Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Lieu et comportement dans le texte dramatique

par

John Kristian Sanaker

L'objet de la présente étude est de discuter l'importance et la fonction du lieu scénique (le lieu où est censée se passer l'action d'une œuvre dramatique) comme un des déterminants du comportement des personnages. De nombreuses analyses de l'espace scénique ont été faites ces dernières années dans une optique sé mio logique, analyses se basant surtout sur des mises en scène concrètes, et portant sur le décor, la construction du plateau etc.l En revanche, rares sont les analyses systématiques où le lieu est considéré comme une des composantes du texte ayant des qualités qui sont indépendantes d'une représentation de la pièce et susceptible d'intéresser celui qui s'occupe d'œuvres dramatiques dans une optique littérair e2 .

Dans bon nombre de pièces le lieu n'a qu'un très faible intérêt comme supportdirect
du comportement des personnages. Il peut être purement conventionnel(par
exemple la place publique de la farce) ou il peut être trop peu spécifié



1: Voit par exemple l'article de Denis Bablet: "Pour une méthode d'analyse du lieu théâtral" dans Travail théâtral, n° 6, 1972, et, en danois, Jytte Wiingaard: Teatersemiologi, comportant une analyse du Misanthrope dans la mise en scène d'lngmar Bergman, Det kongelige Teater, 1973.

2: On trouve des remarques intéressantes sur la fonction du lieu chez Jacques Schérer, surtout dans ses travaux sur Beaumarchais: Le Mariage de Figaro. Edition avec analyse dramaturgique et La Dramaturgie de Beaumarchais, et dans La Dramaturgie classique en France. Anne Übersfeld contribue également à l'analyse des rapports entre lieu et comportement par son ouvrage Lire le théâtre, ch. IV: "Le théâtre et l'espace" ("... le texte de théâtre a besoin pour exister d'un lieu, d'une spatialité où se déploient les rapports physiques entre personnages" (p. 152), "D'une certaine façon, la structure de presque tous les récits dramatiques peut se lire comme un conflit d'espaces, ou comme la conquête ou l'abandon d'un certain espace") (p. 176). La seule étude à notre connaissance qui est consacrée entièrement à l'analyse de la fonction du lieu d'une pièce de théâtre, à savoir L'Espace dans ''Hortense a dit: Je m'en fous!" de Feydeau, est le résultat d'un séminaire de recherche au Centre d'études et de recherches théâtrales et cinématographiques, Université de Lyon II {Organon 78). Si les auteurs s'intéressent à cette pièce, c'est parce que "l'espace y tient une fonction non pas occasionnelle, mais déterminante; il n'est pas un milieu neutre où se dessinent des mouvements révélateurs de valeurs autres; il est l'enjeu même du conflit (...): il s'agit pour les femmes de la pièce d'occuper l'espace de la domination masculine représenté par un cabinet dentaire" (p. 7).

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(une ville, à la campagne, un café, etc.) pour qu'on puisse dire qu'un personnage
agit de telle ou telle façon parce qu'il se trouve dans tel ou tel lieu.

Mais très souvent le lieu où agit le personnage est de nature à fournir à celui-ci au moins une partie de ses raisons d'agir: il faut que le personnage agisse de telle façon parce qu'il se trouve dans un tel lieu. Ailleurs son comportement serait nécessairement autre. Ce rapport dynamique entre lieu et personnage peut sans doute varier à l'infini, mais il serait probablement possible d'établir un nombre assez restreint de lieux-types qui engloberaient la grande majorité des pièces de théâtre susceptibles d'être l'objet d'une telle analyse, par exemple le lieu à prendre, le lieu à défendre, le lieu à éviter, le lieu-prison, le lieu-refuge etc.

Dans tous ces exemples, il y a un rapport antagoniste entre le lieu et au moins
un des personnages de la pièce, et le lieu scénique devient ainsi un champ de bataille;
l'action de la pièce devient une lutte pour le dominer.

