Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Ironie et subjectivité

par

Per Aage Brandt

Préliminaires

L dit A, pense non-A et veut faire entendre non-Al. Deux questions élémentaires se posent à cet égard: 1) Pourquoi L, dans ces conditions, préfère-t-il dire A plutôt que non-A? Pourquoi mettre ainsi en jeu la «félicité»2 de la communication? -et2) Comment faire entendre non-A en disant A? Comment faire ainsi l'économie de la négation?

UNE FEMME SANS UN HOMME
EST COMME UN POISSON SANS BICYCLETTE

lit-on sur le mur de toilettes publiques, sur le dos d'une blouse féminine, sous forme iconique dans une annonce en faveur d'une revue féministe; le texte circule, sous des écritures variables, comme un «pousse-au-jouir »3 irrésistible. Mais ne serait-il pas plus simple, pourtant, de dire que...? Nous allons étudier l'efficacité de ce détour sémiotique frappant.

La source de l'adage pourrait être l'expression: être comme un poissondans l'eau (être à l'aise). Poul pouvoir être opérante, la guérilla doit être dans le peuple «comme un poisson dans l'eau», selon Guevara. Or, pour pouvoir lutter - dans le sens d'une émancipation non plus



1: Catherine Kerbrat-Orecchioni: «Problèmes de l'ironie», Linguistique et sémiologie, n° 2, 1978 (Presses Universitaires de Lyon), p. 13. Cf. La Connotation, 1977 (Presses Universitaires de Lyon), p. 134. Mon texte résume une intervention au colloque sur le discours ironique organisé par le Centre de Sémiotique et de Linguistique de l'université d'Urbino, en juillet 1979.

2: J.L. Austin: How to do things with words, 1962 (Oxford University Press), p. 14.

3: J'ai déjà analysé ce texte, un peu différemment, dans l'article On deriving, in Danish Semiotics, réd. J. Dines Johansen et M. Nojgaard, 1979 (Orbis Litterarum, Supplément no. 4, Munksgaard, Copenhague). L'expression «pousse-au-jouir» est prise dans Gérard Miller: Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, 1975 (Coll. Connexions du Champ freudien, Ed. du Seuil, Paris).

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nationale, mais sociale - la femme n'a plus besoin de l'homme comme
le poisson de son eau; rupture de l'équation:

(1) poisson/femme — eau/homme

qui renvoyait à cette aise qui trouve sa métaphore dans la posture corporelle
être à bicyclette:

(2) cycliste/femme — bicyclette/homme.

La première équation, militante, s'était doublée de cette deuxième, instrumentale. Ces deux métaphores codaient le corps du sujet en question dans son rapport au sexe: le corps est poisson dans la première, il a la bicyclette dans la seconde. Être du corps et avoir du corps. L'être pisciforme est fait pour s'introduire dans un élément, l'eau. D'autre part, l'avoir vélocipédique de ce même corps entretient un contact avec lui qui pourrait sembler esquisser une incorporation. Si l'on tient compte de ces dimensions corporelles des métaphores, 1) la dimension être vs. avoir, et 2) la dimension enveloppement vs. inclusion, on peut dire que nos équations ébauchent une identification subjectale caractéristique, celle qui lie la représentation corporelle au phallus (avoir quelqu'un dont on est le phallus).

L'injure ironique qui agresse cette structure consiste maintenant à ne plus distinguer ses deux composantes: à faire, par conséquent, comme si être égalait avoir, et comme si l'élément enveloppant égalait l'élément enveloppé - et donc mettre la bicyclette à la place de l'eau:

(3) poisson/femme — bicyclette/homme.

Cette opération a pour effet de neutraliser la différence avec ¡sans, pour autant que le couple poisson-bicyclette peut être regardé comme non-isotopique, de sorte que la négation devient impossible, inopérante (avec=sans). Et c'est précisément cette absence de signifié, ce trop-peu-de-sens, et corrélativement, ce trop-d'expression, cet excès du côté du signifiant, qui est le «contenu» de l'injure. Du côté du signifiant, nous avons désormais une redondance de représentants phalliques (poisson, bicyclette), qui insiste sur le fait que le rapport du sujet au signifiant précède toute différence signifiée (femme vs. homme; eau vs. terre, etc.). Le rapport au signifiant précède le rapport à l'homme. Voilà la vérité injurieuse développée par notre adage.

