Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Ingeborg Kòhler: Baudelaire et Hoffmann. Uppsala, Studia Romanica Upsaliensia no. 27, distribution Almqvist & Wiksell, Stockholm, 1979.

Hans Peter Lund

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L'influence d'E.T.A. Hoffmann sur la littérature romantique française est incontestable. Hugo lui accorde une place privilégiée parmi les poètes qui s'inspirent du rêve et de l'imagination: «Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son ombre tout un génie, Apulée jadis, Hoffmann de nos jours», dit-il dans Protnontorium somnii.

Parmi les critiques de notre siècle, Albert Béguin a été le premier à souligner cette influence sur des écrivains comme Nodier, Balzac, Nerval et Baudelaire. Chez ce dernier, Hoffmann est cité une vingtaine de fois, et, selon Jean Pommier, il serait possible de distinguer, à l'arrière-plan de l'influence de Poe sur Baudelaire, celle d'Hoffmann. Le premier conte de Poe traduit par Baudelaire est La révélation magnétique, probablement parce que le poète allemand avait déjà porté son attention sur cet aspect mystique de la

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psyché humaine; et Poe avait sans doute subi l'influence d'Hoffmann, traduit en anglais
dès 1824-26.

Ces hypothèses et ces faits, allégués et développés dans les appendices de la thèse d'lngeborg Kòhler, ont servi de points de départ à son investigation du rapport entre Baudelaire et Hoffmann. En comparant les deux œuvres, dont les plus hauts moments sont séparés par une quarantaine d'années, l'auteur veut démontrer l'existence d'une parenté ou d'une ressemblance générale entre les deux poètes, concernant les principes esthétiques et les affinités psychologiques. La démonstration comprend deux parties, une étude esthétique et une étude thématique, et aboutit à la conclusion suivante: «il y a les théories esthétiques tirées d'une base commune, mais arrivées à des degrés de maturation différents (...). Ce qu'ils ont en commun, c'est leur appartenance à une classe de poètes inspirés, imaginatifs, puisant leur force dans les sources profondes, inconscientes, de la personnalité (...). Il est possible (...) de distinguer des «emprunts» de Baudelaire, ou des «influences» exercées par Hoffmann (. ..)» (p. 222). L'accent est mis à la fois sur l'originalité de Baudelaire (chez qui «l'évolution des notions esthétiques» est un des objets principaux de la thèse, cf. p. 3) et sur ce que ce poète partage avec le poète romantique allemand.

Si la disposition du travail d'IK est claire - il s'agit d'aller de l'inspiration artistique à l'œuvre achevée -, son introduction est trop brève et ne nous donne pas une impression assez nette des principes de méthode qui la dirigent. Il y a d'une part la méthode comparative, basée sur l'étude de lectures et de références intertextuelles, et de l'autre la méthode de Jung et celle de Bachelard. La première sert à détecter les affinités esthétiques des deux poètes, les deux autres à mettre en avant les ressemblances d'inspiration. Il me semble cependant qu'une discussion critique de la valeur et de la portée des idées et analyses des deux derniers critiques aurait pu amener l'auteur à définir plus précisément ce qu'il y a de spécifique chez Baudelaire et Hoffmann. Les conclusions concernant leurs inspirations respectives sont assez générales et valables pour toute une série de poètes depuis le Romantisme (IK parle elle-même du «fait capital du romantisme», p. 126). Un «dénominateur commun» serait ainsi «la réalité des désirs profonds, des rêves et des phantasmes de l'inconscient» (p. 119).