La fonction du lieu tragique est analysée par Roland Barthes dans son livre Sur Racine. Alors qu'on a l'habitude de considérer le lieu tragique comme un lieu qui porte malheur, il est peut-être aussi important d'observer que c'est également un lieu où l'on vit. Et en effet "sortir de la scène, c'est pour le héros, d'une manière ou d'une autre, mourir", et le lieu tragique, qui semble de prime abord être un lieu à éviter, est également un lieu-refuge: "Combien de victimes raciniennes meurent ainsi de n'être plus protégées par ce lieu tragique qui pourtant, disentelles, les faisait souffrir mortellement (...)" (p. 18).

Les remarques paradoxales de Barthes sur la tragédie racinienne sont égalementvalables, avec quelques modifications, pour la littérature dramatique en général: le lieu de la scène est, même s'il est parfois un lieu de supplice, un lieu privilégié dans la mesure où il est le seul qui confère au personnage une véritable existence dramatique. L'existence hors scène n'a de valeur que lorsqu'elle est confirmée par quelqu'un sur scène devant nos yeux. C'est pourquoi le départ ou la fuite sont rarement une action positive dans une pièce de théâtre. Le plus souventc'est ou bien une fausse solution ou bien une remise à plus tard de la confrontationentre personnages, ou bien encore une abdication volontaire du personnageagissant qui renonce ainsi à l'existence dramatique^. Citons à titre d'exemple Maison de poupée d'lbsen, où le projet principal devient, au cours de l'action, un départ — celui de Nora. Or ce départ n'est réalisé que dans la toute dernière scène. Il faut que Nora soit là pendant toute la pièce pour préparer son action décisive. Absente, elle n'aurait de vie dramatique qu'à travers le désespoir de Helmer. Et c'est exactement ce qui se passe à la fin de la pièce: une fois partie,elle n'est plus celle qui se libère, elle est devenue celle qui rend Helmer malheureux.Car



3: A la rigueur il peut être évoqué par les personnages présents; mais étant forcément objet du discours d'autrui (et ainsi prisonnier du même discours), il faut qu'il réapparaisse sur la scène pour renaître à la vie dramatique du personnage agissant.

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heureux.CarHelmer reste ià, devant nous, et nous sommes obligés de partager
son point de vue, étant donné que c'est lui qui survit, dramatiquement,jusqu'à la
fin de la pièce4.

Un autre exemple nous est fourni par Huis clos de Sartre. A la fin de la pièce Garcin tambourine désespérément contre la porte pour pouvoir sortir de cet enfer qu'est le monde de la pièce. A la fin la porte s'ouvre, mais Garcin hésite, et finalement il décide de rester: (à Inès) "T'imaginais-tu que j'allais partir? Je ne pouvais pas te laisser ici, triomphante, avec toutes ces pensées dans ta tête; toutes ces pensées qui me concernent." (Livre de poche, p. 71.)

Cette attraction qu'exerce sur les personnages le lieu dramatique rend les rapports entre lieu et comportement au théâtre beaucoup plus intéressants que les mêmes rapports dans la vie réelle. En effet, dans la vie réelle une personne qui se trouve dans un lieu ennemi (où sont créés des rapports antagonistes entre son projet et les restrictions que lui imposent les lois déterminant le comportement des personnes dans ce lieu) a toujours la possibilité de chercher à se déplacer de façon que soit aboli le conflit: le fils cherchant à vivre sa propre vie peut quitter la maison paternelle, l'individu menacé par les autorités de son pays peut s'expatrier, le chef d'une organisation trouvant les conditions de travail intolérables peut démissionner etc. (exception faite pour certaines restrictions d'ordre géographique et politique).

Pour le personnage de théâtre, il n'en est pas ainsis. Comme nous l'avons remarqué à propos de Maison de poupée, il n'y a pas pour lui un ailleurs où il pourrait aller en tant que personnage dramatique. Il peut y avoir un ailleurs dont il rêve, où il se propose d'aller, qui l'attire etc. Mais le départ appartient nécessairement à un après; sinon, le personnage renonce à sa propre vie comme personnage dramatique6.

Le lieu moliéresque

Pour voir dans quelle mesure une analyse des rapports entre lieu et comportementpeut
nous aider à mieux saisir l'originalité d'une œuvre dramatique, nous



4: Pour une analyse de cette scène voir Etienne Souriau: Les deux cent mille situations dramatiques, p. 124-25.

