Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Roland Barthes: Les fragments, langue équivoque

par

Marie-Christine Barillaud

» D'abord des interventions (mythologiques) puis des fictions (sémiologiques), puis des éclatements, des fragments, des phrases.»l Tel est le regard rétrospectif, superbement ironique, que Roland Barthes porte sur une œuvre qui s'étend de Michelet par lui-même aux Fragments d'un discours amoureux. Ni résumé d'un travail, ni bilan d'une œuvre, cette phrase repousse toute idée d'une contribution à la théorie ou à la critique littéraire, autant qu'elle invalide celle d'œuvre. C'est à l'intérieur des parenthèses qu'est déplacé et dégradé le champ théorique en même temps qu'éloignée la tentation de l'achèvement d'une œuvre, dont témoigne la référence aux fragments.

L'objet de notre étude, ce sont les «éclatements», «fragments» et «phrases», qui constituent la dernière partie de l'œuvre, celle qu'il conviendrait mieux d'appeler, parce qu'elle est a priori difficilement integrable dans l'ensemble, son dernier moment, celui où elle n'a plus d'objet, mythologique ou sémiologique, en l'occurrence les deux derniers livres de Roland Barthes: Roland Barthes par Roland Barthes et Fragments d'un discours amoureux.

Nous faisons ici référence à un moment d'écriture précis dans la productionde Roland Barthes, postérieur aux études thématiques sur Michelet ou Racine, ou sémiologiques, telles entre autres, les Eléments de sémiologie, le Système de la Mode, S/Z, Sade, Fourier, Loyola. Ce qu'avaient en commun ces études, comparativement aux deux textes qui nous occupent, c'était d'être des textes critiques qui, soit élaborent des jalons théoriques à la sémiologie naissante, comme les Eléments de sémiologie, soit analysent, à l'aide de méthodes diverses, un corpus, tel S/Z, pour ne prendre qu'un exemple. Cependant, avec Le plaisir du texte, Roland Barthes rompait avec les méthodologies pour émettre le vœu d'un rapport erotique au texte. Cette nouvelle approche peut être



1: Roland Barthes par Roland Barthes, (abrégé en R. B. par R. B.), Le Seuil, 1975, page 148.

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interprétée comme le signe d'une impasse théorique, par le fait même qu'elle refuse la théorie. L'activité critique y aboutit à une définition du texte telle qu'il est impossible de fonder désormais à partir d'elle, de nouvelles méthodes de lecture des textes.

La notion de texte «scriptible» introduite antérieurement, dans S/Z, cristallise la fin d'un «optimisme» théorique et méthodologique, aussi bien que celle de l'activité critique, au sens où les textes précédents nous l'avaient enseignée.

Des textes scriptibles, il n'y a peut-être rien à en dire. D'abord où les trouver? Certainement pas du côté delà lecture (ou du moins fort peu: par hasard, fugitivement et obliquement dans quelques œuvres-limites). Le texte scriptible n'est pas une chose, on le trouvera ma! en librairie. De plus son modèle étant productif (et non plus représentatif), il abolit toute critique qui, produite, se confondrait avec lui; le réécrire ne pourrait consister qu'à le disséminer, à le disperser dans le champ de la différence infinie. Le texte scriptible est un présent perpétuel, sur lequel ne peut se poser aucune parole conséquente, qui le transformerait fatalement en passé, le texte scriptible, c'est nous en train d'écrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système singulier, (idéologie, genre, critique) qui en rabatte la pluralité des entrées, l'ouverture des réseaux, l'infini des langages2.

Le scriptible propose donc un modèle de texte productif, qui est sans
auteur, sans réalisation: atopique, dérive de signifiants qui invalide
toute «barre» critique.

Il faut noter qu'une telle approche du texte n'est pas l'apanage de Roland Barthes seul. On pourrait se référer à Julia Kristeva pour le domaine de la littérature, à Christian Metz pour celui du cinéma, par exemple. Mais il demeure néanmoins que Roland Barthes est le seul à avoir abandonné un travail critique. Les autres sémiologues tentent, en intégrant la psychanalyse à la sémiologie, de trouver de nouvelles approches:voir la notion de signifiance chez Julia Kristeva ou celle de travail du symbolique chez Christian Metz. Il s'agit pour ces critiques, non plus seulement de référer textes ou films à des codes, ou même d'en établir le ou les codes spécifiques, mais de théoriser la multiplicité des interprétations sur lesquelles ouvre le texte, position à laquelle aboutit également Roland Barthes, comme le montre la notion de scriptible.Mais, dans tous les cas, est conservé un seuil critique qui va dans le sens d'un raffinement de la notion d'infinitisation du sens, pour la



2: S/Z, Le Seuil, 1970, page 11.

