Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Ebbe Spang-Hanssen

Ebbe Spang-Hanssen

Side 193

Le fascicule «Les Ages de la lecture sadienne» est un historique des jugements critiques portés sur l'œuvre de Sade, depuis la condamnation des contemporains jusqu'au travail proprement critique de la recherche moderne. De l'énorme masse des documents, Marcel HénafF dégage de façon très compétente, les principales tendances de la critique. Il s'agit forcément d'un choix, et on ne peut guère lui reprocher, dans un bilan de 51 pages, de n'avoir pas discuté toutes les contributions qui méritent de retenir l'attention. Il a fait un choix judicieux, et il a en outre le mérite de fort bien situer sa propre contribution dans son contexte.

La méthode de Marcel Hénaff s'écarte en effet de celles qui ont prévalu dans la critique du XXe siècle, à savoir les méthodes psychanalytiques, marxistes ou structuralistes. Restant près du texte, il refuse de se servir du texte comme tremplin pour aller vers une réalité extratextuelle, mais aussi de s'enfermer dans une étude textuelle. A l'exemple de Michel Foucault, Marcel Hénaff cherche à analyser ce qu'il appelle «les instances de la représentation», c'est-à-dire des éléments représentatifs sous-jacents au texte et qui en organisent la forme. Les formes de la représentation dont il est question sont conçues comme des «patterns contraignants, comme des générateurs idéo-grammiques» (Ages, p. 49). Or, dans un deuxième temps, ce processus de symbolisation, étudié d'abord dans le langage de Sade, peut être étudié aussi en tant que processus de symbolisation sociale. Marcel Hénaff essaye donc de trouver des structures isomorphes dans le système du texte et dans le système social, plutôt que de voir le texte comme un reflet, plus ou moins déformé, d'une quelconque réalité sociale.

Conformément à ce programme, le livre de Marcel Hénaff se compose de deux parties dont la première, «Poétique», analyse les représentations sous-jacentes dans leurs rapports avec l'organisation du récit, et dont la deuxième, «Economique», analyse les représentations en tant qu'éléments d'un système économique.

Dans la première partie, «Poétique», Marcel Hénaff démontre comment le texte sadien peut être considéré comme l'expression adéquate de la philosophie matérialiste des libertins poussée à son extrême. Au centre de cette pensée, Marcel Hénaff voit la réduction machinique de la personne humaine, l'homme machine de La Mettrie, conception dont le récit de Sade tire toutes les conséquences. Pour ce faire, Sade brise les conventions littéraires. Alors que, dans le récit classique, tout personnage est un émetteur de signes qu'il incombe au lecteur de déchiffrer, si bien que la lecture du texte de fiction devient une herméneutique, les personnages de Sade n'ont rien d'énigmatique, ni même de lyrique, ce qui fait du texte sadien une sorte d'inventaire. Il n'y a rien à deviner. L'homme est mis à nu, tout peut se dire, voire même doit se dire, et le travail de l'auteur consistera à énumérer la grande combinatoire des corps humains. La forme du récit tend vers celle du dictionnaire, en conséquence directe du refus de la conception traditionnelle de l'homme comme sujet lyrique et du refus de toute réticence.

La volonté de tout dire commande le récit, et elle commande aussi le libertin sadien. Sa
jouissance est une jouissance cérébrale dont le corollaire est un désir de tout maîtriser, ce
qui entraîne les personnages vers la destruction, y compris l'auto-destruction.

Le texte ne crée aucune identification entre le lecteur et les personnages. Il ne cherche pas à créer une illusion, mais bien plutôt à parcourir toutes les possibilités de l'imaginable. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles Marcel Hénaff peut affirmer, ajuste titre, qu'il y a très peu de sadisme dans Sade. Son texte est à considérer comme une expérience.selon

Side 194

rience.selonla conception classique de la connaissance telle que l'a décrite Michel
Foucault dans «Les Mots et les Choses»: le parcours du tableau de l'imaginable.

Un dernier exemple de la façon dont la vision libertine du corps humain commande le récit: dans cet univers, tout est immédiat. Marcel Hénaff part de la théorie de Kant sur le temps, selon laquelle la notion de temps est liée à l'idée d'intériorité. Puisqu'il n'y a chez Sade aucune intériorité subjective, le temps continu est aboli et apparaît seulement comme instants successifs, dans la mesure où il est impossible de tout dire à la fois.

Dans la deuxième partie, «Economique», Marcel Hénaff analyse l'univers sadien comme système économique. Certaines structures relèvent du monde féodal, d'autres du monde du capitalisme naissant. Le machinisme du libertin noble rejoint le machinisme de la rationalité capitaliste. En tout cas, celle-ci est ridiculisée par le libertin Sade dans sa protestation contre l'idée d'un contrat social, pièce maîtresse de l'idéologie bourgeoise destinée, semble-t-il, à occulter l'exploitation de l'homme par l'homme.

