Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Claude Duchet (réd): Sociocritique. Nathan-Université, Paris, 1979.

Brynja Svane

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La formule «sociocritique» a été lancée en 1971 par Claude Duchet dans un article manifeste (Littérature n° 1). Il s'agit d'un courant critique qui ne se considère pas comme une doctrine ou une «école», mais qui se propose d'étudier la socialità de la littérature d'une manière nouvelle et originale par rapport à celle de la sociologie plus ou moins marxiste dont elle est l'héritière. Depuis 1971, la sociocritique s'est manifestée dans un nombre considérable d'articles, et elle a donné lieu à plusieurs colloques. Le recueil d'articles dont nous voulons rendre compte ici comprend les actes publiés du colloque franco-américain de Vincennes (en novembre 1977).

Lesdits articles sont groupés en trois catégories: les points de vue théoriques, les analyses littéraires, et les articles traitant le problème des institutions. On peut voir dans ce groupement un indice du caractère de la sociocritique: d'abord, elle s'efforce de se situer par rapport aux théories existantes concernant les relations entre texte et société, ensuite, elle donne une priorité très marquée à l'analyse littéraire du texte. Au lieu de considérer le texte et la société comme deux entités separables et séparées, elle soutient l'hypothèse que la société se trouve présente à l'intérieur du texte, que le noyau constitutif de celui-ci serait justement la société. Ainsi on peut dire que la sociocritique se propose d'étudier la société à travers le texte, en le lisant d'une manière presque «immanente», mais en portant l'intérêt sur les références à la société qui se trouvent présentes dans le texte. La sociocritique ne se contente pourtant pas seulement de ce procédé: elle donne une importance de plus en plus grande à l'étude des institutions dans lesquelles fonctionnent les textes. C'est cette préoccupation qui se reflète surtout dans la dernière partie.

Les dix-neuf articles de ce recueil constituent un ensemble théorique très intéressant, et pour la plupart, on peut dire qu'ils sont écrits d'une manière non prétentieuse et «lisible». Parfois ils sont ironiques et provoquants, et parfois même pleins d'humour, ce qui, évidemment, fait plaisir. Mais, comme le remarque Claude Duchet dans son introduction, ils traitent de sujets assez différents, et dans un espace limité, il est impossible d'entrer dans le détail de tous les problèmes soulevés. Nous nous limiterons à quelques points essentiels, en prenant comme exemples quelques-uns des articles.

Dans la première partie, les articles de Françoise Gaillard et de Bernard Valette ouvrent des perspectives générales sur les chemins actuels de la critique littéraire en France. Françoise Gaillard met surtout en cause les théories de Lacan et d'Althusser concernant le Sujet et son insertion dans la société. Par son ton ironique, l'auteur se place à une certaine distance des théories qu'elle analyse. Peut-être au moment de rédiger cet article a-t-elle senti déjà le découragement progressif des différentes fractions du freudo-marxisme, dont elle a si bien traduit le sentiment de «vide» dans une conférence à Copenhague en février 1980.

Prenant comme exemple de lecture le conte Cendrillon, Bernard Valette passe en revue les différentes modes de lecture des dernières années - qu'il rejette tou(te)s! Le lecteur est convaincu (plus ou moins!) que tout ce qu'on a fait jusqu'à ce jour est peine perdue: sont également démodés et stériles le freudianisme, le marxisme, le freudo-marxisme, le structuralisme, l'idéologisme, et tous les autres -ismes dont on ne se souvient déjà plus ... L'analyse du discours ne mène à rien, et le mot «idéologie» est devenu presque une injure pour celui (ou celle) qui aurait le malheur de s'en servir:

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«plus personne en effet n'oserait le prononcer sans craindre de passer pour un
intellectuel besogneux en retard d'une révolution.» (p. 85)

Heureusement, pour ceux des lecteurs qui ne sont pas assez modernes pour avoir oublié le terme d'idéologie, il y a une consolation dans plusieurs des autres articles, dont les auteurs s'en servent malgré tout. Ceci dit, il n'y a pourtant pas de doute que ces deux articles saisissent au vif un des plus grands problèmes de la critique littéraire actuelle, problème qui est encore plus grand en 1980 qu'en 1977: la critique se trouve à un véritable degré zéro, et personne ne sait comment elle en sortira, sinon par \a pragmatique ou par la nourriture, devenue depuis peu une des préoccupations favorites des intellectuels. (Cf. le numéro spécial de Communications sur la nourriture, n° 31, 1979).

Puisque la sociocritique veut avant tout analyser de près les textes, ce volume d'articles devrait surtout être jugé sur le contenu de sa deuxième partie: les analyses littéraires. Mais il nous semble que ces analyses littéraires, au nombre de six, sont trop différentes dans leur choix de texte et dans leur approche méthodologique pour qu'il soit possible de juger la «sociocritique» en se fondant là-dessus. Encore plus que les études théoriques, les analyses de textes donnent l'impression que la sociocritique peut être beaucoup de choses à la fois, on dirait presque n'importe quoi, pourvu que ce soit socio-! Cela ne veut pas dire que les analyses textuelles ne sont pas intéressantes. Mais il est difficile de savoir en quoi exactement elles diffèrent de tant d'autres approches sociologiques ou marxistes. D'abord il y a lieu de se demander pourquoi l'article de Phyllis Zuckermann figure dans cette partie du volume: il ne traite d'aucun texte littéraire, mais discute les notions de nature, de féminité et de valeur d'échange dans Le Capital de Marx. Bernard Mérigot fait des réflexions sur l'utilisation du nom «Balzac» dans un roman américain contemporain. L'analyse que fait Claude Duchet de la parole «malade» dans deux pièces de théâtre de Musset, est plus clairement «sociocritique»: il lit de près le texte en s'appuyant sur des points qui ont un rapport évident avec sa socialité. On peut dire la même chose à propos de l'étude du statut de la représentation idéologique dans Les Dieux ont soif, faite par Jean Levaillant. Dans un article très suggestif (mais plutôt «marxiste» que «sociocritique», nous semble-t-il), Pierre Macherey démasque le jeu des contradictions dans Les Paysans de Balzac. Selon Macherey, la fiction balzacienne ne saurait être réduite à son projet idéologique réactionnaire, parce que, tout en donnant à cette idéologie une forme littéraire, Balzac romancier, à son insu, en révèle les contradictions internes et ainsi «reflète» (dans un miroir brisé?) les contradictions de la société bourgeoise de l'époque. Comme on sait, c'est une problématique que Macherey a traitée en partie déjà, dans son livre Pour une théorie de la production littéraire (Maspero, 1966).