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première, ou qui pose les conditions métapsychologiques du travail
scientifique, pour le second3.

Si Ton admet que Roland Barthes abandonne son activité critique dans ses deux derniers textes, on ne peut cependant encore les appréhender comme des exemples de scriptible, celui-ci étant apparu comme un état-limite du texte, une utopie impossible à atteindre. Entre une attitude critique désormais intenable et une situation de production irréalisable s'inscrivent Roland Barthes par Roland Barthes et Fragments d'un discours amoureux: Et ils exhibent des éléments manquants, (refoulés), dans la critique parce qu'elle ne s'autorise pas des fantasmes de l'auteur: le sujet imaginaire. «L'effort vital de ce livre est de mettre en scène un imaginaire»4. Il est nécessaire, avant toute chose de préciser combien la notion d'imaginaire est surdéterminée. Si elle renvoie à l'imaginaire du sujet autobiographique, elle ne se réduit pas aux fantasmes personnels. Il n'y a pas seulement imaginaire d'un individu, mais recherche de l'imaginaire de l'écriture, c'est-à-dire du correspondant linguistique de l'imaginaire, «corps verbal» comme le nomme Michel Pêcheux, «qui prend position dans un temps (modalités, aspects, etc.) et un espace (localisations, déterminants, etc.) qui sont le temps et l'espace imaginaires du sujet-parlant»s. Le parti-pris d'imaginaire est donc décentré du sujet vers l'écriture.

L'enjeu de ce déplacement fait de l'imaginaire non un contenu, une série de contenus, exprimés par des signes, mais une forme, une série de signifiants, marques neutres coupées de toute signification. Ce qui signe l'imaginaire, ce sont par exemple les guillemets, parenthèses, tirets, les blancs entre les paragraphes, l'alternance de caractères romains ou italiques. Le signifiant imaginaire existe sur le mode du détachement. De même qu'il n'y a pas de naturalité du sujet imaginaire: «tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman», il n'y a pas de naturalité du signifiant toujours déjà coupé d'un sens: «Ecrire, c'est d'abord mettre le sujet, (y compris son imaginaire d'écriture) en citation, rompre toute complicité (...) entre celui qui a écrit et celui qui se (re)lit»6. (C'est nous qui soulignons).

Les fragments de l'autobiographie barthésienne apparaissent comme
une mise en scène sur le plan de la fiction de la notion de corps verbal,



3: Christian Metz, «Le signifiant imaginaire», in Communications n° 23, 1975

4: RB. par R. 8., op. cit., page 109.

5: Michel Pêcheux, Les vérités de la Palice, Maspéro, 1975, page 161

6: Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Le Seuil, 1971, page 136.

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par Barthes nommé «imaginaire de l'écriture», notion dont la théorie
reste à faire7.

Si nous tentons de comprendre cette promotion de l'imaginaire nous ne pouvons nous empêcher d'y voir une rouerie subtile, une ironie très grande, pour, après des années d'analyse des codes, des systèmes de signes, passer ainsi à «l'ennemi». En effet, si nous reprenons l'opposition lacanienne entre l'imaginaire et le symbolique, le premier désigne le leurre fondamental du moi, l'empreinte définitive d'un avant de l'œdipe, la marque durable du miroir qui aliène l'homme à son propre reflet. Le symbolique peut se définir schématiquement comme la marque de la loi, en l'occurrence, ici, les codes littéraires, la constitution d'un texte etc.

L'imaginaire est le domaine du leurre, de la mystification, celui du symbolique, du savoir, de la connaissance des lois. L'activité critique était du côté du symbolique, en revanche, les deux textes qui nous intéressent révoquent avec horreur tout ce qui a trait à la loi, aux codes (la haine de la doxa).

Nous essaierons dans un premier temps de montrer la portée de la
notion d'imaginaire:

1) en retraçant, à partir d'une analyse des rapports de l'imaginaire et
de l'autobiographie, le passage de l'imaginaire d'un sujet à celui de l'écriture
(§ imaginaire et autobiographie).

2) en dégageant l'invalidation de la notion de texte et de signe ainsi
que leur conséquence: L'écriture fragmentaire. (§ le parti pris d'imaginaire).

3) en étudiant comment se cherche dans les fragments une substance
et une identité de la langue. (§ fonction d'excès de la langue).