En dernière analyse, Marcel Hénaff considère le texte de Sade comme «la vision extrême - crue, intolérable, outrageante - de ce qui est peut-être notre très ordinaire destin» (p. 7). Sade ne dénonce pas la nouvelle rationalité née au siècle des Lumières, il l'exaspère (p. 320): «Je lis donc Sade comme le cauchemar de Kant, je l'entends comme le ventriloque des Lumières». Ou en d'autres mots: «Sade ne renverse, ne eusse rien: il renforce l'acquis, il multiplie le déjà là. Sa provocation c'est d'aggraver» (p. 323). A l'encontre de certains admirateurs de Sade, Marcel Hénaff souligne que l'univers sadien est «tout à fait odieux et insupportable» (p. 317). Sa valeur réside dans «sa fonction de provocation critique» (p. 324). Hénaff précise qu'il ne s'agit pas là forcément de la pensée de l'homme Sade, «mais c'est la pensée-du-texte» (p. 324).

La lecture que nous propose Marcel Hénaff de l'œuvre de Sade est originale, quoique Pierre Klossowski ait déjà proposé de voir dans celle-ci une sorte de dérision de la pensée des «Lumières» (voir l'essai de Klossowski dans les Œuvres complètes du marquis de Sade, tome 111, p. 364). Hénaff montre sous un jour nouveau l'ironie sadienne et ses rapports avec la philosophie du XVIIIe siècle.

La principale difficulté pour la thèse de Hénaff est un problème de vérification. Il ne s'agit pas ici du problème, assez banal dans l'histoire des lettres, d'une «pensée-du-texte» qui va au delà de la pensée explicite de l'auteur. Le marquis de Sade était un matérialiste convaincu, assuré que l'abolition de la religion rendrait l'humanité plus heureuse. A maintes reprises, Sade a exprimé le culte qu'il voue à l'œuvre de d'Holbach. Il s'est un peu considéré comme le martyr de sa foi dans le matérialisme. Si la thèse de Hénaff est exacte, les œuvres de fiction du marquis de Sade serviraient à montrer combien les convictions hautement proclamées du même marquis sont infâmes. Cas peu banal, il faut bien l'avouer. Pourtant, l'interprétation proposée par Hénaff donne une telle cohérence au texte sadien qu'elle force, me semble-t-il, l'adhésion du lecteur.

La nouveauté de la thèse de Marcel Hénaff réside surtout dans la tentative de montrer comment la conception libertine du corps humain organise tout le récit sadien. On sait que Roland Barthes, étudiant la syntaxe sadienne, avait déjà parlé de cette singulière combinatoiredes corps humains. Poussant plus loin l'analyse barthienne, Hénaff explore minutieusement tous les rapports qu'il y a entre cette syntaxe et la philosophie libertine. En effet, la méthode de Hénaff rend compte d'un grand nombre des aspects singuliers de cette œuvre: la forme d'inventaire, la structure de l'intrigue embryonnaire, la description des personnages, le temps narratif, les fonctions des différentes parties de la scène, en particulier la fonction des «cabinets secrets». Il réussit même à expliquer, à partir de ces

Side 195

principes, l'importance énorme que prennent les excréments dans les récits de Sade, fait qui, jusqu'à présent, a été considéré comme une singularité obligeant à lire les textes de Sade, en partie au moins, comme on lit le journal d'un esprit malade. Les explications que propose Marcel Hénaff de cet univers monstrueux rendent plausible la lecture du récit sadien comme une sorte de cauchemar kafkaïen. Ces explications s'appuient en général sur de solides références àla philosophie et à l'économie de la fin du XVIIIe siècle.

Quoique riche, elle aussi, d'observations pénétrantes, la deuxième partie du livre de Marcel Hénaff, «Economique», me semble moins solide que la première. Trois modèles sociaux y sont invoqués: le château féodal, le couvent et la fabrique, mais les relations qui peuvent exister entre ces trois modèles ne semblent pas très claires. Comment le texte peut-il à la fois être une parodie de la rationalité bourgeoise - ouvertement tournée en dérision - et une parodie de la rationalité libertine, à laquelle le texte donne raison, dans le dénouement de l'intrigue, par exemple? Il y a là quelque chose de paradoxal qui n'est pas suffisamment élucidé. En outre, puisqu'il est question de la réalité sociale de la fin du XVIIIe siècle, on aurait aimé voir présentés les arguments précis qui permettent de parler d'un «modèle capitaliste industriel» (p. 178) en 1780. Les rares textes de sociologie invoqués concernent une époque postérieure.

Malgré les quelques points obscurs - et qui ne sont pas des points de détail - il faut louer la clarté de la démonstration. Surtout la composition du livre est heureuse, puisqu'elle correspond si étroitement aux deux faces de l'œuvre de fiction. Philosophe de formation, Marcel Hénaff s'exprime dans la langue de la philosophie germano-française. Il est toujours possible de trouver un sens précis à ses phrases, mais la lecture de son livre exige assez souvent du lecteur un effort dont l'auteur aurait pu le dispenser, s'il avait moins cherché les.formules brillantes. Il faut reconnaître que le livre fourmille de formules qui frappent et qui lui confèrent une valeur esthétique certaine.

Copenhague