Disons-le tout de suite: l'emploi sans aucune prise de position critique de l'apport d'autreschercheurs dans les domaines concernés est par trop exagéré. Je ne peux pas citer tous les passages où les citations des critiques sont mêlées aux citations des poètes. Que quelques exemples suffisent pour illustrer combien l'auteur, à force sans doute de vouloir donner à tous et à chacun son dû, perd du terrain et compromet son propre apport à la recherche. Ainsi, pour présenter l'archétype du Paradis perdu, l'auteur entasse, sur moins d'une page, des citations de six critiques différents (Sucher, Bachelard, Durand, Mauron, Vouga, Sartre) (p. 130-131). Ce procédé fâcheux atteint parfois des dimensions qui dispensentl'auteur de participer au débat. Ainsi aux pages 148-149, où IK laisse entièrement la parole à Bachelard, à Marc Eigeldinger et à Georges Poulet. En ce qui concerne plus spécialement la lecture de Baudelaire, l'auteur cite démesurément l'ouvrage de J.D. Hubert, L'Esthétique des Fleurs du Mal (qui date de 1953), allant jusqu'à adopter ses interprétations fondées sur des étymologies fantaisistes (p. 79). L'application de ces principesde travail entraînent une réduction malheureuse des efforts d'IK elle-même. D'ailleurs,s'il faut à ce point se servir d'autres critiques, on s'étonne beaucoup de ne pas trouver, pour la partie comparative, le livre de Léon Cellier sur Baudelaire et Hugo (Paris, 1970), le plus bel exemple moderne d'une étude comparative, et, pour la partie

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thématique, celui de Morten Nojgaard: Elévation et expansion. Les deux dimensions de Baudelaire (Odense, 1973). où IK aurait pu trouver des explications de la poésie de Baudelaire bien plus stimulantes et précises que celles d'Arnolds Grava, de qui elle copie un schéma assez abstrait des valeurs antithétiques chez Baudelaire (p. 174).

Ceci dit, la thèse d'IK touche à tant de problèmes et d'aspects importants des deux œuvres poétiques en question que les spécialistes ne sauraient se dispenser de la prendre en considération (le sujet avait à peine été effleuré par Elizabeth Teichmann dans sa thèse sur La fortune d'Hoffmann en France (Droz-Minard, 1961)).

Dans la première partie, qui est comparative, IK prend son point de départ dans le dualisme commun aux deux auteurs. Evidemment, il s'agit là d'un phénomène qui n'est pas limité à Baudelaire et à Hoffmann, mais qui relève de réflexions métaphysiques et de conflits psychologiques assez répandus à l'époque. Chez nos deux poètes, le dualisme stimule l'intérêt pour l'inspiration venant du monde intérieur, pour l'imagination en tant que force créatrice. IK a tout à fait raison d'accorder tant de place à celle-ci et à son rapport avec le surnaturalisme. En fait, c'est ce rapport spécifique qui place Baudelaire et Hoffmann dans cette lignée de poètes qui remonte au premier romantisme allemand; Novalis parlait déjà de la connexion entre l'extérieur et l'intérieur, entre les images venant du dehors et celles venant 'de l'âme' (cf. IK, p. 20), dans les termes suivants: «Le sentiment de la poésie (...) s'attache à ce qui est personnel, inconnu, mystérieux: il représente ce qui n'était pas représenté; il voit l'invisible (...). Le poète montre à la fois le subjectif et l'objectif, l'âme et le monde» (trad. Xavier Marmier, 1883). «L'imagination, cet œil de la pensée», disait Lamartine. Selon IK, c'est à la fois une réceptivité et une activité de l'âme (p. 23), «un moyen d'échapper aux réalités souvent pénibles de la vie» (p. 93). En reliant imagination et surnaturalisme - liaison qui caractérise si bien Hoffmann et Baudelaire - IK montre en quoi leurs œuvres sont éminemment romantiques. En effet, outre Lamartine, on peut citer Hugo, qui disait dans le Postscriptum de ma vie, que le surnaturalisme est « la partie de la nature qui échappe à nos organes. Le surnaturalisme, c'est la nature trop loin». Lui aussi avait recours au rêve en tant que domaine où l'extérieur et l'intérieur se suppléent. Voyez sa brillante formule, prise dans Les Rayons et les Ombres («Dans le cimetière de.. .¦>): «Là je rêve! et, rôdant dans le champ léthargique, /Je vois avec des yeux dans ma pensée ouverts,/Se transformer mon âme en un monde magique,/Miroir mystérieux du visible univers». Certes, pour Hugo il n'y avait pas d'antithèse entre 'percevoir' et 'imaginer', comme il y en avait pour Hoffmann et Baudelaire (IK, p. 93), mais la citation illustrera peut-être que la problématique relevée par IK est essentielle et concerne plus que les deux poètes de la thèse présente. Quant à ceux-ci, IK démontre bien la fonction de l'imagination dans Don Juan (l'art comme «échappatoire») et celle du monde surnaturel dans le Pot d'or («la vie dans la poésie», comme dit Hoffmann), fonction qui ressemble à celle de la poésie dans le poème «Paysage» de Baudelaire (cf. Nojgaard, op. cit., p. 106).

