Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

L'espace scénique dans le spectacle dramatique et dans le texte dramatique Quelques notes sur les lectures de L'uomo, la bestia e la virtù de Pirandello par Carlo Cecchi et Edmo Fenoglio

par

Steen Jansen

Remarques préliminaires

C'est une banalité de constater que le texte littéraire est très souvent sujet à des interprétations fort différentes, parfois même opposées sans être pourtant inacceptables prises chacune en elle-même. Le texte de Pirandello L'uomo, la bestia e la virtù n'est pas une exception bien sûr. Ainsi on peut comparer:

L'insurrezione della Vita contro la Forma può essere immediata. E' il motivo dell'apologo L'uomo, la bestia e la virtù, in cui tutta la visione pirandelliana della vita appare marionettisticamente e grottescamente deformata. (...) Per sé, Paoiino vive una tragedia dove l'Autore non vede che una farsa, e perciò si divincola, rugge, smania: smanie ridicole e che pure non fanno ridere, in quanto in Paoiino Pirandello sbeffeggia tutta l'umanità che sempre, anche quando crede di essere eroina di tragedia, è protagonista di una lamentevole farsa. Perciò in questo apologo (il nome è significativo) il riso cela una sofferenza profonda, una amarezza invincibile, che gli toglie ogni dolcezza e serenità. (Tilgher, p. 225)

et

The idea on which thè play is based is relatively unimportant; thè primary purpose of thè play is to amuse thè audience, and not much stress is placed on thè idea of paradox and absurdity being an inhérent part of Ufe. (...) The material could hâve been exploited for thè purposes of social satire, but this genre is seldom used by Pirandello. The absurd is not related to given social structures butto Ufe as such. (Moestrup, p.168)

Cette dernière interprétation contraste également avec celle de Cecchi, comme
on le verra.

Les mêmes contrastes se retrouvent dès qu'on aborde différentes mises en scène d'une œuvre dramatique - et souvent il y a d'ailleurs un échange-influence réciproque entre les interprétations des critiques littéraires et celles des mises en scène. Ainsi Jan Kott a influencé bon nombre de mises en scène modernes de Shakespeare, et inversement, par exemple, l'interprétation de Lorenzaccio proposée par B. Masson, est visiblement influencée par la mise en scène d'Otomar Krejca (Masson. p. 219ss et p. 388ss).

L'interprétation consiste à attribuer une signification donnée, unique au texte,fondée
évidemment sur une lecture de celui-ci. Cette lecture est alors déterminéesoit
par le texte soit par le lecteur, ou le metteur en scène. Seulement, il est

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bien difficile de préciser comment — et dans quelle mesure — l'un et l'autre de
ces deux facteurs déterminent la lecture et l'interprétation qui en résulte.

C'est ce qui a donné l'idée d'essayer, sur un exemple concret et limité, d'examiner le rapport entre texte dramatique et représentation scénique selon un point de vue qui fait du metteur en scène un lecteur et de la mise en scène le résultat d'une lecture de l'œuvre dramatique.

Cela ne signifie pas qu'on considère les problèmes de la mise en scène comme étant identiques aux problèmes du texte dramatique tout court. Il s'agit plutôt d'étudier la mise en scène en isolant dans celle-ci un aspect déterminé, donc partiel, en vue de formuler une conception plus adéquate, et si possible plus précise, de la lecture du texte dramatique fondée sur le rapport entre représentation scénique et texte dramatique.

Au lieu de partir d'une analyse du texte pour voir ensuite comment celui-ci, ou plutôt comment la signification qui lui a été attribuée, est "actualisée" dans une ou plusieurs mises en scène (comme le fait par exemple Huguette Hatem à propos de Liolà, ou Paola Gullí Pugliatti à propos du King Lear),]e propose ici de partir d'un examen de deux mises en scène pour essayer de voir comment celles-ci peuvent, malgré leurs différences, être mises en rapport avec le même texte, et dans quelle mesure cela aura des conséquences pour notre conception (de la structure) du texte dramatique.

L'élément que je vais examiner dans les deux mises en scène de L'uomo, la bestia e la virtù, est le décor, et j'y relèverai quelques exemples parmi ceux qui me semblent les plus importants et les plus pertinents pour le problème ici posé. Ce choix est dû, d'une part, à l'importance fondamentale que j'accorde à Y espace scénique (dont le décor manifeste, ou présente, une interprétation) dans la structure du texte dramatique et pour la lecture de ce type de texte (cf. Jansen, p. 19-20, 'espace scénique' est dénommé 'scène') et, d'autre part, parce que le décor est, dans les deux mises en scène en question, un élément relativement plus simple que d'autres éléments, comme le groupe de personnages, ou I'"intrigue" par exemple.

Le matériau sur lequel s'appuie cet examen est: un souvenir personnel, quelques photographies (en noir et blanc) et une dizaine de comptes rendus pour chacune des mises en scène. Ce matériau ne permet pas toujours de répondre de façon satisfaisante aux questions que l'examen fait naître. Mais aujourd'hui, c'est là la situation plutôt normale des études du théâtre, et dans un certain sens, cela concrétise utilement les problèmes d'une telle étude, tant pratiques que théoriques; par exemple: quel est l'objet de cette étude — tant l'objet de connaissance que l'objet réel?

Le décor dans les mises en scène de Cecchi et de Fenoglio

1.1. Ce qu'on note d'abord, si l'on compare les deux spectacles, c'est l'absence
de rideau dans celui de Cecchi et sa présence dans celui de Fenoglio. Dans le premier,l'attention

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mier,l'attentiondu spectateur est ainsi attirée, dès qu'il entre dans la salle, par la
scène et le décor qu'on voit avant que le spectacle "proprement dit" commence.

Le spectateur peut réagir de deux façons. Il peut se dire: "Tiens, dans ce théâtre il n'y a pas de rideau", "Ce soir, le rideau doit être en panne". Dans ce cas, il remarque l'absence du rideau et en fait un élément qui n'appartient pas au spectacle de Cecchi - pas plus, par exemple, que ce qu'il peut voir sur les murs de la salle.

Sa réaction peut aussi être celle de se demander à quoi cela doit servir. Le
spectateur cherche alors à donner une fonction, ou un sens, dans le spectacle même,
à ce fait que le décor est visible, c'est-à-dire à en faire un signifiant.

En principe le spectateur n'a de réponse à cette question que lorsque le spectacle commence, c'est-à-dire lorsqu'il peut mettre cet élément en rapport avec d'autres éléments du spectacle. C'est pourquoi je dirais que l'absence de rideau est perçue (parce que contraire aux conventions habituelles) comme une sorte de "signal"; mais cet élément-signal ne devient signifiant, ou partie d'un signifiant, qu'à partir du moment où il est mis en relation avec d'autres éléments, recevant ainsi une fonction, dans le spectacle, qui lui permet de "renvoyer" à un signifié.

