Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

Ce héros abandonné de sa maîtresse et de ses compagnons... (Sur la préface des Filles du Feu)

par

Per Nykrog

Ce n'est pas une préface, c'est une dédicace. Ce n'est pas une dédicace, c'est une
autodéfense triste et amère. Ce n'est pas une autodéfense, c'est un défi. Mais au
nom de quoi?

Dumas avait écrit, dans sa revue Le Mousquetaire (décembre 1853) un article qu'il considérait sans doute lui-même comme un badinage plein de bonhomie sur l'esprit de son pauvre ami Nerval, qu'on venait de transporter encore une fois à la clinique du psychiatre Blanche, après quelques mois passés dans des asiles d'aliénés plus sinistres. Nerval a lu l'article autrement, et ajuste titre: ce qu'il voyait, lui, dans le texte de Dumas, c'était son ancien et illustre ami écrivant sa nécrologie - "l'éphitaphe de mon esprit" - tirant un petit amusement pour ses lecteurs du fait qu'un esprit connu pour être bizarre était devenu fou à lier.

Sur un ton ironiquement badin (mais qui cache mal celui d'un homme piqué au vif), Nerval signale qu'il a retrouvé "ce qu'on appelle vulgairement la raison", et il propose à Dumas de raisonner un peu sur le phénomène de l'imagination. Il cite Nodier, qui parfois avait été absolument convaincu de la vérité matérielle de ses plus extraordinaires rêveries (ainsi il prétendait qu'il avait été guillotiné pendant la Terreur) — il donne un petit coup de griffe à Dumas lui-même:

[vous] avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et nos mémoires que la postérité ne
saura plus démêler le vrai du faux, et chargera de vos inventions tous les personnages historiques
que vous avez appelés à figurer dans vos romans.

Puis il parle de lui-même. Il est de ceux, dit-il, qui peuvent en arriver au point
de

s'incarner dans le héros de [leur] imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre, et
qu'on brûle des flammes factices de ses ambitions et de ses amours!

Cela lui était arrivé en rêvant sur un certain aventurier surnommé Brisacier, de l'époque de Louis XV. Dumas avait parlé, dans son article, de "théories impossibles" et de "livres infaisables". Considérant que lui, Nerval, ne pourra jamais être l'auteur d'une grande et célèbre œuvre visionnaire ou onirique, comme Dante, comme le Tasse, et autres, tout ce qu'il peut donner est un spécimen de ce qu'il a produit en fait: un premier chapitre "qui semble faire suite au Roman comique de Scarron".

Après quoi Nerval reproduit — avec les mots: "Jugez-en" — un texte, une lettrefictive

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trefictivesignée L'lllustre Brisacier. Pourquoi? Qu'est-ce qu'il veut prouver? Qu'est-ce qu'il veut démontrer au juste? Pourquoi est-il allé chercher ce texte, qu'il avait publié neuf ans plus tôt (1844) et non pas un autre? Quel rapport y at-ilentre ce texte et le contexte dans lequel il a été repris, la dédicace-autodéfense-défilancée par Nerval à Dumas en réponse à son article dans Le MousquetairelNerval était-il ou n'était-il pas fou? Voyons ce que c'est que cette "lettre"*.

On peut se demander si ce texte était de nature à convaincre Dumas qu'il s'était trompé sur l'état mental de Nerval, tellement son parcours semble mal assuré, bizarre, plein de surprises. On fera bien, je crois, d'y avancer pas à pas, en faisant attention à ce qui est dit, pourquoi, et par qui. Cette dernière question en particulier n'est pas aussi superflue qu'on pourrait le supposer. Il est vrai que la "lettre" est signée en toutes lettres du nom de l'épistolier fictif, Brisacier, mais le contexte (la dédicace à Dumas) montre bien que ce que Nerval veut illustrer, c'est une relation particulière, une quasi-identification, entre lui-même - l'écrivant de fait — et l'écrivant fictif, ce personnage de l'époque de Louis XV qui l'a fasciné, mais sur lequel il n'est plus très bien renseigné.

Me voici encore dans ma prison, Madame; toujours imprudent, toujours coupable à ce
qu'il semble, et toujours confiant, hélas! dans cette belle étoile de comédie, qui a bien
voulu m'appeler un instant son destin.

Voilà le point de départ, bien beau, bien nervalien. Je me permettrai néanmoins
de le mettre de côté, sans l'oublier, pour un certain temps. Nous y reviendrons
vers la fin de cet article.

L'Etoile et le Destin: quel couple aimable dans le roman du poète Scarron! mais qu'il est
difficile de jouer convenablement ces deux rôles aujourd'hui.