Dans un deuxième temps, nous procéderons à une mise en perspective des fragments dans l'œuvre de Roland Barthes, et nous y verrons comment l'écriture fragmentaire procède d'un fétichisme de la langue, déterminé par une relation à la langue qui n'est plus de savoir mais d'amour. (II le fétichisme des fragments).



7: Rappelons, dans le cadre de cette question, la remarque de Michel Pêcheux: «... la trop fameuse problématique de l'«énonciation» qui se répand aujourd'hui dans les recherches linguistiques, avec le subjectivisme qui l'accompagne le plus souvent, renvoie, en réalité à l'absence théorique d'un correspondant linguistique de l'imaginaire et du moi freudien: la théorie reste à faire de ce «corps verbal» qui prend position dans un temps (modalités, aspects, etc.) et un espace (localisation, déterminants, etc.) qui sont le temps et l'espace imaginaires du sujet-parlant.», op. cit., page 161.

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I

Imaginaire et autobiographie

Les deux livres de Roland Barthes, Roland Barthes par Roland B art he s et Fragments d'un discours amoureux, s'ils n'appartiennent pas au discours critique, encore qu'ils soient parsemés de «métalangage rêveur», relèvent cependant d'une manière problématique de la fiction. Statut ambigu que ces deux textes, d'une certaine manière, revendiquent. Romanesque sans le roman de/?. B. par/?. 8., discours «inactuel» des Fragments d'un discours amoureux, sujet intraitable de l'amour, fragments détachés, non de la totalité d'un discours, mais morceaux arrachés d'un silence, pathos du sujet qui sait perdue d'avance la cause de vouloir socialiser par le langage, l'instant d'un texte, ce qui ne peut l'être, le sentiment amoureux. A quoi rime l'injonction de fiction, telle qu'on la lit dans l'exergue de R. B. par R. 8., et qui n'est corroborée par aucune fiction romanesque?

L'espace de référence

Si l'on peut parler de fiction à propos de ces deux textes, ce n'est pas d'un point de vue rhétorique: ni l'un ni l'autre ne sont un roman, ni ne relèvent d'un genre littéraire, au contraire, ce sont des fragments, qui dans leur être de fragments manifestent un refus des codes fictionnels traditionnels. Il y a fiction parce que le sujet du discours est posé comme romanesque, le discours ne renvoie pas à une origine d'énonciationvraie, vécue, biographique. Mais il s'agit moins pour Roland Barthes de procéder à la représentation imaginaire d'un personnage réel que de poser la possibilité pour chaque signe d'être imaginaire, c'est-à-dire de n'être pas pris dans un code, un réseau, un «système», où son sens se fonde de sa différence avec d'autres signes. Que chaque signe soit imaginaire suppose donc une nouvelle approche de la langue, qui fasse de chaque signe, mais il ne faut plus alors parler de signe, un élément qui ne se définisse plus par opposition, mais qui réfère à un sujet de la langue. Autrement nommé un espace de référence. Le signe ne signifie pas, il réfère, mais pas à un réfèrent hors langage, il réfère à un réfèrent intralangagier dont le nom est le corps. Rappelons le privilège que confère Roland Barthes à la musique, où la signification

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est nulle mais où «le réfèrent est inoubliable car le réfèrent ici, c'est le
corps»B.

Dans R. B. par R. 8., sont récusés les procédés propres à l'autobiographie. Ce genre suppose l'évocation du vécu à travers un récit romanesque qui est une construction imaginaire. Le R. B. par R. B. comme les Fragments d'un discours amoureux se caractérisent l'un comme l'autre, par la disparition de tout récit romanesque et donc de l'instance du texte qui permet que l'autobiographie soit un décalage imaginaire par rapport au vécu. La problématique de l'imaginaire se déplace dans l'autobiographie barthésienne: il ne faut plus envisager la reconstruction imaginaire d'un personnage réel. Roland Barthes, dès l'exergue de son autobiographie, prend le parti de l'imaginaire afin de révoquer toute question de fidélité ou distance vis-à-vis du réel, c'est-à-dire tout problème de la représentation. «Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman.» Parler de soi sera donc parler d'un absent. (On peut toutefois se demander si cette irréalisation initiale ne permet pas un retour en force du personnage réel, mais dont le lecteur ne questionnera pas la réalité, par fidélité au code de lecture imposé par Roland Barthes). L'autobiographie barthésienne pourrait s'entendre comme une rupture de complicité de soi à soi. «Abstention» du sujet dans l'écriture où il se met en citation.