5: Nous ne nous occuperons dans cette étude que de pièces respectant la règle de l'unité de lieu. Un problème à discuter dans le prolongement de notre étude: Quelles sont les modifications à faire si l'on tient compte également des pièces où il y a une multiplicité de lieux dans la même pièce, c'est-à-dire où le personnage en quittant un lieu ne quitte pas nécessairement la pièce, mais où nous l'accompagnons dans un lieu nouveau?

6: II me semble évident que cette fonction importante du lieu dans le texte dramatique est due, en partie, à l'importance de la scène au théâtre: La scène est l'image concrétisée d'un monde fictionnel devant lequel s'assemble un public pour voir agir des personnages. Ainsi la scène exerce une véritable attraction sur les personnages aussi bien que sur le public, un aspect de la fiction théâtrale qui contribue à renforcer l'intérêt des rapports entre lieu et comportement.

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allons nous servir de quelques pièces de Molière comme matière à illustration, et surtout de Tartuffe et de quelques autres pièces construites selon le schéma suivant:un personnage d'autorité, le plus souvent un chef de famille, cherche à imposersa volonté à un nombre varié de personnages subordonnés. Le lieu scénique étant le plus souvent la propriété du personnage principal7, l'action-type de ces pièces peut être décrite comme une lutte du personnage principal pour défendre son droit à exercer le pouvoir dans un lieu qui est, selon la hiérarchie de la sociétédonnée, sa propre zone de compétence, et — parallèlement - comme une lutte des personnages subordonnés pour dominer un lieu où ils sont en principe condamnésà se taire et à obéir. L'unité de lieu dans les pièces qui nous intéressent a une fonction évidente pour ce qui est des rapports entre lieu et comportement: la définition que nous venons de donner de leur action-type est valable pour toutela durée de la pièce. Il n'y a pas sur scène de refuge où le personnage menacé peut s'abriter pour échapper à l'autorité du maître du lieu, et le seul ailleurs qui existe est le néant hors pièce. Ainsi nous laissons de côté des pièces comme L 'Ecole des maris, L'Ecole des femmes et George Dandin, où l'action est censée se dérouler devant la maison du personnage d'autorité. Les personnages subordonnésde ces pièces (les filles ou les femmes tyrannisées) se trouvent tantôt dans la maison de leur maître, tantôt ils en sortent. Le lieu principal, celui où les personnagesaccèdent à la vie dramatique, n'étant pas une zone d'autorité réservée au personnage principal, il est sans cesse envahi par des personnages libérateurs représentant, par leur présence et leur appel, une possibilité de fuite à l'intérieur du monde de la pièce, qui permet aux personnages tourmentés de quitter le lieu de supplice sans renoncer à la vie dramatique.

Un exemple : Tartuffe

J'ai choisi Tartuffe pour objet d'une analyse concrète des rapports entre lieu et
comportement, étant donné que cette pièce me semble être particulièrement riche
en significations dans cette optique.

Dans Tartuffe, nous assistons à un schisme au sein de la famille d'Orgon. Le conflit est provoqué par les autorités de la famille, Orgon et Mme Pernelle, qui essayent de faire adopter aux autres membres de la famille un mode de vie dont ils ne veulent pas. Ces derniers forment donc un groupe prêt à défendre ses intérêts contre l'abus de pouvoir de l'autorité.

Tout au début de la pièce, on comprend vite que la lutte pour dominer le lieu, pour déterminer quel y sera le comportement normal, est déjà commencée: au moment même où s'engage le dialogue, Mme Pernelle veut déjà s'en aller (v. 1). L'atmosphère de la maison filiale est déjà empestée par l'irrespect du groupe subordonné envers l'autorité (w. 7 12), et vers la fin de la première scène, son départ définitif est provoqué par le comportement insolent des autres.



7: Parmi les pièces qui nous intéressent Le Misanthrope constitue une exception, étant donné que le lieu y est la propriété de Célimène.

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La première confrontation entre l'autorité et les subordonnés a donc pour résultat que le personnage représentant le pouvoir quitte le lieu, qui tombe ainsi aux mains des autres. Dans notre optique, le départ de Mme Pernelle est la première défaite de l'autorité, qui doit alors renoncer à son droit à exercer le pouvoir dans le lieu scénique.