La définition suivante de Barthes me semble alors acceptable, mais seulement jusqu'à un certain point; pour lui, le théâtre est "une espèce de machine cybernétique. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès qu'on ie découvre, elle se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages" (Barthes, p. 258). Au lieu de "messages", je dirais "signaux" (ou "indices") parce que la fonction première de cette machine cybernétique n'est pas tant celle d'envoyer — ou de communiquer — certains messages aux spectateurs que celle de proposer à chacun d'eux une sorte de "grille" capable d'organiser sa perception, et ses connaissances au sens large, dans un ensemble cohérent. C'est ce que dit Lotman, à propos d'une lectrice qui vient "d'apprendre" la mort d'Anna Karénine, et qui, au lieu d'ajouter ce message aux autres qu'elle a mémorisés, conclut que "Anna Karénine c'est moi" et alors "rivede la concezione che ha di sé, dei propri rapporti concerte persone, e magari il proprio comportamento" (Lotman et Uspenskij, p. 126); cela veut dire qu'il ne s'agit pas d'un message au sens habituel, mais d'un "signal" que le lecteur est appelé à rattacher à d'autres "signaux" pour en faire un signifiant.

Comme on le verra par la suite, il est naturel, dans le spectacle de Cecchi, de
rattacher l'absence de rideau à un groupe d'éléments qui a pour fonction d'exhiber,
ou de signifier le trait que j'appellerai "théâtralité".

Le spectacle de Fenoglio aussi aurait pu probablement, dans tel lieu improvisé, se passer de rideau. Mais il est peu vraisemblable qu'une éventuelle absence du rideau puisse devenir ici un élément fonctionnel, dans le spectacle même, parce qu'il n'y a pas d'autres éléments dans celui-ci auxquels le relier.

Le rideau aura alors pour fonction d'indiquer le passage du monde réel du
spectateur à l'univers fictionnel du spectacle. C'est là sa fonction habituelle, qui

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fait de sa présence un élément appartenant à la situation "être au théâtre", mais
non pas au spectacle de Fenoglio.

Tel élément isolé — ici "l'absence de rideau" ou "le décor laissé à vue" — n'a donc pas de signification propre: il n'est pas en soi un signe avant d'appartenir à un spectacle donné; il le devient de par les relations qui lui attribuent une fonction dans l'ensemble des éléments qui constituent le spectacle, ou dans un sousensemble de celui-ci.

Cela implique qu'on pourra difficilement savoir et déterminer quelle peut être
la signification d'un élément (ou d'un sous-ensemble d'éléments) indépendamment
du spectacle dont il fait partie.

1.2. Si ensuite on compare, d'un spectacle à l'autre, le décor tel qu'il se présente au spectateur au début du spectacle, on notera bien sûr de nombreuses différences quine peuvent pas toutes être relevées ici;je me limiterai àen discuter quelques-unes.

Une différence fondamentale: dans le spectacle de Fenoglio, le décor (construit par Lucio Lucentini) est tel que la scène devient un seul lieu scénique, uniforme et homogène (un salon). Dans le spectacle de Cecchi, au contraire, le décor (construit par Sergio Tramonti) est tel que la scène devient un espace double, formé de deux lieux scéniques distincts et différents: au milieu de la scène il y a une espèce de boîte, meublée de manière à figurer un salon, et sur les côtés de celle-ci un espace rempli par d'autres meubles. Ce qui fait comprendre que l'espace scénique du spectacle ne comprend pas seulement l'intérieur de la boîte, mais celui-ci et l'espace environnant, ce sont les mouvements des personnages, à savoir d'une part le fait qu'ils entrent dans l'espace autour de la boîte au début du spectacle (indiqué ici par la lumière qui s'allume sur la scène et s'éteint dans la salle) et le quittent à la fin du premier acte pour le laisser vide pendant l'entr'acte, et d'autre part leur va-et-vient entre cet espace "latéral" et l'intérieur de la boîte pendant la représentation.

Ce sont encore les mouvements des personnages et leurs gestes, ou plus précisément la différence entre ce qu'ils font à l'extérieur de la boîte et ce qu'ils font à l'intérieur de celle-ci, qui fait comprendre que l'espace "latéral" figure des loges d'acteurs et la boîte à la fois une scène de théâtre et un salon. (Cf. "L'azione viene racchiusa in una scatola angusta, costruita al centro del palcoscenico con basse e sgangherate parapettate; al di fuori, sui lati, ci sono gli spazi nudi, fuori dell'illusione, dove gli attori si vestono, si preparono, attendono gli ingressi o sostano dopo le uscite." Tian a)

II y a donc dans ce spectacle une sorte de "dédoublement" rendu visible par plusieurs "types" d'éléments différents parmi lesquels j'ai mentionné le décor proprement dit, les mouvements et les gestes des personnages, "dédoublement" qui, à son tour, ou même simultanément, renvoie à un sens ou à un trait qu'on pourrait appeler "théâtralité (affichée)". Et cela amène alors d'autres éléments

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du spectacle à se rattacher à ceux déjà mentionnés (ainsi l'absence de rideau et les masques que portent les personnages) de sorte à former un sous-ensemble, complexe, mais de ce point de vue, unifié, parce que ces éléments se rapportent à une même signification, ont en commun une même fonction.

Le trait "théâtralité" est fondamental dans le spectacle de Cecchi, tandis qu'il est totalement absent dans celui de Fenoglio, qui présente un décor plus "réel". Je relève donc une première différence entre "théâtralité" et "presque réalité" (dans l'un et l'autre cas, c'est une fiction qui est caractérisée ainsi). Ceci fait, je mets cette différence entre parenthèses pour pouvoir en relever d'autres, c'est-àdire je compare maintenant l'ensemble du décor dans le spectacle de Fenoglio avec la partie du décor que constitue la boîte placée au milieu de la scène dans celui de Cecchi.

Cette boite est une construction formée de parois légères mais imperméables, et par rapport à l'ensemble de la scène, elle paraît plus petite que ne le demandent les exigences techniques, matérielles de celle-ci; cela donne l'impression d'un espace étroit et clos. A l'opposé, il y a dans le spectacle de Fenoglio, d'une part l'utilisation de toute la scène, et de l'autre, l'utilisation de coulisses qui figurent des mures transparents (Cf. "la scena di Lucio Lucenti accenna per conto suo un interno liberty delimitato da trasparenti dietro cui il gioco dovrebbe svolgersi a vista"; Tian b); ensemble, ces deux éléments donnent l'impression d'un espace assez vaste et sans limites précises.

