Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Yvon Belaval

Yvon Belaval

Sade est choquant, donc, par là-même, ambivalent: attirant, repoussant. Sa lecture fait problème. Vous avez voulu le résoudre. Votre réponse semble, d'abord, inspirée par certains refus. 1. - Vous refusez toute lecture esthétisante et éthique, du genre de celle qu'ont pratiquée les surréalistes, en particulier André Breton, voire Gilbert Lély lui-même: pour sauver Sade, on insiste sur le renouveau de la sensibilité qu'il provoque et sur son éthique révolutionnaire. Vous méprisez ce genre de lecture: «II est, dites-vous, remarquable de constater que les lecteurs dont l'admiration pour Sade est aussi militante qu'inconditionnelle tiennent toujours à démontrer leur position critique, en affichant leur sévère réserve à l'endroit des pratiques scatologiques dont Sade sature son tableau des perversions, en quoi ils dénoncent une erreur de goût à peine pardonnable. Ainsi G. Lély...», et d'en montrer le «recul horrifié et sentencieux devant ce qui constitue justement la plus vigoureuse et la plus rigoureuse audace de Sade» (pp. 219, 220). 2. - Du même coup, vous refusez tout réfèrent extérieur au texte - car «rien n'est plus facile que de prendre Sade au sérieux et donc de le juger au tribunal du réfèrent» (p. 326) - que ce soit le refoulé psychanalytique, le matérialisme historique du marxisme, ou les structures extraites du texte, qui risquent de tout ramener au langage, comme chez Barthes.

Cette double exclusion - liée - de la lecture esthétisante/éthique et du réfèrent vous rapproche de Michel Foucault dont vous vous réclamez. Cependant, au lieu de pratiquer une archéologie de l'histoire ou une epistemologie sociale, vous allez pratiquer une archéologie du texte ou une epistemologie du texte.

Cela suppose un impensé qui organise la fiction du texte. Cet impensé n'est pas l'inconscientfreudien. Il est pensé par l'écrivain, il peut l'être par le critique. C'est que, si notre conscience est, par nature, réflexive, elle n'est pas toujours réfléchie. L'impensé ressemblebeaucoup à Yimplicite phénoménologique. Ici encore, le monde - c'est-à-dire le réfèrent - est suspendu, mis entre parenthèses, et l'on ne garde que ce qui apparaît: le texte. Soit (exemple husserlien souvent repris par Maurice Merleau-Ponty) la chaise qui est devantmoi: une partie du plancher ou du tapis sur lequel elle repose, m'est cachée; mais la perception naïve sait fort bien - elle en a pleinement conscience - que le plancher ou le tapis se prolonge derrière les pieds de la chaise; cet implicite fait partie de la perception.

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De même l'impensé fait-il partie du texte. Et il agit sur l'écriture ou la lecture. Il contribue à leur organisation comme l'organisateur (ou organiseur) découvert par Spemann en 1924 en embryologie où il régit par induction le développement et la différenciation cellulaire de l'embryon. Vous, Monsieur Hénaff, vous parlez de «générateurs idéogrammiques» (Les Ages..., p. 49).

Cet impensé ou implicite, votre tâche est de le penser, de l'expliciter. De même que, par un seul et même processus vital, le greffon organisateur de Spemann différencie et développe des tissus banaux, ainsi, par un seul et même processus d'explicitation créatrice, l'impensé, chez Sade, puisant dans l'implicite quotidien du XVIIIe siècle -à savoir: ses institutions (féodales, religieuses, industrielles,...) - a différencié et développé les figures de ses fictions. Mais nous n'habitons plus le XVIIIe siècle. Puisque vous excluez le réfèrent historique, vous n'avez pas à pratiquer une méthode historienne; il vous suffit de vous en tenir au savoir implicite que nous avons tous du XVIIIe siècle et de le laisser se mettre en œuvre - en fiction - dans notre lecture. Cette lecture s'en tiendra au texte tel qu'il nous apparaît: ce sera Sade en notre siècle. Elle y distingue, sur fond du XVIIIe siècle, les figures qui s'organisent dans le récit tel que nous le lisons aujourd'hui. Dès lors, à partir de la dualité - mais non du dualisme - de l'écriture ou de la lecture s'impose votre plan duel : une Poétique, une Economique.

ha Poétique consiste à distinguer les figures avec leurs traits essentiels - ou, pour parler en botanistes, leurs «caractères importants» -, à les classer et à lire méthodiquement leur tableau. L'Economique consiste à observer comment ces figures dépensent, se dépensent, procèdent à des échanges, se subordonnent - le tout dans la double irréalité de la jouissance improductive et de la fiction.

