. Le voile redoutable me couvre, nulle main ne peut l'écarter. A ce mot, je m'agite et fais un nouvel effort; cet effort me réveille... (p. 616).

On sait qu'à ce moment du roman Saint-Preux vient d'être accueilli au foyer de celle qui fut son amante: le mari, Wolmar, se propose de le guérir de sa passion. Dès lors, le sens d'un tel rêve est, pour le psychanalyste, des plus transparents: il lui suffit d'admettre que la tentative de dévoiler le visage de Julie, tentative que le texte ne motive nulle part, est la litote d'un geste plus audacieux. Le cauchemar exprimait ainsi un désir persistant, dont le changement des situations, le ralliement de Saint-Preux au projet de Wolmar, explique de reste pourquoi il n'apparaît plus que dans une ambiance de paralysie et de remords.

On pourrait tirer parti, pour une telle interprétation, de l'absence de guillemets, qu'autorisait d'ailleurs l'usage du XVlllème siècle. La phrase "Le voile redoutable me couvre", que le contexte rattache au discours de Julie conseillant à son ami de cesser ses efforts inutiles, pourrait appartenir simultanément, par surdétermination, à la narration de Saint-Preux, qui avait déjà passé auparavant au présent historique. On dirait alors que le désir de se rapprocher de Julie, qui, dans l'hypothèse psychanalytique, serait le vrai enjeu du rêve, se satisfait ici de façon particulièrement audacieuse et que le "nulle main..." implique un défi sournois à l'égard de Wolmar, censuré d'ailleurs tout de suite par les répétitions du rêve:

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Bientôt ma frayeur se dissipe, l'épuisement me rendort; le même songe me rend les mêmes agitations; je m'éveille et me rendors une troisième fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce même appareil de mort; toujours ce voile impénétrable échappe à mes mains et dérobe à mes yeux l'objet expirant qu'il recouvre (p. 616).

On voit qu'ici toute ambiguïté a disparu: dans cette e'vocation plus sommaire de
l'image centrale du rêve, c'est bien Saint-Preux que le voile sépare de Julie: le désir,
de ce fait, retrouve sa frustration habituelle.

Pareille élucidation n'est peut-être pas à la hauteur du texte. On hésite d'autant plus à reconnaître dans le désir persistant de Saint-Preux la vérité ultime de ce rêve qu'en guise de contenu latent on s'attendrait au moins à découvrir un secret quelque peu caché; or, tout au long des Quatrième et Cinquième Parties, il est évident, pour qui sait lire, que ce désir, confusément partagé par Julie, est à la fois le motif et le principal problème du retour de l'ancien amant. L'approche psychanalytique, autrement dit, ne parvient qu'à banaliser le rêve, à le rabattre sur une vérité qui tombe sous le sens commun. Wolmar l'écrivait déjà à Claire:

De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n'est pas, sans
doute une merveille à vous apprendre (p. 508).

A plus forte raison n'est-ce pas un secret à rêver.

Pourquoi Jean-Jacques recourt-il alors au songe? Dans le roman épistolaire, l'événement tel qu'en lui-même est souvent moins important que les réactions qu'il suscite, les prises de position des correspondants. Dès lors, il n'est pas indifférent que le texte ne propose aucune interprétation définitive du rêve: l'entente qui s'est si laborieusement établie entre les belles âmes réunies à Clarens trouve une de ses limites dans cet événement insolite face auquel elles ne réussissent pas à élaborer une vérité commune. L'opacité que le texte maintient autour du rêve pourrait être le premier de ses sens.

L'épisode intervient en effet au moment où, par le succès apparent qu'est la guérison
de Julien, la "transparence" (Jean Starobinski) des coeurs semble enfin
chose acquise, Saint-Preux s'en félicite encore au début de sa lettre:

Après avoir perdu la moitié de ma vie à nourrir une passion malheureuse, je consacrais l'autre à la justifier, à rendre par mes vertus un plus digne hommage à celle qui reçut si longtemps tous ceux de mon cœur. Je marquais hautement le premier de mes jours où je ne faisais rougir de moi, ni vous (Claire), ni elle, ni rien de tout ce qui m'était cher (p. 613).