Manifestement, la première phrase ne s'était pas située dans le prolongement du roman de Scarron: c'est ici seulement que le Roman comique fait son entrée dans le texte, son souvenir indiscutablement évoqué par un sujet qui le considère de l'extérieur, en tant que lecteur, à une certaine distance dans le temps. Sinon, pourquoi dire "le poète Scarron"? "Poète" n'est pas exactement l'épithète auquel on s'attendrait pour l'auteur du Roman comique. Serait-ce tout simplement que la "Madame" à qui le texte est adressé pourrait ignorer qui est Scarron — qu'elle aurait besoin d'apprendre que c'est un écrivain? Ou y a-t-il une autre intention, plus subtile, comme par exemple celle de signaler que le cul-de-jatte grotesque était un rêveur, lui aussi, à sa manière? Passons.



* J'ai été amené à m'occuper de ce texte en tant que membre du jury chargé d'évaluer la thèse de Karin Gundersen: Textualité nervalienne. Remarques sur la Lettre de l'lllustre Brisacier (Romansk Institutt, Universitetet i Oslo, Blindern, Oslo 3, Norvège), 191p. Les analyses présentées ici ont été proposées (sous une autre forme) lors de la soutenance de cette thèse (juin 1980) comme une contrepartie aux analyses de Karin Gundersen, qui sont brillantes, mais qui m'ont semblé mal utiliser le texte étudié.

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Les phrases suivantes, adressées à "mesdames les comédiennes", donnent l'impression que la distance dans le temps est grande: les carrosses du temps de Scarron ont été remplacés par des chaises de poste, et les chaises de poste par des "inventions nouvelles". Lesquelles? Ce qui a remplacé les chaises de poste, historiquement, c'est le chemin de fer. Les contemporains de Nerval ne risquaient pas d'oublier ce fait.

Le texte de ces phrases parle d'une grande différence dans les mœurs, en particulier entre les comédiennes d'autrefois, qui étaient les bonnes camarades des poètes qui voyageaient avec elles dans leur troupe, et les actrices d'aujourd'hui (à l'époque du chemin de fer?), qui sont devenues des mondaines qui suivent "de riches seigneurs", abandonnant les poètes "dans quelque misérable auberge pour payer la dépense de vos folles orgies". (Notons pour mémoire qu'à ce moment dans le parcours du texte, ces poètes si mal traités ne semblent s'être rendus coupables d'aucune faute.) La dernière partie de cette phrase est quelque peu ambiguë: si on s'en tient strictement à la syntaxe, l'aboutissement de ce développement si déplorable se situe loin de l'époque de Scarron (dans les temps du chemin de fer?), mais si on lit plus rapidement, avec moins de pédanterie, les deux temps se fondent en un seul, et on voit le malheureux poète laissé derrière (dans le temps de Scarron) quand la troupe du Roman comique a repris son chemin. Une superposition de deux situations différentes est en train de se produire.

(On peut signaler à ce propos qu'en dépit du fait que Nerval a dit, dans la préface où la "lettre" est reproduite, que son Brisacier vivait à l'époque de Louis XV, il ne sera jamais, dans la "lettre", question d'autre temps que de ces deux: le temps de Scarron et de son roman, et le temps de Nerval et de sa rédaction à l'époque du chemin de fer.)

Dans la phrase suivante, cette surimpression commence à vivre. Le Moi écrivant n'est plus un poète, comme il l'était quelques lignes plus haut ("nous les pauvres poètes"), c'est un comédien. Mais ce comédien se présente lui-même avec des mots qui rappellent à tout lecteur de Nerval le sonnet du Desdichado:

le prince ignoré, l'amant mystérieux, le déshérité, le banni de liesse, le beau ténébreux

C'est même à ce moment, à ce qu'il paraît, que l'écrivant acquiert des titres de noblesse, etc., mythiques ou non, préparant son identification comme Brisacier — peut-être. Mais en même temps il est présenté, dans des termes empruntés au Roman comique, comme "le favori bien indigne de Mme Bouvillon" (éprise du comédien Le Destin, Scarron, 2e partie, chap. 10). Il a été traité moins bien que Le Destin, d'un genre de traitement qui dans le roman est réservé à la bête noire de la troupe, le pitoyable et méprisé poète Ragotin. C'est-à-dire qu'à ce moment, l'écrivant fictif est nettement un personnage qui appartient au monde de Scarron, mais qu'il n'est ni Le Destin (qui ne s'estimait pas "le favori bien indigne" de cette dame plantureuse et peu séduisante), ni Ragotin, puisqu'il se compare à lui.