Ce qui paraît le plus neuf dans ces analyses textuelles, est une lecture assez originale des titres de romans de Guy des Cars. A travers cette lecture, Henri Mitterand nous propose des réflexions générales sur la paralittérature et son fonctionnement idéologique. Selon Mitterand, deux tendances opposées dominent l'œuvre de Guy des Cars et se révèlentdéjà dans les titres: l'invitation à jouir (du récit) de la luxure et, en même temps, l'appel très fort à la vertu. Tout en faisant appel aux fantasmes du lecteur, l'éros féminin de Guy des Cars tient un discours fortement moralisateur, qui insère une différence à la fois sociale et morale entre le lecteur (honnête) et l'univers fictif (plein de débauche). Sans aucun doute, la fonction du discours erotique consiste surtout à renforcer le discours moralisateur, et ainsi l'idéologie qui se manifeste dans les romans de Guy des Cars devient plus ou moins la même que celle des romans de Delly. Et, pourrait-on ajouter, la même

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que celle de la plupart des romans dits «paralittéraires». On pourrait ajouter aussi que le jeu entre un discours sexuel et un discours moralisateur n'est pas le privilège de l'œuvre de Guy des Cars. C'est un jeu qui domine la publicité moderne, la presse féminine, les feuilletons télévisés, et bien d'autres types de communication dans notre société. Il serait très intéressant de voir une analyse approfondie de ce phénomène. Il serait intéressant, aussi, de voir celui-ci mis en rapport avec la critique formulée par Michel Foucault sur la trop grande importance prise par la sexualité dans la civilisation occidentale. Il est à voir si une telle analyse sera faite dans le cadre de la sociocritique, qui jusqu'à maintenant a donné priorité plutôt àla littérature «littéraire». Il est cependant frappant que le recueil se termine par un article de Roger Fayolle exprimant le désir de voir la sociocritique élargir son domaine pour s'occuper beaucoup plus des littératures marginales.

Dans la dernière partie du recueil il y a des contributions très pertinentes et utiles qui font l'historique de quelques théories modernes et qui discutent des fonctions idéologiques des institutions. Jacques Dubois passe en revue les théories socio-littéraires de Sartre, de Barthes et de Bourdieu, pour arriver à une esquisse de la conception moderne de la littérature comme institution idéologique. A la base de cette conception se trouve surtout le développement d'Althusser de la théorie des AIE (Appareils idéologiques d'Etat). Jacques Leenhardt fait une nouvelle lecture de Goldmann, l'insérant dans le contexte historique et idéologique qui explique les difficultés dans ses efforts pour trouver des médiations entre l'infrastructure capitaliste et le roman moderne. Pierre Kuentz va plus loin que ceux qui ont attaqué l'enseignement comme institution. Il souligne l'importance de tant d'autres institutions pour le texte littéraire: les colloques, les revues, la presse, l'édition, la télévision, la publicité, etc.

Il convient enfin de faire quelques remarques sur la rencontre franco-américaine, qui se reflète d'une manière fructueuse dans ce livre. Parmi les Américains qui s'occupent explicitement des différences d'esprit dans cette rencontre, on peut mentionner Bradley Berke, qui souligne les différences entre la pensée anglo-saxonne, nostalgiquement humaniste, et celle des Français, qui se sont

«engagés dans un spectacle de Don Quichottisme intellectuel, s'élançant contre
des Sujets éphémères ne rappelant guère - ou pas du tout - l'humain qui jadis était
le centre de leurs préoccupations.» (p. 34)

La plupart des contributions américaines traitent d'ailleurs des mêmes problèmes que les
contributions françaises, mais en y ajoutant de nouvelles perspectives.

Pour conclure, nous répéterons que l'ensemble théorique réuni dans ce volume de Sociocritique a beaucoup de qualités. Les réserves qu'on pourrait faire, concernent surtout l'extrême hétérogénéité du volume. Il est très difficile, à partir de cette présentation, de se faire une idée précise de ce que veut dire le terme de sociocritique. Il semble que ce courant théorique a essayé de combler un vide existant dans la critique littéraire actuelle, et sans aucun doute, c'est là une initiative à la fois intéressante et méritoire. Mais il est encore trop tôt pour dire si elle réussira, ou si, malgré ses intentions de ne pas être une «école», la sociocritique ne finira pas simplement comme une nouvelle mode éphémère qui prendrait «le relais d'un sociologisme périmé» (p. 6), comme semble le craindre déjà Claude Duchet dans l'introduction à ce livre.

Copenhague