Comme il ne saurait être question de reprendre en quelques minutes toutes les figures et
tous les échanges que vous étudiez, je ne retiendrai qu'un exemple.

La Poétique nous montre dans le corps libertin un automate cartésien ou l'homme-machine de La Mettrie. Ce n'est pas un corps expressif- en particulier par le regard qui, selon Max Scheler (Nature et Forme de la sympathie) repris par Sartre (à la fin de l'Être et le Néant), nous donne la connaissance immédiate d'autrui, de notre autre. Il n'a pas d'âme (p. 27), pas de Cogito (p. 50), il est «sans symptôme, sans sommeil, sans rêve, sans secret, sans mémoire» (p. 322); il n'a pas eu d'enfance, de passé (p. 53); c'est un corps «étalé, désacralisé, machiné, parcellisé, comptabilisé et étrangement vissé à une tête impassible qui en programme les actions et en monopolise la jouissance» (p. 16); il ne renvoie jamais qu'à l'organisation physiologique (p. 28); on le mesure, on le compte (p. 33), on le soumet à toutes sortes de combinatoires (p. 40 ssq); «cerné dans ses contours plastiques, inventorié dans ses éléments anatomiques, traité comme simple objet d'inventaire, ... c'est le corps àla lettre» (p. 25). Entendez: c'est un mannequin d'expérience (p. 274), je voudrais pouvoir ajouter: fantasmatique. Il n'existe que formulé, écrit, apathique. Il faut le définir comme il est arrivé à Jacques Lacan de définir l'inconscient et dire: le corps libertin est structuré comme un langage. Il ne s'informe que dans et par le discours (confondu avec le langage, p. 29). Là est la condition de possibilité du texte, du récit sadien.

L'Economique tirera les conséquences de ce corps libertin, ou plutôt le montrera sous
une autre face: segmenté, machinisé? disait la Poétique; dès lors, répond l'Economique:
exploité, divisé, parcellisé, et ainsi procède la fabrique industrielle naissante.

On multiplierait les exemples, vous l'indiquez dans Les Ages de la lecture sadienne, p.

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50. Après avoir donné celui du corps segmenté et machinisé, vous poursuivez: «... de même l'écriture du désir apathique et la cruauté de la rétention s'indexent sur un calcul des jouissances et sur une économie de la dilapidation aristocratique . . .; et finalement la volonté de discours sadienne en tant qu'assumée dans la fiction par une narratrice (à l'exclusion d'un narrateur) s'articule rigoureusement sur la fiction économique/symboliquedévolue alors à la femme en tant qu'objet et signe d'échange, mais aussi en tant que reprenant l'initiative de s'échanger et de circuler comme parole et «monnaie vivante» (l'expression est de Klossowski)».

Vous avez ainsi réussi à prouver que les deux faces (ou Parties) de votre thèse sont les
deux faces d'une même monnaie d'échange: le texte sadien. Vous avez su construire
l'ouvrage bigrons ou Janus que vous vous étiez programmé.

Je voudrais avoir, aussi, plus de temps pour faire votre éloge. A quelques préciosités près, vous écrivez bien. Vous pensez clairement. Vous nous apportez une lecture originale de Sade et, ce faisant, une transposition féconde de l'epistemologie foucaltienne: une epistemologie du texte, qui ne retombe ni, purement et simplement, dans Foucault, ni dans aucune des épistémologies - psychanalytique, marxiste, structuraliste - dont vous vous démarquez. Vous serez sans doute discuté: rien de plus sain! Mais, sans aucun doute, on ne pourra plus lire Sade sans tenir compte de vous.

D'un bout à l'autre, votre thèse accumule des observations éclairantes.

Par exemple: contrairement à ce qu'une perception superficielle du terme «sadisme»
ferait croire, il n'y a pas chez Sade de lutte de reconnaissance (anerkennen) du maître et
de l'esclave (p. 77), de lutte à mort pour le pouvoir (p. 283);

Vous analysez à merveille la fonction du cabinet secret (p. 88) chargé de l'indicible du
discours (ibid.);

Vous utilisez bien les trois modes du temps: délai/détour/intériorité (p. 139);

Vous indiquez fort bien pourquoi Sade n'est pas un philosophe (p. 81, p. 324);

Je citerais encore toute votre Suite en exit (p. 317 ssq) qui met en question la rationalité
du XVIIIe siècle: peut-être aurons-nous quelques minutes pour en parler.

