Revue Romane, Bind 17 (1982) 1

La Marquise de Lambert ou l'ambivalence de la vertu

par

Ginette Kryssing-Berg

De tout temps et en tout pays les femmes sont soumises aux hommes; ceux-ci sont les plus forts, ils ont fait les lois et se sont adjugé la supériorité.

Diderot, Mercure de France, 1745

Nous autres femmes, nous ne sommes faites
que pour être ignorées.

Mme de Lambert, Lettre à ***

Durant cette dernière décennie, une profusion d'écrits féminins se répand sur le marché littéraire et l'on assiste à une véritable explosion de la presse féminine. Les femmes prennent la parole et ne cesseront plus de le faire, le mouvement est irréversible.

Cette venue à l'écriture révèle une profonde mutation du monde actuel, car pour les femmes qui se veulent non seulement féministes mais écrivains, l'écriture devient une réalité en soi leur permettant d'affirmer leur identité, de revendiquer leur spécificité et leur inscription dans la société :

Femme, je parlerai de moi. Non pas sur moi, non pas de moi comme on parle d'une
chose, mais de moi, comme on naît de sa mère, comme on part de chez soi. Car de moi
je ne sais rien, sinon ce lieu d'émergence d'une parole vive et féconde.l
J'écris vie.2

L'écriture d'aujourd'hui s'enracine dans l'écriture d'autrefois. Aussi de nombreuses
recherches sont-elles effectuées en ce moment pour faire sortir de l'oubli
des bibliothèques certaines œuvres d'écrivains féminins.

L'œuvre de la Marquise de Lambert n'a pas subi ce sort injuste, ses écrits ne sont pas inconnus. Pourtant les commentateurs de cette œuvre sont peu nombreux et la plupart d'entre eux en ont réduit la portée en la banalisant. Mon propos est de questionner les textes de Mme de Lambert, d'en faire une lecture critique et démystificatrice. Si l'on interroge les modes d'inscription de l'idéologie dominantedans cette écriture, elle se révèle contestataire. Cette grande dame du XVIIIe siècle est une féministe avant la lettre, désireuse de faire de la femme un individu à part entière, tout comme le désirent nos féministes contemporaines.



1: Annie Ledere: Epousailles, Poche, 1976, p. 10.

2: Hélène Cixous: La venue à l'écriture, 10/18, 1977, p. 13.

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plus de deux-cents ans après. Si sa démarche, comme nous allons le voir, aboutit
à certaines contradictions, celles-ci sont inhérentes aux préjugés socio-culturels
de l'époque, non pas à une faiblesse de pensée.

1. Tradition critique

1.1. Attitude misogyne

Les commentateurs, en général, ignorent ce côté subversif de la pensée de la Marquise,
ou bien le minimisent en se hâtant d'insister sur ses côtés rassurants, entrant
dans le système de rôles réservé aux femmes.

Par exemple, l'on vante sans restrictions son salon, on le considère comme l'un des hauts lieux de la pensée française de 1710 à 1733, comme l'antichambre de l'Académie. C'était un grand honneur d'être reçu aux mardis de l'Hôtel de Nevers3. L'on cite, avec complaisance, quelques grands noms: Montesquieu, Houdar de La Motte, le Marquis d'Argenson. Fontenelle et Marivaux étaient de fidèles habitués et l'on parle beaucoup de l'éclat qu'ils donnaient à ces réunions raffinées; Fontenelle, surtout, en était l'âme. Ainsi, derrière tous ces hommes célèbres, s'efface la maîtresse de la maison.

Si l'on s'intéresse aux propos sur l'éducation tenus par Mme de Lambert et si on lui reconnaît quelque autorité en la matière, l'on ne manque pas de souligner la profonde influence de Fénelon sur ses idées, ce qui diminue leur valeur intrinsèqu e4.