Une opposition apparaît ainsi entre les deux décors, opposition queje résumerai
ici comme une "étroitesse limitée" opposée à une "vastité illimitée".

Du moment que cette opposition est précisée — ou peut-être même perçue —, on la voit ressortir, ou dépendre également d'une autre différence entre les deux spectacles, à savoir entre une impressionnante accumulation d'objets divers chez Cecchi, à l'intérieur de la boite (cf. "..Ja beffa si gioca in une piccola scatola scenica derisoria di Sergio Tramonti, muffita e stracarica di ninnoli, dove le immagini si sdoppiano su un fondale opaco di specchio"; Quadri), et la simple présence d'objets "nécessaires" chez Fenoglio. Comme plus haut, il y a donc ici deux sortes d'éléments (les coulisses: parois imperméables ou murs transparents, et les objets) qui fonctionnent ensemble et s'unissent pour renvoyer à une même signification.

Mais à l'utilisation des objets est liée aussi une autre différence de signification,ou de fonction. Dans le spectacle de Fenoglio, les meubles (plus les costumeset, à un certain moment, l'usage de la musique: les sons d'une valse) "manifestent"ce que les comptes rendus appellent un "style Liberty" (cf. plus haut et "... la muffa, il verderame spruzzato sui moduli "liberty" della scenografia..." (Garrone) et "Scena, con losco effetto di luna al secondo tempo... doppiato dal "Valzer delle capinere" che... " (De Monticelli)), c'est-à-dire qu'ils ont pour fonction de signifier un trait qu'on pourrait appeler une "époque historique donnée".Dans le spectacle de Cecchi, les objets signifieraient par contre un trait en

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quelque sorte a-historique qui serait une "certaine classe sociale" (actuelle aussi
bien que passée: la bourgeoisie italienne).

Les objets dans ce cas renvoient ainsi à deux significations différentes; non seulement, les éléments de "type" différent peuvent donc former ensemble un groupe parce qu'ayant en commun une même fonction signifiante, mais le même élément peut également participer de plusieurs groupes différents parce qu'il peut en même temps avoir plusieurs fonctions signifiantes.

Kowzan décrit ainsi ce cas:

Nous venons d'évoquer le cas où plusieurs signes ont le même signifié et le cas où un seul signe a plusieurs signifiés superposés. Il importe d'ajouter un cas plus compliqué, celui où le spectateur est obligé d'associer deux ou plusieurs signes appartenant aux différents systèmes, pour découvrir le signifié composé (ou, dans une autre nomenclature, le signe au degré composé). (Kowzan, p. 177)

Comme il ressort de la description donnée ici, je pense qu'il est plus adéquat de
décrire (et de concevoir) autrement ces relations complexes (cf. aussi ci-dessous);
mais il s'agit bien d'une même "réalité", ou d'une même problématique.

1.3. La fonction d'un dernier élément que je voudrais relever ressort non seulement d'une comparaison des deux spectacles, mais aussi en confrontant, à l'intérieur de chacun des deux, le décor tel qu'il se présente dans la première et dans la seconde partie du spectacle.

Il s'agit de l'utilisation du "fond" de scène.

Dans le spectacle de Cecchi, le fond de la boite est une paroi-miroir dans laquelle tout ce qui se passe à l'intérieur de la boîte se reflète, de sorte que l'image est renvoyée vers les personnages. De cette façon, la paroi-miroir est liée aux éléments, mentionnés plus haut, qui donnent l'impression d'étroitesse, de clôture, et on peut dire qu'elle s'oppose alors aux murs transparents dans le spectacle de Fenoglio pour signifier le trait "espace fermé sur soi" opposé à celui de "espace ouvert".

Dans le spectacle de Fenoglio, le fond consiste, dans la première partie, en
une énorme bibliothèque pleine de livres, et il sert ici plutôt à caractériser le
personnage du lieu — le professeur Paolino.

Mais à cette fonction du fond de scène, relevée dans l'un et l'autre spectacle, s'en ajoute une autre. Le passage de la première à la seconde partie comporte, dans les deux spectacles, un changement du décor. Dans celui de Fenoglio, ce changement est important parce qu'il est dominé par le remplacement de la bibliothèque assez sombre par une véranda qui s'ouvre sur un autre fond de la scène, imprécis et, au début et à la fin, assez éclairé: il figure vaguement un ciel stylisé, bleu uniforme.

Dans le spectacle de Cecchi, le changement n'apparaît pas comme aussi important;il
consiste à faire tourner de 180 degrés (à scène ouverte puisqu'il n'y a pas
de rideau) chacun des trois panneaux qui constituent les parois latérales, tandis

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que la paroi-miroir du fond, bien plus visible et plus importante que les parois latérales,reste
en place, immobile.

Comme élément qui fait partie du changement de décor, le fond de scène aura alors pour fonction de signifier des traits qu'on pourrait, dans cette comparaison entre les deux spectacles, formuler ainsi: une opposition entre un "aspect statique" (Cecchi) et un "aspect dynamique" (Fenoglio). Je veux dire par là que le changement de décor marque, dans l'un et l'autre spectacle, le passage d'un lieu scénique à un autre. Mais chez Cecchi, la différence entre ceux-ci est réduite pour accentuer la ressemblance, de sorte que le passage indique plus qu'un changement, une sorte d'immobilité. Chez Fenoglio au contraire, la différence entre les deux lieux domine, et le passage donne même l'impression d'être un mouvement orienté qui, à l'intérieur de la "vastité illimitée" déjà relevée, va d'une "étroitesse relative", caractéristique du lieu de la première partie, à une "ouverture relative" caractéristique du lieu de la seconde.

1.4. J'arrête ici la description des deux décors. On a pu les comparer parce qu'ils sont considérés comme résultats de deux lectures d'un même texte. La description a eu surtout pour but de relever les différences les plus importantes entre les deux décors et les éléments qui révèlent ces différences.

Les exemples montrent combien le décor, à lui seul, est un ensemble complexe, composé d'éléments différents et hétéroclites. Si cet ensemble apparaît pourvu d'une certaine unité qui permet de le dénommer 'décor', c'est probablement parce qu'il est possible de lui attribuer une fonction principale à l'intérieur du spectacle, même si ce n'est pas la seule, qui serait celle de signifier un espace scénique. Inversement, la notion d'espace scénique servirait donc de facteur unifiant les éléments "matériellement" disparates du décor.