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La phrase suivante fait définitivement et pleinement épanouir la fiction: l'épistolier est Brisacier, qui prétend être "le propre fils du grand khan de Crimée", mais qui est concrètement un comédien laissé derrière dans une auberge, dans une situation désespérante et humiliante, sans argent mais ayant de grosses notes à régler, à la suite d'une noire trahison par La Rancune (personnage de Scarron, mais aussi nom commun à résonances allégoriques). Dans la page qui suit (jusqu'à l'alinéa suivant), nous nous trouvons complètement plongés dans cette fiction, qui n'est pas dans le roman de Scarron du tout, mais qui pourrait bien, comme Nerval le dit en la présentant, y faire suite. Une nouvelle fiction est en train de se développer et de prendre corps.

Dans le paragraphe qui suit, bien plus long que tout ce qui précède, le texte établi autour du comédien emprisonné prend son envol dans une direction imprévue. Le sujet (manifestement un acteur désormais) se lance dans un long développement sur les sentiments qui l'animaient quand il avait l'occasion d'apparaître dans son rôle favori, Achille dans Iphigénie. Le temps implicite du texte se fait très ambigu ici, puisque l'acteur dit que cette occasion se présentait

quand par hasard passant dans une ville de troisième ou de quatrième ordre, il nous prenait
fantaisie d'étendre le culte négligé des anciens tragiques français.

Ne soyons pas pédants, et ne rappelons pas que Yïphigénie de Racine a été représentée pour la première fois en 1674, alors que le Roman comique doit refléter des choses antérieures à 1650, l'année où il a été publié. (Dans le paragraphe précédent il y avait une allusion àla mort de Vatel: il s'est tué en 1671.) Mais on a le droit de se demander à quelle époque Racine a été un "ancien tragique" dont le culte avait besoin d'être "étendu"? Aucune hésitation: ces expressions doivent se référer à un temps postérieur à 1830 — ni Dumas ni Nerval n'était près d'oublier ce fait. Et cette indication, qui recoupe celle qui semble faire allusion à l'époque du chemin de fer, n'est pas une inadvertance: le texte de 1844 portait "le culte encore douteux de nos nouveaux tragiques" — référence parfaite à un temps qui n'est pas très éloigné de 1650. Le texte adressé à Dumas a donc été marqué par un renforcement de l'ambiguïté en matière de temps. Nerval a positivement recherché cette ambiguïté qui superpose temps moderne et temps ancien, temps de Scarron et temps de Nerval.

Si on cherche dans le texte de Racine ce qu'est Achille dans Iphigénie, on verra qu'un mot résume son caractère: il est furieux. Notre Brisacier-acteurépistolierfictif se laisse longuement aller à une méditation sur ces moments si exaltants. Ce qui lui causait cette satisfaction peu commune était le vif sentimentque toutes les femmes dans la salle — les mères aussi bien que les filles — voyaient en lui le jeune et étincelant héros qui s'oppose aux abominables desseinsd'un père, prêt à sacrifier comme le sont tous les pères dans toutes les familles - la jeunesse de sa fille "à un devoir, à un Dieu, à la vengeance d'un peuple,à l'honneur ou au profit d'une famille". Ce qui veut dire que dans ses momentsd'exaltation, l'acteur s'est non seulement identifié avec son rôle — il se figureaussi

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gureaussique le public (les femmes au moins) s'identifient à leur tour avec la fictionreprésentée sur la scène, retrouvant derrière l'illusion théâtrale leur propre situation, leur propre tragédie. L'acteur épistolier fictif insiste sur ce qu'il lui en a coûté, dans ces situations, de se tenir à l'intérieur du rôle plutôt fade que Racineavait

J'étais tenté de sabrer, pour en finir, toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier
de figurants endormis. Le public en eût été charmé...

Et il continue, devenant de plus en plus emporté et personnel, admettant finalement qu'il avait une raison de plus pour s'emporter: l'actrice qui paraissait en Iphigénie, celle qu'il avait à défendre dans la fiction de cette histoire atroce (et qui en effet, dans la fiction de Racine, bien de la peine à retenir son Achille, qui ne rêve que de violence mal placée) n'est pas une quelconque "froide princesse de coulisse":

j'avais à défendre, à éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de grâce, d'amour et de pureté, digne en effet d'être disputée par les hommes aux dieux jaloux! Etait-ce Iphigénie seulement? Non, c'était Monime, c'était Junie, c'était Bérénice, c'étaient toutes les héroïnes inspirées par les beaux yeux d'azur de Mlle Champmeslé, ou par les grâces adorables des vierges nobles de Saint-Cyr! Pauvre Aurélie! n'auras-tu point regret toi-même à ces temps d'ivresse et d'orgueil? Ne m'as-tu pas aimé un instant, froide Etoile?