Le même mécanisme fonctionne lorsque les critiques étudient la morale de la Marquise. La seule originalité qu'on lui concède est d'avoir su s'inspirer de bons moralistes: les philosophes stoïciens, Montaigne, Saint-Evremont, Malebranche, et d'avoir su appliquer leurs préceptes:

Rien n'est créé que le choix et l'assemblage des matériaux dans ces petits ouvrages.s Ce jugement reflète l'opinion générale. Datant du début du siècle, il ne nous étonne pas. Nous étonne, au contraire, un jugement semblable clôturant une étude récente6.

L'on a coutume aussi de classer les textes de Mme de Lambert parmi les "petits
écrits" et de qualifier ses pensées de "gracieuses" et d'"élégantes".



3: Le salon de Mme de Lambert était situé sur l'emplacement occupé aujourd'hui par le Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale.

4: A l'exception de P. Hoffmann: "Mme de Lambert et l'exigence de dignité", in Travaux de Linguistique et de Littérature, Centre de Philologie et d'Etudes Romanes de Strasbourg, XI, 2, 1973,p.27.

5: J. P. Zimmermann: "La morale laïque au commencement du XVIIIe siècle", in R. H. L.F., 1917, p. 52.

6: Ellen McNiven Hine: "Mme de Lambert, Her Sources and Her Circle: on the Threshold of a New Age", in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Cil, Bambury, 1973, p.190.

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1.2. Mépris de l'histoire

Pourquoi ces tendances dévalorisantes? Sont-elles dictées par la modestie de l'auteur? Il est vrai qu'elle ne manque pas de minimiser constamment elle-même la portée de ce qu'elle écrit. L'exemple le plus frappant de cette attitude se trouve dans la préface de la 2e édition, en 1732, du livre intitulé Réflexions nouvelles sur les femmes et Lettres sur la véritable éducation. La première édition de cet ouvrage date de 1727 et a été faite à l'insu de la Marquise. Elle avoue dans cette préface :

J'eus un cruel chagrin lorsqu'on les imprima. Je crus les anéantir en achetant toute l'édition. (...) Les Avis (ou Lettres sur la véritable éducation) que l'on a fait imprimer, je les avais faits pour moi, avant que de les faire passer à mes enfants. (...) Quoique je sois très fâchée que cela soit connu, je ne puis m'empêcher de lui savoir bon gré (c.-à-d. à son éditeur) du cas qu'il paraît faire d'un si médiocre ouvrage.7

Accepter cet effacement sans discussion, bien plus l'intégrer dans une critique littéraire, comme le font les commentateurs de l'œuvre de Mme de Lambert, me semble relever et d'une méconnaissance de cette œuvre et d'un oubli regrettable de la perspective historique.

2. Conditionnement de l'histoire

2.1. Silence / Parole de femme

Cette œuvre s'inscrit dans un contexte culturel, idéologique et social où tout concourt au silence des femmes. Coincée dans un système patriarcal étouffant, écrasée par le fardeau des bienséances, juridiquement serve, la femme du XVIIIe siècle n'a aucune influence sans un médiateur masculin. Olympe de Gouges, la grande féministe révolutionnaire, rejette avec horreur "l'administration nocturne "B à laquelle sont contraintes les femmes désirant quelque pouvoir. Olympe de Gouges était téméraire, elle osait dénoncer l'injustice sociale et ses brochures tapissaient les murs de Paris. Elle est morte sur l'échafaud, dit-on, pour avoir osé défendre les droits de la femme. Les autres féministes du siècle étaient plus prudentes. En général, celles qui, conscientes comme elle de la discrimination masculine envers leur sexe, voulaient la contester par l'écriture ne manquaient pas de prendre certaines précautions, soit en prétendant n'écrire que pour leurs proches, soit en prétextant avoir été provoquées à un duel de mots par quelque misogyne de leurs amis9. Simone de Beauvoir ne se trompe pas sur cette réserve, lorsqu'elle constate:

C'est avant tout cette modestie raisonnable qui a défini jusqu'à présent les limites du
talent féminin.lo



7: Sans pagination.