Dans les deux spectacles considérés, on peut (en simplifiant beaucoup et provisoirement parce que la description donnée ici est loin d'être complète) caractériser cet espace scénique par les "étiquettes" qui ont été relevées dans les paragraphes précédents. Dans le spectacle de Cecchi, ce serait: "théâtralité", "étroitesse", "fermé sur soi", "statique", et dans celui de Fenoglio: "vastité", "sans limites", "historique", "dynamique".

(J'ajoute que d'un autre point de vue aussi cette caractéristique est incomplète; en effet, il faudra également examiner comment l'espace scénique est mis en rapport soit avec l'ensemble des personnages soit avec la "succession des scènes (ou situations)". Ces rapports déterminent l'ensemble du spectacle, mais aussi chacune de ses composantes. Cela dépasse pourtant les limites imposées ici.)

1.5. Il y a un dernier point sur lequel je voudrais m'arrêter un instant.

Dans la description des décors, il a été dit que les éléments de ceux-ci manifestentou
signifient (certains traits de) l'espace scénique. A son tour, à un autre niveauet

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veauetsans doute d'une autre façon, l'espace scénique devient le signifiant d'une signification pour ainsi dire plus générale, mais ceci sans limiter les possibilités de significations générales à une seule signification déterminée: devant un spectacle donnée, il y a, comme devant un texte donné, plusieurs "lectures" possibles et différentes. Voici quelques exemples.

Ce qui a été dénommé "théâtralité" dans le spectacle de Cecchi peut être interprété au moins de deux façons: comme un élément qui produit une distinction, c'est-à-dire une attitude ironique ou critique à prendre devant le texte de Pirandello, ou plutôt devant ce que Pirandello lui-même représente en générale; ou bien la "théâtralité" du spectacle peut être interprétée comme un élément qui sert, avec d'autres, à caractériser la société bourgeoise telle que Pirandello est censé l'avoir vue, comme un spectacle où rien n'est réel, mais où tout est jeu et rôles à assumer. Et en effet, ces interprétations se retrouvent dans les différents comptes rendus du spectacle — liées évidemment à des évaluations différentes de la mise en scène, cf. par exemple "bisogna dire che questo Pirandello si presta in modo particolare alla operazione di Cecchi" (Tian a) et "il riso di Pirandello è sinistro, presente e minaccioso, mentre la maschera sovrapposta tipicizza, ciò che è il contrario esatto della arte di Pirandello" (Prosperi).

De même, dans le spectacle de Fenoglio, l'aspect qui a été appelé "dynamique" peut être interprété comme un élément nous permettant de voir comment le professeur Paolino, à son insu, est amené à faire et à être exactement le contraire de ce qu'il disait sincèrement vouloir faire ou être, ou bien comme un élément qui contribue à nous montrer comment la femme de la comédie, la signora Perella, est celle qui, grâce à son sens de la réalité, réussit à la fin à se rendre maîtresse de la situation, malgré et contre les préjugés conventionnels ou égoïstes de l'homme. Là aussi, on trouve ces deux interprétations différentes dans les comptes

Chaque spectacle s'ouvre donc à une pluralité de "lectures", sans admettre pourtant n'importe quelle lecture. Ainsi il serait difficile, probablement, d'accepter une lecture du spectacle de Cecchi qui voudrait y voir une valorisation positive de la situation de la femme, ou une lecture de celui de Fenoglio qui y verrait exprimée une attitude ironique envers la vision pirandellienne du monde.

Les mises en scène et le texte de Pirandello

2.1. Je suis parti de l'idée que les deux mises en scène pouvaient être regardées comme le résultat de deux lectures différentes du texte de Pirandello. Ayant décrit le décor tel qu'il apparaît dans l'une et l'autre, il faudra donc maintenant voir s'il y a un rapport entre ces deux décors et le texte.

En général, c'est surtout dans la partie didascalique qu'on cherche les éléments,ou
plutôt les passages correspondants aux éléments du décor relevés dans
la mise en scène. A une telle pratique semble correspondre la conception formaliséedans

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séedansla théorie de Ruffini qui de'finit le texte littéraire dramatique (dénommé
"copione") ainsi:

Un copione viene qualificato come drammatico se vi si discrimina una parte metatestuale,
e se questa... viene trascritta mediante codici con materia espressiva diversa da quella del
codice testuale (Ruffini, p. 126).

La confrontation des deux mises en scène et du texte qui nous intéressent ici montre pourtant que même s'il y a évidemment certains passages de la partie didascalique qu'on peut relier à certains éléments du décor, il n'est guère possible de considérer celui-ci comme le résultat d'une "transcription" des seules didascalies (y comprises les didascalies implicites, ou mieux, didascalies à expliciter à partir des répliques, puisqu'il s'agit de cas où celles-ci mais non pas celles-là mentionnent des éléments dont la présence est nécessaire dans le décor; le texte de Pirandello ne présente pas de "didascalies à expliciter" enee sens).

En effet, les deux décors en question comprennent non seulement des éléments qui "concrétisent" un espace scénique tel que le présentent aussi les didascalies du texte, mais également des éléments qui "traduisent", à travers ce décor et donc à travers une conception de l'espace scénique, des caractéristiques plus générales ou abstraites de l'ensemble de l'univers fictionnel et que les didascalies ne mentionnent pas, ni même les répliques parfois (du moins pas directement).

Ainsi, par exemple, si l'on revient au trait de "théâtralité" qui, comme on Ta vu, caractérise fortement la mise en scène de Cecchi, il est vrai qu'il y a dans les didascalies du texte deux petits passages qui sont ou peuvent se comprendre comme des allusions à une "théâtralité" telle qu'elle est comprise ici: à la fin du second acte une phrase "S'udrà friggere il riflettore che manda il raggio di luna", et au troisième acte il est écrit, à propos du capitaine, qu'il feint de regarder dans la rue (dans la fiction le capitaine le fait; c'est l'acteur qui le feint).

Mais le dispositif scénique proposé par Cecchi est quand même trop fondamental, ou global, pour qu'il soit raisonnable d'y voir une "transcription" de ces deux allusions — ou inversement dire que la "théâtralité", telle que la présente la mise en scène de Cecchi, se trouve "inscrite" dans le texte par ces deux allusions

Admise l'hypothèse que la mise en scène soit le résultat d'une lecture du texte, je verrais plutôt dans le dispositif de Cecchi la "ré-écriture" d'une caractéristique plus générale de l'univers fictionnel de la pièce dans son ensemble, que Cecchi (mais non pas Fenoglio) a dû, dans sa lecture, relever comme fondamentale. Et cette caractéristique, je la trouve explicitée dans le texte par les répliques de Paolino là où (acte I, scène 4) il démontre à ses deux élèves qu'il y a presque identité entre l'hypocrite de la société et le comédien au théâtre. Si le dispositif scénique de Cecchi est "inscrit" dans le texte, c'est là qu'il l'est (et alors de manière assez indirecte) bien plus que dans les deux allusions didascaliques.