La négation de l'homme comme fondement (bicyclette) n'est pas
explicite et ne saurait l'être, dans la mesure où elle ne se fait pas à partir

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d'une différence alternative, d'un signifié alternatif, mais dans le mouvement d'une référence à la langue qui permet matériellement l'opérationqui produit (3) à partir de (1) et (2). Le «lieu» d'où parle cette négation est précisément le non-lieu de la langue, du signifiant qui fonde et dé-fonde la différence.

Dans un poème connu, Paul Eluard chante ceci (L'amour la poésie,
VII):

LA TERRE EST BLEUE COMME UNE ORANGE

Or, comme on sait, 1) la terre est verte, 2) Yorange est jaune (orange, bien sûr) et 3) la mer est bleue, - dans la version hiéroglyphique de ces éléments. L'opération poétique consiste, comme l'agression ironique, à mettre en jeu - dans un espace toujours marqué par un rapport corporel «concret», c'est-à-dire métonymique, de contiguïté (que représente ici la référence à l'amour) - les différences comme support-signifié du réel. La langue, qui n'a aucun sens en tant que telle, et qui ne reconnaît aucune obligation envers le réel, est le seul opérateur possible de cette négation particulière, dont le «contenu» est, encore une fois, le rapport au signifiant comme transgression pratique de la différence entre destinateur et destinataire «concrets».

On peut faire valoir que cette transgression est condamnée à échouer à l'instant même où elle positivise et institue son propre produit, le texte poétique, le slogan, etc., comme marque d'une différence seconde (cette fois-ci l'excellence féministe, ou poétique, ou autre). L'opération reste rigoureusement liée à sa propre négativité. Si elle se positivise, c'est toujours pour instituer une communauté de la cause perdue: impossible, car fondée sur le signifiant - inappropriable.

Stratégiques

La politesse est toujours (plus ou moins) ironique.

AURIEZ-VOUS LA BONTÉ DE M'OUVRIR LA PORTE?

L'espace métonymique est ici, évidemment, la «situation» même. Le destinateur se trouve devant une porte fermée que le destinataire ne lui a pas ouverte. Pourtant, ouvrir la porte à quelqu'un ne demande pas tellement de «bonté», et si les hommes étaient bons dans ce monde, la chose se ferait sans qu'un seul mot ne soit dit. Le seul fait d'en user

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manifeste donc le manque élémentaire de cette qualité, la bonté. Si je parle, c'est queje sais, comme tout le monde, que ce manque existe. Et même si mon destinataire m'ouvre effectivement la porte, je sais que son action n'est pas l'effet de sa bonté, mais précisément celui de ma demande. Depuis qu'il y a des hommes et qui pratiquent la politesse, la bonté dont nous nous réclamons, moi dans ma demande, lui dans sa réponse éventuelle, ne peut être qu'une bonté perdue. Bonté est un mot, ou plutôt un signifiant.

Ce qui fait le plaisir de la politesse comme pratique de la transgression d'une différence (de sexe, de statut social, etc.), c'est qu'elle implique un langage formalisé, des formules «mécaniques», «mortes», qui ne renvoient à aucune positivité ou différence alternative: elle est par rapport au signifiant et ne peut donc avoir aucun Sens, au sens fort de ce terme.

(Nodier avait rencontré Sade à Charenton; il note qu'il était d'une
extrême politesse).

Dans la communication schizophrène, la politesse prend des dimensions colossales et en vient souvent à dominer totalement le rapport des interlocuteurs, dans les gestes comme dans la parole. Le langage du schizophrène se dépersonnalise, dit-on, pour renvoyer constamment à la langue et à son opération sur les différences. Il se moque de l'interlocuteur en ne lui renvoyant, on ne peut plus poliment, que cette salade faite de la parole de l'Autre (l'on-dit), et jamais celle de l'autre, authentique, dans sa différence positive. Celui-ci est donc en droit de se retirer de cette communauté frustrante qui lui est pourtant sans cesse offerte, et même emphatiquement, avec l'emphase du renvoi à la condition fondamentale de l'intersubjectivité, le rapport au signifiant.