8: Les Droits de la Femme, brochure ala Reme, non datée, B.N. Lb399989.

9: Cf. G. Kryssing-Berg: "Parole de femme au XVIIIe siècle, à paraître in Actes du 8e Congrès des Romanistes Scandinaves, (Odense, 17-21 août 1981).

10: Le Deuxième Sexe, Idées/Gallimard, 1978, tome 2, p. 472.

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2.2. Parole de Mme de Lambert

Modeste et raisonnable, Mme de Lambert Test, incontestablement. D'autant plus que, née en 1647 et morte en 1733, elle touche aux deux siècles et appartient à une génération de transition. Mais, intelligente, cultivée et riche, elle a la possibilité de s'exprimer. Seulement elle est prise dans un dilemme qu'elle ne surmontera jamais totalement, dilemme entre les idées avancées de son humanisme et son respect d'un certain art de vivre. Car elle a fréquenté l'Hôtel de Rambouillet et reste marquée par ce milieu précieux où dominent les bienséances, la noblesse, la distinction et où règne aussi l'esprit cartésien, donc le modernisme, et où l'on affiche un certain féminisme.

2.2.1. Le "néant" féminin

L'ambivalence de ce milieu se reflète dans son écriture par une alternance de hardiesse et de prudence et donne à son œuvre une profondeur philosophique. Hardie, Mme de Lambert l'est, tout particulièrement dans les Réflexions nouvelles sur les femmes (cf. supra). Ce texte, probablement composé sous la Régence, se présente avant tout comme une défense des femmes, surtout de ces fameuses "émancipées" dont on critiquait fort le comportement scandaleux et décadent. Ce sont les hommes qui poussent les femmes à la corruption en les condamnant à l'ignorance, affirme-t-elle:

Les femmes pourraient dire: Quelle est la tyrannie des hommes! Ils veulent que nous ne
fassions aucun usage de notre esprit, ni de. nos sentiments, (p. 9)

Quand nous savons nous occuper par de bonnes lectures, il se fait en nous insensiblement
une nourriture solide qui coule dans nos mœurs, (p. 10)

La Marquise dénonce le néant dans lequel est relégué le sexe féminin et se
propose

d'attaquer les mœurs du temps qui sont l'ouvrage des hommes, (p. 5)

bien qu'elle soit consciente de la démesure de son entreprise:

Nous avons contre nous le consentement de tous les siècles.ll

A cette critique vigoureuse et passionnée jaillissant sous la retenue des mots et la sobriété de la langue, il semble opportun d'opposer ici la remarque d'un des commentateurs de la Marquise, remarque caractéristique d'un état d'esprit général:

La nuance de son écriture arrive à être si ténue qu'il semble que l'idée manque de corps.l2
Comment peut-on émettre un jugement aussi superficiel, sinon pour se rassurer



11: "Discours sur le sentiment d'une dame, qui croyait que l'amour convenait aux femmes, lors même qu'elles n'étaient plus jeunes", in Œuvres complètes de Mme la Marquise de Lambert, L. Collin, Paris, 1808, p. 325.

12: O. Gréard: L 'éducation des femmes par les femmes, Paris, 1886.

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soi-même? Pour rendre moins dangereuse cette perception lucide de la réalité? Mme de Lambert a le courage d'attaquer l'un des bastions les plus puissants de la misogynie masculine: le rôle dévolu aux femmes d'une certaine appartenance sociale :

La femme est faite pour plaire à l'homme.l3

Elle reconnaît que "les filles naissent avec un violent désir de plaire"l4. Mais, parallèlement,
elle accuse les hommes:

ils (...) nous ont imposé la loi d'être belles et ne nous ont donné que cela à faire.l s