Jean-Michel Gardair trouve le dispositif scénique inscrit ailleurs, mais aussi indirectement:

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Dans l'ouverture et jusque dans les discordances agressives de ce "vaudeville phallique" (c'est-à-dire à la fin de l'acte II), c'est toute une dramaturgie qui se définit elle-même, aussi bien métaphoriquement que littéralement (Mme Perella est déguisée sur scène par son metteur en scène d'amant, etc.), comme l'instrument d'une contre-nature. (Gardair, p. 66.)

Je laisse ici de côté la possibilité de dire que le trait "théâtralité" se trouve
"inscrit" dans tout texte dramatique par définition. C'est un problème différent
et qui demande une autre discussion.

Un autre exemple, dans la mise en scène de Fenoglio, est celui des murs transparents, vus comme "signifiants" d'un espace scénique ouvert, sans limites précises. Est-ce qu'on peut dire qu'il y a là une transcription de l'imprécision soulignée qui ressort de l'indication générale au début du texte: "In una città di mare, non importa quale"? Cela me semble difficile, car il y a dans le décor de Fenoglio à la fois plus et moins que dans cette indication.

Comme le montre une remarque de Lucentini, qu'on peut lire dans le programme
du spectacle:

Cominci a leggere L'uomo, la bestia e la virtù, e tutto sembra normale, una classica situazione borghese: ogni avvenimento ogni personaggio, credi avrà un esito un ruolo preciso, determinato. — Ogni cosa, ogni carattere sfuma, muta, si ribalta. Allo stesso modo ho voluto che la scena si prestasse a questa metamorfosi: da involucra stanza, con ogni cosa al suo posto per i soliti avvenimenti scontati di tutti i giorni, a spazio dove ogni gesto e ogni parola possa assumere un significato diverso opposto,

il faut plutôt voir cet élément scénique comme le résultat d'une lecture "des personnages", enee sens que leurs caractères, inconstants ou imprécis, se trouvent ainsi "ré-écrit", ou "traduits" dans une sorte de reflet placé dans le décor, pour devenir une caractéristique, non seulement des personnages, mais d'une façon plus générale de l'univers fictionnel dans son ensemble.

Ce qui est dit ici à propos de Fenoglio, peut être dit aussi à propos de la boite étroite proposée par Cecchi. Et l'on est alors amené à contredire Cecchi luimême lorsqu'il affirme (pour "défendre" son usage des masques) que la seule chose qu'il a "ajoutée" au texte, c'est d'avoir réduit l'aire du jeu à un espace de trois mètres sur trois. Cette "réduction" pourrait, autant que les murs transparents de Fenoglio, être fondée sur une lecture-interprétation de ce que dit le texte sur la situation dans laquelle se trouvent les personnages. Les deux metteurs en scène lisent le texte différemment, mais l'un n'"ajoute" pas plus que l'autre au texte.

Jusqu'ici j'ai relevé surtout des éléments ou des traits qu'on trouve dans les mises en scène, mais qui ne sont pas directement ou explicitement mentionnés dans le texte. Inversement, on peut trouver des éléments mentionnés dans le texte qui n'apparaissent pas dans les deux mises en scène. Un exemple: la didascalieinitiale du second acte mentionne un certain nombre d'objets qui "renvoient"à la profession du capitaine (à ses voyages, à ses bateaux); aucune des

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deux mises en scène ne met en relief ces objets caractéristiques du salon des Perella.

2.2. Ces exemples suggèrent deux remarques.

Ils montrent d'abord qu'il est diffìcile d'e'tablir un rapport direct entre texte et mise en scène qui permette (en dehors de cas assez particuliers) une distinction nette entre ce qui "vient" du texte et ce qui y est "ajouté" par le metteur en scène.

S'il y a un rapport, il passe à travers un univers fictionnel construit dans la lecture à partir du texte mais par le lecteur — qui devient metteur en scène et réécrit (sa conception de) l'univers fictionnel avec les moyens de la représentation scénique.

Le rapport entre le texte et la représentation est complexe, non pas, en premier lieu, à cause d'une différence "matérielle", la matière graphique (et linguistique) du texte écrit opposée à la matière auditive et visuelle (linguistique et non) du spectacle au théâtre, mais plutôt parce que ce rapport s'établit à travers une entité, l'univers fictionnel, qui ne dépend pas uniquement du texte.

Le problème de l'éventuelle "inscription" de la mise en scène dans le texte serait alors celui de voir comment on pourra comprendre l'expression "à partir du texte" utilisée plus haut. S'il y a une solution à ce problème, elle doit sans doute accepter d'avance que ce qui pourra être "inscrit" dans le texte, ce n'est pas chacune des mises en scène particulières, mais le "champ" ou l'espace des mises en scène possibles (ou des lectures possibles) - champ qui serait, théoriquement ou idéologiquement, fondé sur (et délimité par) les deux normes postulées a priori, à savoir qu'au texte peuvent être attribuées plusieurs significations différentes, et qu'on ne peut pas lui attribuer n'importe quelle signification.

2.3. La seconde remarque concerne l'espace scénique. Les exemples confirment la "position" fondamentale de celui-ci dans (la constitution de) l'univers fictionnel, en ce sens qu'il ne représente pas seulement un point privilégié, le lieu d'où l'univers fictionnel est "vu", mais qu'il est en plus tel que les caractéristiques relevées et retenues comme fondamentales par le metteur en scène peuvent être attribuées à l'univers fictionnel dans son ensemble (et non pas à la conception que s'en fait tel ou tel personnage, par exemple) en les reliant à l'espace scénique, c'est-à-dire dans la mise en scène aux éléments du décor. Ainsi la "théâtralité de la société", qui est chez Fenoglio une vision du monde propre à Paolino, mais qui, chez Cecchi, appartient à l'univers fictionnel même de la comédie.