Il est de grande conséquence pour la préparation de l'arrivée d'Orgon que Mme Pernelle laisse le champ libre. Car Dorine peut ainsi contrôler le lieu, et elle en profite pour tracer un premier portrait d'Orgon comme un maniaque. Celui-ci subit donc le sort du personnage absent: il est la victime de la description de Dorine, prisonnier du discours du personnage présent. Ainsi, lorsqu'Orgon entre en scèneB, il n'arrive pas sur le lieu comme son propriétaire qui y exerce un pouvoir sûr et naturel: il est plutôt à considérer comme un intrus, un étranger dans sa propre maison, lieu où les autres, et en particulier Dorine, ont déjà eu le temps de créer une atmosphère de normalité qui le caractérisera inévitablement comme un personnage fou. D'un tel point de vue, la scène 4 ne montre pas seulement comment l'automatisme d'Orgon se manifeste, mais également comment Dorine, maîtresse du lieu pour un moment, le fait surgir pour prouver à Cléante — son "public", témoin muet de la scène — que son portrait d'Orgon était fidèle.

Or, Dorine, en tant que servante, respecte l'autorité formelle d'Orgon: elle peut bien l'exposer à notre risée en lui faisant jouer un rôle qu'il consent à jouer, mais c'est à Cléante à lui parler raison et essayer de le corriger dans la scène suivante. Comme beau-frère d'Orgon, il se soustrait en fait à son autorité, et le lieu ne lui impose pas les mêmes restrictions qu'à Dorine9.

Lorsque Cléante invite Orgon le fou à considérer avec des yeux "normaux" le rôle qu'il vient de jouer, c'est son statut de visiteur qui lui permet de parler avec franchise dans la maison d'Orgon. Mais c'est également ce statut qui permet à Orgon de ne pas le prendre au sérieux comme adversaire. Lorsqu'Orgon se retire vers la fin de la scène (comme Mme Pernelle s'est retirée à la fin de la scène première), c'est une action sans conséquence pour sa lutte pour défendre son droit à dominer sa propre maison, car Cléante n'y appartient pas. Ceci est confirmé par l'agencement des scènes: il n'y a pas de scène 6 dans le premier acte, qui permettrait à Cléante de jouir de sa victoire comme Dorine le fait dans la scène 3. La scène suivante (11, I) confirme par contre qu'Orgon est toujours le maître du lieu. En quittant Cléante, il n'a fait qu'éviter un intrus fâcheux et incontrôlable pour trouver un interlocuteur qui lui convienne mieux: le personnage le plus soumis et le moins indépendant de toute la pièce, sa fille Mariane.

Cependant, si Orgon croit encore pouvoir agir à sa guise dans sa propre maison,son
autorité reste précaire. Car non seulement il choisit le personnage le plus



8: II a été absent deux jours (v. 229): absence dangereuse mais significative de la part d'un personnage qui se révélera ne pas être digne de géreT sa propre maison.

9: II est en effet l'égal d'Orgon: un grand bourgeois qui exerce le même pouvoir dans un autre lieu.

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soumis de sa maison pour exercer sa domination, mais en veillant à ce que le lieu
de la scène soit clos et isolé (w. 428^-30), il reconnaît également que sa propre
maison est peu sûre comme champ d'action.

Et Orgon a raison de se méfier, car dès la présentation de son projet tyrannique — il veut donner Mariane en mariage à Tartuffe (w. 441^-55) — Dorine pénètre dans la zone isolée pour déranger les rapports père autoritaire-fille soumise établis par Orgon. Et alors qu'elle ne faisait que jouer un jeu accepté par Orgon lui-même dans 1,3, Dorine s'oppose ici nettement aux règles de conduite en usage en se comportant comme si elle ne se trouvait pas dans un lieu où elle sert (w. 476-477). Et lorsqu'Orgon est forcé de se retirer à la fin de la scène, c'est une défaite évidente pour le père de famille qui a essayé d'exercer, dans sa propre maison, un pouvoir qu'il considère lui-même comme légitime.