Quand l'ami de Wayne Booth se présente dans son bureau dans un
état lamentable, mouillé jusqu'aux os, avec la remarque suivante:

IL PLEUT

on voit bien alors que «c'est le cas de le dire»; même et surtout dans ce cas, où ce qui est dit est à sa place véritable, la formule est manifestement incapable de dire jusqu'à quel pointelle est à sa place, elle est pour ainsi dire tragiquement inadéquate au moment d'atteindre le comble de son adéquation. Elle se dégrade au rang du trivial, de l'universel, de l'impersonel (l'on-dit) et doit renoncer à désigner le spécifique, le différent; d'où sa tendresse emphatique.

Booth propose l'interprétation que voici:

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hello my good friend who understands me is it not a rainy day that we are enduring together by making something mildly humorous out of what might otherwise have been reason for grousing it ¡s good to see you who thank God understand ironie joshing when you hear it and are not too criticai even if it is rather stale and feeble4 (C'est moi qui souligne).

La réponse à l'adresse ironique ne peut être qu'ironique à son tour, comme la réponse à l'adresse polie ne peut être que polie, si le destinataire ne veut pas tomber sous le coup porté à la différence («le caractère extrême de cette pluie égale celle de ta stupidité...»).

C'est exactement la même logique qui sous-tend un certain énoncé:

JE T'AIME

dans des circonstances analogues; et c'est pour cette raison qu'il impose
alors le respect de la réciprocité.

L'ironie est essentiellement communicative, dans sa négativité même: elle demande et fait redemander de l'ironie (cf. le renvoi à Atrée et Thyeste dans la Lettre volee, de Poe; il s'agit de remettre en circulation, de rendre, son signifiant; c'est tout ce qu'on peut en faire, et c'est là le principe fondamental de l'échange symbolique en général). Elle défie l'autre dans son rapport à la positivité du réel, dans sa différence dans un champ de pouvoir dominé par un savoir (il pleut, je t'aime: contre le temps, l'amour, comme non-pouvoir, non-savoir, aucune positivité réaliste ne tient).

L'ironie surgit, dans le social dialogique, comme une perte de sens, un évanouissement, comme un danger à isoler, à délimiter, donc à analyser. Sous l'angle de l'analyse, elle se présente comme un signe particulier dont «l'expression» est à déterminer, et dont «le contenu» n'est que la transformation (Tr) du contenu d'un autre signe:


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Soit: l'expression X, manifestée par les déformations éventuelles de l'expression E - par exemple les jeux sur les paradigmes sémiologiques qui sous-tendent l'expression primaire - dont le C se transforme ironiquement dans le sens de la négation sans Aufhebung que nous avons étudiée, par une transgression où nous retrouvons le non-A de



4: Wayne C. Booth: A Rhetoric oflrony, 1974 (University of Chicago Press), p. 8.

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notre formule initiale, mais qui produit un «contenu secondaire» qui se lit toujours comme un changement de la relation des sujets à ce contenu primaire: une rupture de l'identification avec son réel isotopique, et une «régression» vers le rapport constitutif des sujets au signifiant.

On a noté que cet X qui serait le spécifique de l'ironie comme opération marginale ou liminale du social dialogique, altère la E qui est sa matière première, dans deux directions: ou bien dans sa littéralité ou lexicalité (cf. le graffite féministe, le vers d'Eluard), ou bien dans son énonciation, c'est-à-dire dans la corporalité de la référence qui se joue dans l'espace d'une «situation» (cf. la politesse).

Si je dis:

AU NOM DE LA LIBERTÉ LES AMERICAINS ONT MASSACRÉ
LES VIETNAMIENS,

alors la première partie de la phrase cite indirectement le discours idéologique en question, et la dernière partie est le programme d'une performance narrative {massacre) que mon corps doit exécuter dans ses gestes pour faire passer la charge ironique en énonçant la phrase. Ce travail du corps dans l'espace de renonciation est facilité, bien sûr, par un réel qui m'offre un rôle de victime, une position de non-pouvoir, à «jouer» (dans l'exemple, je suis Vietnamien, je n'ai rien pu faire contre l'agression américaine, sinon grimasser contre son discours, manifester dans ma rage mon rapport au signifiant).