Pour cette raison, je renverserai, dans la constatation qui suit, l'ordre des éléments
en y faisant de l'existence de l'espace scénique la première, et de l'utilisation
des personnages la seconde caractéristique:

Si la première caractéristique du texte de théâtre est l'utilisation de personnages qui sont
figurés par des êtres humains, la seconde, indissolublement liée à la première, est l'existence
d'un espace où ces êtres vivants sont présents. (Übersfeld, p. 152)

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L'espace scénique a donc deux propriétés — ou fonctions — qu'on pourrait utilement distinguer et, provisoirement, concevoir en s'appuyant sur une analogie avec les propriétés du narrateur du texte narratif. On dira alors que l'espace scénique d'une part contribue à structurer l'univers fictionnel en y fixant un "point de vue", et d'autre part invite le lecteur àse "figurer"cet univers. Cette figuration correspondrait à I'"attitude" du narrateur: elle est nécessaire, sans être déterminante, pour qu'un "point de vue" puisse être fixé, puisque la structuration de l'univers fictionnel ne pourra "opérer" qu'à travers une figuration de l'espace scénique, mais la structuration est le "quadre", ou le système moins variable (en principe, non-variable) à l'intérieur duquel se forme la figuration.

Cette distinction, entre structuration et figuration, et les observations qui précèdent, conduisent à penser que s'il y a "inscription" dans le texte de l'espace scénique tel qu'il se présente dans les mises en scène, ce sera sans doute dans la mesure où celui-ci contribue à structurer l'univers fictionnel, et non pas dans la mesure où il implique une figuration de celui-ci, c'est-à-dire la réalisation d'une certaine conception parmi plusieurs possibles. En ce sens il y aurait une analogie avec le texte narratif dans lequel se trouve "inscrit" le point de vue du narrateur tandis que les attitudes que les lecteurs peuvent lui attribuer sont limitées mais sans être déterminées de façon univoque, par ce point de vue.

Ainsi le texte de Madame Bovary, par exemple, fixe de façon précise le point de vue du narrateur, mais non pas l'attitude de celui-ci devant la protagoniste; différents lecteurs peuvent donc, tout en s'appuyant sur ce point de vue, interpréter diversement ce qui y est dit à propos de cette attitude.

Si l'on accepte cette hypothèse, il restera encore à préciser ce qu'il faut entendre par "fonction de structuration" de l'espace scénique afin de pouvoir relever dans le texte les passages par où cette fonction se manifeste - passages qui donc indirectement délimiteront aussi le "champ des décors possibles". Il faut préciser qu'il y aura bien sûr dans toute figuration, une structuration propre à celle-ci; mais la structuration, dont il est question ici, se trouve à un niveau d'abstraction plus élevé, où elle s'oppose à la figuration, ou plutôt à l'ensemble des figurations possibles; c'est en ce sens aussi qu'il est postulé que cette structuration "appartient" au texte tandis que la figuration est opérée par le lecteur, à partir de la structuration fixée par le texte.

Ceci dit, il semble utile de chercher à développer la notion de structuration à partir de la représentation scénique; celle-ci permet de mettre en place un petit nombre de notions, de catégories tout à fait générales sur lesquelles on pourra, à titre d'esquisse, fonder une conception de la structure de l'espace scénique tel qu'il se présente dans le texte dramatique et fonctionne dans la lecture de celui-ci.

Ainsi le rapport "salle-scène" dans le spectacle théâtral servira de modèle pour
une conception du rapport "lecteur-texte dramatique" dans la situation de lecture,conception
qui placera l'espace scénique comme le point de jonction entre

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l'univers réel du lecteur et l'univers fictionnel du texte. En partant de l'opposition"scène — hors-scène" on concevra l'univers fictionnel du texte dramatique comme fondé sur une division entre un espace scénique et un espace environnant, et on cherchera dans la relation entre ces deux espaces (et non pas dans la figurationde chacun des deux) la base de la structure de l'univers fictionnel. Enfin, l'espace scénique pourra comprendre un ou plusieurs lieux scéniques dont il faudradéterminer les relations réciproques.

2.4. Si l'on essaie maintenant de relever une structure de l'espace scénique dans
le texte de L 'uomo, la bestia e la virtù, selon les principes esquissés, on aura le résultat

On ne trouve pas dans le texte d'indications qui impliquent ou invitent à une réduction de la distance entre l'univers réel du lecteur et l'univers fictionnel du texte; le lecteur est maintenu dans une position de spectateur vis-à-vis de l'univers fictionnel et des événements qui s'y passent. Ceci n'est pas contredit par la mise en scène de Cecchi, où il s'agit d'un théâtre fictif qui n'est à aucun moment confondu avec le théâtre dans lequel se trouve réellement le spectateur. Le contraire a lieu, par exemple, dans certaines mises en scène de Questa sera si recita a soggetto, ainsi ceiie de îa Première en Allemagne que Pirandello lui-même décrit dans une lettre à Guido Salvani, cf.La Fiera letteraria (Rome) du 19.5.1966.

Pour ce qui est de la relation entre espace scénique et espace environnant, on note que le texte (et les didascalies encore moins que les répliques) mentionne très peu ce dernier, et cela contraste avec une description plutôt détaillée de l'espace scénique. En plus, les passages où il en est question font que l'espace environnant apparaît comme un élément qui sert plus à "remplir" la description des personnages qu'il ne les détermine: Naples y est nommée pour illustrer les forces et les exploits du capitaine ; la rue sous la maison des Perella pour donner place aux fantasmes ou fabulations de Paolino. Si l'on reprend, dans cette perspective, les allusions à la théâtralité abordées plus haut, on remarque qu'on peut les interpréter comme ayant pour fonction primaire, structurante, d'indiquer le caractère radicalement différent de l'espace environnant par rapport à l'espace scénique, et donc d'accentuer la distance entre les deux.

Il en résulte une relation entre les deux espaces tellement indéfinie ou imprécise qu'elle en devient presque inexistante: les deux espaces existent, nécessairement, mais sont presque indépendants l'un de l'autre. On peut noter que cette structuration de l'univers fictif est très différente de celle qu'on trouve dans la nouvelle "correspondante": Richiamo all'obbligo; cela caractérise cette pièce - L'uomo, la bestia e la virtù - plutôt que le "genre", le texte dramatique; on s'en convainc en confrontant d'autres pièces avec les nouvelles "correspondantes".

Cette relation entre l'espace scénique et l'espace environnant rend possibles
des figurations de l'ensemble de l'univers fictionnel où celui-ci, ou bien peut être
"réduit", c'est-à-dire figuré de sorte àne comprendre que le seul "monde" clos et

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étroit que font voir les lieux de l'espace scénique, ou bien peut prendre la forme d'un "monde" absolu, non-spécifique ou non-réel, dont l'espace scénique présenteun spécimen. Cecchi et Fenoglio actualisent l'une et l'autre de ces figurationspossibles. (Lorsque Fenoglio, dans sa mise en scène, introduit aussi le trait qui a été appelé "historique", et qui contraste un peu avec le caractère général plus stylisé de son décor, il s'agit là d'un trait qui, du moins traditionnellement, appartient au texte par définition (un peu comme le trait "théâtralité" appartientau texte dramatique) puisque le texte, dans cette tradition, ne pourra jamaisne pas renvoyer à l'époque qui l'a produit.)