Le parti pris d'imaginaire

II va de soi que tout écrivain, même le plus réaliste, entre, par le fait même d'écrire, dans l'imaginaire, c'est une tautologie. Il va moins de soi de le prescrire: «tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman». L'injonction est d'ailleurs double: ce n'est pas seulement le sujet qui est irréalisé, c'est aussi son discours. Cet exergue établit un point de vue sur le discours tel que tout le discours est fantasme de discours.

L'exergue n'a pas qu'une fonction euristique. Son existence même indique que ce qui signe l'imaginaire est une «affirmation». Cela signifie que l'imaginaire est posé comme une valeur. Il relève d'une éthique, et par là, n'est pas développé, vérifié, justifié, signifié par un texte. Tout est dit d'entrée de jeu et le texte qui suit ne relève d'aucune nécessité. C'est aussi une des raisons pour lesquelles R. B. par R. B. de même que



8: «Rasch», Langue, discours, société. Pour Emile Benvéniste, Le Seuil, 1975, page 225.

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les Fragments d'un discours amoureux sont écrits en fragments. L'absenced'oeuvre et l'écriture fragmentaire signifient en creux l'affirmation de l'imaginaire. Il n'existe pas de signes plus propres que d'autres à signifier l'imaginaire. Il n'y a pas d'image plus représentative qu'une autre. On remarque à ce propos une relative anarchie dans les marques de l'imaginaire: les images photographiques, au début de R. B. par R. 8., et qui sont par la suite abandonnées pour laisser place à l'imaginaire de l'écriture, se caractérisent par leur qualité de représentant authentique.Elles relèvent au plus haut degré d'une esthétique de la représentation.A l'inverse, les signes choisis par Roland Barthes pour être les représentants privilégiés de l'imaginaire sont justement des «signes» qui n'ont aucun pouvoir de représentation: guillemets, parenthèses,tirets. Cette «anarchie», au même titre que le refus de faire œuvre, montre un refus délibéré de fonder l'imaginaire sur une cohérencede signes qui en ferait dès lors un texte, un code. Si l'imaginaire s'inscrit au niveau symbolique, en un texte, un ou une série de codes, il se nie. C'est là l'aporie même de l'imaginaire.

Les fragments d'un discours amoureux reposent sur un même parti pris, plus circonscrit cependant, puisqu'il se limite à l'imaginaire amoureux, mais semblable dans son projet de ne dire du sujet que l'éclipse. Roland Barthes pousse le paradoxe jusqu'à dire que l'image est ce qui exclut le sujet: «l'image, c'est ce dont je suis exclu». «Précise, complète, fignolée, définitive, elle ne me laisse aucune place»9. L'image n'est plus seulement le lieu de la vérité et du leurre du sujet, elle est ce qui se détache, «mince détachement, mince décollement qui forme tableau complet, colorié comme une décalcomanie»lo. Ici encore point l'antinomie du texte et de l'imaginaire, celui-ci devant nécessairement s'écrire en fragments.

Le sujet amoureux n'est plus comme le sujet de l'autobiographie représentable,descriptible, énonçable. Sa voix est menacée, il se réduit à un vécu inneffable qui ne peut être ni l'objet d'un savoir, ni l'objet d'un «voir», d'une représentation, d'un fantasme. Il se résorbe dans une pure effectivité qui est un non savoir. Parenté lointaine et inattendue de Barthes et de Kierkegaard, qui pose l'existence d'une vérité subjective qui n'est pas savoir mais autodétermination. Barthes prend de l'individuelce qui est le plus insignifiant (les conversations), ce qui n'est en effet jamais rapportable, pour le mettre en regard avec un des textes



9: Fragments d'un discours amoureux, Le Seuil, 1977, page 157.

10: R. B. par R. 8., op. cit., page 194.

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archétypiques sur l'amour, le Werther de Goethe. Le subjectif est donc
pris entre l'insignifiant et le code de l'amour, à ce titre donc un «intraitable»,une
affirmation sans contenu.

Le refus de composer une œuvre va de pair avec celui d'une subjectivité triomphante, si tant est que c'est par la création d'une forme que s'inscrit le mieux toute subjectivité. («Madame Bovary c'est moi»). Le discours amoureux est une poussière de figures qui .s'agite selon un ordre imprévisible. Le texte de Barthes sur l'amour manifeste un refus de toute forme de transgression, il revendique une «futilité indépassable»: «le texte amoureux est fait de petits narcissismes psychologiques, il est sans grandeur: ou sa grandeur est de ne pouvoir rejoindre aucune grandeur, pas même celle du matérialisme bas.» Le discours amoureux se situe donc entre l'aléatoire du vécu et l'arbitraire de la composition: «comment est fait ce livre» est la citation au passif du texte de Roussel «comment j'ai écrit certains de mes livres», et énonce l'irresponsabilité du sujet par rapport à son «propre» texte.