Le surnaturalisme dépend de l'imagination, puisque c'est elle qui prend en charge les images surnaturelles. C'est ce que dit Hoffmann dans Jacques Callot: «ses dessins ne sont que les reflets des apparitions fantastiques qu'évoquait la magie de son imagination». IK met l'accent sur ce «moment évanescent du fantastique» (p. 43), et, chez Baudelaire, sur la façon dont le surnaturalisme est lié à la théorie des synesthésies et des correspondances (p. 44). Sur ce point, l'article de Max Milner («Baudelaire et le surnaturalisme») dans Le surnaturalisme français (La Baconnière, 1979) peut être cité à l'appui de la thèse d'IK, parce que lui aussi souligne que «l'expérience surnaturaliste présente toujours le caractère

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d'aller au delà de ce que nous offre la vie ordinaire», et que cette expérience, pour s'exprimer,a
recours à «la perception des analogies».

Si IK, dans les premiers chapitres de son ouvrage, réussit à expliquer la parenté entre Hoffmann et Baudelaire, c'est sans doute parce qu'elle y évite de s'effacer derrière les autres critiques. Il n'en est pas de même dans le chapitre sur l'lronie, qui, cependant, se termine sur une excellente lecture de La Princesse Brambilla, texte d'Hoffmann qui a beaucoup occupé Baudelaire. Ce texte, notamment avec sa dernière partie sur «le lac Urdar», où les personnages principaux atteignent à une très romantique et très ironique conscience de soi, est une bonne introduction au chapitre sur l'lmagination. Là, j'ai des réserves à faire sur la façon dont IK interprète la figure de «la déesse voilée» chez Hoffmann, présente par exemple dans la «Quatrième veillée» du Pot d'or: «il existe un royaume féerique, rempli d'étonnantes merveilles, dont la puissance surhumaine produit tour à tour l'extase suprême et l'insondable épouvante, où la chaste déesse soulève parfois le coin de son voile, et nous croyons la contempler face à face (...) royaume, (. ..) dont l'Esprit nous ouvre si souvent, du moins en songe, les portes ...» Il est vrai qu'elle est parfois expliquée comme la Nature, la création visible contenant une essence que le poète doit saisir. Mais l'expression désigne aussi Isis, la déesse de la vérité, qui est toujours voilée, et que bien des poètes romantiques (Nodier, Nerval...) rêvent de dévoiler - et qu'ils découvrent en rêve, parce que la vérité peut être intérieure. IK y revient à la page 126 en parlant du mystère de l'inconscient, également impénétrable. Or, déchiffrer les images de la nature et celles de l'inconscient - qui sont liées les unes aux autres selon Novalis - cela revient au même, à savoir à la recherche d'une harmonie, spirituelle ou imaginaire.

