Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Réponse à Ebbe Spang-Hanssen

Marcel Hénaff

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Je vous remercie de l'appréciation plutôt positive que vous faites de mon approche de Sade. Notre accord semble assez large. Mais bien entendu cela ne va pas sans problèmes. Je crois pouvoir en relever deux principaux: celui du rapport entre la pensée du texte et de la pensée de l'auteur, celui plus complexe des fondements de ma lecture «économique».

1. Pensée du texte, pensée de l'auteur

Vous remarquez fort bien qu'il ne s'agit pas pour vous de ranimer la vieille querelle que peut faire surgir l'écart entre ce que pense un auteur et ce que dit son œuvre. Depuis longtemps la méthodologie littéraire nous a appris à ne point confondre les deux niveaux. Pourtant vous dites: «Si la thèse de Hénaff est exacte, les œuvres de fiction du Marquis de Sade serviraient à montrer combien les convictions hautement proclamées du même Marquissont infâmes». Là je suis obligé de marquer mon désaccord. Car votre formule semblemettre à mon compte la confusion que nous voulons éviter. Je ne soutiens pas du tout la thèse que vous me prêtez. Le malentendu vient de ce que je reconnais au moins une continuité entre la pensée de Sade et son œuvre, c'est celle de sa philosophie matérialiste

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Copenhague

et athée. Cependant les prolongements qui en sont donnés dans la fiction (violence illimitée,domination tyrannique, torture, trahison, délire sexuel etc) n'ont rien de commun avec l'attitude tolérante et raisonnable de l'individu Sade lui-même. Contre la plupart des commentateurs je tente même de montrer que le pamphlet «Français encore un effort» reste un texte de pure fiction. La mise en scène du crime et son éloge, les exactions, les humiliations, les massacres ne peuvent être lus que dans le registre de la fiction, c'est-à-dire selon sa loi d'excès et de provocation critique. On ne peut rigoureusement rien en déduire de la pensée personnelle de Fauteur même si parfois quelques principes généraux semblent instaurer un lien entre les énoncés de l'œuvre et les opinions de l'auteur.

J'espère que notre malentendu est levé..

2. «Economique»

Vous dites: «cette deuxième partie me semble moins solide que la première». Cette remarque me frappe parce que dans les différents comptes rendus parus dans des revues ou des magazines lors de la publication de mon livre rares sont les critiques qui n'aient fait un choix pour ou contre cette deuxième partie! Exemple: «Cette deuxième partie est sans doute la plus réussie» (Bulletin critique du livre français, Octobre 1978). Par contre l'excellent dix-huitièmiste J. M. Goulemot est de votre avis: «La seconde partie, 'Economique', me semble moins convaincante» (Nouvelles Littéraires 3 Nov 78)... Il faut donc bien reconnaître qu'il y a matière à controverse. J'ai tenté de m'expliquer sur le sens de cette problématique aussi bien dans Vlncipit de mon livre que dans les dernières pages des Ages de la lecture sadienne. Il faut avouer que cette manière d'aborder le texte est récente et offre encore peu de précédents. Elle trouve ses racines théoriques dans Marx, mais plus encore dans Max Weber et Veblen et plus récemment dans G. Bataille, Baudrillard et Goux. L'hypothèse fondamentale de cette problématique serait à peu près celle-ci: que les enjeux symboliques qui structurent les rapports sociaux et les mentalités s'inscrivent sur la chaîne des signifiants économiques. C'est donc un même processus de symbolisation qui traverse l'appareil social et la langue. C'est au niveau de ce processus que le texte inscrit en lui le discours social et met en scène les rapports de pouvoir et de désir. Qu'est-ce que cela donne pratiquement dans l'analyse que je fais du texte sadien? ceci: la poétique me permet de décrire le mode selon lequel se construit et fonctionne un certain modèle du corps, tandis que Yéconomique m'explique selon quelles forces et quelles logiques sociales ce modèle se forme. En celaje ne quitte jamais l'espace du texte, c'est-à-dire l'ordre de la fiction. Je ne cherche pas une explication causaliste par recours à un réfèrent social. Je repère dans le texte même et dans son réseau signifiant les marques de l'organisation symbolique du social. Non simplement données et répétées mais transformées, brouillées, devenues ce plus-de-sens et de paradoxe qu'on appelle littérature.