Si la maison d'Orgon est maintenant envahie par un esprit contestataire, ce n'est pas sans raison. En temps normal elle est un foyer où prédominent des rapports harmonieux entre le bon père et chef de famille et les membres de la famille respectueux et soumis. Cependant, un mal s'est enraciné dans la maison, détruisant ces rapports: Tartuffe a fait d'Orgon un père dénaturé (w. 183-186), et son rôle actuel dans la maison d'Orgon est de "faire le maître" (v. 66).

Et, en effet, pour les autres les rapports entre le comportement de Tartuffe et le lieu sont bien simples: c'est un homme qui joue le rôle de dévot pour plaire au maître formel de la maison, tout en restant lui-même, par le rôle qu'il joue, le maître réel du lieu.

Or, il me semble quelque peu simpliste de dire avec Michel Corvin que "le point de vue privilégié de Tartuffe est celui de Tartuffe, toute la famille d'Orgon passant deux actes à se situer pour ou contre lui", avec la note suivante: "C'est lui le vrai maître du lieu. Quand Orgon veut le chasser de chez lui, la réplique est nette: "C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître.""!° II est vrai que la situation de Tartuffe est assez simple et univoque lorsqu'il dit la réplique dont le premier vers est cité par Corvin (IV, 7), mais le moins que l'on puisse dire, c'est que sa situation comme maître du lieu reste très ambiguë jusqu'à la fin de l'acte 111, où Orgon veut lui "faire de son bien donation entière" (v. 1178). Car si Tartuffe peut être considéré comme le vrai maître du lieu dès le début de la pièce, ce n'est que dans la mesure où il joue le rôle de dévot voulu par Orgon. Ainsi le lieu lui impose des restrictions évidentes, restrictions qui sont vécues comme telles surtout dans 11, 3 où Elmire éveille sa sensualité. Les réactions d'Elmire (w. 961-965 w. 1001-1006) aussi bien que celles de Damis (w. 1021-1028) rappellent à Tartuffe qu'il est prisonnier d'un comportement qui lui est imposé par sa présence dans la maison d'Orgon.



10: Contribution à l'analyse de l'espace scénique dans le théâtre contemporain. Travail théâtral n° 22, p. 78.

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Le conflit de Tartuffe entre comportement naturel (instinctif) et comportement feint (imposé par le lieu) est donc supprimé dès la fin de l'acte 111, lorsqu'Orgon lui donne tous ses biens. Ce faisant, Orgon reconnaît implicitement qu'il n'est plus digne d'être maître du lieu. Tartuffe est devenu maître de son esprit, le rendant incapable de bien gérer sa propre maison. D'un tel point de vue, il est naturel de considérer la lutte des autres membres de la famille pour dominer le lieu dans les actes I et 11, et les difficultés de Mme Pernelle et d'Orgon pour exercer leur autorité, comme des signes avant-coureurs de l'abdication d'Orgon.

Au début de l'acte IV, le lieu n'est donc plus la propriété d'Orgon: Tartuffe y est le maître, formellement aussi bien que réellement. Ces rapports nouveaux entre lieu et personnage sont, bien entendu, fondamentaux pour une lecture pertinente de l'acte IV.

Le groupe de personnages menacés croit encore pouvoir changer sa situation insatisfaisante en convainquant Orgon de la fausseté de TartuffeU. Or la fin de l'acte IV prouve que Tartuffe est prêt à se servir de la nouvelle situation en exerçant son pouvoir de maître du lieu (w. 1557-1558), et dans cette optique l'intérêt de la fameuse scène 5, où Orgon est caché sous la table, est de détromper Orgon au sujet de Tartuffe, mais sans que ce fait sauve la situation de la famille d'Orgon. Le comportement des trois personnages en scène peut donc être décrit ainsi: Elmire ne sait pas que Tartuffe est maintenant le maître réel du lieu (w. 1565-1569), et les conséquences de son jeu pour "faire poser le masque à cette âme hypocrite" (v. 1374) seront beaucoup moins importantes qu'elle ne pense. Orgon, caché sous la tableé, connaît la nouvelle situation, mais sans être à même de s'y conformer (w. 1555-1556). Etant sous le coup de l'émotion créée par sa déception, il est sans clairvoyance (w. 1529-1530). Tartuffe se comporte comme le nouveau maître du lieu. Il se laisse vite séduire par la fausse coquetterie d'Elmire, et il quitte ouvertement le rôle dicté par les anciens rapports entre lieu et comportement dans la mesure où il ridiculise Orgon (w. 1524-1526). Il est vrai qu'il essaye d'abord de rentrer dans son ancien rôle dans la scène 7 (w. 1553-1555), lorsqu'il se rend compte qu'Orgon est détrompé, il choisit d'entrer définitivement dans ses nouvelles fonctions de propriétaire, qui l'attendent comme une virtualité depuis la fin de l'acte 111.