La carence de l'éducation féminine et les dangers qu'elle entraîne est une
constante de l'œuvre de la Marquise:

On a de tous temps négligé l'éducation des filles, (...), on les abandonne à elles-mêmes,
sans recours.l6

2.2.2. Le tragique de la vieillesse

Mme de Lambert s'indigne surtout de l'attitude du monde, prêt à tout pardonner
aux "jeunes personnes aimables" mais intransigeant et cruel à l'égard des femmes
vieillissantes. Alors

il n'est plus permis d'avoir tort, et nous n'avons plus le droit de faillir.l7
Situation combien injuste si l'on pense

qu'il y a peu de temps à être belle, et beaucoup à ne l'être plus.lB

Comment secourir les femmes? Comment les aider à se délivrer du système de rôles, de représentations, de présupposés qui les enferme? Mme de Lambert se concentre sur ces problèmes. Deux textes sont particulièrement significatifs à cet égard: "Discours sur le sentiment d'une dame qui croyait que l'amour convenait aux femmes lors même qu'elles n'étaient plus jeunes" (cf. note 11) (dont la date de composition nous est inconnue) et "Traité de la vieillesse"l9, écrit probablement sous la Régence, comme Réflexions nouvelles sur les femmes.

Dans le premier, l'accent est mis sur l'inégalité entre les femmes et les
hommes:

L'usage les a si bien servis, que tout est pour eux et contre nous (...), et c'est par une
suite de l'injustice de leurs lois que nous ne pouvons faire avec eux aucun traité où l'égalité
soit observée. Ils ont étouffé notre droit sous la force, (pp. 335, 336)



13: J.-J. Rousseau: £>m/e,Garnier, 1964, p. 446.

14: "Lettre à sa fille", in Réflexions nouvelles sur les femmes et Lettres sur la véritable éducation, 2e édition, Amsterdam, 1732, p. 148.

15: "Discours sur le sentiment d'une dame", in Œuvres complètes, p. 385.

16: "Lettre àsa fille", in Réflexions,p. 129.

17: "Discours sur le sentiment d'une dame", in Œuvres complètes, p. 326

18: Réflexions nouvelles sur les femmes, p. 8.

19: In Œuvres complètes de Mme la Marquise de Lambert, L. Collin, Paris, 1808.

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L'on ne saurait plus nettement prendre parti!

Dans le deuxième, l'accent est mis sur l'immense solitude des femmes dans
leur vieillesse:

On les prive de soutien et d'appui, (p. 133)
Elles sont faibles et délaissées, (p. 133)
Cet âge où tout nous échappe, (p. 134)

3. Discours sur la vertu

3.1. Dialectique de la pudeur

La Marquise avoue que "chacun perd en avançant dans l'âge", mais "les femmes plus que les hommes", (p. 134), car, à ces derniers, "tous les secours nécessaires" ont été donnés "pour perfectionner leur raison et leur apprendre la grande science du bonheur de tous les temps de la vie" (p. 133).

Le Traité sert à pallier le manque de connaissances des femmes dans ce domaine, sa fonction est donc essentiellement didactique. Le même conseil revient tout au long des pages: une heureuse vieillesse est préparée par une jeunesse vertueuse. Conseil bien simpliste, peut-on penser! Avant de confirmer ou d'infirmer ce jugement, il convient d'analyser la signification que prend le concept de vertu dans l'écriture de notre auteur. C'est dans la "Lettre de Mme de Lambert à sa fille" que s'articule le plus nettement le discours sur la vertu.

L'argumentation s'organise autour de deux pôles: le monde (ou l'opinion ou
les bienséances) et la conscience. Quelles sont les étapes de cette démarche?

La Marquise met sa fille en garde contre l'envie de plaire et insiste sur les dangers de la beauté éphémère et trompeuse. Le monde encense la beauté, favorise la corruption qu'elle entraîne et "rien n'est plus triste que la suite de la vie des femmes qui n'ont su qu'être belles"2o.