Bien entendu j'ai aussi quelques réserves à vous présenter.

Je ne m'attarde ni sur quelques vétilles de bibliographie - pourquoi en avez-vous exclu l'iconographie? Avez-vous vérifié si tous les articles de Maurice Heine publiés dans Minotaure ont été repris par Lély? vous affirmez que Rétif invente lorsqu'il attribue à Sade un ouvrage qui aurait eu pour titre la Théorie: pourquoi ne ferait-il pas écho à quelque rumeur sur les 120 Journées! - ni sur quelques préciosités modernistes de style.

Mieux vaut revenir sur votre méthode.

a) Pour commencer par les petites choses, comment écrivez-vous? Votre ouvrage est une suite réglée de développements assez brefs dont chacun est signalé par une ligne en votre table des matières. Dès le début d'un développement on devine quel auteur - et même quel passage de cet auteur - sera votre guide. Je lis épistémé, j'attends Foucault, et vous vous mettez en effet à résumer un passage des Mots et les choses. Je lis Le supplice et la dette, je n'ai pas besoin que vous nommiez Nietzsche, j'attends La Généalogie de la Morale. Etc. Chaque élément a son patron. Il y a Kant. Il y a Leibniz. Il y a Barthes . . . Alors, j'interroge: est-ce le plan préétabli qui appelle au fur et à mesure le répondant de chaque développement? Ou, à l'inverse, le plan s'ordonne-t-il à partir de ces répondants?

b) Quant à la méthode elle-même, j'ai été obligé d'en parler en présentant le résumé de

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votre thèse. J'ai noté qu'elle exclut une lecture esthétisante/éthique et le réfèrent, ce qui signifie qu'elle n'est pas une méthode herméneutique: elle s'en tient au texte pour y releverles caractères importants du corps libertin, individuel ou groupé, en classer les figures,les organiser en tableaux - et c'est la Poétique - et sur une autre face, en étudier les échanges - et c'est YEconomique. L'essentiel de la méthode est sans doute la Poétique dont elle semble être la fille. Que faut-il pour y réussir? Une lecture armée - comme Claude Bernard invoquait l'observation armée - et votre bibliographie témoigne que vous êtes solidement armé. Et puis, exigence de toute méthode, la force d'attention: Malebranche,auquel fera écho le psychologue Spearman, maître de l'Ecole de Londres, a eu certainement raison d'identifier l'attention à l'intelligence. Hélas, aucune méthode ne livre le secret pour devenir intelligent. Marcel Hénaff a le secret.

c) Reste à examiner si, par son attachement exclusif au texte et par son exclusion du réfèrent, votre méthode n'élimine pas une étude qui porterait sur la nature du fantasme. Or, cette étude, vous la rejetez, alors que, de toute évidence, votre Poétique l'appelle. Pourquoi?