Le discours imaginaire n'est donc pas celui qui décrit un sujet réel, il est celui qui «affirme» un sujet, non comme une origine, mais par éthique. Affirmation du sujet, cela veut dire qu'il n'y a aucun «locus princeps» - pour reprendre la formule de Saussure dans ses Anagrammes - où se repérerait le nom du sujet. L'écriture ne décrit pas, ne signifie pas, n'exprime pas le sujet. Il n'y a aucun rapport de présence du sujet à l'écriture, de ce point de vue l'écriture est orpheline: il n'y a pas de «signifiant maître» du sujet, raison probable de ce que nous avons nommé plus haut l'anarchie des images.

L'intérêt des deux textes de Barthes nous semble être le suivant: tout en tenant un discours subjectif qui déroule le procès d'un imaginaire, Barthes s'efforce de tenir un discours qui ne soit pas uniquement celui de sa subjectivité: comme il écrit les fragments d'un discours amoureux et non de l'amoureux, il tente d'écrire un discours subjectif et non le discours d'un sujet, mais il reste que c'est à travers le discours d'un sujet que s'écrit le discours subjectif. (Cela pose la question de ce qu'on pourrait nommer faute de mieux, la «transsubjectivité du sujet»).

Ce qui intéresse Roland Barthes dans l'imaginaire, ce ne sont pas les images d'une conscience, mais la forme des images, l'imaginaire de l'écriture, la forme-sujet du langage, dont on voit qu'elle nie la pierre angulaire de la critique littéraire: le texte. Il y aurait donc une fonction critique de l'imaginaire, et non plus de leurre, comme nous avons été accoutumés de le penser.

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Fonction d'excès de la langue

Par la recherche de l'imaginaire de l'écriture, la langue est mise en fonction d'excèsll. C'est la recherche d'un réel de la langue, d'un principe d'identité, d'une unité à la langue, au «scriptible». L'écriture par fragments, le fragment comme lettre du corps serait la voie de réalisation de ce principe d'identité.

Nous allons tenter une comparaison entre l'écriture barthésienne et les Anagrammes de Saussure (tels qu'ils ont été présentés par Jean Starobinski dans Les mots sous les motsl2). Saussure recherche le Nom du texte, le mot sous les mots qui préside à la composition des poèmes latins. L'objet de la recherche est de trouver dans la langue autre chose qu'une série de différences. Il cherche sous les mots un principe d'identité.Roland Barthes voudrait que s'inscrive le corps sous la forme d'une image-forme, ce qui est réalisé dans l'écriture par fragments, où le fragment serait le «locus princeps» où s'inscrit le corps. C'est ainsi qu'il faut comprendre la recherche de l'imaginaire de l'écriture. L'image pour Barthes n'est pas du côté du différentiel, elle inscrit le corps du sujet, elle est une «consistance», une continuité discontinue qui rémunère le défaut de la langue où les signifiants ne sont qu'insistance, discontinuité continue. Si nous suivions les avatars de l'image dans la production barthésienne, nous observerions que la notion d'image a toujours cristallisé,dès les premiers textes de R. Barthes, et principalement dans Le système de la mode, le lieu d'une identité, d'une substance du langage. «L'image suscite une fascination, la parole une appropriation, l'image est pleine, c'est un système saturé, la parole est fragmentaire, c'est un sytème disponible: réunies, la seconde sert à décevoir la première.»l3 Pour R. Barthes, c'est justement parce que l'image n'est pas différentiellequ'elle est du côté de la forme-sujet du langage. «Toute parole détient ainsi une fonction d'autorité, dans la mesure où elle choisit, si l'on peut dire par procuration à la place de l'œil. L'image fixe une infinitéde possibles, la parole fixe un seuil certain.»l4 Ainsi l'imaginaire de l'écriture consisterait à atteindre à un arrêt, à une suspension de l'infinitisationdu sens, en dehors du sens lui-même: ce ne serait pas un



11: Pour de plus amples éclaircissements sur la notion de «fonction d'excès de la langue», se reporter à l'article de Jean-Claude Milner, «L'amour de la langue», Ornuar n° 7, 1976, pages 84-85.

12: Jean Starobinski, Les Mots sous tes mots, Gallimard, 1971.