Compte tenu des rapports entre lieu et personnages, confirmés et portés à la
connaissance de tous à la fin de l'acte IV, il n'y a pas de raisons de s'étonner de
l'irrésolution des personnages dans la première moitié de l'acte V. Car la famille



11: En effet, c'est le mariage de Mariane avec Tartuffe qui sera empêché si Orgon est détrompé. Mais ce projet d'Orgon est à peine à considérer comme un danger réel, étant donné que Tartuffe a d'autres préférences.

12: Expression symbolique de la nouvelle situation: il doit se cacher dans sa propre maison, à quatre pattes, sous une table, pendant que Tartuffe, le nouveau maître, est en train de séduire sa femme dans le lieu qui est désormais sazone d'autorité à lui.

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d'Orgon se trouve maintenant dans un lieu dont elle ignore les lois. Celui qui y a usurpé le pouvoir est absent, et il y a toute une série de questions à poser: Aurat-ilvraiment l'insolence de revenir? La bêtise d'Orgon aura-t-elle réellement de telles conséquences? etc.

Et Tartuffe envoie en effet son représentant pour veiller à ce que la famille d'Orgon prenne la nouvelle situation au sérieux. La comédie tourne au drame, et il faudra une intervention royale pour rétablier l'ordre: le passé criminel de Tartuffe permet au roi d'annuler la transaction d'Orgon et de rendre son bien au père de famille. Ainsi la situation critique des actes IV et V n'a qu'une leçon pour Orgon, et sa bêtise n'aura pas de conséquences durables.

Mais dans l'optique choisie pour notre analyse, cette situation critique semble tout à fait logique. Orgon, le père de famille et maître du lieu, et Mme Pernelle, la représentante du pouvoir familial, sont incapables de défendre le lieu comme leur domaine. L'atmosphère qui y règne leur est étrangère; ils n'ont pas de présence sur la scène. Ce sont les autres membres de la famille, les personnages qui sont formellement soumis à l'autorité paternelle, qui ont le privilège de contrôler le lieu, de déterminer l'atmosphère qui y régnera.

C'est pourquoi la donation faite par Orgon semble tellement naturelle: c'est une action logique et sans conséquences notables pour un Orgon qui est déjà devenu, par son comportement dénaturé, un étranger dans sa propre maison. Dans aucune autre pièce moliéresque construite selon notre schéma, l'ordre bourgeois n'est menacé comme dans Tartuffe. C'est la seule pièce où le personnage principal va par sa bêtise jusqu'à renoncer à son bien légitime. Ainsi la lutte pour dominer moralement le lieu, pour implanter des idées, une certaine normalité, qu'on trouve dans d'autres grandes comédies de Molière, est double dans Tartuffe . Mais la même analyse aurait également un intérêt certain dans les pièces à structure normale, où elle servirait à souligner un conflit entre un personnage principal, maître du lieu mais indigne de l'être, et des personnages soumis et menacés, menant une lutte légitime pour dominer le lieu par leurs propres idées. Et dans toutes ces pièces, la distraction des personnages principaux serait à noter comme le mal qui les empêcherait d'être lucidement et vigilamment présents. Mais tandis que l'absence mentale de personnages comme Harpagon, Monsieur Jourdain et Argan n'a pas de conséquences néfastes, le malheur d'Orgon est d'avoir dans sa maison une incarnation de son idée fixe: un personnage qui est luimême prêt à participer à la lutte pour dominer le lieul3.

Notre analyse peut également jeter une lumière nouvelle sur Le Misanthrope.
Dans notre optique, il y a en effet une différence essentielle entre Le Misanthropeet



13: Les divers personnages qui profilent des manies de Monsieur Jourdain et d Argan (maître de danse, docteur, apothicaire etc.) ne sont pas eux-mêmes objets de la passion du héros comique: ils ne font que la servir et sont donc remplaçables. Tartuffe est beaucoup plus solidement implanté dans le lieu.