Dans cette unanimité touchante, le rêve introduit une série de dissonances.
Saint-Preux n'ose le raconter directement à Wolmar, même s'il compte que la
lettre a Claire, qui le relate, passera sous les yeux de celui-ci:

Je veux bien que vous connaissiez toutes mes faiblesses, mais je n'ai pas la force de vous
les dire (p. 611).

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La relation elle-même n'est sans doute pas exhaustive, certains affects de la nuit
du songe semblent difficiles à communiquer:

En entrant dans la chambre qui m'était destinée, je la reconnus pour la même que j'avais
occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect, je sentis une impression que j'aurais
peine à vous rendre (p. 615).

Fille prudente, Claire ne communique à la communauté de Clarens qu'une version
censurée de la lettre de Saint-Preux; encore décide-t-on de la cacher au père
de Julie:

A l'égard du détail que vous m'avez fait, nous n'en avons rien dit au Baron, et j'en ai
passé à tout le monde quelques soliloques fort inutiles (p. 619).

Pris de panique, Saint-Preux était retourné à Clarens pour s'assurer que le rêve, qui lui avait montré Julie morte, ne disait pas vrai; craignant de se faire moquer, il n'ose revoir sa bien-aimée, mais se cache derrière une haie pour épier le son de sa voix. Puis, retournant auprès de Milord Edouard, il semble honteux de cette timidité:

De peur de lui laisser une défiance inutile, je lui ai caché que je ne vous avais point
vues. Quand il me demanda si le voile était levé, je l'affirmai sans balancer, et nous
n'en avons plus parlé (p. 618).

A la suite du rêve, l'entente harmonieuse qu'on avait pu croire définitive semble donc bien fissurée. Comme pour ajouter à l'effet de confusion qu'introduisent ces diverses réserves et ces petites hontes, Jean-Jacques introduit même une énigme supplémentaire: caché derrière sa haie, Saint-Preux assiste à une conversation entre Julie et Claire où celle-ci avoue à sa cousine que ses sentiments pour celui que jusque-là elle n'avait considéré comme un ami ont bien changé; l'ami affirme n'avoir rien entendu, la trop grande distance lui a tout au plus permis de s'étonner de l'accent de Claire:

Sans qu'il me fut possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son de votre
voix je ne sais quoi de languissant et de tendre qui me donna de l'émotion (p. 618).

Claire, pour sa part, n'est pas si sûre qu'elle n'a pas été entendue — et tâche, dans
sa réponse, de rattraper son aveu:

Au reste, s'il est vrai que vous n'avez rien entendu de notre conversation, c'est peutêtre
tant mieux pour vous; car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu'ils
m'aperçoivent, et assez maligne pour persifler les écouteurs (p. 621).

Il serait bien sûr vain de se demander si Saint-Preux a surpris ou non les paroles de Claire: Jean-Jacques dédaigne de nous l'apprendre mais soulignes, par cette coïncidence invraisemblable, que, dès le lendemain du départ de leur ami, les entretiens des deux cousines abordent, à Clarens, des sentiments qu'on préfère lui laisser ignorer...

Le rêve sert ainsi de révélateur à tout un trouble, toute une opacité des rapports
humains que l'idéal de la transparence, de la communion sans entraves des cœurs

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sensibles, cherche à conjurer plus qu'il ne parvient à les dépasser. Ce même malaisesous-tend
les images du rêve.

En deçà des sens latents qu'on peut lui supposer, la tentative impuissante de Saint-Preux pour dévoiler le visage de Julie exprime son incapacité de "l'atteindre" (p.616). De même, l'image de la mère de Julie s'évanouit dès que le rêveur essaie de la fixer - et sa disparition interrompt, sur un sens inachevé qu'on devine menaçant, la prédiction qu'elle fait à sa fille:

O ma mère, disait Julie d'un ton à me navrer l'âme, celle qui vous doit le jour vous
l'ôte! Ah! reprenez votre bienfait, sans vous il n'est pour moi qu'un don funeste.
Mon enfant, répondit sa tendre mère,... il faut remplir son sort... Dieu est juste... tu
seras mère à ton tour... elle ne put achever... Je voulus lever les yeux sur elle: je ne la
vis plus (p. 616).