C'est, d'abord, que l'attachement exclusif au texte privilégie l'ouïe: «les premiers organes erotiques du corps libertin sont l'oreille et la bouche», dites-vous, p. 78, avec, à l'appui, une citation des 120 Journées. La bouche qui raconte, l'ouïe qui écoute. «Cette prééminence de l'ouïe sur les autres sens, c'est bien sûr celle du langage lui-même», continuez-vous (p. 79). Le langage est le lieu du désir. «Et si Sade fait de la narration et donc du plaisir de l'ouïe un plaisir de tête, de savoir et finalement d'imagination, ce n'est pas à l'imaginaire qu'il en appelle, c'est-à-dire à l'ordre du fantasme et de la satisfaction idéale du désir, mais à ce qu'on pourrait appeler Yimaginable, soit l'ordre des possibles répertoriables dans le discours* (Ibid.). Passage curieux: incontestable, s'il veut dire que l'imagination humaine n'est pas un simple écho de la sensation ou un simple appât du désir, comme chez l'animal ou l'aphasique, mais qu'elle ne peut égarer ou conduire la raison que parce qu'elle est essentiellement liée au Logos du langage dans la loi de sa syntaxe et la richesse de sa sémantique. Cependant, vous ne pouvez en prendre prétexte pour oublier le rôle premier de la vue, le moins pathologique, le plus intellectuel de nos sens, le maître incontesté de l'image: serait-ce pour rien que G. Bataille intitule une de ses recherches erotiques VŒU? Vous-même que faites-vous d'autre dans le passage cité? Vous parlez de l'image en latin - imagination, imaginaire, imaginable - ou en grec - fantasme se rattache, ainsi que (pomeooç, qpauoç, <pcxoç, (pai/uco etc., à qpâ>ç -et idéale, par la série tôéa, efôco, eiôcoç etc., renvoie toujours à la lumière, à l'apparence, à la suprématie de la vue. Je comprends mal d'ailleurs dans votre texte pourquoi l'imaginaire serait seul de l'ordre du fantasme (ce n'est évidemment pas ainsi que le comprend Sartre), et qu'est-ce que votre imaginable, sinon le schéma dynamique de Bergson inspiré par le schématisme kantien? (p. 133). Sade écrit, il s'écoute, mais il n'écrirait pas s'il n'était hanté des fantasmes qu'il «voit» et donne à «voir». Il ne fallait donc pas supprimer l'iconographie sadienne de votre bibliographie. Ne fantasme-t-on pas avant tout sur des nudités? N'est-ce pas le choc affectif du voir que l'erotique attend d'un dessin, d'une peinture, d'une sculpture, puis de la photographie et du cinéma? Pourquoi vous appliquez-vous expressément à éliminer le fantasme?

C'est que, après la dépréciation de la vue, votre méthode exclut le réfèrent. A la p. 49 des Ages vous soulignez une difficulté méthodologique de votre Poétique: «C'est être amené à se demander: d'où viennent ces représentations?»: on risque de «glisser vers l'hypothèse dualiste et causaliste: réfèrent - fiction ou réalité - reflet». Pour éviter ce

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risque, vous proposez votre Economique, car «un même procès de symbolisation... traversel'appareil social et la langue«, »La question du réfèrent, posée par l'hypothèse réalisteou par l'analyse thématique, n'a donc plus de pertinence ici« (p. 49, p. 50). Soit! Je vous aurais sans doute suivi sans réticence si, p. 133 de votre thèse, vous n'aviez rattaché l'imaginable, dont vous vous servez contre le fantasme, non seulement au virtuel leibnizien,mais encore au schématisme kantien. Or Kant pouvait vous aider à lever la difficulté à laquelle, selon vous, risque d'achopper votre Poétique, car son schématisme ne renvoie à aucun réfèrent objectai - chose ou idée - mais à une fonction. Le schématisme a pour fonction d'unifier la Sinnlichkeit et le Verstand que, contre Leibniz, Kant avait posé en dualisme. Il a deux faces: l'une, tournée vers la sensibilité, unifie par synthèse de l'intuition,l'Empfindung, d'où résulte, par Reproduktion in der Einbildung, das Bild, l'ensemblereprenant l'empirisme de Locke ou de Hume, et cette Verbindung est la synthèse figurée, Figürliche Synthesis. L'autre face est tournée vers le Verstand et procède à la Rekognition im Begriff: c'est l'intellectualisme de Leibniz avec son jugement - synthèse intellectuelle - nécessaire et universel. D'un côté, le schématisme travaille sur les excitationsqu'il reçoit de la sensibilité; de l'autre sur les concepts catégoriels qu'il reçoit de l'entendement. Le tout est animé par Ich denke. Le schématisme est traversé de part en part par l'intuition de l'espace/temps, et par die formale Intuition qui unit la matière de la sensibilité à l'entendement. Or c'est de cette matière que naît Vintensivité de la représentation,si gênante pour le kantisme que, dans les Anticipations de la perception (B. 207) - In alien Erscheinungen hat das Reale, was ein Gegenstand der Empfindung ist, intensive Gròsse, d. i. einen Grad - elle semble trahir un retour à la causalité dogmatique de la réalité en soi. Comment fonctionne au juste le schématisme? Kant avoue ne rien en savoir:le schématisme est eine verbogene Kunst in den Tiefen der menschlichen Seele, dont il est difficile d'arracher à la Nature les véritables procédés ou tours de passe-passe (wahreHandgriffe)» (B 180-181).