Décidément, on glisse loin, très loin de la suite au Roman comique. D'Achille dans Iphigénie à tous les rôles que cet acteur a joués ayant cette actrice comme partenaire — de ces rôles jusqu'à Racine lui-même, qu'il suppose avoir été obsédé par l'exquise féminité de celles qui devaient incarner ces personnages sur la scène — de la Champmeslé à Aurélie, figure obsédante pour Nerval, qui perce ainsi, en un éclair, à travers l'actrice fictive dans le cadre Scarron. Les mots "froide Etoile" peuvent marquer un retour à la fiction Scarron, mais ils peuvent aussi être le signe de l'identification entre l'actrice supposée adorée par Brisacier (l'Etoile dans Scarron) et cette "Madame", évidemment une actrice, à qui la "lettre" est adressée dans les premières lignes - les mots "étoile de comédie" s'y référant à la fois au théâtre en général et à cette actrice en particulier.

Le long développement sur le rôle d'Achille se termine sur le thème de l'authenticité dans le faux. Dans le public on est tellement enchanté par cette femme ravissante qu'on ressent de l'angoisse à l'idée qu'elle pourrait n'être qu'une illusion théâtrale - on voudrait qu'elle soit vraie. L'acteur lui-même se sent le besoin d'être tout le temps auprès d'elle, d'être avec elle autant qu'il lui est possible, et plus: pour lui — le "premier jeune" de la troupe, à ce qu'il semble — il est devenu impossible de sortir de son rôle. Il est, en tant que personne réelle (fictive), ce qu'il représente dans toutes les pièces — ou inversement il représente, dans toutes les pièces, ce qu'il est en tant que personne réelle. On est aux antipodes de Diderot et de son Paradoxe sur le comédien - cela ne pourra que mal finir.

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Le faux épistolier furieux continue: les amants captifs et timides, Britannicus,
Bajazet l'impatientaient. Mais Néron!

Néron! je t'ai compris, hélas! non pas d'après Racine, mais d'après mon cœur déchiré
quand j'osais emprunter ton nom! Oui, tu fus un dieu, toi qui voulais brûler Rome, et
qui en avais le droit, peut-être, puisque Rome t'avait insulté

A ce point il y a un trou dans le texte de la lettre — pas une lacune: un trou dans le texte. Un peu plus loin un autre trou, une autre rupture de continuité brusque dans le texte, marque un autre endroit où visiblement le débit est sur le point de parler ouvertement de ce qui s'est passé. Le texte nous fait clairement et explicitement comprendre que ces trous sont des endroits où le texte est près d'aborder cette terrible et affreuse chose qui s'est passée. Ce n'était pas clair dans le début de la fiction Scarron, mais ce sera confirmé vers la fin, après le développement sur Néron: si Brisacier est là, seul et démuni, retenu par un aubergiste qui veut de l'argent, c'est qu'une "déconvenue" s'est produite, si grave que la troupe des comédiens a choisi de partir de la ville, en hâte et nuitamment. Il n'y avait rien, dans les premières pages de la "lettre", qui donne l'idée d'une situation de ce genre: cette situation se concrétise après le développement sur Néron. De même le développement sur le rôle de Néron était impossible à prévoir au moment où on nous a raconté comment le grand rôle de Brisacier était Achille. On a bien l'impression que ces choses se créent et se développent chemin faisant.

Qu'est-ce qui s'est passé de tellement terrible? Comme les détails sont enterrés dans le trou, nous n'avons aucun moyen de le savoir avec certitude, mais les alentours du trou sont astucieusement formulés de façon à nous donner une certaine idée, au moins des grandes lignes. Brisacier était là en Néron dans Britannicus — il avait attendu dans la coulisse, "seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de Junie pour reparaître ensuite et faire tableau". C'est-à-dire que le moment est Acte 111, début de la scène 8 de cette pièce.

Notre acteur fictif, qui commence à nous devenir intimement connu à mesure qu'il avance dans ses révélations sur lui-même et sur ses sentiments profonds (n'oublions pas que naguère encore il était un pur fantôme, le vague souvenir d'un aventurier des temps de Louis XV, greffé sur le vague souvenir du roman de Scarron), se conforme au rôle établi par Racine: il écoute de sa cachette l'innocent dialogue des deux tourtereaux, avec des intentions diaboliques. Nous connaissons les sentiments de l'acteur pour cette actrice: il aura été torturé par une atroce jalousie, dans laquelle les sentiments du "monstre naissant' racinien entrent en fusion avec ses (monstrueux!) sentiments personnels.