Si je m'avise, avec mes amis, au moment d'être massacré dans le
stade de Santiago du Chili, par les «milis» de Pinochet, de crier

VENCEREMOS

c'est même surtout le réel, semble-t-il, qui rend ma phrase ironique (ironie situationnelle). Le corps verbiférant est toujours inscrit dans un espace d'énonciation qui porte la marque du réel; le geste ironique consiste à inscrire cette inscription même dans le texte de la parole, ce qui serait certes impossible sans le renvoi radical à la langue, à sa capacité fondamentale à dire n'importe quoi.

La structure ironique de la communication

La structure de la communication ironique ne peut s'analyser, bien entendu,sans
référence au non-ironique qui est en dernière instance son

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enjeu. La différence entre ce non-ironique - ce qui dans le social dialogique jouit de la félicité du sérieux - et l'ironie, ne ressort que sur le fond d'une analyse visant, au-delà de la différence, ce qui dans sa logique se pose plutôt comme la structure (ironique) de la communication;c'est cette structure que nous étudierons dans ce paragraphe.

Au niveau, donc, de La Communication, au sens global, élémentaire, naïf, du terme, le procès s'articulera comme un trajet qui va du destinateur «concret», institué, au destinataire «concret», institué, et qui fait passer un objet culturel, une «information» représentable comme un énoncé, enchâssé dans une énonciation:

Dr — énoncé — énonciation — Dre

A l'énoncé, on peut assigner une grammaire, comme on peut assigner
une pragmatique à renonciation.

Or, ce trajet a toujours lieu - cela selon toutes les analyses connues - sur le fond d'un support qui rend compte à la fois de Yinterprétabilité (soit, de la pertinence du code) de l'énoncé global, et de la possibilité de la référence (soit de la pertinence du contexte) de renonciation. Ce support peut être représenté comme un trajet sous-jacent, doublant le premier, et qui va du destinateur à la base discursive de son énoncé: au code lexical et gnomique qui lui sert d'instance de recours dans l'engendrement de l'énoncé; et ensuite, de cette base discursive - que je symbolise par a' - à la base proprement référentielle qu'est le contexte «réel» comme espace, scène et instance de recours de renonciation - et que je symbolise par a5.


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Ce trajet sous-jacent, qui peut être supposé constituer une condition
générale de La Communication, ancre le procès dans une figure épistémiquequi



5: Les termes a, a', AetM renvoient à l'analyse lacanienne de la subjectivité, ce qui motive le titre de mon texte; J. Lacan: Ecrits, 1966 (Coll. Le champ freudien, Ed. du Seuil, Paris). Cf. mon analyse dans Den talende krop. Om subjektets samfundsmœssighed, 1980 (Ed. Rhodos, Copenhague), l'article Ideologi og identifikation, cbap. 111. 5: Fra psykosen til subjektets struktur.

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témiquequimet en rapport d'une part un champ de savoir (a') totalisable - un langage spécifiable - et d'autre part un champ de pouvoir (a) totalisable - un monde descriptible; entre ce champ de savoir et ce champ de pouvoir, une certaine correspondance, quelle qu'en soit la configuration formelle, est obligatoire. La cohérence d'un Langage et celle d'un Monde sont, pour l'épistémologue empiriste, la garantie d'une appropriation conceptuelle du réel.

Mais ce que l'effet ironique nous montre, c'est l'opportunité de supposer un deuxième trajet sous-jacent, qui rende compte de la variance dans l'effet de vérité produit par une séquence de Communication: l'effet A/non-A, si l'on veut.

En effet, sous a', ce trajet sous-jacent secondaire lie le destinateur à la langue comme condition indépassable de tout langage particulier, de tout langage au singulier et unifié. Ce mouvement secondaire va donc du Dr à l'instance de la langue comme instance aléatoire, impersonnelle, universelle, symbolique, à l'œuvre dans toute expression qui fonctionne comme signifiant. Je propose de l'écrire A (dans la même ligne de renvoi que pour mes a' et a).