Cette harmonie, Baudelaire la cherche dans la poésie et la musique, Hoffmann, lui, surtout dans le monde de la musique (cf. IK, p. 136). Pour suppléer à la démonstration d'IK, citons deux passages concernant la musique, où les deux poètes se complètent. Dans «Richard Wagner et Tannhàuser», Baudelaire écrit: «dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. (...) je conçus pleinement l'idée d'une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d'une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel». Et Hoffmann, dans Kreisleriana: «(. ..) die Musik (...) wohnt sie nicht in der Brust des Menschen selbst und erfùllt sein Inneres so mit ihren holdseligen Erscheinungen, dass sein ganzes Sein sich ihnen zuwendet und ein neues verklàrtes Leben ihn schon hienieden dem Drange, der niederdriickenden Quai des Irdischen entreisst?»

Comme l'a fait récemment Gabrielle Malandain pour la relation Hoffmann-Nerval («Récit, miroir, histoire», Romantisme no. 20, 1978), IK s'attaque, dans la deuxième partie de son étude, à une comparaison des thèmes chez les deux poètes. Le but est toujours de «déceler (...) une affinité dans les sources où puisent les deux créateurs» (p. 119). Il s'agit du satanisme, de la recherche esthétique du Beau, et de la création poétique. Arrêtons-nous au thème du paradis perdu, illustré par Hoffmann comme la patrie de la musique du Chevalier Gluck (p. 131-132), et par Baudelaire comme l'imaginaire «Vie antérieure» (p. 142), patrie et vie idéales, caractérisées par «un rétrécissement du monde où les choses extérieures, dépourvues de leur matérialité, sont pour ainsi dire englouties par le centre» (p. 143). De même, les images de l'escarboucle (Hoffmann) et du soleil intérieur (Baudelaire) se ressemblent: elles symbolisent, à l'inverse du paradis perdu, le centre ou l'inspiration intérieure à partir de laquelle découlent les poèmes.

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Chez Baudelaire et Hoffmann, l'effort pour exprimer l'idéal est presque partout menacé par le satanisme inhérent aux deux poètes. Sur ce point, IK fait un rapprochement intéressant entre le mal et le bizarre, ce dernier concept étant trouvé par Baudelaire dans L'Ange du bizarre de Poe et exprimé dans «Le mauvais vitrier» (mais le thème du bizarre remonte peut-être aux premiers romantiques allemands, à Schlegel, cf. le fragment 429 de YAthenaeum, voir Ph. Lacoue-Labarthe/J.-L. Nancy: L'absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, 1978, p. 173-174). Le bizarre souhaité par le narrateur du poème en prose de Baudelaire est aussi le beau, mais s'achète seulement au prix de la damnation éternelle du personnage (cf. IK, p. 169 et 172). Ce paradoxe s'expliquerait par la tradition qui fait de Satan un héros, Lucifer. De là l'idée, chère à tant de baudelairiens, d'un dualisme religieux entre Dieu et Satan chez ce premier poète de la modernité, dualisme qui plonge ses racines dans le Romantisme et fait de Baudelaire un poète moins moderne qu'il paraît.

C'est là, bien entendu, la conséquence nécessaire de cette étude comparative, qui d'ailleurs nous propose de chercher les origines de certaines idées esthétiques de Baudelaire chez Kant et dans l'idéalisme allemand: elle accentue ce qui vient du passé aux dépens des nouvelles pensées esthétiques de Baudelaire. Ce n'est pas là donner une fausse image du poète français. Cependant, il ne faut pas croire qu'il ait été élève d'Hoffmann. Comme c'est le cas du rapport entre Baudelaire et Hugo, il lui ressemble profondément, plus profondément qu'il ne le soupçonnait lui-même. C'est ce que IK nous dit dans sa conclusion, qui reste prudente: Hoffmann confirme et justifie les inspirations de Baudelaire. L'auteur allemand peut donc être rangé parmi ceux qui avaient le plus d'importance pour Baudelaire: Delacroix, Poe, Gautier.

Copenhague