Qu'est-ce qu'il a fait au juste? Le texte ne nous donne, dans le détail, que le
principe:

Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur; mon rôle
s'est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s'est collée à mes membres qu'elle brûle,
comme celle du centaure dévorait Hercule mourant. [...] Mes amis, comprenez sur-

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tout qu'il ne s'agissait pas pour moi d'une froide traduction de paroles compassées; mais
d'une scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances égales, où comme au jeu du
cirque, c'était peut-être du vrai sang qui allait couler.

Plus concrètement, on a sifflé — la comédienne a pris les sifflets pour elle, et en a déversé le blâme sur notre triste héros - un "public vulgaire" s'est rué sur la scène pour l'assommer — on l'a enfermé, dans un état de "black-out" mental à ce qu'il semble, car quand il a repris ses sens, il s'est rendu compte qu'il était seul et que les autres l'avaient abandonné.

Dans le paragraphe suivant il semble s'être un peu remis de cet accès aigu de folie - sa santé lui a été rendue, dit-il — il a accepté que l'actrice lui préfère son rival. Trois mois après (temps relatif fictif de la "lettre") il a même eu des nouvelles de ses anciens compagnons. La Caverne (personnage du Roman comique) lui a écrit, recommandant "de renoncer à un "art qui n'est pas fait pour moi et dont je n'ai nul besoin""... On a l'impression que la troupe va se faire sourde à ses cris: elle ne veut plus entendre parler de ce personnage gênant "que la violence de son mal" l'obligeait à laisser tomber. Il les implore de la façon la plus abjecte:

daignez me recevoir au moins en qualité de monstre, de phénomène, de calot propre à
faire amasser la foule

Un "callot" était un mendiant qui se recommandait comme étant guéri de la teigne après un pèlerinage (à genoux) à Ste Anne (Morbihan), un misérable affligé d'une maladie dégoûtante et propre à le faire abhorrer, guéri par la dévotion abjecte avec laquelle il s'est humilié devant une sainte.

Et la "lettre" se termine:

Répondez-moi maintenant au bureau de poste, car je crains la curiosité de mon hôte:
j'enverrai prendre votre épitre par un homme de la maison, qui m'est dévoué.

Llllustre Brisacier

Cette dernière instruction pratique semble présupposer le service postal de la
monarchie de Juillet, plutôt que celui du Roi-Soleil - mais peut-être vaut-il
mieux ne pas insister sur ce point.

Voilà, dans les grandes lignes, la "lettre". Une chose paraît clairement, à ne considérerque ce texte seul, dans son immanence, avec explicitation de quelquesunesdes références, intertextuelles, historiques ou simplement linguistiques, qu'il contient: ce texte décrit, d'une façon fort astucieuse, un nombre de glissements,de changements d'identité, et d'identifications. Dans la première phrase (nous y reviendrons, je ne l'ai pas oubliée) on glisse vers le roman de Scarron — Brisacier et sa situation désespérée (mais aucune allusion à ce qui en sera plus tard la cause) surgit après quelques hésitations - Brisacier-acteur s'identifie excessivementavec les amants de Racine, et même (peut-être) avec Racine luimême— le public féminin s'identifie avec Iphigénie (l'actrice ou le rôle? ces femmesauraient préféré que cette distinction n'existe pas) — la coupe déborde

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quand Brisacier-acteur s'identifie de façon maladive et scandaleuse avec Néron — etc. C'est une véritable orgie d'identifications et d'identités dédoublées, largementassez pour illustrer le point que Nerval se proposait de démontrer à Dumas. A cet égard le texte est bien choisi.

Mais il y a plus. Le centre du texte, en tant que narration subreptice, est constitué par un événement qui n'est pas raconté, qui finit par donner la raison d'être de toute la situation dans laquelle le texte aurait été écrit, mais qui est néanmoins laissé dans un trou ou dans un point aveugle. Le procédé peut faire penser au Voyeur de Robbe-Grillet, et à d'autres textes semblables par des "nouveaux romanciers" — tout comme d'ailleurs la manière d'entrer dans la fiction peut faire penser à Dans le labyrinthe, à L'Année dernière à Marienbad, ou àLa Maison de rendez-vous. Les deux choses, et surtout la dextérité avec laquelle le "trou" est construit, semble exclure l'hypothèse selon laquelle Nerval, en écrivant cela, aurait été dans un état embrouillé ou peu lucide. Cela a l'air d'être fait par quelqu'un qui savait ce qu'il faisait, ou qui au moins se surveillait bien en se laissant aller. (Très probablement ce texte a passé par plusieurs états revus et corrigés.)