D'autre part, il semble nécessaire de postuler l'insistance d'une instance qui sous-tend l'espace référentiel pour rendre compte de tout ce qui ne rentre pas dans le cadre strict du un-monde, tout ce qui permet de se jouer le destin toujours fini des corps mondains dans leur non-pouvoir définitif: ce qui les voue à retomber dans la matière sans produire un sens. Dans la mesure où un-monde est toujours une scène de la vie, on pourrait ici parler d'un espace résiduel qui serait celui de la mort. Je l'écrit ici M - lieu du manque, de la matière comme destin non-symbolisable du corps. Et ce non-pouvoir correspond alors au non-savoir de la langue comme le champ de pouvoir référentiel répond au champ de savoir discursif, au niveau antérieur.

Ainsi, nous obtenons cette représentation synoptique du triple trajet:


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Nous pouvons ajouter que le destinataire se trouve préfiguré aux trois niveaux; il retrouve son image dans l'énoncé - qui reprend sa parole antérieure -, dans le Langage - qui le lie à un projet spécifique de connaissancedu Monde -, et dans le travail subversif de la langue, des langues comme condition de son statut même de sujet parlant. Avec l'harmonie contractuelle du référentiel stabilisant l'Expression, le destinatairereçoit une dose supplémentaire du venin ironique qui le déstabilise - condition probablement nécessaire de tout procès de persuasion - et l'introduit à sa fïnitude, au non-savoir et au non-pouvoir qui encadrent n'importe quel savoir et n'importe quel pouvoir.

Le Langage - au sens anglo-saxon de vocabulaire, terminologie - s'organise en champ sur le fond de la langue, comme le Monde déscriptible s'articule sur le fond de la matière; si le rapport entre les deux premières catégories est positif - rapport de solidarité, ou de co-présence - il est négatif entre les deux dernières: la langue ne symbolise pas la matière, ou plutôt, elle en représente la non-représentabilité.

Le destinataire qui manque une communication à dominance ironique se ferme à ce dernier trajet négatif, et emprunte exclusivement - ce qui est toujours possible, du moins comme intention - le trajet référentiel. Par là, il est lui-même institué réfèrent réel pour qui s'ouvre comme un trou dans la terre du réel, ou comme une rupture de la continuité du champ de son pouvoir, la béance de sa propre finitude.

Ironie du désir

C'est ce qui arrive dans le cas de la malheureuse Justine dans les Infortunes
de la Vertu, malgré sa prétention à la finesse:

Voilà ma maison, me dit Dalville dès qu'il crut que le château avait frappé mes regards, et sur ce je lui témoignai mon étonnement de le voir habiter une telle solitude, il me répondit assez brusquement qu'on habitait où l'on pouvait. Je fus aussi choqué qu'effrayée du ton; rien n'échappe dans le malheur, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons étouffe ou ranime l'espoir; cependant comme il n'était plus temps de reculer, je [ne] fis semblant de rien6. (C'est moi qui souligne).

Justine se raccroche tellement à la contractualité référentielle qu'elle en
vient à sous-estimer chaque fois son propre impouvoir, et qu'elle manque
à chaque coup l'ironie de son interlocuteur:



6: Œuvres Complètes du marquis de Sade, T. 14, 1967, p. 427 (éd. Gilbert Lély, Au Cercle du Livre Précieux, Paris).

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... mais comment peut-il vous être venu dans l'esprit de vous fixer dans un tel
coupe-gorge?

- Oh coupe-gorge, non, me dit Dalville en me regardant sournoisement à mesure
que nous avancions, ce n'est pas tout à fait un coupe-gorge, mon enfant, mais ce
n'est non pas plus l'habitation de bien honnêtes gens.