Mme de Lambert, fortement consciente du pouvoir de l'opinion qui, pour
elle, est un juge auquel personne n'échappe, surtout pas les femmes, lui oppose
un autre juge, tout aussi infaillible, la conscience, qu'elle définit ainsi:

ce sentiment intérieur d'un honneur délicat qui ne se pardonne rien pour le monde.2l
Cet honneur délicat et "tendre", selon les textes, n'est autre que la honte (au
sens du XVIIe siècle), c'est-à-dire aussi la pudeur.

Entre ces deux juges, le monde et la conscience, s'engage une lutte sans merci dont l'enjeu est le bonheur de toute une vie. Résolument tournée vers le bonheur,Mme de Lambert est, sur ce point, une bonne représentante du XVIIIe siècle.La pudeur est la seule arme dont disposent les jeunes femmes contre l'écrasanteforce de l'opinion, non pas une pudeur de surface, comme celle qui entre dans le jeu de la coquetterie, non pas une pudeur à la Rousseau, qui, se plaçant à un niveau pragmatique d'utilité, invoque la nature qui en "arma le faible pour



20: "Lettre àsa fille", in Réflexions, p. 146.

21: "Discours sur le sentiment d'une dame", in Œuvres complètes, p. 326.

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asservir le fort"22, mais une pudeur intériorisée, partie intégrante de la personnalitéprofonde:

vous vous devez à vous-même le témoignage que vous êtes une honnête personne.23

Ainsi comprise, la pudeur prend une tout autre dimension, elle devient non
seulement la base de toutes les vertus:

On lui permit de se mêler avec toutes les autres vertus24

mais la vertu même, car, dès qu'une femme la "bannit de son cœur", toutes les
autres vertus sont menacées.

Travailler à acquérir cet intime sentiment de l'honneur doit être la règle de la
vie. Pour celles qui sauront le graver dans leur cœur, il sera

la source du bonheur, de la gloire et de la paix.2s

C'est pourquoi Mme de Lambert, en bonne mère, voudrait que sa fille possède cette qualité existentielle. Le programme d'éducation qu'elle lui propose est élaboré en ce sens, les connaissances utiles sont celles qui apprennent à penser, à cultiver sa raison et son jugement. Fortifier sa raison est le thème dominant de ces pages, la raison étant la pierre angulaire "choisie et précieuse" de tout l'édifice. Elle seule permet de dominer ses passions, de limiter ses désirs, de rejeter tout amour-propre et de se conduire avec humilité, bref, elle seule permet de tendre au plus parfait dans tous les domaines. La femme qui sait s'enrober dans une telle carapace de vertu peut jouer son propre rôle et non le rôle imposé par la société.

La pudeur, ainsi comprise, arme défensive pendant la jeunesse, permet de résister aux facilités dangereuses du monde. Au cours de la vieillesse, devenue arme offensive, elle forcera le respect. Ne peut-on pas parler ici d'une subtile dialectique de la pudeur?

3.2. Exigence de sainteté

C'est une dialectique difficile à mettre en pratique et qui exige une véritable
ascèse intellectuelle et morale:

Apprenez à vous craindre et à vous respecter vous-même.26

Il n'y a qu'une domination permise et légitime, c'est celle que nous donne la vertu.27
Ne s'agit-il pas, en définitive, de se créer une seconde nature? Paul Hoffmann décèlechez
la Marquise une exigence de dignité2B. Ne peut-on pas aller plus loin et



22: J.-J. Rousseau, in op. cité, p. 447.

23: "Lettre àsa fille", in Réflexions, p. 138.

24: Ibid.,p. 144.

25: Ibid.,p. 135.

26: Ibid.,p. 158.

27: Ibid.,p. 193.

28: Cf. P. Hoffmann: "Mme de Lambert et l'exigence de dignité", in op. cité.