Dans ce trou soigneusement calculé se cache une catastrophe, le sujet fictif ayant succombé à une crise de folie qui consiste à faire entrer son identité réelle dans ce qui était supposé n'être qu'un jeu ou une fiction superficiellement illusoire. Cela peut rappeler, à l'envers, l'expression que Nerval emploie pour caractériser Aurélia: "Fépanchement du songe dans la vie réelle". Cela peut rappeler aussi, de loin, la déconvenue du narrateur dans Pandora, mais cela peut rappeler surtout le conte Massimilia Doni de Balzac (1839), en particulier l'humiliante et scandaleuse performance du ténor le jour où il a essayé d'exprimer ses sentiments pour la soprano sur la scène, en chantant dans un duo d'amour. (Parlant de Balzac, on pourrait aussi évoquer Sarrazine, d'une façon plus générale: si ce n'était pour la date, qui exclut une telle hypothèse (1830), on aurait juré que ce conte était une transposition littéraire de Nerval et de son culte pour Jenny Colon!) Cette incertitude entre rêve, illusion, art et vérité apparaît ailleurs aussi dans la littérature romantique française: d'Albert et "Théodore" (alias Madelaine) jouant Orlando et Rosalind dans As you like iî, dans Mademoiselle de Maupin (1835) — Inez de las Sierras apparaissant (dans le conte de Nodier qui porte son nom (1837)) devant trois Français bouleversés parce qu'ils ne voient pas en elle une grande chanteuse-danseuse exécutant son art, ils la prennent pour un véritable fantôme — etc. Le mirage illusoire pris pour de la réalité, et la réalité prise pour un mirage illusoire, était un grand thème dans les années 1830 — comme c'en avait été un dans les années 1630: Calderón (La Vida es sueño), Corneille (L'lllusion comique), Descartes (voir la phrase qui précède immédiatement son Cogito, et qui justifie son radicalisme méthodologique). Cela avait été le grand thème "baroque" dans la jeunesse de Scarron — on peut dire sans exagération que c'était le grand thème du romantisme aussi.

Comme si nous n'avions pas les mains assez pleines de la matière à réflexion

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qu'il nous a donnée dans la "lettre", Nerval continue son texte-cadre adressé à Dumas: "Que faire maintenant de ce héros abandonné de sa maîtresse et de ses compagnons?" Ce ne serait pas, dit-il, un problème pour vous, Dumas. Mais lui, Nerval, "une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire", a décidé de poursuivrecette enquête sur ses rêves, sur ses émotions, sur "cet amour pour une étoilefugitive qui m'abandonnait seul dans la nuit de ma destinée". Et nous comprenons,perplexes — Nerval est en fait assez formel sur ce point — que la Lettre de l'lllustre Brisacier a été un état précurseur de ce qui allait devenir - Aurélia]

Avec ces mots la dédicace, reprise après le texte inséré de la "lettre", est repartie vers un horizon nouveau: Nerval a fini de "raisonner" avec Dumas sur le phénomène de l'imagination. Ce qu'il a voulu dire semble être qu'il n'est pas plus fou, lui, que Nodier, que Dante, que le Tasse, ou que Dumas lui-même, quand ils imaginent leurs fictions: il est seulement plus radical et plus ouvert. Cela peut paraître paradoxal, mais on pourrait même dire que Nerval semble avoir voulu insinuer qu'il est plus conscient que Dumas, puisque Dumas n'a pas pris conscience du phénomène mental par lequel il produit ses fictions, alors que lui, Nerval, s'est interrogé sur ce phénomène: il a même produit un texte (et il l'insère) dans lequel ces mécanismes de la "création" sont mis au jour.

Sortant maintenant du texte nu de la préface, quelques considérations d'un autre
ordre, pour terminer.

La dédicace a été adressée à Dumas en décembre 1853 ou peu après, et elle commence par l'évocation d'un autre épisode où Jules Janin avait publié la nécrologie de Nerval: Nerval avait répondu, dit-il, en dédiant son Lorely à Janin. Or, Lorely avait été publiée en 1852, alors que cette "nécrologie" par Janin avait été écrite en 1841, quand Nerval avait succombé à son premier accès de folie. 11 y a donc, dans l'esprit de Nerval — explicitement selon le texte de la dédicace - un lien qui relie des événements de 1841 (premier accès de folie — article de Janin) aux événements récents (derniers accès de folie — article de Dumas).