Et le fantasme? J'y arrive. Il est affaire d'Einbildung. Il faut y joindre l'intensif et le jeu libre. L'intensif vient de la matière de la sensibilité, que Kant a abstraite, dans l'Esthétique transcendentale, pour n'en retenir que la forme de l'espace et du temps. Il a sa source dans la Nature avec ses tours de passe-passe. La Nature? Dans la Kritik der Urteilskraft les créations du génie littéraire et artistique en émanent: «le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle la Nature donne ses règles à l'art: c'est pourquoi le poète et l'artiste ne savent pas d'où les idées leur viennent» (§ 46, cf. § 47). D'autre part, l'imagination n'est plus liée ici à la constitution réglée des phénomènes; elle est - ainsi l'exige le jugement réfléchissant, régulateur, et non constitutif - un libre jeu. Ce libre jeu est émouvant (il concerne, dans la poésie et dans l'art, le Beau, le Sublime, le spectacle de la Nature). Cette émotion implique l'intensif de la perception. D'où la possibilité des fantasmes, sans recourir, dans le travail du schématisme, ni à un réfèrent, ni au dualisme causal.

Je n'aurais jamais songé à vous jeter dans cette scolastique si vous n'aviez invoqué vous-même le schématisme kantien pour éliminer le fantasme. Or ce schématisme ne l'élimine pas, même en obéissant à votre exigence méthodologique du supprimer le réfèrent, et je ne pense pas qu'on puisse en faire l'économie à la lecture de Sade. Et vous observerez que le fantasme a toutes les propriétés que vous attribuez au comportement libertin: un espace/temps quasi onirique, sans résistance, Fimmédiateté, la facilité, l'apathie, le scandale, l'enfermement, etc.

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Je n'aurai pas le loisir de critiquer parfois votre utilisation des philosophes et essayistes
auxquels votre formation de philosophe vous donnait accès. Je m'en tiendrai à quelques
remarques cursives.

Kant. Vous semblez croire que sa doctrine de l'espace et du temps se trouve tout entière dans l'Esthétique transcendentale. Ce serait une double erreur. D'abord à l'intérieur de la K.r.V. : l'espace de l'esthétique n'est pas étendu, son temps ne dure pas, il s'agit seulement de la forme de la sensibilité; il faut attendre l'Analytique - et le schématisme - pour qu'apparaissent étendue et durée, et continuer par la réflexion de la Dialectique. Ensuite, avant et après la K.r.V., Kant a donné une phénoménologie existentielle de l'étendue et de la durée, dans les Rêves d'un visionnaire ... et Qu'est-ce que s'orienter en pensée? Notre collègue de Munster le professeur Friedrich Kaulbach travaille sur cette phénoménologie. - Autre remarque: vous renvoyez à la querelle Kant/B. Constant sans rappeler qu'elle a servi de base au Mur de Sartre.

Epicure et Loyola. Il aurait été bon de rapprocher cette maîtrise de l'imagination des
pratiques des moines thibétains ou des étonnantes observations du Dr. Roger Godei, en
Inde, Essais sur l'expérience libératrice (Gallimard, les Essais).

Tao. La rétention spermatique dans le Tao a des justifications cosmogoniques, religieuses,
biologiques qui n'ont rien de commun avec celles de Sade: il eût été instructif de les
comparer.

Descartes. Vous ne citez jamais ni le Traité des Passions, ni les Lettres à la Princesse Elisabeth: pourquoi? - Vous faites (p. 27) du iatromécanisme une caractéristique de tout le XVIIIe siècle. Même lailecture de La Mettrie ne le permet pas. Très vite l'animisme et le vitalisme le concurrencent. - P. 29, «être libertin, c'est identifier langage et discours» ou, p. 134, selon Barthes, imagination et langage. Cela contredit le renvoi à l'automate cartésien: la bête-machine n'a pas de langage, et l'homme-machine (l'ensemble des mécanismes corporels) n'a de langage que par l'âme. Comment pouvez-vous en appeler au «jugement de la raison» chez le libertin, p. 102? Et en quel sens entendez-vous «morale» en cette phrase du duc de Blangis, que vous ne citez pas (pourquoi?): «Et je suis parfaitement sûr que ce n'est pas l'idée du libertinage qui nous anime, mais l'idée du mal»? Quelque soixante ans avant Baudelaire.