13: Sade, Fourier, Loyola, op. cit., page 80.

14: Roland Barthes, Système de ¡a mode, Le Seuil, 1967, page 28.

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code, pas un stéréotype, ce serait une forme qui fige les possibles du
langage.

Il nous faut donc envisager maintenant l'écriture par fragments de ce point de vue, le fragment étant la forme («l'image»), dans laquelle s'est immobilisée, suspendue et figée le jeu des signifiants. Mais le fragment n'est pas comme l'hypogramme de Saussure, un noni, («l'hypogramme glisse un nom simple dans l'étalement des syllabes d'un vers, il s'agira de reconnaître et de rassembler les syllabes directrices comme Isis réunissait le corps dépecé d'Osiris» écrit Jean Starobinski)ls. L'hypogramme est un nom, le fragment est une forme, un trait qui marque dans sa dispersion le corps morcelé du désir. La similitude des deux approches de Saussure et de Barthes tient à ce que dans les deux cas, est mise à jour une manière de contrevenir au caractère différentiel de la langue. Si Saussure s'appuie sur le phonétisme de la langue pour trouver ce principe, Barthes utilise la métaphore de l'image. Saussure écrit: «cette versification est tout entière dominée par une préoccupation phonique, (souligné par Saussure) tantôt interne et libre (correspondance des éléments entre eux, par couples, ou par rimes) tantôt externe, c'est-à-dire en s'inspirant de la composition phonique d'un nom comme Scipio, Fovéi, etc.» En revanche R. Barthes cherche avant tout à déroger à la loi de consécutivité de la langue. L'image «fixe», fige, elle n'est donc pas consécutive, le caractère discontinu des fragments, et plus généralement la question de la discontinuité, c'est bien cela, abolir la consécutivité des motsl6. Le fragment est un moment de langage arraché à la consécutivité: un degré zéro de la consécutivité. C'est dans ce principe que se fonde le caractère différentiel de la langue. Donc cet aspect est bien le défaut de la langue qu'il s'agit de rémunérer par un «style» non différentiel: le fragment ou bien un lieu d'énonciation particulier: le discours amoureux puisque c'est dans l'amour que s'abolit la différence des deux êtres (autrement nommée le discernable). Par là, le différentiel et par conséquent la continuité du langage sont condamnables. Par là, le discernable est une contre-valeur. L'utopie de l'écriture serait d'être «lisse comme une image», d'abolir la différence qui sépare les signes entre eux.



15: Les Mots sous les mots, op. cit., page 33.

16: Les Mots sous les mots, op. cit., «que les éléments qui forment un mot se suivent, c'est là une vérité qu'il vaudrait mieux ne pas considérer, en linguistique, comme une chose sans intérêt parce qu'évidente mais qui donne d'avance au contraire le principe central de toute réflexion utile sur les mots», pages 46-47.

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II

Le fétichisme des fragments

L'écriture par fragments contredit la notion de scriptible, d'une certaine manière, même si elle va dans son sens. Car si les fragments sont le déni d'un englobement dans une structure et de toute continuité, ils n'en demeure pas moins qu'ils se présentent comme un tout clos, souligné, encadré. Interrogeons l'économie de ce cerne autour des fragments, de ce principe de consistance. Si l'écriture par fragments se rapproche de l'esthétique romantique qui, privilégiant elle aussi la forme des fragments, définit le texte comme production, devenir, il n'en reste pas moins que le fragment considéré en lui-même accentue ses contours et semble aller, par son caractère fini, à rencontre de toute esthétique de l'œuvre ouverte.

Dans I'«économie libidinale» de la pratique d'écriture de Roland Barthes que nous tentons de faire, ne serait-il pas possible de considérer le moment où s'énonce la définition du texte «scriptible», comme une épreuve de castration par où il est reconnu que le caractère pluriel du sens est si grand qu'il invalide toute possibilité d'analyse du (des) sens. Le «scriptible» n'est pas une proposition de théorie ni de lecture du texte. C'est plutôt, comme la castration, la reconnaissance d'un manque, de l'absence de texte. Un texte introuvable, voilà sur quoi débouche l'évolution de l'activité critique: celle-ci, partie d'une analyse des sens d'un texte, aboutit à un point de renversement, celui qui nie toute possibilité à la critique de définir et cerner les sens d'un texte. L'écriture fragmentaire qui découle en quelque sorte de cette épreuve, serait une compensation à ce manque: le fragment devrait être considéré comme un fétiche qui fonctionne comme désaveu-reconnaissance du manque.