Quand Nerval a-t-il écrit la 'lettre de Brisacier"? La question a plus qu'un intérêt de curiosité, puisque Nerval dit, formellement, que c'est en l'écrivant qu'il a été mis sur la voie qui menait à Aurélia. Le texte de cette "lettre" a été publié pour la première fois en 1844, mais il est probablement plus ancien: entre décembre 1842 et novembre 1843 Nerval faisait son grand voyage en Orient.

Ce qui nous ramène — enfin — à cette première phrase de la "lettre" que je me suis obstiné à ne pas considérer jusqu'ici. On a de Nerval une petite collection de lettres adressées à Jenny Colon. Elles ont l'air d'être des brouillons, parfois des variantes sur des brouillons. Elles ont peut-être été envoyées, peut-être pas — cela a moins d'importance: l'essentiel est qu'elles présupposent l'actrice adorée (et agacée) vivante. Elle est morte en 1842, peu avant le départ de Nerval pour l'Orient. Quelques-unes de ces lettres ont visiblement été reprises et réélaborées à des fins nettement littéraires, surtout la lettre 5:

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Me voilà encore à vous écrire, puisque je ne puis faire autre chose que de penser à vous,
et de m'occuper de vous

Ajoutons que dans ces lettres, Nerval se sert du mot "Madame" pour s'adresser à Jenny Colon — la même formule qu'emploie la "lettre de Brisacier" dans sa première ligne. Mais cette formule de politesse serait totalement déplacée, comme Karin Gundersen le fait très justement remarquer, dans un texte qui prétend être écrit au XVIIe siècle. - Une hypothèse sur la première composition de la "lettre" commence à se cristalliser: le moment serait 1841 ou 1842 —l'endroit peut-être la clinique du Dr. Blanche - le point de départ du texte en tant que tel serait à trouver dans le contexte des textes écrits pour être des Lettres à Jenny Colon. Toutes les remarques que j'ai faites sur les premiers paragraphes de la "lettre de Brisacier" se prêtent sans heurt à une lecture selon cette hypothèse.

Un coup d'oeil sur quelques données de la biographie de Nerval dans les années qui précèdent ce moment de sa vie, pourra faire comprendre comment il peut dire que dans cette "lettre" il écrivait sa propre histoire. 1833: Nerval voit Jenny Colon pour la première fois - 1834-1836: il vit dans "la Bohême dorée" avec Gautier et autres - il publie une revue sur le théâtre pour pouvoir y célébrer Jenny Colon -1837: collaboration dramaturgique avec Dumas (Piquillo) — la passion pour Jenny Colon est à son apogée (la plupart des lettres adressées à elle seraient écrites vers cette époque) — 1838: Jenny Colon se marie — Nerval voyage en Allemagne — il écrit Léo Burckhart en collaboration avec Dumas — il présente son ami Auguste Maquet (le "McKeat" de Gautier, dans ses souvenirs de "Jeune-France") à Dumas — 1839: première de Léo Burckhart, et première de L'Alchimiste, par Dumas et Nerval — voyage de Nerval en Europe centrale, séjour à Vienne (la "déconvenue" racontée dans Pandora a eu lieu là) — 1840: voyage en Belgique, tentative de rencontrer Jenny Colon à Bruxelles, où elle tient un rôle dans Piquillo (ces événements, et la mort d'"Adrienne" en Angleterre, survenue en même temps, combinés avec des épisodes qui avaient eu lieu à Vienne, se superposent dans les premières pages d'Aurélia) — 1841: premier accès de folie (celui qui est raconté — ou transposé — dans Aurélia) — Nerval enfermé dans la clinique du Dr. Blanche — article de Jules Janin — Dumas cesse toute coopération avec Nerval et se servira désormais de Maquet comme son collaborateur intime (ainsi pour Les Trois Mousquetaires, 1844) — 1842: mort de Jenny Colon — etc.

Revenons à la "lettre de Brisacier". Supposons que mon hypothèse soit correcte,et que Nerval, en 1841 ou 1842, se soit mis à écrire quelque chose, prenantson point de départ dans une phrase du genre de celles qu'il avait adressées à Jenny Colon (lettre 5). Glissant sur les mots Etoile et Destin, très nervaliens tous les deux, des schwankende Gestalten (comme dit Goethe dans la Zueignung qu'il a mise en tête de son Faust) "s'approchent": une troupe de comédiens, des acteurs portant ces deux noms, un pitoyable poète qui se cramponne à la troupe,

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méprisé, ridicule et malchanceux — avant sa mort idiote dans le dernier chapitre
du Roman comique, il avait écrit cet épitaphe pour lui-même:

Ci-gît le pauvre Ragotin,
Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile
Que lui enleva le Destin,
Ce qui lui fit faire promptement voile
En l'autre monde, où il sera
Autant de temps qu'il durera.
Pour elle il fit la comédie,
Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie.