Leibniz. Vous n'utilisez jamais le De Arte combinatoria, ancêtre de l'Oulipo. - Vous ne semblez pas soupçonner que la combinatoire monadologique exige des relations internes ayant pour base le jugement de la forme: S est P. Contre quoi protestera B. Russell. - P. 41, vous confondez la combinatoire leibnizienne des compossibles avec la combinatoire cartésienne des simples possibles que Leibniz suspecte de spinozisme, par exemple à propos de Princ. 111, 47: «Cum enin illarum (les lois de la Nature) ope materia formas omnes quarum est capax successive assumât». - P. 42/43 Vous confondez la monadologie leibnizienne avec la monadologie physique inaugurée par Wolff et sur laquelle Kant encore écrira sa thèse latine.

Encyclopédie. P. 66 vous laissez à croire qu'elle est le propre du XVIIIe siècle. Il importait de distinguer les Encyclopédies des disciplines et des concepts (au Moyen-Age ou chez Hegel) et l'Encyclopédie des choses et des techniques au XVIIIe siècle (voir là-dessus les études de Bernard Groethuysen).

Rousseau. A propos de la pitié (p. 113) on attendait une allusion à Schopenhauer qui,
dans Ueber die Grundlage der Moral, se réclame de Jean-Jacques.

Nietzsche. P. 269, à propos du bourreau et du créancier il n'était pas sans intérêt de
rappeler le double sens de Schuld, dette et faute.

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Montesquieu est le grand absent de votre thèse, il nous aurait permis de mieux comprendre
ce que vous dites du féodal.

Freud. Ceci n'est plus une critique, mais un post scriptum à vos explications, p. 67, p. 185, sur la fonction de Yhistorienne chez Sade. Dans le TLS March 28, 1980, Antony Storr fait le compte rendu d'un livre de M. Masud K. Khan, Aliénation and Perversion (The Hogarth Press) et il écrit: «The debaucheries of each of «the 120 days of Sodom» are introduced by a genial whore, an 'historienne' who must surely represent a sexually permissive mother figure».

Nous en voici à votre Exit.

Je me sens d'accord avec vous lorsque vous affirmez, p. 324, p. 328 - rejoignant la p. 317 -que Sade n'est pas un philosophe. J'atténuerais pourtant cette affirmation en rappelant que le «philosophe» - avec des guillemets - du XVIIIe siècle était un mixte de philosophe et de romancier. Revoyez sur ce point Le Philosophe, Texts and Interprétation, par Herbert Dieckmann, Saint Louis, 1948.

Vous exprimez votre inquiétude devant la rationalité du XVIIIe, qui «va nous maîtriser sous le grand laminoir de l'Etat-Nation» (p. 319) et qui commandera la Terreur jacobine (p. 320). Soit! »Je lis donc Sade comme le cauchemar de Kant, je l'entends comme le ventriloque des Lumières, comme la voix de cette nuit que raillait Hegel...» (p. 320). Cauchemar? Kant a pourtant écrit Was ist Aufklcirung?, et il suffit de comparer avec le Was ist Aufklarung? de Jacobi, pour mesurer la différence. Ventriloque des Lumières? Les Lumières ont, en effet, senti le danger et ils ont cherché l'antidote du côté de la tolérance. Nuit de Hegel? Mais Hegel prend aussi la suite de Hobbes en incluant la violence dans sa dialectique.

La rationalité que vous incriminez commence à s'affirmer au XVIIIe siècle avec le développement des méthodes mathématiques qui rendent manifeste la possibilité d'un progrès vérifiable de l'esprit humain. Ce progrès est laïque. Il a sa source dans la pensée grecque. Il aboutit rapidement à la violence moderne. Descartes veut aussitôt se «rendre maître et possesseur de la nature». On s'acharne à cette possession. On perfectionne les mesures. On mécanise. La vie quotidienne n'en est d'abord qu'imperceptiblement changée, surtout dans les basses classes. Mais le changement s'accélère. On industrialise. La fabrique devient usine. On urbanise. La courbe démographique s'élève. Votre Economique ne fait pas assez sentir ce «tout se tient». Par exemple, prêtrise et couvents ont retardé la parcellisation des terres en maintenant le droit d'aînesse, tant que la propriété terrienne, issue du féodalisme, constituait l'origine fondamentale des richesses; ils ne pouvaient que perdre peu à peu cette fonction avec l'accroissement de la fortune industrielle. Ainsi se lient vos trois modèles: féodal, monacal, industriel. Mais je ne puis tout dire. Je m'arrête. Il serait difficile, dans la crise que nous traversons, de ne pas partager votre inquiétude devant notre avenir «sous le grand laminoir de l'Etat-Nation».

Et je vous réitère mes éloges.

Paris