Pour ce qui est enfin de l'espace scénique, le texte en présente, explicitement, une division en trois lieux - correspondants à chacun des trois actes, et appelés par la suite I, II et 111. Mais cette division n'est pas faite selon un principe unique, puisque ce ne sont pas trois lieux "équivalents"; il s'ensuit qu'elle doit être le résultat d'une autre division, à un niveau structural, qui est une double dichotomie: d'une part en deux lieux "contigus" dans l'espace de l'univers fictionnel que les didascalies nomment "salon de Paolino" et "salon des Perella", d'autre part en deux lieux "successifs" dans le temps de l'univers fictionnel qu'il suffit ici de nommer "lieu avant" et "lieu après" l'épisode central de l'intrigue.

Il y a une division en deux lieux successifs (et non pas trois) parce que le texte insiste bien plus fortement (avec la scène-tableau de la fin de l'acte II et la didascalie au début de l'acte III) sur l'intervalle - comme intervalle non vide, où il se passe quelque chose - entre II et 111 que sur celui entre I et 11, où domine le déplacement spatial d'un lieu A à un lieu B (dénominations qui sont préférables à celles des noms de personnages que leur donnent les didascalies puisque l'analyse du groupe des personnages montre que ces noms ne caractérisent pas les relations entre ces deux lieux).

Il y a ainsi une double dichotomie où I+II forment une unité opposée à 111 selon la dimension temporelle ("l'avant" et "l'après"), et I une unité différenciée de 11+111 selon la dimension spatiale ("A" et "B"). Il y a déjà là une spécificité de la structure qui ressort dès qu'on la compare à celles qu'on peut relever dans d'autres pièces en trois actes de Pirandello, ainsi, par exemple, La Signora Morii, una e due, ou Vestire gli ignudi.

Différentes mises en scène (ou figurations) pourraient accentuer l'une ou l'autre de ces dichotomies. Fenoglio et Cecchi soulignent tous les deux la seconde en présentant un spectacle en deux "temps", avec une pause entre l'acte I et l'acte 11, mais Cecchi cherche à diminuer l'importance de la différenciation.

La description de ces relations entre les lieux que comprend l'espace scénique
pourra être ultérieurement développée et nuancée par un examen par exemple
des didascalies initiales des trois actes. J'en donnerai quelques exemples.

Ainsi on pourra relever une opposition entre la brièveté (quelque peu atténuéepar
un "ecc") et la généralité de la didascalie du premier acte, et la longueuret
le caractère détaillé, précis de celle du second; on remarque également

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des mots ou expressions comme "modesta", "bujo" dans la première, s'opposant à "Veranda in fondo, con ampia vista sul mare" dans la seconde, et aussi à "E' l'alba..." dans la didascalie du troisième acte. Ces quelques passages et mots contribuentà renforcer la distinction entre les lieux "A" et "B".

Mais la dernière expression ("l'alba") introduit aussi une différenciation par rapport à l'expression "un bel chiaro di luna" dans la didascalie du second acte, de même qu'il y a, dans la typographie, une façon de mentionner les fleurs dans la didascalie du troisième acte qui contraste avec celle qu'on trouve au début du second. Il en résulte des relations qui correspondent à celle établie par la dichotomie

Enfin on note comment il y a dans les didascalies des premières scènes de l'acte I et de l'acte 111 la description d'un désordre qui contraste avec l'ordre "soigné" ("apparecchiata... con cura" par exemple) qui ressort de la didascalie de l'acte 11. En différenciant ainsi I et 111 de 11, le texte introduit une relation entre les lieux qui se place "à côté" de la structuration établie par la double dichotomie au début.

C'est probablement un tel réseau de relations plus complexes qui permettrait de rendre compte, par exemple, d'une différence comme celle relevée dans les mises en scène de Cecchi et de Fenoglio entre ce qui a été appelé un "aspect statique" et un "aspect dynamiques'.

Avant de conclure, j'ajouterai que cette recherche en vue de relever des relations, et non pas des caractéristiques isolées, fait voir qu'il sera probablement utile, souvent même nécessaire, de remplacer la notion d'opposition (et celle d'identité qui s'y ajoute implicitement) par une notion moins précise certainement, mais plus adéquate et probablement suffisante, et queje nommerai ici, provisoirement, "relation de différenciation graduée" (c'est-à-dire plus forte ou plus faible). Ce sont des relations de ce "type" qu'on peut relever dans le texte, lorsqu'on cherche à décrire l'ensemble structuré des éléments qui constituent l'espace

Conclusion

3.1. Dans cet exposé, j'ai essayé d'esquisser un modèle partiel du texte dramatique construit à partir de la représentation scénique et appliqué à un texte particulier. Pour en juger réellement, il faudra évidemment comparer le résultat obtenu ici avec ceux qu'on pourrait obtenir en appliquant le modèle à d'autres textes. Un problème fondamental se présentera sans doute: dans quelle mesure une description qui ambitionne de relever ce qui dans le texte dramatique conditionne le "champ des mises en scène possibles" de ce texte, peut-elle produire une compréhension du texte et de son mode de fonctionnement "utile" pour ceux qui veulent "travailler" avec le texte: metteur en scène, critique, enseignant, lecteur?

Quelques points pourtant me semblent pouvoir être déjà considérés comme
acquis.

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S'il y a quelque chose dans la représentation scénique qu'on peut considérer comme déjà "inscrit" dans le texte dramatique, cela doit être une structuration de l'univers fictionnel. Cela signifie que c'est celle-ci qui doit être supposée commune au texte et aux différentes mises en scène. Comme on l'a vu, cette structuration se distingue de la figuration de l'univers fictionnel, variable d'une mise en scène à l'autre; mais il faudra également la distinguer et de l'organisation des éléments "matériels" (écrits ou scéniques) qui manifestent l'univers fictionnel et de l'ensemble des significations générales qu'on peut attribuer à celui-ci (significations semblables à celles que différents spectateurs attribuaient aux spectacles de Fenoglio et de Cecchi, cf. plus haut).