- Ah monsieur, répondis-je, vous me faites frémir, où me menez-vous donc?7

Dialogue qui reprend un peu celui que nouent le loup et le petit Chaperon rouge à l'heure de sa consommation. Remarquer que le consommateur est toujours, dans ces situations, en quelque sorte lui aussi la victime d'un sort réel qui lui impose une certaine impuissance (même le loup, victime de sa condition animale): Bressac, de son «vice»; la Dubois, de sa condition sociale; Rodin, de sa science; Dalville, de sa profession criminelle, etc. - tous vivent le trajet subjectal, le symbolique, comme le prisonnier Sade le vit, à sa manière. Leur désir ne s'«enflamme» que quand ils rencontrent un sujet qui vit entièrement, au contraire, dans la positivité imaginaire de la référentialité, et qui se croit puissant sous les yeux bienveillants d'une Loi inébranlable dans son contenu positif; un tel sujet, qui doit d'abord se qualifier à ce statut par une performance langagière mettant en évidence la solidité de son imaginaire, devient l'objet irrésistible d'une agression sexuelle et verbale qui vise à la fois la mise en silence du discours,

... c'était Antonin, il me demanda en riant comment je me trouvais de l'aventure,
et comme je ne lui répondais qu'en baissant des yeux inondés de larmes:
- Elle s'y fera, elle s'y fera, dit-il en ricanant, il n'y a point de maison en France où
l'on forme mieux les filles qu'iciB.

et la mise en impuissance, pour ainsi dire, du corps qui entretient ce
rapport séduisant au langage:

Le marquis [de Bressac], étonnamment agité, s'empara d'un nerf de bœuf; avant de frapper, le cruel voulut observer ma contenance; on eût dit qu'il repaissait ses yeux et de mes larmes et des caractères de douleur ou d'effroi qui s'imprégnaient sur ma physionomie... Alors il passa derrière moi à environ trois pieds de distance et je me sentis à l'instant frappée de toutes les forces qu'il était possible d'y mettre, depuis le milieu du dos jusqu'au gras des jambes. Mon bourreau s'arrêta une minute, il toucha brutalement de ses mains toutes les parties qu'il venait de meurtrir... je ne sais ce qu'il dit bas àunde ses satellites, mais dans l'instant on me couvrit la tête d'un mouchoir qui ne me laissa plus le pouvoir d'observer aucun de leurs mouvements; il s'en fit pourtant plusieurs derrière moi avant la reprise des nouvelles scènes sanglantes où j'étais encore destinée... Oui, bien, c'est cela, dit



7: Ibid.

8: Op. cit., p. 407.

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le marquis avant de refrapper, et à peine cette parole où je ne comprenais rien fut-elle prononcée, que les coups recommencèrent avec plus de violence; il se fit encore une suspension, les mains se reportèrent une seconde fois sur les parties lacérées, on se parla bas encore... Un des jeunes gens dit haut: Ne suis-je pas mieux ainsi? et ces nouvelles paroles également incompréhensibles pour moi, auxquelles le marquis répondit seulement: Plus près, plus près, furent suivies d'une troisième attaque encore plus vive que les autres, et pendant laquelle Bressac dit à deux ou trois reprises consécutives [ces] mots, enlacés de jurements affreux: Allez donc, allez donc tous les deux, ne voyez-vous pas bien que je veux la faire mourir de ma main sur la place? Ces mots prononcés par des gradations toujours plus fortes .. .9 (C'est moi qui souligne, sauf pour les répliques citées).

L'effet surprenant de ce traitement déictique (cela .. . ainsi... près ... renvoyant comme une non-représentation (A) à un processus non-symbolisé, échappant à la «compréhension» de la victime (M), mais n'échappant pas à son corps où les mains du marquis viennent lire les lignes des blessures comme autant de caractères d'une écriture, d'une inscription, fondamentale, illisible pour les bouches - remarquer que Justine ne crie même pas, son silence imprègne toute cette scène -), c'est de rendre la victime amoureuse de son bourreau (ce qui est explicite dans le cas du bourreau Bressac, mais aussi perceptible dans ceux de la Dubois, d'Antonin, etc.), de produire une tendresse paradoxale qui ne peut être interprétée que comme ce rapport symbolique, vide, qui marque une communauté fondée sur l'impouvoir et l'impossible. Comme non-rapport intersubjectif, rapport au signifiant pur, non plus à la positivité d'un signe.