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parler d'une exigence de sainteté? S'il faut devenir une sainte pour être un individuà
part entière, le prix à payer est bien lourd. Mme de Lambert arrive à un
résultat contraire à celui qu'elle voulait: la femme s'efface derrière la sainte.

Cette retombée dans la sagesse, après une critique téméraire, caractérise le processus de la pensée de notre auteur. Comme il est mentionné plus haut, son conditionnement socio-culturel en est la cause. On ne se libère pas facilement des interdits, surtout en ce début du XVIIIe siècle,où personne n'ose encore contester ouvertement l'absolutisme du pouvoir familial, religieux et monarchique.

Aussi ne peut-on s'étonner que la solution proposée par Mme de Lambert
s'inscrive dans un contexte stoïcien. Cette inspiration stoïcienne imprègne d'ailleurs
toute son œuvre et dicte sa ligne de conduite:

ils nous est bien plus aisé de nous ajuster aux choses que d'ajuster les choses à nous.29

4. Morale provisoire

4.1. Les deux discours

Pourtant une lecture minutieuse des textes montre certaines réticences, sous les formules de sagesse perce une grande sensibilité. Un discours parallèle au discours raisonnable s'établit, trahissant une joie de vivre et une sensualité refoulées. Le "Traité de la vieillesse" accuse ce décalage entre le dit et le non-dit, il affiche une résignation conforme à l'esprit du temps, résignation qui n'arrive pas à cacher le tragique regret de devoir renoncer aux plaisirs de la jeunesse.

Lorsque Mme de Lambert parle de la vieillesse, l'emploi modal du verbe "devoir" est constant, ainsi que l'emploi de "il faut". Les substantifs "dégoût", "peines", "douleurs" s'opposent aux substantifs "plaisirs", "passions", "ardeur du sang" réservés à la jeunesse. Bien que l'accent soit mis sur l'inutilité des regrets, bien que soit donné le conseil de mettre à profit le temps de la vieillesse et bien que plusieurs pages soient consacrées aux avantages de cette dernière période de la vie, ce discours paraît forcé. Quant à l'appel à la religion et à la raison, il semble dérisoire à côté de la souffrance sous-jacente.

Ce "Traité" est un ouvrage révélateur. Mme de Lambert l'écrit pour elle-même:

Ces réflexions, ma fille, qui sont à présent pour moi, seront un jour pour vous.3o
Aussi sa sincérité ne peut-elle être mise en doute. Le recours au stoïcisme s'y
montre nettement comme un moyen de mieux supporter la douleur.

4.2. Communauté de vertu

N'en serait-il pas de même pour toute l'œuvre de la Marquise?
Cet aveu à l'Archevêque de Cambrai donne à réfléchir:



29: "Lettre à son fils", in Réflexions nouvelles sur les femmes et Lettres sur la véritable éducation, 2e édition, Amsterdam, 1732, p. 124.

30: 'Traité de la vieillesse", in Œuvres complètes, p. 135.

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les mœurs des gens d'à présent nous mettent dans la nécessité de leur conseiller, non pas
ce qui est le meilleur, mais ce qui a le moins d'inconvénients.3l

Combien révélatrices sont ces paroles! Depuis deux cents ans les critiques soulignent chez la Marquise la fascination de la vertu, insistent sur le choix délibéré d'une conduite exemplaire. Cette remarque nous amène à penser que la vertu ne serait peut-être qu'un moindre inconvénient, choisi par nécessité pour survivre dans une société décadente, injustement structurée et hiérarchisée, étouffant sous des valeurs immobiles. Une femme qui ose écrire:

J'appelle peuple tout ce qui pense bassement et communément; la Cour en est remplie32 n'est pas dupe. Mais à cette pénétrante lucidité s'allie (comme déjà vu) un goût prononcé pour le bonheur. Comment concilier les deux? Cette retraite en soimême, cet asile de vertu conseillés àla femme du XVIIIe siècle seraient-ils prônés comme une solution intérimaire, une "morale provisoire" à la Descaries?