Le cauchemar se compose donc de deux rencontres impossibles, dont la première est brutalement interrompue tandis que la seconde ne parvient même pas à se produire. Significativement, ce double échec nous est présenté comme l'abou tissement d'un ensemble de rêves plus vaste, qui avait récapitulé la vie entière de Saint-Preux :

Les amères douleurs, les regrets, la mort se peignirent dans mes songes, et tous les maux que j'avais soufferts reprenaient à mes yeux cent formes nouvelles pour me tourmenter une seconde fois. Un rêve surtout, le plus cruel de tous, s'obstinait à me poursuivre, et de fantôme en fantôme, toutes leurs apparitions confuses finissaient toujours par celui-là (p. 616).

On voit que les souvenirs n'affleurent qu'à travers un remaniement onirique qui leur confère une allure déconcertante: plus importante que le détail de ces réminiscences, que le texte ne précise d'ailleurs pas, la disparate des "cent formes nouvelles" aligne, à travers le rappel désorganisateur, l'ensemble de la biographie du rêveur sur cette hantise du contact perturbé que nous avons vue dominer le rêve "le plus cruel de tous".

On peut se demander, dans une telle perspective, si les "fantômes" qu'évoque Saint-Preux ne seraient pas les partenaires de sa vie, c'est-à-dire les personnages mêmes de La Nouvelle Héloise, rendus méconnaissables par leur insertion dans cette reprise chaotisée des souffrances passées. Hypothèse aventureuse, mais que corrobore peut-être la contiguïté que les angoisses du réveil établissent entre les fantômes que la panique suscite dans le clair-obscur du petit matin et le souvenir obsessionnel de Julie, réduite à n'être plus que sa voix:

Je me mets à errer par la chambre, effrayé comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environné de fantômes, et l'oreille encore frappée de cette voix plaintive dont je n'entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule en commençant d'éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon imagination troublée... (p. 616-617;.

Avec de tels passages, Jean-Jacques côtoie le fantastique — sans s'y laisser entraîner.Gardons-nous
donc d'abonder dans ce sens et retenons seulement que le rêve

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dit clairement l'opacité du voile et la distance qui se creuse entre ceux qui voudraientse

Si l'on admet cette lecture du rêve et des réactions qu'il suscite, ce texte de Rousseau pourrait servir d'emblème à la promotion de l'onirique que donne à voir son époque. L'engouement de tant d'esprits éclairés pour l'interprétation des rêves pourrait attester leur étonnement devant une nouvelle obscurité de ceux-ci — et dès lors leur plus haute fréquence, que semble suggérer le contraste entre les notations de Locke et de Kant rappelées ci-dessus, n'a pu qu'ajouter à la confusion. Plutôt que d'une promotion, il s'agirait, à proprement parler, d'une prolifération de l'onirique.

Or, dans ses essais de psychologie historique, Jean-Henri Van den Berg, qui est, à notre connaissance, le seul à avoir étudié la contingence possible de style onirique moderne, invite à rattacher cette prolifération à ce qu'il appelle la vie plurielle, la perturbation généralisée des rapports humains qui caractériserait, selon lui, le XVlllème siècle. A faire la guerre aux "préjugés", les lumières compromettaient aussi les visions du monde et hiérarchies sociales traditionnelles, où les générations précédentes trouvaient un abri à la fois sécurisant et contraignant; dans un monde désarticulé, au sein d'une société désossée, les contacts humains, privés désormais de tout point de repère unanimement accepté, deviennent forcément des liaisons dangereuses, toute rencontre se voit soumise à des aléas imprévisibles qui font que sa réussite ne saurait plus être que précaire.