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thropeetles autres pièces auxquelles nous nous sommes référé: Alceste, qui est indiscutablement le personnage principal de la pièce, ne lutte pas pour défendre un lieu où il exerce un pouvoir quelconque. Son lieu à lui est ailleurs, on ne sait pas où. Il est venu de quelque part pour visiter un lieu étranger, un lieu où il cherche à implanter ses propres idées au détriment de celles qui y régnent, les idées de Celimene, maîtresse du lieu.

Ainsi sont créés, dès le début, des rapports conflictuels entre Alceste, l'étranger, et le lieu où il se trouve, le salon de Celimene. La raison en est surtout qu'Alceste y est venu pour avoir un rendez-vous décisif avec Celimene. C'est-à-dire qu'il se trouve chez elle en espérant être seul à disposer du lieu. Or, pour son malheur, le salon de Celimene se révèle ne pas être un lieu familial de séjour (comme on en trouve dans la bourgeoisie) mais un lieu quasi public, un lieu de réunion où l'on reçoit régulièrement (propre à la vie de la noblesse). C'est pourquoi Alceste est sans cesse dérangé par la présence fâcheuse d'autres étrangers, venus comme lui en visiteurs (I, 2, 11, 2, 111, 3, 111, 5). En outre, il est obligé, à deux reprises (11, 6 et IV, 4), de quitter ce lieu de visite, appelé qu'il est à se défendre contre ses ennemis. Finalement, le lieu a également une autre qualité, qui est de lui rappeler que son atmosphère lui est étrangère: c'est un lieu mondain où le comportement est déterminé par l'appartenance de Celimene à la haute société, une société qui aime à se divertir et qui ne connaît qu'une vie superficielle. C'est pourquoi Alceste se heurte sans cesse aux normes d'un groupe qu'il déteste, mais qu'il ne saurait éviter qu'en évitant le lieu où il se trouve.

Alceste est donc attiré dans ce lieu malgré lui (w. 247-248), et son but est de transformer Celimene (w. 233-234). Or l'action lui révèle une Celimene qui est totalement solidaire de l'esprit de son salon mondain, et le projet d'Alceste est transformé en un désir de fuir le lieu en emmenant Celimene dans son "désert" (w. 1757-1768). Mais Celimene tient à son lieu, le lieu où elle détermine le comportement des autres, le lieu qui lui donne une liberté d'agir qui lui serait niée dans le lieu où Alceste rêve de l"'ensevelir" (v. 1770).

A la lumière de notre lecture de Tartuffe, la particularité du Misanthrope saute aux yeux: le monde de la pièce est le monde de Celimene. Le personnage principal s'y trouve en visite sans pouvoir y déterminer quoi que ce soit. Il se trouve sans cesse en conflit avec les lois de comportement déterminées par la nature du lieu, et à la fin de la pièce il se rend enfin compte qu'il s'est trompé de lieu. Ou bien, il s'est trompé de Celimene. Il l'a crue sous l'influence temporaire des gens qui la fréquentent et non incorrigible (w. 233-234). Or ces gens fréquentent son salon parce qu'ils y trouvent les lois de comportement qui leur conviennent, les mêmes lois que déteste et que ne cesse d'enfreindre Alceste. Ainsi, dans la mesure où Alceste se rend compte que le lieu où il se trouve est le lieu de Celimene, qu'il porte l'empreinte de son esprit et qu'elle en est elle-même inséparable, il est obligé de reconnaître que sa présence même dans ce lieu est une méprise. C'est I'"erreur comique" des grands maniaques de Molière.

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Et le Misanthrope ne cesse de nous frapper par son fond négatif: la faute d'Alceste, c'est de s'être déplacé, de ne pas être resté chez lui; et le problème des autres est sa présence importune dans un lieu qui est d'ordinaire sans conflits (et en conséquence sans les qualités requises d'un lieu de théâtre)l4.