4.2.1. Flou narratif

Le questionnement d'un texte, déjà mentionné plus haut, permet de confirmer cette ambivalence. Dans les Réflexions nouvelles sur les femmes, ouvrage dont la Marquise a tant redouté la publication, s'articule un discours passionné sur l'amour et le bonheur.

Une étude de la voix dans ce récit se révèle très fructueuse. L'instance narrative dominante est le pronom personnel "je", l'intrusion du "nous" est assez rare. Mais l'identité de ce "nous" est fluctuante, car un glissement constant s'effectue entre un "nous" désignant les hommes et les femmes et un "nous" désignant soit les femmes, soit les hommes. En général, le contexte permet de saisir le changement de voix. Pourtant, dans certains passages, la confusion des instances narratives est telle que l'identité du "nous" n'est pas facilement repérable.

Ce flou narratif engendre une certaine ambiguïté au niveau sémantique, ambiguïté
mettant les deux sexes à égalité devant l'amour! Toute l'argumentation
s'organise autour de cette remarque-pivot:

Nous avons autant de besoin d'aimer que d'estimer, (p. 25)

L'identité du "nous" est incertaine, aucun élément n'étant donné pour reconnaître les locuteurs. Mais dans un texte où sont exposées différentes façons d'aimer, ce "nous" apparaît comme féminin et insiste sur le fait que, pour ce sexe, l'amour et l'estime vont de pair.

Par contre, quelques lignes plus haut, l'identité du "nous" est moins douteuse:

Ce n'est pas même assez que le Sexe nous plaise, il semble qu'il soit obligé de nous tou
cher. Le mérite n'est pas brouillé avec les grâces, (p. 25)



31: Lettre non datée, in Œuvres complètes, p. 383—384.

32: "Lettre àsa fille", in Réflexions, p. 171.

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Les éléments de repérage sont le substantif "Sexe" écrit avec une majuscule, ce qui révèle le sexe féminin, et l'expression "les grâces" exclusivement réservée aux charmes des femmes. Le "nous" s'avère donc appartenir au sexe masculin. La remarque devient un conseil subtilement présenté: les hommes doivent allier l'amour et l'estime dans leurs sentiments pour l'autre sexe.

4.2.2. Objet/ sujet

Plus de deux cents ans avant nos féministes d'aujourd'hui, Mme de Lambert rejette
le rôle de la femme-objet, tributaire de la beauté et de la jeunesse. Si l'amour
est basé sur l'estime, la femme peut vieillir sans crainte, l'amour résistera.

A plusieurs reprises, dans les Ré'flexions, les hommes sont exhortés à se transformer,
soit d'une façon directe:

Ne sentez-vous pas le besoin d'estimer ce que vous aimez? (p. 38)
soit d'une façon détournée:

La plupart des hommes n'aiment que d'une manière vulgaire (...), ils ne se reposent que
dans les plaisirs, (p. 41-42)

Dans ces pages, la vertu n'est plus présentée comme un refuge contre le monde, comme une attitude héroïque permettant au sexe féminin de moins souffrir, elle est exaltée comme une qualité devant être équitablement répartie. Cultivée pareillement par les deux sexes, elle permettrait d'approfondir la passion réciproque et de consolider la durée des sentiments:

Un amant aimable et qui a de la gloire ne songe qu'à se faire estimer et l'amour le perfectionne,
(p. 45)

La vertu devient synonyme d'amour!

Ainsi lu, cet ouvrage, Réflexions nouvelles sur les femmes, n'est pas "la chronique d'un cœur spirituel"33 , mais une attaque contre tout un mode de vie, bien plus, contre toute une vision du monde. Si, dans la conclusion, Mme de Lambert avoue:

Voilà l'histoire de mes idées, si vous voulez, de mes égarements.