Peu inquiétants aux époques où ils se jouaient allègrement des cohérences d'un monde humain en tant que tel inentamé, les caprices du rêve perdaient de leur innocence du moment où leur désordre en venait à refléter une désintégration dont la menace se profilait un peu partout. L'effet était sans doute d'autant plus troublant que le rêve n'entérinait pas nécessairement les renoncements et les sacrifices que la prudence diurne s'imposait pour pallier les risques de la vie plurielle: dans un monde où aucune limite accréditée ne permettait de leur aménager un épanouissement maîtrisé, on devait s'interdire bien des élans — dont la fougue pouvait trouver un exutoire à la faveur du desserrement des contrôles qu'autorise le sommeil.

Comment s'étonner dès lors qu'un bon siècle après cette mutation la thèse freudienne d'une réalisation onirique des désirs censurés ait paru si convaincante? A cette théorie, la psychologie historique ajoutera seulement que ces postulations réprimées sont plus diverses que Freud ne le donne souvent à penser — et qu'au moins au même titre qu'elles, les incongruités et le peu de clarté du "rêve manifeste", où la Traumdeutung voudrait ne voir qu'un déguisement destiné à déjouer la censure, font partie, en tant que tels, du sens premier de tout rêve moderne.

On voit le caractère exemplaire que revêt, au contact d'une telle analyse, le
cauchemar de Saint-Preux, qui dit à la fois la persistance du désir le plus soigneusementrefoulé
du monde de Clarens et l'appréhension devant l'obscure incomplétude,la

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plétude,lafragilité de tout contact humain. En sauvegardant en outre l'opacité
du rêve, Jean-Jacques aura rassemblé, dans cette péripétie de son roman, toutes
les caractéristiques de l'onirisme tel qu'il fait, aujourd'hui, problème.

Si ces pages de La Nouvelle Héloïse ont si peu retenu l'attention de la critique, c'est surtout que, par une fâcheuse réduction au connu, on n'a le plus souvent voulu y lire qu'"un songe prémonitoire, dans le style 'romanesque' le plus traditionnel" (Jean Starobinski, La Transparence..., p. 147). Pour un peu, il ne s'agirait que d'un artifice d'esthète: Rousseau, nous suggère Jean-Louis Lecercle, aurait introduit ce présage de la mort de Julie afin de ménager à la fin de son roman une certaine unité de ton, de "crée(r) longtemps avant le drame l'atmosphère dramatique" {Rousseau et l'art du Roman, pr. 95).

Les rapports entre le rêve du voile et la mort nous semblent pourtant trop complexes pour qu'on puisse interpréter celui-là comme une simple prémonition de la catastrophe finale. Même si telle est sans doute la fonction de l'épisode dans l'économie d'ensemble de La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques, en grand romancier qu'il est, exploite les virtualités de l'instant textuel que lui suggère la tradition - et propose ainsi, à travers les vues qu'échangent ses correspondants, une perspective singulière sur la sensibilité thanatique de son époque.

On sait comment, dans ce domaine également, le XVlllème siècle aura été le lieu d'une mutation décisive. Une très vieille familiarité avec la mort, que les excès baroques de la pastorale indentine avaient à peine ridée, s'effrite au profit de toute une gerbe d'attitudes inédites dont le commun dénominateur semble être une nouvelle incapacité à admettre que le décès soit le terme naturel de toute existence humaine. Au dire des historiens, c'est essentiellement la mort des proches, d'autrui aimé qui se serait mise à faire problème; on s'inquiétait moins de sa propre mort que de la mort de toi (Philippe Ariès), de la séparation douloureuse d'avec ses intimes.

Cette problématique pourrait n'être qu'un des aspects de la problématisation générale des rapports humains que nous évoquions ci-dessus. La complaisance avec laquelle les XVlllème et XlX^me siècles s'abandonnent aux troubles délices de la belle mort romantique, le caractère souvent ostentatoire des fidélités posthumes et des deuils hystériques pourrait toutefois suggérer que la mort de toi a dû son nouvel impact au fait qu'elle permettait d'échapper aux affres de la vie plurielle: on s'y abandonnait peut-être d'autant plus volontiers que, négation délirante de la précarité des rapports humains, elle permettait de s'enfermer dans une relation que l'absence même du partenaire soustrayait à toute vicissitude. La relation avec le défunt a l'évident avantage d'être sûre: à l'opacité de la vie plurielle. elle oppose la paisible clarté de l'irrémédiable.