Les principes de l'organisation des éléments "matériels" pourraient être ceux que propose Kowzan (op. cit., p. 172); mais, dans l'optique choisie ici, cette organisation n'est pas considérée comme un fondement qui détermine directement les significations. — Plus que des "systèmes de signes", les étiquettes que Kowzan énumère (parole, ton, mimique etc.) me semblent désigner des groupes d'éléments qui, seuls ou combinés, peuvent faire partie du signifiant d'un signe. Le problème sous-jacent à cette opposition entre, d'une part, "systèmes de signes" (qui entraîne ensuite la "conception multilinéaire" du spectacle, chez Ruffini par exemple) et, d'autre part, "éléments d'un signifiant", surgit lorsque Kowzan se demande, à propos de l'éclairage, "s'il constitue un système autonome de signes et non une technique au service des autres systèmes" (p. 166). Il me semble que la même question pourrait être posée à propos de tous les groupes/systèmes établis par Kowzan. — C'est pourquoi une conception comme la suivante me semble plus adéquate :

nous devons inclure dans le concept de scène tous les éléments énoncés: voix, bruitage, musique... Chacun d'eux agit en corrélation avec les autres. Cependant chacun conserve assez de pouvoir autonome pour agir par lui-même et se distinguer des autres plus ou moins ouvertement... Tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt plusieurs éléments surgissent pour constituer un signe émis dans le public et susceptible d'y produire un certain effet. (Ravar et Anrieu, p. 19)

Ce qui vient d'être formulé, vaut en tout cas, je pense, pour ce qui a été discuté ici, c'est-à-dire pour l'espace scénique et le décor. On peut raisonnablement supposer qu'il en sera de même pour d'autres composantes de la représentation scénique et du texte dramatique.

3.2. Cela m'amène alors à formuler une hypothèse plus générale sur le texte dramatique, une conception de la structure fonctionnelle de ce type de texte dont il est présupposé que la fonction est déterminée par son rapport avec la représentation

Selon cette conception il y a trois niveaux (ou instances) dans le texte: 1) un
niveau des énoncés, 2) un niveau de l'univers fictionnel, 3) un niveau des significations.

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Une telle division en trois niveaux n'a rien de nouveau en soi. Quelques afinités peuvent être établies entre elle et d'autres, comme par exemple celle traditionnelle entre 'syntaxique', 'sémantique' et 'pragmatique' (cf. Ducrot et Todorov, p. 423) ou celle de Krysinski qui parle de "structural oppositions between three levéis of thè romanesque text: thatofthe verbal, that of représentation and that of symbolization" (Krysinski, p. 46) ou bien celle de Lotman qui parle d'un triple ordre de signifiés: les primaires du langage communies secondaires qui résultent de la réorganisation syntaxique du texte, et enfin ceux du troisième rang auxquels contribuent les associations extratextuelles, des plus générales aux plus individuelles (Lotman et Uspenski, p. 124).

Ces trois niveaux, et les éléments qu'ils comprennent, dépendent les uns des
autres, mais il est présupposé, par l'hypothèse, qu'on peut les distinguer grâce au
rapport entre texte et mises en scène.

Les deux mises en scène examinées ici font prévoir qu'au niveau des énoncés il y aura lieu de distinguer entre énoncés primaires ou déterminants (comme ceux, par exemple, qui ont été discutés à la fin de 2.4.) et énoncés secondaires ou susceptibles d'être "négligés" (comme ceux, par exemple, des didascalies du second acte mentionnés à la fin de 2.1.). Une distinction semblable est esquissée par Todorov, qui écrit: "En lisant, on trace une écriture passive; on ajoute et supprime dans le texte lu ce qu'on veut ou ne veut pas y trouver" (in Ducrot, p. 100). Enfin il faudra introduire à ce niveau, c'est-à-dire "entre" les énoncés explicités, des "trous" à remplir par le lecteur ou le metteur en scène; ce seraient les "Lehrstellen" proposées par Wolfgang Iser; cf. aussi:

Etant bien entendu que, comme tout texte littéraire, mais plus encore, pour des raisons
évidentes, le texte de théâtre est troué, T' s'inscrit dans les trous de T (Übersfeld, p. 24;
T est le "texte de l'auteur" et T'le "texte de mise en scène").

Le niveau de l'univers fictionnel a été discuté longuement dans les paragraphes précédents. Si c'est dans la structuration de l'univers fictionnel qu'on doit chercher ce qui conditionne, fonde et délimite le "champ des mises en scène possibles", il y a tout lieu de croire que c'est là aussi qu'on doit chercher ce qui pourra être considéré comme I'"individualité" du texte — c'est-à-dire ce par quoi on peut le distinguer d'autres textes et, en même temps, ce qui permet de dire que différents spectacles sont des mises en scène de ce texte. Et, comme on sait, les modifications que le texte subit dans les différentes mises en scène touchent le plus souvent aussi bien le niveau des énoncés que celui des significations.

Enfin, c'est au niveau des significations que s'établit le rapport concret, individuel entre le texte et le metteur en scène; dans la situation de lecture particulière, ce sont l'un et l'autre - le texte par les deux premiers niveaux, le metteur en scène par les expériences individuelles, culturelles, socio-collectives que lui donne son univers réel — qui déterminent la signification qui sera attribuée au texte dans cette situation, signification sans laquelle il n'y aurait pas de mise en scène concrète.

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3.3. Si d'autres analyses de textes dramatiques et de mises en scène correspondantes confirmaient une telle hypothèse, il y aurait lieu de penser que ce modèle pourrait être valable également pour d'autres types de textes littéraires et contribuer à éclaircir leur mode de fonctionnement dans la situation de lecture.

Steen Jansen

Copenhague

Résumé

Le problème que l'article discute surgit à l'intérieur d'une problématique plus vaste, celle que posent les variations soit des interprétations divergentes d'un même texte littéraire, dramatique ou non, soit des réalisations concrètes, ou mises en scène, différentes d'un même texte dramatique. A partir d'une confrontation de deux mises en scène et d'une lecture du texte pirandellien L'uomo, la bestia e la virtù,l'article cherche à esquisser une conception satisfaisante de "l'espace scénique", élément fondamental de la structure de l'œuvre dramatique et commun au texte et au spectacle, pour déboucher sur une hypothèse plus générale sur la structure du texte dramatique. Celle-ci est fondée sur la distinction entre trois niveaux: celui des énoncés, celui de l'univers fictionnel et celui des significations.

Bibliographie

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Tian, R.a): II Messaggero, 23.5.1976.
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11. Autres études

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Hatem, Huguette: "Du texte à la représentation" in Bouissy, A. et d'autres: Lectures pirandelliennes,
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Iser, W.: 'The Reading Proccss" in New Literary History HI, 2. Charlottesville, Virginia,
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Krysinski, W.: 'The Narrator as a Sayer of thè Author" in Strumenti critici 32-33, Torino,
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Lotman, J. et B. A. Uspenski: Tipologia della cultura, Milano, 1975.

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Ravar, R. et P. Anrieu: Le spectateur au théâtre, Bruxelles, 1964.