Elles (ces idées) m'ont emmenée plus loin queje ne devais ni ne voulais, (pp. 51, 52, 53),
elle est moins modeste que prudente.

S'inscrivant au cœur de son œuvre, ce texte aide à en mieux dégager le côté subversif: c'est tout le vécu des femmes d'une certaine condition qui est remis en cause. Plusieurs des thèmes développés dans Le Deuxième Sexe en 1949 sont 33: Cf. P. Hoffmann, article cité, p. 24. - Ces Réflexions ont donné lieu, en général, à des

commentaires qui, soit en minimisaient la portée, soit en faussaient le sens, comme pai exemple celui-ci: "on ne retrouve plus ici le sens ordinaire, le tact naturel, l'exquise délicatesse de cet esprit clairvoyant, sage et moral. La théorie exposée est fausse. (...) Cette excursion inattendue sur l'amour étonne le lecteur." M. Tavernieri Etude surla Marquise de Lambert et Mme de Staël, in Mémoires de l'Académie d'Aix, tome XI, 1878, p. 278.

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déjà esquissés dans les écrits de cette grande dame du XVIIIe siècle et un timide
féminisme d'identification annonce celui que prônera Simone de Beauvoir.

La démarche de Mme de Lambert reste-t-elle sur le plan de l'écriture? L'importance
de cette question est primordiale, si l'on cherche à introduire la dimension
du passé dans le mouvement féministe actuel.

Les idées de la Marquise étaient connues. La Motte, qui fréquentait son salon,
dit à ce sujet:

Mme de Lambert ne pense pas comme la plupart du monde (...), avec ce prétendu courage
d'opinions singulières, elle a quelquefois la faiblesse de paraître penser comme les
autres.34

Il ne s'agit pas de faiblesse mais de diplomatie. Les militantes d'aujourd'hui reconnaissent que s'individualiser, pour une femme, est encore une entreprise douloureuse. Que pouvait faire Mme de Lambert, sinon se soumettre en apparence aux règles existantes, malgré sa prise de conscience de l'injustice du code social? Mais elle n'était pas impuissante, car dans son salon, dont tous les commentateurs vantent la haute valeur intellectuelle et morale3s, l'on pratiquait l'art de la conversation et cette conversation roulait principalement sur les femmes, les questions de politique et de religion étant bannies. Le "Paris nouveau" qui venait avec empressement aux mardis de la Marquise partageait le modernisme de ses idées. A cette époque-là, on "écrivait" encore des conversations, comme on faisait des maximes et des portraits. Aussi ses "débauches d'esprit" circulaient-elles de maison en maison et, dans ses lettres, elle ne manquait jamais de parler de son sujet favori.

La démarche de Mme de Lambert s'inscrit sans aucun doute dans la culture, l'idéologie, la société de son temps, y imprimant son originalité, et cette démarche, si solitaire soit-elle, en ce début de siècle, doit être prise en considération dans une perspective historique.

Ginette Kryssing-Berg

Copenhague

Résumé

Moraliste rassurante, quelquefois même moraliste attardée du siècle précédent, telle est la Marquise de Lambert pour la tradition critique qui n'a pas saisi le climat conflictuel dans lequel est écrite son œuvre. Coincée par le conformisme de son milieu et de son époque, elle se trouve devant des contradictions indépassables. Pourtant, si l'on se met à l'écoute de sa parole en tenant compte du système de langage et de rôles qui la conditionnait, l'on découvre une féministe très consciente dont on ne doit pas dédaigner l'influence, étant donné l'importance et l'éclat de son salon.



34: Rapporté par J. P. Zimmermann, article cité, p. 62.

35: Cf. par exemple: M. Delavigne: Le premier salon du XVIIIe siècle, (une amie de Fontenelle), in Mémoires de l'Académie des Sciences et Belles-Lettres de Toulouse, 7e série, tomeX, 1878.