Un tel calcul n'est évidemment viable qu'à condition de rester implicite. La belle
âme endeuillée se sentirait sans doute incomprise si on lui reprochait de s'offrir

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une affection confortable. Sous la plume de Saint-Preux, cette visée s'énonce avec une netteté inaccoutumée: sa situation, particulièrement délicate, d'ancien amant accueilli au foyer de sa bien-aimée l'amène à envisager, dans la mort de Julie,la possibilité d'une relation plus satisfaisante:

Que n'est-elle morte! osai-je m'écrier dans un transport de rage; oui, je serais moins malheureux; j'oserais me livrer à mes douleurs; j'embrasserais sans remords sa froide tombe, mes regrets seraient dignes d'elle; je dirais: elle entend mes cris, elle voit mes pleurs, mes gémissements la touchent, elle approuve et reçoit mon pur hommage... j'aurais au moins l'espoir de la rejoindre... Mais elle vit, elle est heureuse! (...) Je suis cent fois plus loin d'elle que si elle n'était plus (p. 615-616).

Ce beau cri de tendresse précède immédiatement le rêve du voile — au sortir duquel Saint-Preux s'empresse de craindre le pire: il lui suffit de s'inquiéter du présage possible pour être dispensé d'avoir le cynisme de ses vœux, qui, rétrospectivement, ne figurent plus qu'"un transport de rage".

Cet accès de frénésie jette pourtant une curieuse lumière sur certains détails
de la suite. Nous avons vu comment, retourné à Clarens, Saint-Preux se contente
d'épier les voix de Julie et de Claire:

En songeant que je n'avais qu'une haie et quelques buissons à franchir pour voir pleine de vie et de santé celle que j'avais cru ne revoir jamais, j'abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chimères, et je me déterminai sans peine à repartir, sans même la voir. Claire, je vous le jure, non seulement je ne la vis point; mais je m'en retournai fier de ne l'avoir point vue (...) et d'avoir au moins rendu cet honneur à l'ami d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe (p. 618).

Si le respect humain, la peur des quolibets expliquent de reste pourquoi Saint- Preux préfère ne pas se montrer, on comprend moins bien pourquoi il renonce à voir les cousines. Le motif allégué, la peur de trop céder à une crainte superstitieuse, d'être "faible et crédule jusqu'au bout" (p. 618), a en effet fort l'air d'une rationalisation: il semble assez incongru de se féliciter de s'être mis "audessus d'un son°e" àun moment où on s'est dé'à assuré nar l'ouïe nu'il n'était que mensonge; de même, on s'étonne que la décision héroïque se prenne "sans peine" alors qu'à être un peu pénible le triomphe du bon sens sur "les chimères" serait presque plus convaincant. Tout se passe comme si la prétendue détermination déguisait une étrange indifférence: on dirait que, tout à sa panique, Saint- Preux oublie l'empressement amoureux auquel on s'attendrait de sa part. Le deuil anticipé, autrement dit, se serait substitué à l'amour et à ses problèmes, comme si, d'avoir craint pour leur vie, la belle âme ne se souciait plus trop de rencontrer vraiment les vivants.

Au niveau d'une psychologie des personnages, pareil enchaînement peut semblerpeu plausible. Aussi Jean-Jacques ne l'y inscrit-il pas: il se contente de l'indiquerà travers un beau geste dont la motivation est trop manifestement artificiellepour qu'on ne lui préfère une lecture symbolique. Sur ce plan, il est sans doute significatif que Saint-Preux n'ait pas décidé lui-même de retourner voir Julie: son

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compagnon de voyage, Milord Edouard, s'en avise à sa place; on y ajoutera qu'arrivéà Clarens, Edouard reste tranquillement dans son carrosse, stationné "à trois cents pas de la grille" (p. 617) du château des Wolmar - alors qu'il aurait pu profiterde l'occasion pour serrer la main à ses amis. A cette étape du roman, les personnages,apparemment, ne tiennent pas tellement à se voir...