Mais le personnage qui surgit dans le texte de Nerval ne sera ni Le Destin ni Ragotin (cela aurait été un vulgaire démarquage) — ce sera un autre, un inconnu, un faux jeton qui se montre dès le début empêtré dans des identités différentes et contradictoires. Graduellement il se développe et il devient un comédien incapable de séparer les rôles qu'il a à jouer de ses passions personnelles.

On n'a pas moyen de savoir dans quel état d'esprit Nerval a commencé le texte de la "lettre", s'il tâtonnait en effet, ou s'il se proposait d'écrire un texte qui tâtonne. Dans ce qu'il écrit plus tard à Dumas, on croit comprendre qu'il a considéré, d'abord, qu'il était en train de faire une fabulation libre, gratuite, créatrice — puis il s'est rendu compte qu'il était en train d'écrire sa propre histoire. "Inventer, au fond, se ressouvenir", comme il dit. Ayant constaté cela — que ce "Brisacier", apparemment venu de nulle part, était un autre lui-même — il se serait mis à explorer ces images flottantes qui grouillent "la-bas" dans les parties interdites de la psyché, les rêves, les rêveries, les visions, les fantasmes. Du moins c'est ainsi qu'il présente les choses à Dumas.

Une dernière considération. Nerval reproduit, à l'adresse de Dumas, cette "lettre" indirectement autobiographique d'un "héros abandonné de sa maîtresse et de ses compagnons", et qui est laissé là seul en "prison". La troupe de ses anciens amis et compagnons lui conseille même de renoncer totalement au théâtre. Nerval n'avait pas seulement été abandonné par Jenny Colon — elle ne l'avait en fait jamais tout à fait agréé, et de plus elle était morte entretemps, la pauvre, si bien qu'elle se trouvait doublement à l'abri de tout reproche. Mais il y avait un ancien "compagnon" qui l'avait abandonné plus méchamment et plus traîtreusement, après avoir tiré de lui le profit qu'il pouvait en tirer: Dumas, avec qui il avait collaboré très activement pendant des années, l'avait "largué" au moment de ses difficultés, pour le remplacer par Maquet, un vieil ami de la "Bohême" que Nerval lui avait présenté quelques années plus tôt. C'est en collaboration (secrète) avec lui que Dumas a produit ses plus grands succès, entre 1841 et 1850: Les Trois Mousquetaires - Le Comte de Monte-Cristo. En 1853, quand l'histoire de la préface-dédicace a commencé, c'étaitent ces œuvres qui constituaient la base de la célébrité de Dumas: la revue dans laquelle il s'était doucement (?) moqué de la folie de Nerval, s'appelait Le Mousquetaire.

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II se pourrait que Nerval ait voulu mettre, dans sa dédicace-autodéfense-défi adressée à Dumas, une évocation plus subtile, plus intimement personnelle, mais aussi plus directe, de certaines choses dans leur passé commun qui étaient de nature à rendre l'article de Dumas particulièrement indélicat. Le grand traître, dans la "lettre de Brisacier", c'est La Rancune.

Quoi qu'il en soit: cette dédicace bizarre n'est nullement - pour employer les
mots que Nerval y emploie, faisant allusion à Aurélia — "entièrement dépourvue
de raisonnement, si elle a toujours manqué de raison".

Per Nykrog

Harvard University

Résumé

En guise de préface aux Filles du Feu, Nerval s'adresse à Dumas pour lui faire comprendre comment fonctionne une imagination particulièrement vive. Pour donner un exemple, il reproduit un texte écrit neuf ans plus tôt, une lettre fictive "qui semble faire suite au Roman comique de Scarron". Le mouvement de la pensée de Nerval dans cette préface peut être difficile à suivre, et le statut de la "lettre" paraît énigmatique. En suivant pas à pas le par-

cours de la "lettre", l'analyse proposée ici montre que ce texte semble se développer à partir d'un point de départ qui n'a rien à voir avec le Roman comique, allant vers la concrétisation de plus en plus étoffée d'une fiction nouvelle. Réinsérant la 'lettre" ainsi analysée dans le contexte de la préface, cette étude suggère que la fiction qui est sortie de ce processus pourrait avoir une signification particulière pour Dumas en tant qu'ancien — et infidèle — ami de Nerval.