Conclusion

Quel est l'intérêt principal de l'optique choisie pour cette analyse? Est-ce qu'une analyse des rapports entre lieu et comportement pourrait servir à mieux comprendre toute pièce de théâtre? Nous ne le croyons pas. Souvent l'action d'une pièce est engendrée par un conflit qui n'a pas besoin d'un lieu particulier pour se concrétiser, un conflit entre des personnages qui ne sont pas liés à un lieu particulier par des rapports qu'il serait possible de déterminerls.

Il nous semble également évident que le théâtre contemporain, avide de "théâtralité", fait un usage beaucoup plus conscient de l'espace que le théâtre classiquel6. Mais nous pensons également avoir montré, par notre analyse de Tartuffe et du Misanthrope, que le lieu du théâtre classique peut être plus qu'un espace neutre, plus qusun espace quelconque où se passe l'action de la pièce.

Cependant, à rencontre du théâtre contemporain, ce n'est pas tant la forme concrète du lieu qui importe que les possibilités et les restrictions qu'il représente pour les personnages qui s'y trouvent. Autrement dit, le lieu nous intéresse en tant que zone d'influence.

Ainsi une analyse des rapports entre lieu et comportement au théâtre nous semble surtout pouvoir rendre plus efficaces et plus précises des analyses structuralesse basant par exemple sur des modèles constellaire (Souriau) ou actantiel (Greimas). Les forces ou les actants représentés par les personnages devraient donc être décrits non seulement dans leur interaction, mais aussi dans leur dépendancepar



14: Dans une telle optique, la seule action véritable de la pièce (le seul changement de la situation initiale) est le fait que Celimene est détrônée comme reine de salon.

15: Des exemples intéressants en sont donnés par Jacques Schérer dans La dramaturgie classique en France. Dans la période préclassique, les auteurs ne semblent pas préoccupés du lieu de l'action: "Les passages des préfaces qui traitent des lieux de l'action montrent bien que la détermination de ces lieux est le plus souvent postérieure à la conception de la pièce. On écrit d'abord la pièce, puis on se demande où elle se passe." (p. 159.) "La pièce préclassique est d'abord un récit: l'auteur raconte une histoire, la matière lui suggère des épisodes qui exigeront divers lieux, et l'action se transporte partout où elle doit se passer. L'écrivain qui n'est encore qu'un écrivain n'a pas à situer avec précision dans l'espace des épisodes quine l'intéressent qu'en raison de leur valeur tragique ou comique." (p. 158.)

16: Voir par exemple l'analyse de Michel Corvin dans l'article cité: "Aujourd'hui on joue avec l'espace, on construit l'action dramatique avec de l'espace." (p. 63.)

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pendanceparrapport au lieu, un champ d'action investi de forces d'attraction et
de répulsion propres à soutenir et à diriger le comportement des personnages.

John Kristian Sanaker

Bergen

Résumé

En se servant de quelques comédies de Molière comme matière à illustration (en particulier Tartuffe et Le Misanthrope), cet article se propose de discuter dans quelle mesure l'analyse du lieu d'un texte dramatique pourrait rendre plus pertinente l'analyse du comportement des personnages. Dans cette étude le lieu est considéré non pas comme une entité physique, mais plutôt comme une zone d'influence où régnent certaines lois qui en font "un champ d'action investi de forces d'attraction et de répulsion propres à soutenir et à diriger le comportement des personnages".

Ouvrages consultés

Bablet, Denis: "Pour une méthode d'analyse du lieu théâtral", in Travail théâtral n° 6, 1972

Corvin, Michel: "Contribution à l'analyse de l'espace scénique dans le théâtre contemporain",
in Travail théâtral n° 22, 1975.

"L'espace dans "Hortense a dit: Je m'en fous!" de Georges Feydeau", Organon, 1978.
Ibsen, Henrik: Maison de poupée.

Molière: L'Avare, Le Bourgeois gentilhomme, L'Ecole des femmes, L'Ecole des maris
George Dandin, Le Malade imaginaire, Le Misanthrope, Tartuffe.

Schérer, Jacques: La dramaturgie de Beaumarchais, Nizet 1954.
-, Le Mariage de Figaro, Edition avec analyse dramaturgie, S.E.D.E.S., 1966.
-, La dramaturgie classique en France, Nizet, 1966.

Souriau, Etienne: Les deux cent mille situations dramatiques, Flammarion, 1950