La mort de toi, suggérions-nous, devait une part de sa séduction au fait qu'elle esquivait, en s'y substituant, les difficultés propres aux relations plus directes que la fidélité du cœur au cher disparu. Telle est exactement la réaction de Julie au rêve du voile :

Julie n'a pu se rappeler les derniers moments de sa mère sans de nouveaux regrets et
de nouvelles larmes. Elle n'a remarqué de votre rêve que ce qui ranimait ses douleurs
(p. 619).

Elle aurait pourtant pu s'inquiéter de bien d'autres choses — et notamment des dangers que la précarité de la guérison de Saint-Preux, qu'attestait son cauchemar, fait planer sur l'équilibre de Clarens. Ces craintes sont effacées par les "nouvelles larmes" d'un deuil retrouvé.

La réaction de Claire est plus complexe - et permet, de ce fait, de saisir sur le vif les liens entre la mort de toi et la problématique relationnelle à laquelle, d'ordinaire, elle sert d'écran. Claire elle-même dit s'être laissée gagner par les appréhensions de Saint-Preux:

Depuis votre fatale lettre un serrement de cœur ne m'a pas quittée; je n'approche point de Julie sans trembler de la perdre. A chaque instant, je crois voir sur son visage la pâleur de la mort, et ce matin la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir pourquoi (620).

La seule contagiosité de la panique ne suffît pourtant pas à rendre compte de
la frayeur de Claire. Passant de l'un à l'autre, la peur ne garde pas exactement le
même objet. Se réveillant de son rêve, Saint-Preux s'était écrié:

C'en est fait, je ne la verrai plus! (p. 617).

Le cauchemar l'aurait donc averti, par télépathie, du décès de sa bien-aimée. Au moment où Claire se met à trembler à son tour, il s'est avéré que le rêve n'aura reflété aucune catastrophe actuelle; son inquiétude à elle vient de ce qu'elle y flaire un présage — qui annoncerait la mort imminente de Julie.

En lui-même, un tel glissement est parfaitement anodin: le mimétisme humain ne va guère sans accommodements puisqu'il faut bien que le sentiment copié s'adapte à la situation de l'imitateur. Il est plus surprenant que Claire rattache sa crainte à l'étrange décision de Saint-Preux de ne pas se montrer:

Par quelle bizzarrerie avez-vous gardé les plus tristes pressentiments jusqu'au moment
où vous avez pu les détruire et ne l'avez pas voulu. Un pas, un geste, un mot, tout
était fini. Vous vous étiez alarmé sans raison, vous vous êtes rassuré de même; mais

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vous m'avez transmis la frayeur que vous n'avez plus (...). Ce voile! Ce voile!... Il aje ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j'y pense. Non, je ne puis vous pardonner d'avoir pu l'écarter sans l'avoir fait, et j'ai bien peur de n'avoir plus désormais un moment de contentement que je ne vous revoie auprès d'elle (p. 620).

Si Saint-Preux avait manifesté sa présence, Claire ne se serait donc pas avisée de craindre pour la vie de Julie; et il suffirait d'un nouveau retour, moins discret cette fois (que je vous revoie auprès d'elle...), pour dissiper les angoisses. Même si l'on admet que la peur n'a pas à être raisonnable, la disparate entre l'objet de la panique et le remède donne à penser: on en vient à se demander si, en deçà de l'objet que, s'inspirant de Saint-Preux, Claire assigne à ses terreurs, sa véritable inquiétude ne tiendrait pas à ce que le peu d'empressement de l'amant révèle touchant l'affaissement et les distances qui compromettent les amitiés exaltées de Clarens. Après tout, la désinvolture du bref retour est un fait autrement réel que les illusions du rêve...