Ainsi, la violence enamore, effet ironique constaté aussi par les victimes de la torture policière, par ailleurslo. Ironie «involontaire», sans sujet autre que «la force des choses», de certaines choses. On peut se demander cependant si tout rapport ironique réciproque n'est pas involontaire, et sans sujet, dans ce sens. Si l'effet d'«intention» ne disparaît pas avec la différence entre victime et bourreau, au moment fragile où ils se retrouvent dans le symbolique.

Pédagogiques

Dans la classe scolaire, dans le boudoir sadien, dans la relation
pédagogique en général, le savoir passe ou ne passe pas; la séduction



9: Op. cit., p. 337.

10: Ainsi, dans les travaux documentaires d'Eva Forest sur la torture en Espagne.

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pédagogique - car il ne s'agit jamais simplement de Production, en pédagogiell - comme la charge ironique, ne se réalise pas sans transgresserla positivité du trajet référentiel comme fond contractuel liant les interlocuteurs. A l'instar de Socrate, le pédagogue détruit d'abord les présupposés de ses victimes en feignant de se situer «à leur niveau» pour les exposer, selon en certain timing, à l'ironie situationnelle: montrer les conséquences désastreuses pour les corps dans un espace, de ces présupposés. Dans ce premier temps, l'autorité du pédagogue remplace immédiatement celle du savoir défait, et le rapport de pouvoir liant institutionnellement le pédagogue et la victime se renforce. Cette première opération, disons de falsification - je m'imagine en effet que ce concept de Popper pourrait se définir comme une telle ironie situationnelle - produit donc une contractualisation. Je propose d'y voir une opération d'ironie mineure.

Dans un second temps, qui présuppose le premier, c'est cette contractualité même qui devient la cible d'une opération ironique où le pédagogue lui-même s'expose comme figure vide, qui dévoile l'ignorance qui fonde sa parole comme toute autre, dans la mesure où il ne peut pas savoir, lui non plus, de sorte que sa parole critique comme toute autre retombe dans la langue où il n'y a aucun moyen de distinguer, au niveau de ses «règles», la sagesse du radotage. Ironie verbale, plutôt que situationnelle, qui met en évidence le fait même que le travail indifférent, indifférenciant, de la langue ne se transforme en Raison d'une Critique qu'à travers un destinataire qui en assume le texte. Ce temps, si bien marqué dans la pédagogie lacanienne, par exemple, serait celui de l'opération d'ironie majeure.

Nous pourrons alors noter que le moment unitaire, le motif centripète,d'une communauté - qu'elle soit d'ordre politique, scientifique, culturel ou autre - serait un phénomène de l'ordre de Yironie mineure - toujours agressive, cherchant à totaliser, donc à délimiter, à tracer des «lignes de démarcations» etc. - tandis que le moment centrifugai, le motif fractionnel - essentiel à toute formation culturelle comme tradition(passage et dispersion) - serait un phénomène relevant de l'ordre de Yironie majeure. Dans ce sens, le social est peut-être toujours, dans sa force cohésive même, un rapport vide, catastrophiquement lié au symboliquequi



11: La distinction entre séduction et production renvoie à l'analyse que propose Jean Baudrillard, par exemple dans son Oublier Foucault, 1977 (Coll. L'espace critique, Ed. Galilée. Paris).

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boliquequise manifeste chaque fois qu'il y a lieu de parler de «l'ironie
de l'historié», et qui est donc peut-être fondamentalement, simplement,
l'ironie du social.

Per Aage Brandi

Copenhague

Résumé

Dans ce texte, je propose une analyse de l'effet ironique, non pas au niveau de sa rhétorique, mais plus généralement comme structure (discursive) dans la subjectivité. A travers l'analyse d'un slogan connu, d'une phrase de politesse et de quatre énoncés liés de manière frappante à leur contexte, je montre le rapport qui y joue du sujet au signifiant comme tel, dans sa négativité radicale. J'esquisse une conception de la communication dans ce qui la lie à la structure (imaginaire, symbolique) de la subjectivité articulée par la psychanalyse lacanienne, et discute brièvement la pertinence de l'ironie pour l'intersubjectivité de la séduction, au registre du désir - illustré par une séquence de Justine et au registre de la pédagogie.