Avec l'expérience de la castration (perte du sens) vécue et définie dans la notion de scriptible, nous voyons alors la position du critique changer par rapport à la langue. L'activité critique ne se soutient que d'une objectivité qui comme son nom l'indique prend le texte pour objet.A partir du moment où le texte «s'absente» dans le scriptible, le rapport au texte n'est plus un rapport de sujet à objet, mais devient un amour de la langue, déterminé par le réel manquant qu'est devenu le texte. (La notion d'imaginaire, le texte comme fiction viennent renforcerce statut du texte comme coupé du réel). R. Barthes le nomme

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plaisir du texte. Les fragments témoignent de cette nouvelle position
d'amour de la langue, c'est-à-dire qu'ils fonctionnent comme fétiche,
objet qui permet l'accès à la jouissance.

Le fragment, dans ses déterminations particulières, marque ses rapports avec le fétichisme. Clos sur lui-même, il joue sur l'excitation du désir et sur sa rétention: posant constamment, en tant que forme courte, des frontières au désir, il assure, en étant toujours un nouveau commencement, sa relance. «La vérité, ce serait ce qui du fantasme doit être retardé (c'est nous qui soulignons), mais non pas renié, entamé, trahi.»l7

Le fragment serait donc un objet-fétiche, qui s'affiche comme tel dans le maniérisme sophistiqué de son écriture. R. Barthes regrette à demi de ne pouvoir s'empêcher d'écrire des maximes. Il substitue au corps erogene une collection de pièces phantasmatiques, objet d'un culte sécurisant. L'écriture est un rituel. Elle prend une forme autarciquequi la fait devenir «défensive» ou «réactive»: «quand il écrit, il s'en prend à quelque chose (...) pas d'écriture qui ne soit ici et là sournoise.»La nomination est détournée de sa fonction predicative - nommerc'est faire exister - , elle devient ici thérapie qui rassure: «nommer c'est apaiser.» Tant dans ses thèmes que dans ses formes d'expression, l'écriture des fragments affiche un caractère paranoïaque: «je ficelle mon imaginaire (pour me défendre et m'offrir à la fois).» Paranoïaque, elle l'est tout d'abord dans le processus de mise à distance qui la soutient.La phrase, jalonnée d'incises, coupée par les guillemets, les parenthèses, reflète ce qui, selon Jacques Lacan, caractérise l'écriture paranoïaque: «les circonlocutions de la phrase: parenthèses, incidentes, subordinations, (...) reprises, redites, retour de la forme syntaxique, (...) expriment dans les écrits de la plupart des paranoïaques des stéréotypies mentales.»l9 La catégorisation se fait elle aussi à partir de la notion de distance. Le pronom «il», épique, est «le pronom méchant de la langue.» L'écriture se résorbe dans cet art du détachement et de la



17: Fragments d'un discours amoureux, op. cit., page 272.

18: «Le tableau vivant, en dépit du caractère apparemment total de la figuration, est objet fétiche (immobiliser, éclairer, encadrer, reviennent à morceler (...)», Sade, Fourier, Loyola, op. cit., page 158.

19: Jacques Lacan: De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Le Seuil, 1975, page 179. Notons au passage que nous ne cherchons pas à faire entrer l'écriture de R. Barthes dans une nosologie. Nous utilisons les analyses lacaniennes à des fins interprétatives.

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mise en relief, comme l'indique le goût du détail, et l'esthétique du
saugrenu, pour nier toute tentative de composition, qui aurait une fonctionintégrant
e2o.

La dérive, la circulation sans ordre des contenus propre au «scriptible» se monnaye d'un retour en force de la «forme» des signifiants - on n'insistera jamais assez sur la clôture des fragments titrés. Les parenthèses, guillemets, tirets, les caractères romains ou en italique sont autant de cadres, de cernes, de bords. Le fragment est la forme qui se détache sur le blanc de la page (la fiction est «mince détachement qui forme tableau complet, colorié comme une décalcomanie»). Le fragment-forme assure donc une reterritorialisation à la dérive du texte. Il est une forme exténuée: surabondance de signes de ponctuation, répétitions synonymiques, qui relèvent d'une esthétique de la «catalyse» ou saturation. Parlant de Sade, R. Barthes pose une équivalence entre, d'un côté, la structure de la jouissance et la saturation de l'étendue du corps, et de l'autre, la structure du langage: «la phrase (littéraire, écrite) est elle aussi un corps qu'il faut catalyser, en remplissant tous les lieux premiers (sujet, verbe, complément) d'incises, d'expansion, de subordonnées, de déterminants, certes, cette saturation est utopique, car rien ne permet, structuralement de terminer une phrase.»2l On n'a, à aucun moment du texte, des exemples d'aggrammaticalité, du fait même que la phrase est la forme d'expression de base, et que toute forme d'aggrammaticalité serait du côté d'une non-forme, d'un fragment «pur».