Evitons, ici encore, de trop spéculer sur la psychologie du personnage. Toujours est-il que le texte confond, dans la même frayeur, l'appréhension de la mort imminente de Julie et la distance volontairement gardée par Saint-Preux. On y ajoutera que, dans l'ensemble de la lettre, le second de ces motifs est de loin le plus important: Claire accuse réception de la lettre du voyageur en regrettant qu'il soit "au-delà" (p. 619) des Alpes, elle lui reproche sur un ton enjoué la pusillanimité qui l'a empêché de se montrer pour n'arriver qu'ensuite aux terreurs que cette dérobade lui a values à elle; après quoi la lettre finit par se réjouir du projet d'Edouard, qui envisage de venir s'établir définitivement à Clarens:

Revenez tous deux heureux et fixés; c'est le vœu de la petite communauté...
(p. 621).

S'inscrivant dans un tel contexte, la peur superstitieuse de Claire rejoint elle aussi
notre hypothèse sur les arrière-plans relationnels de la ferveur avec laquelle le
XVlllèTne sj¿c]e sensible aime craindre pour la vie des proches.

Aux âmes sensibles effrayées de la vie plurielle, la mort de toi aménage un pathétique facile. Un deuil si complaisamment cultivé a quelque chose d'un meurtre: ne s'agit-il pas d'esquiver les difficultés et les déceptions que comporterait un rapport plus direct?

C'est sans doute pourquoi Jean-Jacques a choisi d'enchâsser cet épisode de son roman entre deux images de meurtre. Non que, comme le prétendent certains, le désir de la mort de Julie soit le sens du rêve du voile: ce désir est, au mieux, une de ses composantes — sans quoi le rêve ferait double emploi avec "le transport de rage" qui le précède.

Reste que ce voisinage est lui-même significatif — et qu'il trouve, à la fin de
l'épisode, un écho sous la plume de Wolmar. Celui-ci semble ne voir dans le rêve
qu'une réminiscence des "anciennes amours" (p. 621) de Saint-Preux; mais pour

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prouver que la teneur du rêve atteste une préoccupation du rêveur, il évoque une
anecdote d'une tout autre trempe:

Un Tiran fit autrefois mourir un homme qui dans un songe avait cru le poignarder.
Rappelez-vous la raison qu'il donna de ce meurtre, et faites vous en l'application
(p. 621).

Le rêve du voile, lui, n'aura donné lieu qu'à un échange d'inquiétudes affectueuses; qu'elles débouchent sur le rappel d'un échange de meurtres en dit long sur l'ambiguïté humaine que même le deuil éploré, qui ne sert qu'à simplifier les affects, retrouve infailliblement.

Paul Pelckmans

Anvers

Résumé

Dans la perspective d'une psychologie historique du rêve, le XVlllerne siècle aura été sans doute le moment d'une complexification de l'onirique, liée à la nouvelle opacité des rapports humains qui caractérise les lumières. Le rêve de Saint-Preux est à cet égard doublement exemplaire: ses images expriment l'appréhension qu'une distance infranchissable ne se soit creusée entre le rêveur et ses proches, les réactions au rêve prouvent que l'entente parfaite entre ies beiies âmes, teiîe qu'eue est censée régner à Clarens, comporte bien des réticences. Simultanément, ces quelques pages de Jean-Jacques invitent à reconsidérer le culte de la mort préromantique: le pathétique thanatique n'y semble viser qu'à esquiver les dangers que comporte à l'époque toute relation trop directe avec les vivants.

Bibliographie

Rousseau, Jean-Jacques: La Nouvelle Héloïse, in: Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard,
1964 (éd. Henri Coulet-Bernard Guyon).

Aries, Philippe: L'Homme devant la Mort, Paris, Seuil, 1977.

Gusdorf, Georges: L 'Avènement des Sciences humaines au Siècle des Lumières, Paris, Payot,
1973.

Lecercle, Jean-Louis: Rousseau et l'Art du Roman, Paris, Colin, 1969.

Van den Berg, Jean-Henri: Leven in Meervoud. Een metabletisch Onderzoek. Nijkerk, Callenbach,