Les mots eux-mêmes sont des fétiches, nommés objets transitionnels. Parmi tous les mots, celui d'«énantiosème», mot qui a même forme et sens contraire, fait figure d'emblème. Barthes prend l'exemple du «vaisseau Argo», ce bateau dont les Argonautes remplaçaient peu à peu



20: Dans Sade, Fourier, Loyola, op. cit., R. Barthes oppose l'image, (la photographie) qui immobilise, encadre, morcelé, au film, qui lui, fait fonctionner un système. A ce point, on pourrait relever l'opposition très nette, au niveau du style, entre le fragment chez R. Barthes et le flux deleuzien. Deleuze, dans son opposition à la psychanalyse, (en particulier à l'empire de l'imaginaire) refuse toute écriture fragmentaire et fonde la sienne sur la notion de vitesse. «Règle de ces entretiens: plus un paragraphe est long, plus il convient de le lire très vite. Et les répétitions devraient fonctionner comme des accélérations. Certains exemples vont revenir constamment: guêpe et orchidée, ou bien cheval et étrier .... Il y en aurait beaucoup d'autres à proposer. Mais le retour au même exemple devrait produire une précipitation, même au prix d'une lassitude du lecteur. Une ritournelle? Toute la musique, toute l'écriture passe par là. C'est l'entretien lui-même qui sera une ritournelle.» Gilles Deleuze, Claire Parnet: Dialogues, Flammarion, 1977, page 68.

21: .Seule, Fourier, Loyola, op. cit., page 133.

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toutes les pièces «en sorte qu'ils eurent pour finir un vaisseau entièrementnouveau sans avoir àen changer ni le nom ni la forme.»22 Rêve d'un fragment-vaisseau Argo, fragment-forme pur, qui resterait inchangéau travers des divers sens contractés au passage, qui serait détachéde tout sens. Or n'est-ce pas là l'utopie de l'écriture fragmentaire,d'écrire un texte qui soit détaché de tout signifié, qui soit un corps verbal, «calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur.»

Aussi bien l'imaginaire que l'écriture fragmentaire rendent compte de la duplicité perverse de l'écriture barthésienne. La mise de l'écriture sous la coupe de l'imaginaire comme principe de consistance auquel elle doit obéir, est une parodie du geste du sémiologue de la délimitation en un corpus clos constitué en système. Parodie parce que le primat de l'imaginaire va de pair avec l'expression d'un sujet du désir dont les mots ne seront jamais integrables à un système puisqu'ils sont détachés, référés à un sujet qui n'est pas homogène. D'une manière similaire, les fragments ne sont pas des unités dont la totalisation consituera un texte, dans la mesure où chacun d'eux constitue une unité en soi, l'unité du signifiant. Voilà pourquoi nous avons choisi de parler de l'usage équivoque de la langue chez Roland Barthes. «Un mode singulier de faire équivoque voilà donc ce qu'est une langue entre autres. Par là, elle devient collection de lieux, tous singuliers et tous hétérogènes: de quelque côté qu'on la considère, elle est autre à elle-même, incessamment hétérotopique. Par là, elle se fait tout aussi bien substance, matière possible pour les fantasmes, ensemble inconsistant de lieux pour le désir: la langue est alors ce qu'en pratique l'inconscient, se prêtant à tous les jeux imaginables pour que la vérité dans la mouvance des mots parle.»23

Marie-Christine Barillaud

Lund

Résumé

L'écriture fragmentaire de Roland Barthes par Roland Barthes et des Fragments d'un discours amoureux, avatar de la polysémie textuelle, est une mise en question du texte même. Les fragments sont la tentative d'un «texte» hétérotopique, voué à l'imaginaire, impossible à subsumer dans un (des) code(s). Il se cherche une nouvelle langue, non plus définie dans la notion de différence, mais dans celle d'identité, de substance (le corps) et de continuité. Les fragments fonctionnent comme des fétiches qui sont la marque du réel manquant du texte, de son absence, inaugurée par l'érotisation, le plaisir du texte, et fondent un amour de la langue.



22: R. B. par R. 8., op. cit., page 50.

23: Jean-Claude Milner, L'Amour de la langue, Le Seuil, 1978, page 22